COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 22 mars 2000)
Si c’est essentiellement au titre de l’Histoire de la Géologie qu’est évoquée aujourd’hui la mémoire de François Ellenberger, il convient de souligner qu’il a été conduit dans sa démarche par sa non moindre éminente carrière de géologue.
Géologue, il l’a été comme nous le fûmes au cours des quatre ou cinq lustres qui suivirent la Seconde Guerre mondiale : à cette époque, l’étude du terrain, dans des secteurs bien définis, avait l’ambition d’aborder des problèmes structuraux à l’aide d’une solide stratigraphie à base généralement paléontologique et d’une cartographie soignée.
Si François Ellenberger fut essentiellement tectonicien, il possédait une telle culture de base, constamment enrichie par ses lectures, et un tel appétit intellectuel que peu de matières des Sciences de la Terre lui sont restées étrangères, son intérêt le portant d’un côté jusqu’à la paléontologie, de l’autre jusqu’à la minéralogie. Et, partout où les hasards de l’existence l’amenèrent, il s’intéressa aussitôt aux roches et aux paysages : le faisant toujours avec un extrême souci de l’observation analytique, tout en réussissant à situer le sujet abordé dans une perspective plus élevée.
Cette activité se déroula sur un peu moins de quarante ans. Elle débuta avec son entrée à l’Ecole de la rue d’Ulm et s’acheva autour de 1975, au lendemain de son année de présidence de la Société géologique de France. Dans la bibliographie exhaustive, rassemblée par Jean Gaudant lors de l’Hommage (1997) qui fut rendu à François Ellenberger pour ses 80 ans, on relève plus de 130 titres proprement géologiques (que suivront 80 autres en Histoire de la Géologie). Près de la moitié sont des « observations » à des communications présentées devant la Société géologique dont Ellenberger fut alors l’un des membres les plus actifs. Sa « productivité » maximale correspondit à son époque « alpine » de 1947 à 1963, que relaya, jusqu’en 1967, une époque « languedocienne ».
Aquitaine orientale. Les deux premiers articles d’Ellenberger (1937-1938) concrétisent les résultats du Diplôme d’études supérieures que le jeune normalien passa pour obtenir l’Agrégation. A l’Est et au Sud-Est de sa base de Montauban, il étudia les « plis de fond » tertiaires du massif de la Grésigne et de la Montagne Noire, qui bordent le « golfe » de l’Albigeois : cisaillés, le premier à sa lisière sud, le second à son bord nord (la « faille de Mazamet », qu’il définit), ils chevauchent, en se dirigeant l’un vers l’autre, les dépôts paléogènes qui les séparent. Cette tectonique tangentielle, loin au Nord des Pyrénées, était auparavant inconnue.
Grès de Fontainebleau. Il les examina en 1937-38 pour meubler ses loisirs d’aspirant officier à l’Ecole d’artillerie de cette ville, et retrouva ces questions de genèse des grès et de leur évolution morphologique à l’automne de sa vie (1981-1985), dressant une carte ultra-détaillée, restée inédite.
Bohême danubienne. Prisonnier de guerre de 1940 à 1945, le lieutenant Ellenberger organisa un laboratoire de fortune, analysant avec des compagnons d’infortune le quart de km2, borné par les barbelés, de son Oflag. Un petit volume, traitant du socle métamorphique moldanubien et de sa surface pénéplanée, en fut tiré (1948).
Afrique du Sud. Retrouvant le pays de son enfance, François Ellenberger rechercha, lors de missions du CNRS de 1955 à 1963, avec son frère Paul, les restes et les traces de vie de Vertébrés primitifs, surtout Dinosauriens, dans les célèbres grès triasico-liasiques du Stormberg.
Pour thèse de doctorat, il choisit un quadrilatère de haute montagne savoyarde, la Vanoise, qui le préoccupera pendant huit ans (1946 à 1954) : ici interfèrent les structures polyphasées du Briançonnais et de l’Allochtone des Schistes lustrés. La complexité structurale, que lui révèle son lever très détaillé, est telle qu’il déplace son ambition, initialement tectonique, vers l’analyse stratigraphique. Grâce à une recherche paléontologique acharnée, il réussit à dater maints niveaux du Trias à l’Eocène. Ce dernier est affecté par le métamorphisme de Haute Pression, ce qui permet à Ellenberger d’affirmer, dans cette zone, la contemporanéité du phénomène avec l’orogenèse essentielle. Parmi les innombrables résultats de cette étude, détachons : au Trias, la définition d’une « province briançonnaise » séparant lagunes « germaniques » et mer carbonatée alpino-dinarique ; au Lias, la découverte, avec Marcel Lemoine, d’un domaine « prépiémontais » à la marge le plus interne du Briançonnais qu’il verra chevauché par les Schistes lustrés ophiolitiques. En sera tiré un volume de 562 pages et 41 planches, imprimé en 1958 dans les Mémoires pour servir à l’explication de la Carte géologique détaillée de la France (prix Viquesnel 1960 de la Société géologique de France).
Le Languedoc méditerranéen. L’élection d’Ellenberger en 1957 à une Maîtrise de Conférences à la Sorbonne, chargée des « écoles de terrain », et vite transformée en une chaire de Géologie structurale à la future université de Paris-Sud (Orsay), va transformer sa démarche, jusqu’alors solitaire. Il va donc diriger avec de nombreux jeunes assistants puis accompagner, jusqu’à sa retraite en 1984, des cohortes d’étudiants en géologie des universités parisiennes d’alors. Ces « écoles de terrain » se déroulaient dans deux régions proches mais fort diverses. Ce fut, pour Ellenberger l’occasion de les étudier, dès 1958.
En Montagne Noire, avec Pierre Collomb et d’autres disciples, il observe dans le Caroux « d’étranges structures relevant de la tectonique profonde », rappelant celles du domaine pennique alpin. Avec L. Latouche et N. Santarelli, il montrera qu’à l’Est, dans les Monts de Saint-Gervais, cette « zone axiale » s’enfonce sous une carapace de nappes originales, que la feuille au 50.000e de Bédarieux (1984) intégrera grâce à son disciple S. Bogdanoff.
L’arc de Saint-Chinian, au Sud de la Montagne Noire, amorce la double virgation de l’orogène pyrénéo-provençal. Les « écoles de terrain » permettent de cartographier au 20.000e un empilement de lames tectoniques faisant chevaucher l’un sur l’autre vers le Nord des domaines paléogéographiques contrastés. Leur matériel mésozoïque et éocène, d’abord plissé puis pénéplané, est enfin cisaillé tangentiellement. Cette tectonique sur relief émergé est illustrée par de belles « troncatures » plates, recoupant des termes auparavant verticalisés, voire renversés. Un remarquable mémoire (1967) décrira « les interférences de l’érosion et de la tectonique tangentielle tertiaire dans le Bas-Languedoc ». Comme en Vanoise, les levers cartographiques de Saint-Chinian ne verront le jour que beaucoup plus tard, par les soins d’un ingénieur du Service de la carte géologique. Ellenberger a toujours négligé l’exploitation graphique de sa remarquable cartographie, qui, pour lui, était plus un moyen de compréhension des structures qu’une fin en soi.
Se déplaçant de quelques dizaines de kilomètres vers le Sud-Ouest, il va étudier, à partir du célèbre camp de base de Lagrasse, l’avant-pays de la nappe des Corbières. La feuille de Capendu (1987) paraîtra sur cette région, grâce à ses élèves Freytet et Plaziat.
qui, à la même époque, coordonnaient leurs équipes pour étudier divers tronçons des chaînes plissées, surtout en Méditerranée, François Ellenberger dirigea un laboratoire qui, a-t-il écrit, « n’a jamais eu un profil très technique, mais [où] régnait un climat de grande ouverture intellectuelle et d’excellente camaraderie » : voulant conserver sa propre liberté, il l’accordait autour de lui. A la demande du CNRS, il accepta cependant de prendre, de 1968 à 1976, la direction d’un groupe de recherches intégrées sur les Calédonides norvégiennes et leur socle. Ellenberger guida plus spécialement une demi-douzaine d’élèves de thèse dont les intéressants résultats seront exposés en 1971 lors d’une séance spéciale de la Société géologique de France, puis synthétisés en 1977 par A. E. Prost et ses camarades. De cette incursion, malheureusement interrompue plus tard, Ellenberger conclura que l’orogène des Calédonides scandinaves a des caractères « ensialiques » tellement spéciaux « qu’on est en droit de parler d’un modèle scandinave ».
On conclura de ce tableau que les questions tectoniques représentaient la préoccupation dominante de François Ellenberger. Il accordait un grand crédit aux mouvements profonds de la lithosphère : on le constate en lisant sa synthèse Epirogenèse et cratonisation (1976). Minimisant l’influence de la « tectonique par gravité », qui eut grande faveur autrefois en France, il expliquait les accidents structuraux superficiels par des serrages dans le substratum. Plusieurs fois, il a manifesté sa méfiance à l’égard de la « théorie des plaques » qui, à ses yeux, était incapable d’expliquer l’épirogenèse. Violemment opposé à cette théorie lors de son apparition, il nuança plus tard son point de vue, en estimant justifié (1976) « le concept de plaques rigides épaisses où la croûte et une bonne partie du manteau supérieur sont autochtones l’un par rapport à l’autre ».
Sans doute bien des chercheurs de l’actuelle génération considèrent sans charité la manière de travailler des géologues structuraux de l’époque d’Ellenberger. On persistera cependant à affirmer avec lui que les progrès dans nos disciplines seront conditionnés par la liberté de l’esprit et de l’expression, remettant en discussion les idées les plus établies, souvent « dogmes simplificateurs », grâce au contrôle des réalités du terrain.
On ne résistera pas au plaisir de souligner la « modernité » de la démarche analytique d’Ellenberger sur le terrain, en rappelant la partie introductive d’un texte qu’il écrivit en 1967 avec Maurice Gottis sur les jeux quaternaires de fractures prolongeant vers le Sud-Ouest, dans le Nord des Corbières, le réseau faillé cévenol :
En effet, récemment, des échanges passionnés ont alimenté les colonnes des Comptes Rendus de l’Académie des sciences. Adversaires et partisans de tels jeux quaternaires d’accidents de la bande faillée cévenole auraient eu profit à relire cette publication, même si Ellenberger et Gottis jugeaient alors imprudent de généraliser ces phénomènes à tout le réseau. Les combattants modernes auraient trouvé, dans une revue scientifique réputée, quoique francophone, un texte il est vrai vieux de trente ans, offrant un élément de réponse à leurs interrogations !
S’affirmant « géologue de métier », François Ellenberger terminera sa « biographie scientifique » inédite (1994) en avouant que, s’il s’était dispersé thématiquement, il avait gagné « en plaisir de vivre, ce qui n’est pas rien. Science is fun ».