COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 30 novembre 1994)
Mes chers confrères,
L'an dernier, notre Comité a rendu hommage, avec douleur, émotion, et reconnaissance, à l'une de nous dont le départ nous laissait bien seuls. J'ai nommé la si regrettée Georgette Legée.
Et maintenant, en cette fin d'année 1994, c'est le souvenir de deux autres très estimés confrères qui nous hante. Nous nous rappelons tous le fascinant exposé de Jean-Charles Fontes, mort accidentellement au cours d'une mission, en février dernier ; cet éminent spécialiste de pointe nous montrait de façon combien convaincante à quel point nos interrogations actuelles sur l'origine du gypse s'enracinent dans les débats du passé : belle leçon pour ceux qui doutent de l'utilité de l'histoire des sciences.
Puis ce fut au tour de Claude Lorenz de nous quitter comme à l'improviste en juin dernier ; cet homme d'une rayonnante bonté et d'un inlassable dévouement était trop surchargé d'obligations pour pouvoir trouver le temps de venir animer nos séances, autant que nous l'aurions désiré. Du moins, le dernier fascicule de nos Travaux a eu le privilège de publier de lui une bien intéressante et stimulante communication sur l'étrange théorie des sables et minerais éruptifs défendue au siècle dernier par divers auteurs. Combien nous aurions aimé que ce sujet soit encore repris et développé par ce grand connaisseur de la géologie du Bassin de Paris, où à l'évidence, le savoir actuel est inséparable de l'histoire de sa longue et laborieuse acquisition ! Bien connaître les impasses surmontées, les fausses routes corrigées, élucider le pourquoi des erreurs passées, c'est à coup sûr une source d'irremplaçables enseignements pour guider nos propres recherches du moment.
Ma première intention était en ce jour de vous entretenir d'un sujet grave, qui alourdit mes années de "plus-tout-jeune" : c'est le dépérissement, pour ne pas dire l'agonie, des Sciences Naturelles classiques, dont ma bien-aimée Géologie : la vraie, à la fois science et art, toute nourrie de la rencontre quotidienne des choses, et fécondée de la réalité sans cesse renouvelée du terrain. Elle fut la grande joie de ma vie, joie que j'ai eu à coeur d'essayer de communiquer à nombre de jeunes et de moins jeunes. Nous pourrons débattre une autre fois de ce drame. Les historiens seront-ils bientôt les seuls légataires du trésor des connaissances concrètes, richesse patiemment engrangée, et qu'un raz de marée d'oubli et d'ignorance volontaires se complaît à balayer sous nos yeux impuissants ? Tout part des faits concrets, descriptifs, innombrables dans leur spécificité qualitative. Notre science s'est fondée largement par la remontée inductive du particulier au général, et c'est excellent. Encore faut-il sans cesse s'assurer que ce dernier intègre la totalité des données de départ. La tentation est toujours grande, ayant forgé un modèle simplificateur qui nous satisfait, de le protéger frileusement contre la contre-épreuve de faits jusque là méconnus. Je renvoie à Francis Bacon et à sa dénonciation des "idoles" qui prennent si volontiers possession de l'esprit. Se complaire dans le système, se complaire dans l'abstrait, surtout quantifié, c'est certes l'un des buts de la science ; mais n'est-ce pas parfois aussi une fuite devant la Nature, avec ce qu'elle continue d'avoir d'inquiétant pour beaucoup, qu'ils l'avouent ou non : car la Nature est inépuisable, imprévisible ; elle se dérobe quant nous avions cru la posséder. J'aime la définir comme étant tout ce qui a précédé l'homme, qui ne lui doit rien, et qui a pourtant une valeur en soi évidente, puisqu'elle aurait fort bien pu se passer définitivement de lui, comme ce fut du reste le cas durant la presque totalité des âges du monde. Le géologue a mission de sans cesse le rappeler à ses contemporains, rués vers l'immédiat.
Je préfère aujourd'hui vous entretenir brièvement d'un problème plus serein, d'énoncé un peu paradoxal, et qui peut donc surprendre : à savoir les méfaits qu'ont occasionnellement causé les excès de la démarche actualiste.
Si l'on définit l'Actualisme comme étant le parti pris de n'expliquer le passé qu'à la lumière des seuls phénomènes du monde présent, il importe alors de dire d'emblée que cette démarche n'est à aucun titre une géniale nouveauté moderne, à porter au glorieux crédit de Lyell (ou Hutton, ou Buffon). Entendu ainsi, l'actualisme est aussi vieux que le monde ; c'est une simple attitude a priori de l'esprit humain, consistant à s'imaginer le passé comme ayant été de la même nature que le présent ("Il n'y a rien de nouveau sous le soleil"). A cette attitude mentale instinctive s'oppose une autre, tout aussi spontanée et innée, où l'on imagine (tout aussi gratuitement) que le passé était différent. Cela va du simple "Ah ! de mon temps !", à toutes sortes de fantasmes sur des événements inouïs, grandioses, terribles, etc. Pris en charge par l'intellect, l'archétype inné devient doctrine, le fameux Catastrophisme, abomination suprême pour tous les Néo-Lyelliens inconditionnels.
Bien entendu, la fécondité de la méthode actualiste, intelligemment pratiquée, a plus que fait ses preuves. Mon propos est seulement de dire qu'elle a pu, dans le passé, être aussi, dans des cas particuliers, une cause de stagnation. En l'occurrence, elle a notamment bloqué l'avènement de la stratigraphie en France, durant tout le XVIIIème siècle. L'affaire se résume ainsi : la projection du présent sur le passé a conduit à une vision paléogéographique (et même paléoécologique) prématurée des choses, empêchant d'entrevoir la succession des couches et des faunes.
On a su de longue date que les populations animales actuelles dans nos mers variaient beaucoup d'un point à un autre. Henri Gautier en 1732 est à ce sujet tout à fait explicite [Voir Histoire et Nature, n°9-10, 1976-1977, p.37-38 (exemplaires disponibles chez l'auteur)]. Il a certes observé que d'une carrière de pierre à l'autre les coquilles fossiles varient ; mais il note aussi que selon les lieux, sur la côte méditerranéenne, les animaux que les pêcheurs prennent ou récoltent ne sont pas les mêmes : tout comme les animaux terrestres se plaisent plus en certains endroits, en fonction du climat et de "l'aspect" (orientation) du terrain, ainsi que de l'altitude. C'est là une constatation de bon sens, aussi vieille chez l'homme que la chasse et la cueillette. Dans son Telliamed (1748, 1755), de Maillet développe, on le sait, des vues fort semblables.
En 1720, Réaumur, dans un mémoire qui fera date, pour rendre compte de la genèse des faluns de Touraine, imagine, entre autres explications, un "courant" allant de la Manche à l'Océan, dont la route serait jalonnée par des "amas" (notons bien ce terme) de coquilles, pétrifiées ou non : coquillages à Chaumont près Gisors et aux environs de Paris ; Oursins auprès de Chartres ; faluns de Touraine ; Poitou avec "cornes d'Ammon" (Ammonites), Oursins, coquilles. (Pour lui, tout cela est apparemment synchrone). Commentant ces propos, Fontenelle voudrait que l'on puisse avoir des "espèces de Cartes Géographiques dressées selon toutes les Minières de Coquillages enfouis en terre".
Trente ans plus tard, le grand chimiste Rouelle, dans son cours très suivi, développe l'idée suivante : allant de Paris en Normandie, il observe un "ordre admirable" dans la répartition des "matières". Pour lui, les eaux de la mer ont déposé les coquilles que l'on trouve dans le sol selon une certaine gradation, en "amas" successifs, définissant des "cantons" ou "tractus", "distingués par le coquillage qui s'y trouve le plus abondamment" : à savoir, 1) "buccins" et bivalves ; 2) "cornes d'ammon", "Bélemnites", une "huître recourbée" ; 3) "Madrépores". Ainsi, Rouelle a l'intuition de la spécificité des différentes faunes fossiles, mais n'a nulle idée de les relier à un échelonnement vertical et temporel des couches. (C'était du reste impossible, vu le type de régions parcourues, comme survolées hâtivement).
Desmarest, ce représentant-type de l'actualisme français précoce, fut l'élève zélé de Rouelle et conserva toujours une grande admiration pour les idées de son maître. Dans le second tome de sa Géographie physique de l'Encyclopédie Méthodique (1803), l'article AMAS des coquilles fossiles perpétue et développe le système des Amas ; il en dénombre sept. En gros, ils correspondent aux formations suivantes : 1) Notre Calcaire grossier ; 2) Divers terrains du Jurassique de l'Est et Sud-Est du Bassin de Paris, à Ammonites, Bélemnites, etc. ; 3) Formations à Rudistes ("Ostracites chambrés") de l'Angoumois-Périgord, ainsi que de la région d'Alet (Corbières) ; 4) Pierre de taille à coquilles et osselets d'étoiles de mer du Bordelais (Saint-Emilion, Royan, etc.) ; 5) Faluns de Touraine ; 6) Gîtes à Madrépores, reconnus en Normandie, Touraine, Périgord ; 7) Couches à "Numismales" (Nummulites, etc.) de Compiègne, Liancourt, etc.
Desmarest est comme coincé entre deux chaises. Il perpétue des vocables et reste englué dans des concepts vieux d'un demi-siècle, tel ce terme d'amas, ou quand il évoque "la retraite des eaux de l'Océan dans son bassin actuel", vision simplificatrice. Ses "amas" sont en somme des formations caractéristiques, bien individualisées, définis par leur lithologie et leurs associations faunistiques. Mais c'est toujours là une simple perpétuation de la vision hyper-actualiste naïve de Réaumur, Henri Gautier, de Maillet, Rouelle : "la" mer ancienne, à l'image exacte de la mer actuelle, ne renfermait pas les mêmes groupements d'animaux d'un endroit à un autre. Pourtant, il a observé, à l'échelle locale, qu'en certains lieux, "il y a plusieurs bancs de fossiles qui différent entre eux & qui sont établis les uns sur les autres dans un même endroit". Mais il ne tente pas de généraliser, comme paralysé par l'incapacité d'imaginer les choses dans un espace à trois dimensions (seuls Nicolas Boulanger, Lavoisier et Giraud Soulavie y échappent en France au XVIIIème siècle). C'est toujours le millénaire "Rien de nouveau sous le soleil" qui paralyse les esprits. Et c'est largement Cuvier le catastrophiste qui les débloquera en ouvrant toutes grandes les portes des mondes disparus : des mondes autres (en un temps où de leur côté les jeunes Romantiques rêvaient à se perdre dans les abysses de "l'océan des âges" (voir le tome II de mon Histoire de la Géologie, p.41).
Je pourrais encore parler de la trajectoire si curieuse, et à nos yeux incompréhensible dans sa régression, suivie par Constant Prévost au long de sa carrière. On sait comment, dans sa haine du catastrophisme de Cuvier, il rompt avec ses premières vues stratigraphiques clairvoyantes, pour en arriver à une sorte de vision continuiste des formations du sous-sol, où tout n'est plus que passages latéraux dans tous les sens (mais je renvoie à ce sujet aux excellentes études de mon ami Gabriel Gohau). Chez lui, en somme, un excès d'actualisme dévalorise l'actualisme lui-même (comme aussi, parfois, chez Lyell).
L'actualisme (le recours aux seuls agents naturels actuellement connus) a lui-même contribué au renouveau du néo-catastrophisme "laïque" de la première moitié du XIXème siècle. En effet, le progrès des observations sur les formations de surface et le modelé rendait intenable, dans une bonne partie de la France et de l'Europe leur explication par les Causes actuelles : et nous savons aujourd'hui que ces dépôts et configurations résultent fort souvent des actions liées aux conditions glaciaires et périglaciaires. Dans l'ignorance totale de celles-ci, et forcé d'invoquer un passé tout différent du présent, on se contentait en somme de grossir démesurément l'intensité de phénomènes violents bien connus de nos jours, tels que débâcles et raz de marée. Pour parler comme Hooykaas et Gohau, il s'agit là d'un "catastrophisme actualiste", par simple extrapolation quantitative.
Mais quittons le passé et venons-en à notre présent [Pour d'autres exemples, se reporter à l'entrée "Actualisme abusif", dans l'Index thématique du tome II de mon Histoire de la Géologie]. Là, je crains de m'aventurer à la légère sur un terrain périlleux. Allons-y quand même : l'un des maîtres respectés qui guida mes premiers pas dans la Géologie me disait qu'il ne faut pas craindre d'avoir toujours une attitude "d'irrespect scientifique" envers les opinions reçues. Je crains de ne jamais m'être guéri de cette salutaire impertinence, par exemple lorsque je me pose la question suivante : de fantastiques progrès ont été faits en trente ans dans la connaissance des mécanismes actuels, notamment d'ordre géophysique, à l'oeuvre dans la dynamique de notre globe, et sur leurs implications géochimiques. Mais dans quelle mesure avons-nous vraiment le droit de les projeter automatiquement, par une simple extrapolation, sur le passé ? Ne s'agit-il pas, ici encore, d'un pari sur le passé, pari qui est inhérent à la démarche actualiste elle-même ? (Lire à ce sujet le regretté Hooykaas).
Notamment, il me semble, sinon démontré, du moins probable, que la surface de notre planète possède actuellement, en moyenne, un relief bien plus différencié et accidenté que durant d'autres époques antérieures. Cette notion a déjà du reste été exposée par d'autres [Ainsi Wilhelm Ramsay, in F. Ellenberger, "Epirogenèse et décratonisation", Bull, du B.R.G.M., (2), sect.1, n°4, 1976, p.372]. Et au sein même de cette dernière époque de crise générale (débutant en gros au Miocène supérieur, avec vive reprise au Quaternaire), il y aurait eu des épisodes discontinus de compression tectonique violente et brève, selon un dynamisme peut-être absent du monde actuel (pas de grands charriages en cours sous nos yeux). S'il en est bien ainsi, il conviendrait peut-être de moins se fier aveuglément à des modèles tirés de l'état présent de choses, et tenir un peu plus compte de tout ce que le terrain a enregistré, en tant que témoins historiques de conditions peut-être beaucoup plus étrangères que nous le croyons à notre monde actuel.