TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.XV (2001)
Christian GIUSTI
La perception du relief des Monts du haut Dourdou
dans la Statistique minéralogique du département de l'Aveyron de Jean Blavier (1806)

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 14 mars 2001)

Résumé.
Né en 1764, reçu à l'École des mines en 1784, ingénieur en 1794, Jean Blavier connaît l'Ancien Régime, la Révolution, l'Empire et la Restauration. Il incarne une génération nouvelle d'hommes de science qui, bien que pénétrés des idées de Werner, se montrent plus préoccupés d'inventorier, d'observer, de quérir les faits et de mettre leur savoir au service de l'État que de construire une " théorie de la Terre ". De fait, les quatre premières parties de la Statistique tiennent de Guettard : dans la typologie proposée par Martin Rudwick, elles relèvent encore d'un genre intermédiaire entre la " science des échantillons " et la " géognosie ". La cinquième et dernière partie est en revanche un essai de synthèse, appuyé sur une pratique assidue du terrain, sans autre document que la carte de Cassini. Grâce à sa connaissance du sous-sol, l'auteur entrevoit le lien possible entre un plateau et les buttes qui le précèdent. Surtout, et malgré l'absence de cotes d'altitudes, il perçoit le contraste entre les plateaux et les vallées, l'existence de plateaux étagés ou de hautes plaines dominées par des chaînons. Mais, faute de concepts, il ne peut saisir la profonde unité morphologique du Ségala, bien que la relative concordance altimétrique entre le rebord méridional du Lévezou au nord du " rougier " de Camarès et tel ou tel sommet des Monts du Haut-Dourdou au sud n'ait pas échappé à ses éminentes qualités d'observateur.

Mots-clés : géographie physique - " Statistique " - Aveyron - XIXe siècle.

Abstract.
Jean Blavier, born in 1764, joined the École des mines de Paris in 1784, and became an engineer in 1794; he thus lived through the Ancien régime, the French Revolution and the Restoration. He embodied a new generation of scientists who, although well versed in Werner's ideas, were more interested in inventorying, observing and collecting data as well as placing their knowledge in the service of the State than in building a " theory of the Earth ". As a matter of fact, the first four parts of La Statistique take after Guettard: according to Martin Rudwick's typology, they still belong to a category halfway between " sample science " and " geognosy ". On the other hand, the fifth and last part is an attempt at synthesising, based on a thorough study in the field, without any other document than Cassini's map. Thanks to his knowledge of the substratum, the author foresees the possible link between a plateau and the buttes which lay in front of it. Moreover, despite the absence of spot heights, he perceives the contrast between plateaus and valleys, the existence of stepped plateaus or of high plains overlooked by mountain ranges. However, lacking concepts, he cannot seize the profound morphological unit of the Ségala, although the relative similarity in heights between the southern edge of the Lévezou north of the " rougier " of Camarès and various summits of the Haut-Dourdou south of it had not escaped his outstanding observer's qualities.

Key-words : physical Geography - " Statistique " - Aveyron (France) - XIXth century.

Les Monts du Haut-Dourdou - qui culminent à 1 110 m au Merdelou (au sud du bourg de Camarès) - se situent dans l'extrême sud du département de l'Aveyron, à la limite de l'Hérault et du Tarn. Pour l'essentiel, ces " monts " forment un relief appalachien dont A. Boisse (1870) avait déjà fort bien perçu l'originalité (H. Baulig, 1928, p. 292). Au plan géologique, ils correspondent en partie aux contrées objet des recherches de M. Thoral, qui n'a cependant retenu de Jean Blavier que sa classification des " terrains de l'Aveyron en terrain calcaire, terrain schisteux et terrain volcanique " (1935, p. 42) .

La Statistique minéralogique du département de l'Aveyron se présente sous la forme de sept livraisons au Journal des Mines, les quatre premières dans les fascicules 109 à 112 du tome XIX (janvier-avril 1806), les trois dernières dans les fascicules 116 à 118 du tome XX (août-octobre 1806). Après diverses précisions destinées à mieux cerner le " citoyen Blavier " et son travail (1), la structure de la Statistique sera présentée (2), et son intérêt au plan géomorphologique discuté (3).

1. Blavier et sa Statistique

Jean Blavier (1764-1828) est à l'origine d'une dynastie d'ingénieurs issus de l'École des mines ou de Polytechnique, qui, sur trois générations, illustrent de nombreux aspects du développement de la " technocratie industrielle " étudié par A. Thépot (1991 ; 1998). L'École des mines de Paris ouvre ses portes en 1783 avec deux professeurs, l'un pour la chimie, la minéralogie et la docimasie (qui déterminait les quantités de métaux utiles contenus dans les minerais), et l'autre pour " la physique, la géométrie souterraine, l'hydraulique et la manière de faire avec le plus de sûreté et d'économie les percements et de renouveler l'air dans les mines " (N. & J. Dhombres, 1989, p. 84, p. 177). Fermée à la veille de la Révolution, l'année même de la mort de Buffon (1788), l'école n'est réorganisée qu'en 1794 . Reçu en 1784, Jean Blavier figure parmi les douze ingénieurs de la Liste des Officiers des mines de la République nommés par le Comité de salut public, suivant l'état du 15 Vendémiaire, l'an III de la République (6 octobre 1794), imprimée à la fin du premier numéro du Journal des Mines (p. 125-126). Celui-ci, créé le 1er vendémiaire de la même année (22 septembre), a pour objectif de constituer un " Recueil de mémoires sur l'exploitation des mines et sur les sciences et les arts qui s'y rapportent ". Il prendra le nom d'Annales des Mines à partir de 1825. Édouard Blavier (1802-1887), fils de Jean (Polytechnique, 1819 ; Mines, 1821), a notamment publié un Essai de statistique minéralogique et géologique du département de la Mayenne (1837). Deux des trois petit-fils du fondateur de la dynastie devinrent à leur tour ingénieurs : Édouard-Ernest (1826-1887) dans les télégraphes (Polytechnique, 1846) et Aimé-Étienne (1827-1896) dans les chemins de fer, puis dans les ardoisières (Polytechnique, 1845) ; quant à Théodore-Arthur (1828-1883), il préféra embrasser la carrière militaire et fut lieutenant-colonel d'artillerie (M. Prévost & Roman d'Amat, 1954, p. 655-657).

Jean Blavier s'était auparavant fait connaître par l'édition d'un Tarif général de toutes les contributions décrétées par l'Assemblée nationale en 1790 et 1791 (M. Prévost et al., op. cit., p. 657). La Statistique minéralogique s'inscrit quant à elle dans le prolongement du vaste mouvement d'enquêtes diverses lancé dès le mois d'octobre 1792 par le gouvernement révolutionnaire et maintenu après la démission de Chaptal (1804) par tous les ministres de l'Intérieur jusqu'à Montalivet en 1811 (J. Tulard, 1987, p.105-114, p. 313. N. & J. Dhombres, 1989, p. 536-539). En témoigne la directive adressée du ministère le 28 germinal an VII (17 avril 1799) sous le second Directoire par François de Neufchâteau : " Chaque description doit donc offrir des renseignements certains sur les productions naturelles et industrielles du département, […] sur les manufactures, fabriques et autres établissements quelconques d'utilité publique, sur l'état actuel de l'industrie et des arts… " (cité par H. Le Bras, 1986, in : P. Nora, 1997, 1, p. 1362). Au printemps 1800, Lucien Bonaparte aménagea un Bureau de " statistique de la République " dont la direction revint, en fructidor de l'an IX (1801), à Duquesnoy, lequel surveilla l'impression des monographies départementales. Une première série couvrant 34 départements constitue la " Statistique des préfets " (de l'an IX à l'an XI), une deuxième série en douze volumes formant la " Statistique générale de la France " (Le Bras, op. cit., p. 1362-1364. Sources in : J. Tulard, op. cit., p. 112-113). La Statistique de Jean Blavier, parue en 1806 dans le Journal des Mines, est donc postérieure à ces deux séries, mais elle répond à l'esprit de la directive de 1798, et, de fait, on sait que l'ouvrage a été écrit dans le but avoué " d'attirer l'attention du gouvernement de l'époque sur les possibilités économiques qu'aurait procurées la mise en valeur intensive du département de l'Aveyron " (P. Collomb, 1970, p. 20). Surtout, la Statistique de Jean Blavier illustre le style des enquêtes industrielles et commerciales demandées par Coquebert de Montbret qui, lors de la création du ministère des Manufactures et du Commerce en 1811, ouvrit un Bureau de statistique au moment même où celui du ministère de l'Intérieur cessait d'exister (J. Tulard, 1987, p. 313. H. Le Bras, op. cit., p. 1365). Toujours très actif, Coquebert de Montbret incita également d'Omalius d'Halloy à publier en 1822 un Essai de carte géognostique de la France, des Pays-Bas et des contrées voisines (Dufrénoy & Élie de Beaumont, 1841, p. 20), puis superviser l'action d'A. Brochant de Villiers (1835) en faveur de l'établissement d'une Carte géologique générale de la France (ibid., p. I-XVI). Comme le note Le Bras (op. cit., p. 1366), Coquebert fut le " trait d'union entre la statistique impériale et la Statistique générale de France ", conseillant Moreau de Jonnès lors de la création de celle-ci en 1835 .

De mai 1806 à mai 1809, Jean Blavier est chargé d'administrer les mines de l'île d'Elbe (M. Prévost et al., 1954, p. 657). Le voyage, les délais d'installation et la prise en charge des nouvelles fonctions expliquent sans doute le court laps de temps (trois mois) qui sépare les quatre premières livraisons des trois dernières. Cette interruption explique peut-être aussi les changements de ton et d'objet survenus entre les quatre premières parties de la Statistique et la cinquième, celle qui, précisément, achève de paraître à l'automne 1806.

2. De l'inventaire à l'essai de synthèse

Les observations de Jean Blavier n'ont été précédées, au plan régional, que par trois ouvrages, seul le dernier présentant " une dimension vraiment géohistorique " de par le " transfert à l'histoire naturelle des concepts des sciences de l'homme, et particulièrement de l'historiographie humaine " (M. Rudwick, 1997, p. 122). Ces trois fortes publications sont : (a) le Mémoire contenant des observations de lithologie pour servir à l'histoire naturelle du Languedoc, de l'abbé de Sauvages, publié en 1751-1752 dans les Mémoires de l'Académie des sciences pour les années 1746-1747 (F. Ellenberger, 1994, p. 182-196) ; (b) l'Histoire naturelle de la province de Languedoc, partie minéralogique et géoponique, que de Genssane fit paraître en cinq tomes échelonnés de 1775 à 1779 (M. Thoral, 1935, p. 7 ; voir par ailleurs dans L. Aufrère, 1952, p. 33, une assez longue citation de cet auteur relative aux gorges du Tarn) ; (c) les sept volumes de l'Histoire naturelle de la France méridionale (1780-1784) de l'abbé Giraud-Soulavie (l'intérêt géomorphologique de la Chronologie physique des éruptions des volcans éteints de la France méridionale, imprimée à part en 1781, ayant été souligné par H. Baulig, 1928, p. 464-465 ; 1950, p. 7 et 32-33).

Le début du rapport de Jean Blavier forme le type même du relevé méthodique, passant en revue tant les " établissements minéralurgiques " (fer forgé, fonte, acier, cuivre, plomb) que les houillères, les tourbières, les gisements d'alun, les " aluminières ", les disponibilités en " substances pierreuses ou salino-terreuses " (sablonnières, marnières, plâtrières, autres carrières), diverses fabriques (pour le soufre, les sulfates de fer ou de zinc, les goudrons…), les martinets à cuivre, les sources et les fontaines d'eau minérale... Le genre de l'enquête à des fins utilitaires remonte à Jean-Etienne Guettard (1715-1786) qui, au milieu du XVIIIe siècle (4), dressa la première carte " minéralogique " de la France, en deux feuilles sur lesquelles six cent soixante symboles de quarante-six sortes signalaient tant les fossiles que les eaux minérales, les carrières de pierres à chaux et de pierre à bâtir, les mines, les divers gisements de substances utiles (5). Puis vint l'ambitieux projet de l'Atlas : deux cent quatorze feuilles à grande échelle qui devaient couvrir tout le royaume. Commencé dès 1746, le travail reçut à partir de 1763 la participation du jeune Antoine Laurent de Lavoisier (1743-1794), alors curieux de stratigraphie, qui aida sans relâche le naturaliste Guettard jusqu'en 1777. Antoine Monnet (1734-1817), le minéralogiste, prit ensuite la direction des opérations, faisant paraître en 1780 trente et une feuilles, nombre porté finalement à quarante-cinq par l'adjonction de coupures supplémentaires (6) (R. Rappaport, 1969 ; G. Gohau, 1990, p. 293-294 ; F. Ellenberger, 1994). Les quatre premières parties du travail de Jean Blavier sont donc un inventaire qui relève d'une tradition intermédiaire entre la " science des échantillons " et la " géognosie " : il ne s'agit ni d'une " théorie de la Terre ", ni d'une " géohistoire " au sens que donne à ce terme l'historien des sciences M. Rudwick (1997). Aux contraintes du temps s'ajoutent sans doute les exigences propres d'un nouveau corps, soucieux de conquérir la parité avec celui des Ponts (7).

L'Introduction de la cinquième et dernière partie de la Statistique marque une rupture avec tout ce qui précède. Jusqu'alors a prévalu l'esprit d'inventaire. Le souci d'appréhender les lieux comptait moins que le besoin d'en estimer le potentiel. Aussi, de même que les ressources, les entités topographiques n'étaient qu'énumérées, cataloguées :

" un vaste plateau connu sous le nom de Larzac…, les collines isolées qui avoisinent Roquefort et Tournemire…, la plaine du Camarez…, les montagnes des environs de la ville de Belmont… " (8).

À partir du tome XX, c'est à une description rationnelle et ordonnée de " l'état géologique " du département dont il a la charge que l'ingénieur entend se livrer. Comme la seule carte disponible est la " carte géométrique de la France ", ou carte de Cassini (9) (Fig. 1), Blavier s'astreint à ce labeur harassant en remontant le cours des grandes rivières - Aveyron, Viaur, Tarn, Lot, Truyère - et de leurs affluents, les " bassins hydrographiques " de Buache (10). Sous le double motif formel de lutter contre les méfaits de l'érosion fluviale et de parvenir (déjà !) à une saine gestion des ressources en eau (11) transparaît surtout la demande pressante de pouvoir disposer d'une carte précise sur laquelle " l'étude minéralogique du pays " pourrait être assise :

" après avoir assigné l'espace plus ou moins grand qu'occupent chaque vallon et chaque plateau, il conviendrait de déterminer à l'aide de la trigonométrie ou par des observations barométriques d'une précision rigoureuse, la hauteur respective de chacun de ces plans en particulier " (12).

Figure 1. De la haute vallée du Dourdou aux gorges d'Héric : un extrait de la feuille Lodève (n° 57) de la carte de Cassini.

Car les levés géométriques de la carte de Cassini, " généralement exécutés à la boussole et au pas, furent d'inégale valeur et la figuration du relief au moyen de hachures selon les plus grandes pentes resta peu expressive. Il n'y avait au surplus aucune cote d'altitude " (F. Joly, 1976, p. 30 ; M. Pelletier, 1990). Que le lecteur veuille bien se représenter la perplexité qui pouvait alors être celle de Blavier en examinant, à titre d'exemple, la reproduction d'un extrait de la feuille Lodève centré sur la vallée du haut Dourdou (Fig. 1) (13). Il faudra attendre la seconde moitié du XIXe siècle pour que les auteurs chargés du grand œuvre que constitua le levé de la carte géologique détaillée de la France à l'échelle du 1/80 000 puissent peu à peu bénéficier du fond topographique en hachures de la carte dite " de l'État-Major ", entreprise en 1818 et achevée en 1866 (J. Brunhes, 1926, p. 627-632), dont les dernières des deux cent soixante-treize feuilles ne paraîtront cependant qu'après 1882 (14).

Toutefois, l'objectif assigné à la " carte hydrographique " que Blavier appelle de ses vœux, et " qui comprendrait jusqu'aux plus petits ruisseaux ", n'est pas géomorphologique mais technique ; à savoir, disposer d'un fond assez précis afin de pouvoir y reporter les observations " minéralogiques " réalisées sur le terrain :

" il ne suffit pas de connaître les rivières qui arrosent les principaux bassins, il faut encore s'arrêter à tout ce qui peut avoir une influence directe sur la nature du sol, et la disposition des collines ou des montagnes les plus élevées… ".

Entendons-nous bien : il ne s'agit pas, ici, de géomorphologie structurale (15) avant la lettre, mais de topographie. Le contexte invite en effet à prendre l'expression " nature du sol " non au sens pédologique ou morphologique mais au sens de surface topographique, ce que tend à confirmer " disposition " appliqué à des volumes (collines, montagnes…). Ce dont il est question, c'est du simple fait que, d'une vallée à l'autre, et souvent d'un versant de vallée au versant opposé, les conditions d'observation et la nature des affleurements varient :

" …un petit ruisseau apporte tout à coup des changements inattendus, par sa seule réunion avec un cours d'eau plus considérable, et dont les deux rives ne sont plus alors semblables entre elles, eu égard à la qualité des roches qui les composent " (16).

C'est pourtant sur des cas de symétrie des affleurements de part et d'autre de certains cours d'eau alpestres qu'un Arduino (1714-1795), après Léonard de Vinci (1452-1519) (17), s'était fondé pour lier le creusement des vallées au travail des rivières. Mais l'antique curiosité qui s'attachait à l'origine des vallées était en passe d'être occultée par la quête de la compréhension de l'architecture du sous-sol.

Au demeurant, il est fort peu probable que Jean Blavier ait pu avoir connaissance des idées exprimées par Arduino. De surcroît, il n'est pas rare que des rivières calent une partie de leur cours sur des discontinuités du substratum par adaptation progressive du drainage à la structure. Mais, au-delà de l'effet des inondations sur l'érosion des berges, Blavier s'est-il seulement posé la question du rôle des eaux courantes dans la sculpture des formes du relief ? Connaît-il les Principes d'Hydraulique, de du Buat (1734-1809) (18), dont trois éditions se suivent entre 1779 et 1816 ? A-t-il lu Desmarest ou Giraud-Soulavie ? L'Essai sur la théorie des volcans d'Auvergne du Comte de Montlosier (1755-1838) (19) paru en 1788 venait de connaître une réédition en 1802 (Y. Lageat, 1992, p. 7-10). Et, tant en matière de volcanologie qu'en ce qui concerne le creusement graduel des vallées par les rivières, cet ouvrage à succès contenait des vues similaires à celles de Desmarest (1725-1815) qui, lui-même, connaissait les observations inédites de l'ingénieur des Ponts et Chaussées Nicolas-Antoine Boulanger. Or, lorsqu'il étudie " le vaste plateau calcaire du Larzac ", Blavier ne s'intéresse aux versants des vallées de la Sorgue et du Tarn ou des gorges de la Dourbie que dans la mesure où ceux-ci lui fournissent de bons affleurements. Ayant noté çà et là " l'existence de plusieurs couches de houille " (20) et de divers " produits volcaniques " (21), il se garde bien d'établir le moindre lien génétique entre les premières et les seconds : peut-être connaît-il le point de vue de Dolomieu (22), qui combat la théorie de l'origine des volcans par inflammation des charbons. Sinon, pour l'essentiel - et ce, comme la quasi-totalité de ses contemporains -, Blavier est " neptunien " : sa classification ternaire des " terrains de l'Aveyron " suit le système du grand Werner, perfectionné par Dolomieu. L'objectif de Blavier ne sera donc que l'examen successif, dans la tradition " géognostique ",
" des terrains de rivière, des collines d'attérissement et de celles adossées à la chaîne des montagnes " (23)
qui, précise l'auteur dans sa description du " bassin du Tarn ", est une
" chaîne de montagnes de schiste primitif qui s'étendent du Nord au Midi, depuis Sénomes jusqu'à l'Isère, avec le district de Béziers dans le département de l'Hérault ". (24)

3. L'intérêt géomorphologique des écrits de Jean Blavier

Les remarques relatives au relief des contrées du sud du département de l'Aveyron ne sont pas regroupées, mais livrées sous la forme de simples notations faites en passant, comme autant d'instantanés dispersés tout au long de la cinquième partie. Pas de cartes topographiques ni de concepts géomorphologiques et un vocabulaire descriptif qui n'est pas encore fixé, comme le montre l'emploi que Blavier fait du terme de " montagne " : ainsi, et à titre d'exemple, " le Tarn qui descend des montagnes de la Lozère… " ou " les montagnes composées d'un schiste quartzeux plus ou moins mêlé d'argile qui entourent Saint-Jean-du-Bruel… " mais " les montagnes isolées qui proviennent des dégradations les plus prochaines du Larzac " (buttes) ou " les montagnes de grès rougier que traversent le Gos et le Dourdou jusqu'à leur jonction avec le Tarn " (collines) … (25)

En revanche, des
" courses réitérées… dans le département de l'Aveyron " (26).

À une époque de petit et de grand roulage, de chemins de traverse et de routes royales, de mulets de bât, de voitures de poste, de portefaix, de cavaliers (27), franchir une vallée, a fortiori une gorge, constituait toujours un temps fort, voire une épreuve. Aussi le leitmotiv du relief de l'ancien comté du Rouergue ne pouvait-il échapper à un esprit alerte, là où sans plus être Central, le Massif se fait davantage plateau (H. Baulig, 1928, p. 1-2 ; Emmanuel de Martonne, 1942, p. 101). Le contraste topographique plateaux - vallées n'était donc pas inconnu de Blavier qui, sillonnant le département de l'Aveyron à la veille du blocus continental pour les besoins de l'industrie naissante, s'élève
" des gorges les plus profondes jusqu'au sommet des plateaux qui se succèdent les uns aux autres à différentes hauteurs " (28),
tels le Causse (Larzac, Combalou, Plateau de Taulan) par rapport à l'Avant-Causse (Saint-Jean-et-Saint-Paul, Montagne de la Loubière, château de Gissac).

Au cours des enquêtes qu'il multiplie sur le terrain, Blavier va toutefois aller plus loin. Progressant selon les principaux axes hydrographiques,
" de proche en proche, depuis le point le plus bas du vallon jusqu'à la montagne la plus haute " (29),
Blavier tente
" de préciser la correspondance qui existe entre les différents plateaux et d'autres points plus élevés qui les surmontent " (30).

Ainsi a-t-il bien vu que, dans la partie orientale du Larzac, aux confins des départements de l'Aveyron, du Gard et de l'Hérault,
" cette plaine (31), quoique très élevée, est encore surmontée par des montagnes schisteuses " (32).

Et, cherchant à estimer au mieux l'altitude de la " chaîne de montagnes de schiste primitif " située au sud des " collines de schiste argileux qui surmontent le vallon de Fayet " (il s'agit précisément des Monts du Haut-Dourdou), il note que sa
" …hauteur est parfaitement de niveau avec toutes celles qui dominent les plateaux les plus élevés du département, et en particulier avec la montagne du Levesson et celles d'Aubrac " (33).

Sans cotes d'altitude ni, semble-t-il, de mesures barométriques, l'appréciation n'est pas mauvaise : la ligne de hauteurs où se rassemblent les points culminants du Lévezou se suit du sud-ouest de Séverac-le-Château à l'ouest de Millau, entre 1 150 et 1 100 m (34). Or le Merdelou culmine à 1 110 m, la Montagne de Marcou à 1 093 m et le Sommet de l'Espinouse à 1 124 m. Les 1 200 m ne sont atteints et franchis que dans les Monts de Lacaune (35) qui, pour leur plus grande part, se tiennent dans le département du Tarn.

L'intérêt géomorphologique des écrits de Jean Blavier tient dans la claire perception de trois caractères des diverses formes topographiques du Ségala méridional, " les plateaux qui bordent les deux rives du Tarn " (36) :

Ses connaissances géologiques ont permis à Jean Blavier d'entrevoir la possibilité de rétablir par la pensée la continuité originelle entre un plateau comme le Larzac et une butte aujourd'hui détachée de ce dernier, le Combalou de Roquefort-sur-Soulzon (37), mais il reste en matière de morphologie structurale et d'érosion subaérienne très en deçà d'un Boulanger, d'un Desmarest (38) ou d'un Giraud-Soulavie.

Sagace observateur, Jean Blavier a bien perçu que, la plupart du temps, les vallées encaissées débouchent en amont sur un plateau. Que, de surcroît, il existe des plateaux étagés, dont les plus élevés passent parfois à de hautes plaines à leur tour surmontées de sommets individualisés. Mais, faute de cotes d'altitude, il ne pouvait discuter de l'énergie respective des volumes de reliefs hiérarchisés.

Empruntant la voie qualitative, Jean Blavier a cependant noté - là n'est pas le moindre de ses mérites - la réalité d'une certaine concordance altimétrique entre les hauts-reliefs de deux unités morphologiques distinctes : le rebord méridional du plateau du Lévezou en rive droite du Tarn, les Monts du Haut-Dourdou en rive gauche, mais très au sud, et ce, en dépit de l'interposition du " rougier " de Camarès entre la vallée et les chaînons. Mais c'est Boisse qui, le premier, intégrera conceptuellement les systèmes de pentes à l'échelle régionale en démontrant l'unité morphologique des interfluves culminants du Ségala.

Conclusion

Plus d'un demi-siècle avant la parution de l'Esquisse géologique du département de l'Aveyron (Ad. Boisse, 1870), la Statistique minéralogique de Jean Blavier est le premier texte qui présente des indications pertinentes sur le relief des Monts du Haut-Dourdou et des contrées voisines. Ces observations ont d'autant plus de valeur qu'elles sont le fruit d'un esprit non orienté, l'étude des formes du relief n'étant pas, loin s'en faut, l'objet central de la Statistique. Non que nous souscrivions pour autant au mythe de l'observation " objective ". Avec R. Thom (1983, p. 58), nous inclinons à penser que " les faits doivent plutôt être vus en relation avec une certaine problématique ", que " ce sont des réponses à un certain type de questions ".

La question de " l'établissement d'une méthode plus exacte, plus scientifique, pour la description des formes du terrain " a été posée dès le début du siècle dernier par l'Américain W. M. Davis (1912) et résumée en une dichotomie opposant la " description explicative " à la " description empirique ". En matière de formes du relief, le texte de Jean Blavier offre précisément l'inestimable intérêt de ne contenir que des observations " empiriques ", des faits " neutres " (39). Car, pour l'essentiel, les réponses que donne l'auteur se rapportent à des questions qui relèvent de la géologie naissante, de l'étude des coupes plus que de celle des paysages.

La Statistique minéralogique de Jean Blavier s'inscrit dans la logique d'une lignée qui, par Guettard, Gottlob Werner, Dolomieu, jusqu'à Dufrénoy et Élie de Beaumont est à définir comme structuraliste, car ce qui est en jeu est désormais la " géographie souterraine " et non plus le relief subaérien. Jean Blavier s'est écarté de la tradition qui, par Gautier, Arduino, Boulanger, Desmarest, Giraud-Soulavie, Fabre, du Buat, jusqu'à James Hutton et John Playfair, incarne l'approche fluvialiste en géomorphologie. La fusion des deux traditions n'interviendra qu'à la fin du XIXe siècle, avec la théorie davisienne du cycle d'érosion et du développement stadiaire des formes du relief terrestre.

Remerciements

Le présent article doit beaucoup à Madame Marie-Noelle Maisonneuve et à Madame F. Ozanne, qui, à l'École des mines de Paris et à la Société géologique de France, nous ont toujours réservé le meilleur accueil. Ce travail n'aurait toutefois pas été possible sans l'aide et l'amitié de M. Gilles Bernard, qui, par sa grande connaissance des archives départementales de l'Aveyron, nous a très tôt fait connaître et transmis le mémoire de Jean Blavier.

Références

Notes