Louis Léon Charles NELTNER (1903-1985)


Photo aimablement fournie par Mme Nicole Neltner-Gaté, fille de Louis Neltner

Fils de Georges (Louis Théodore) NELTNER et de son épouse née Louise SARRAIL. Marié à Yvonne RIEUSSEC. Georges (le père de Louis) était colonel d'artillerie depuis 1911, a commandé l'Ecole de Saint-Maixent, a fait la guerre de 1914-1918 dans l'amée d'Orient, a participé à la Commission d'armistice de Sofia en 1918, était commandeur de la Légion d'honneur et cité à l'ordre de l'armée.

Louis NELTNER a eu 8 enfants (5 garçons et 3 filles : Georges et Jean-François (ép. Marie-Josèphe DUMAREST le 9/7/66) [jumeaux], Odile (ép. Jean-Paul GOUJON le 9/7/1963), René, Christian, Maud (ép. Jean RAJON le 11/6/66), Marc, Nicole) et, en 2004, on lui dénombre 17 petits-enfants et 32 arrière-petits-enfants. Un de ses petits-fils, fils de Jean-François, s'appelle aussi Louis NELTNER [Ce petit-fils, né en 1971, ancien élève de l'Ecole normale supérieure et de Télécom ParisTech, docteur en physique, membre du corps des mines, a été nommé directeur de la R&D chez Rhodia en 2011 ; son grand-père l'a beaucoup marqué].
Frère de Charles Julien Maxime NELTNER (1901-1986, X 1921, colonel d'artillerie).

Ancien élève de l'Ecole polytechnique (promotion 1921, major de sortie), et de l'Ecole des Mines de Paris. Corps des mines.

Il participe comme géologue à la première expédition française au Karakoram en 1936 (Hidden Peak 8.068 m). C'est un alpiniste chevronné, spécialiste de l'Himalaya.

EXPLORATEUR -GEOLOGUE : Le Maroc des années 20 restait en large partie sous contrôle militaire. L'Atlas et l'Anti-Atlas du Sud de Marrakech demeuraient quasi vierges. Le géologue était souvent le premier civil à s'y aventurer... Louis NELTNER a passé ce territoire au crible.

ALPINISTE : expéditions dans l'Himalaya, dans l'Atlas... Un refuge situé près du mont Toubkal (4 165 m), point culminant d'Afrique du nord, lui a été dédié.

Il dirige l'Ecole des mines Saint-Etienne de 1944 à 1971, le plus long "règne" qu'ait connu cette Ecole. Il avait été professeur à l'Ecole depuis 1931.

Il était officier de la Légion d'honneur et commandeur de l'Ordre national du Mérite.


Notice biographique publiée après le décès de Louis NELTNER, sous l'égide de l'Association des Anciens élèves de l'Ecole des Mines de Saint-Etienne

par Eugène Maurin, président de la société amicale des anciens élèves

Très nombreux sont ceux qui parmi les anciens élèves de l'Ecole nationale supérieure des mines de Saint-Etienne ayant connu, aimé et admiré Louis Neltner, auraient pu présenter cette notice que tous ses amis lui dédient.

Je le fais avec vénération en tant que Président de la Société amicale des anciens élèves, au nom de tous ceux qui l'ont connu, mais aussi avec beaucoup d'émotion, en évoquant mes relations personnelles avec le Maître qu'il fut pour moi.

En 1944, les hasards de la poste et des transports ne m'avaient pas permis de rejoindre l'Ecole des mines au moment de la rentrée. Je me présentais très inquiet, le 4 décembre, au bureau de Monsieur le Directeur.

A peine étais-je entré qu'il se leva d'un bond, dressant sa très haute stature et me tendant par dessus son immense table de travail encombrée, une main chaleureuse au bout d'un gigantesque bras. Il me salua d'un jovial « Bonjour Maurin, comment allez-vous ». J'ai eu tout de suite l'impression d'appartenir déjà à l'Ecole, et à ma promotion. L'entretien fut long. Il savait prendre le temps d'écouter, de comprendre, d'expliquer. Et il conclut notre entretien en disant : « Vous êtes en retard, certes, mais vous auriez fort bien pu ne pas être admis du tout si Vielledent, chargé du centre d'examen de Marseille, n'avait pas récupéré les copies d'écrit qui s'étaient égarées en gare de Valence. C'est « excessivement simple », la Bonne Mère a veillé sur vous. Faites en sorte de ne pas la décevoir ».

J'ai eu ensuite l'honneur d'être désigné comme Président de ma promotion. Et comme à tous les Présidents, il m'a consacré, presque chaque semaine pendant trois ans, un temps d'échanges et de discussions témoignant de son souci constant de dialogue constructif avec les élèves. Plusieurs fois l'entretien se prolongeant, il lui est arrivé de m'inviter à continuer chez lui en disant : « Vous ne mangerez pas mieux qu'à la maison des élèves, mais à cette heure vous aurez la certitude de pouvoir vous restaurer ».

Il est une évidence : ce qui l'animait profondément était son ambition de faire de ses élèves des hommes complets et non pas seulement de bons techniciens. « Un ingénieur, disait-il, est un cocktail (il prononçait coquetaille) de connaissances techniques, de relations humaines et sociales, de morale et de foi, servi dans un flacon solide et physiquement résistant ». N'était-ce pas un autoportrait ? Il se passionnait pour les activités sociales, culturelles et sportives. Il fut à l'origine des stages ouvriers, préférant pour les élèves le logement dans des familles de mineurs au confort bourgeois des cercles. Il instaura l'accueil des nouvelles promotions au château de Maubourg des mines de Montrambert avec la participation de tous les élèves, et de tous les professeurs, animant avec bonne humeur les séances de travail, participant amicalement aux jeux, allant jusqu'à susciter avec Letourneur de mémorables batailles de pelochons.

Les ballades géologiques ont toujours été tout autant sportives que géologiques. Sa participation aux groupes ski et montagne apparaissait comme statutaire ; il suivait de près l'organisation des bals, des revues et la rédaction du « Pic qui chante ». Et surtout admettait qu'en certaines périodes de l'année, de telles activités puissent largement accompagner et même prendre le pas sur certains cours magistraux. N'avait-il pas inventé les bons d'empaillage sous responsabilité des présidents de promotion, tant il pensait que les activités périphériques servaient à la culture et à la construction d'hommes destinés à travailler en équipe dans un environnement auquel il fallait les préparer autrement qu'à travers une conventionnelle scolarité. Sa propre culture était saisissante. Toujours prêt à parler de tout et à faire tant de digressions autour d'un thème principal qu'il arrivait à ses interlocuteurs d'oublier le centre de l'exposé. Mais à l'envers, lui-même qui connaissait ses capacités d'évasion intellectuelle, pouvait commencer un exposé en disant :

« Ceci peut vous paraître simple, mais vous verrez combien cela est en réalité très compliqué quand je vous l'aurai expliqué ». Loin de compliquer, les apports extérieurs, les éclairages nouveaux, donnaient un relief extraordinaire à son enseignement.

Au cours de la revue de 1945, j'avais été amené à faire sur scène des caricatures de nos professeurs. Assis au premier rang des spectateurs, il s'est écrié : « Faites m'en une moins encombrante pour mon bureau ». Il m'a fait l'honneur de la conserver longtemps en cette place. En hommage personnel au « Grand Louis », j'ai le plaisir d'en présenter une copie dans cette notice qui lui est consacrée.

Nous sommes tous fiers d'être anciens élèves de l'Ecole nationale supérieure des mines de Saint-Etienne. Mais 40 promotions peuvent ajouter à cette fierté celle d'avoir été tout simplement des élèves ou mieux des disciples de Louis Neltner. Quel guide !

Eugène MAURIN (E 44-47)

Président de la Société amicale des anciens élèves.


Sa carrière

par Raymond Fischesser

Dans l'histoire du Corps - qui, certes, en comporte quelques-uns ! - Louis Neltner restera un cas.

Ce major de l'X se sera, d'un bout à l'autre, affirmé hors normes :

Peu d'hommes auront aussi superbement méprisé la notoriété, dédaigné l'intellectualisme, ignoré les contingences de carrière en même temps que les servitudes matérielles les plus élémentaires, trouvé leur délectation dans la pratique, plus ou moins épisodique. d'un ascétisme ne devant rien à la préméditation. Peu, par leur rayonnement, auront eu - au premier ou au second degré - un tel impact sur leur entourage.

Les innombrables témoignages de ses collègues, de ses collaborateurs, et des quelque 40 promotions stéphanoises qu'il a formées ou encadrées, en sont la manifestation. « Le grand Louis », alias « Big Lewis », alias « the Big », alias « le Fortissimo » (discipuli dicebant !) demeure, pour nombre d'entre eux, une sorte de figure de légende, une manière de mystique (à l'état sauvage), un prototype de l'aventurier grand style des temps modernes.

En quelques lignes son curriculum :

Né à Toulouse en 1903. Un père militaire de carrière (il a fini général de brigade). Entre à l'X à 18 ans, sort des Mines de Paris en 1926 ;

Séduit par Pierre Termier, se voue à la géologie. Est mis sur sa demande à la disposition des Affaires étrangères pour affectation au service des Mines du Maroc. Lève, pendant quatre ans, la carte du Sud marocain, souvent en zone (alors !) de haute insécurité ;

Devient en 1931 titulaire de la chaire de géologie de l'Ecole des mines de Saint-Etienne, où il succède à M. Demay. Assume, en 1942, les fonctions de sous-directeur de l'Ecole ;

Devient directeur de celle-ci en octobre 1943, sans pour autant abandonner son enseignement, qui glisse vers la cristallographie-minéralogie. Est, parallèlement, administrateur des Houillères du bassin de la Loire, et membre de la commission de la Carte géologique ;

Quitte l'Ecole en 1971 pour le Conseil général des mines ;

Prend sa retraite en 1974.

Cela en toute sécheresse, et exigeant quelques commentaires.

Le Maroc des années vingt restait en large partie sous contrôle militaire. Y alternaient les zones « de sécurité » (relative !) et « d'insécurité » où la « dissidence » demeurait latente et, épisodiquement, active. Tel était, en particulier, le cas du Maroc méridional. L'Atlas et l'Anti-Atlas du Sud de Marrakech demeuraient quasi vierges. Le géologue était souvent le premier civil à y pénétrer, et n'avait, théoriquement, lattitude de s'y aventurer que sous tutelle des Affaires indigènes et sous la protection de l'Armée, ou, tout au moins, d'une folklorique escorte de « partisans » désignés par les militaires.

C'est ce vaste territoire que Neltner passa au crible, à temps plein, de 1927 à 1931, puis, jusqu'en 1939, à l'occasion de missions annuelles s'inscrivant régulièrement dans son emploi du temps professoral. Son dédain des contingences eut d'innombrables occasions de s'y affirmer. Ses notes signalétiques en témoignent : « Ingénieur savant et explorateur hardi, comptant pour rien les dangers trop réels qu'il affronte, notait vers 1929 son ingénieur en chef, Pierre Despujols. Magnifique campagne dans une région dangereuse... ».


Louis Neltner et son camarade André Demay à Madère (Portugal), en toboggan, le 2 juillet 1929. Demay était à cette époque sous-directeur de l'Ecole des mines de Saint-Etienne, Neltner allait y être affecté peu après et deviendra directeur de cette Ecole, et leur camarade et photographe Félix Leprince-Ringuet deviendra directeur de l'Ecole des mines de Paris. Neltner et Leprince-Ringuet avaient tous deux un goût prononcé pour l'alpinisme. Le voyage au cours duquel cette photo a été prise les a enmenés en Afrique du Sud et dans d'autres régions d'Afrique.
Photo Félix LEPRINCE-RINGUET
Photo Collections MINES ParisTech (donation collection Leprince-Ringuet)


Louis Neltner et son camarade André Demay à Bonifacio, le 25 octobre 1929
Photo Félix LEPRINCE-RINGUET
Photo Collections MINES ParisTech (donation collection Leprince-Ringuet)



L'oeuvre géologique de Louis Neltner s'avère considérable. On lui doit, entre autres, la description et la cartographie systématique des formations cristallines et de la série primaire de la zone ; le débroussaillage des grands problèmes qui se posaient entre Souss et Oued Draa ; la première démonstration de l'existence du Précambrien au Maroc et la mise en lumière des phases tectoniques échelonnées au cours de l'Antécambrien. Son nom restera attaché à la découverte et à l'étude de la double discordance du Tizi N'Tarratine et à celles de la boutonnière précambrienne de Bou Azer.

Vivant, sans y prêter la moindre attention, à la dure, parlant suffisamment l'arabe pour discuter éventuellement avec un saint homme du bled de l'essence du Bien et du Mal, sacrifiant coram populo à ses dévotions matinales et vespérales, et, entre-temps, capable d'égaler à la marche, en rapidité et en endurance, le chleuh le plus aguerri, il s'était attaché la vénération inconditionnelle des autochtones qui l'accompagnaient. Certains de ses périples, accomplis avec Jacques Bondon et Louis Clariond, à travers des contrées quasi désertes où les altitudes oscillaient de 1 000 à 4 000 m, sont effarents : Tazenahkt-Agdz ; Tasdremet-Assi par le Toubkal : première traversée NS du Sagho ; Tazenahkt-Foum Zguid, en pleine dissidence.... etc.

En 1947, il concluait sa tâche en reliant, au cours d'une mission de quatre mois à travers la Mauritanie, le socle du Sud marocain à son homologue d'Afrique occidentale.

L'Ecole des mines de Saint-Etienne : il lui a consacré quarante années de sa vie, dont vingt-huit comme directeur.

Il l'a menée « à la Neltner », avec ce mélange, impossible à débrouiller, d'autorité, de décontraction, de rigueur morale toujours informulée, d'affectueux humour, et d'obstination dans les objectifs, qui n'était qu'à lui. Il en a fait ce qu'elle est devenue : une grande Ecole où sérieux et libéralisme ne pouvaient être que les résultantes, également nécessaires, d'un certain « état d'esprit » dont il eut été vain de vouloir copier la spécificité. En cheville avec les Mouvements unis de Résistance, il a débuté son directoriat en assistant le maquis, et en mettant à l'abri nombre de ses élèves menacés par le STO ou, dans certains cas, par la déportation pure et simple.

Ses cours, remarquables, accaparaient d'autant plus l'attention de ses auditeurs qu'ils étaient dispensés avec une élocution exigeant (de la part de ceux-ci) une solide pratique de la langue parlée, et assortis d'exercices de terrain nécessitant de réelles dispositions à l'athlétisme, et à l'ascétisme.

Ses rapports directoriaux avec ses élèves s'inspiraient d'un principe simple et chaleureux : « Quand on tire trop sur la ficelle, elle casse. Alors, il faut faire un noeud ! »... On me permettra d'ajouter que, sous ses abords ironiquement abruts, il était avec eux, et à tous égards, d'une bonté qui frisait fréquemment les bornes du raisonnable.

Sa gestion administrative dérivait du même schéma. Les institutions de tutelle ou de contrôle, de mentalité classique, pouvaient juger qu'elle prenait parfois quelques libertés avec la pure orthodoxie. Elle n'en était pas moins efficace : elle a, avant la lettre, et pendant des années, illustré l'excellence d'une réelle décentralisation, et permis l'évolution de l'établissement dans les voies du développement et d'une indispensable symbiose de l'enseignement et de la recherche.

Il est impossible, même dans le cadre étriqué d'une notice, de passer sous silence la seconde carrière de Neltner : sa carrière alpine.

La montagne a été une donnée essentielle de sa vie : l'occasion d'une aventure, physique et spirituelle, toujours relancée.

Doté, sous ses sympathiques allures de Don Quichotte quelque peu efflanqué, d'une résistance physique incroyable et d'un moral à toute épreuve, il a été l'un des grands alpinistes de sa génération. Rochassier classique, glaciériste hors de pair, il était l'homme des longues courses mixtes qu'il menait, la plupart du temps, en tête de cordée. Sa première du col du Diable, dans le massif de Roche IVléane, reste mémorable. Elément de première heure du Groupe de haute montagne, il fit partie, en 1936, comme géologue, et (autant, sinon plus) comme membre des cordées d'assaut de l'expédition française au Hiden Peak, dans l'Himalaya du Karakoram. Bloqué, en pointe, à 7000 m, par l'arrivée intempestive de la mousson, il essuya, dans les conditions que l'on imagine, plusieurs jours de tempête. Voyant se dessiner une éclaircie - précaire ! - il fit part au camp de base de son intention « de tenter un raid solitaire vers le sommet, à la grâce de Dieu »... Il fallut toute l'autorité, télégraphique, du chef d'expédition pour l'en empêcher, et le conserver à cette planète, et à l'Ecole des mines.

En ce qui concerne cette dernière, ajoutons que la montagne faisait partie intégrante de son système d'éducation. Nombreux sont les élèves qu'il a épuisés en marathons géologiques, ou pilotés dans des virées à vocation moins scientifique.

Il a gardé jusqu'à la fin la plénitude de ses facultés physiques et intellectuelles : l'été 1984 l'a encore vu hantant les austères dédales du Valgaudemar.

Il a quitté ce monde dans le style qui était le sien, poussant la porte de l'Au-Delà avec la décision qu'il apportait, à la prime aube d'une grande course, à pousser la porte du Refuge sur l'éblouissement, encore criblé d'étoiles, de l'Altitude.

De ses périples himalayens, il avait ramené un précepte, tibétain ou sherpa, qui lui était cher : « A ta naissance tous, autour de toi, riaient. Toi seul pleurait. Tâche de mener ta vie de telle sorte qu'à ta mort tous, autour de toi, pleurent, et que, toi seul, tu ries ! ».

Il y a pleinement réussi.

Raymond FISCHESSER (P 33)


La géologie des montagnes du Sud du Maroc entre les deux guerres, avec Louis Neltner.

A cette époque, le Maroc était administrativement divisé en zones de statuts différents, sans parler de la dissidence qui n'avait pas de statut :

- la zone des contrôles civils dans laquelle la sécurité était parfaite et la circulation totale,

- les zones militaires, comme la région de Marrakech, la région de Fès, etc. commandées par des généraux, et qui se divisaient elles-mêmes en deux catégories : zones de « sécurité », où la paix régnait depuis longtemps et les zones « d'insécurité », pacifiées à une date plus récente et dont l'accès était interdit sans autorisation des militaires. Dans ces dernières, les restrictions à la circulation étaient sévères et susceptibles de variation avec les changements de la situation politique. En bref, elles constituaient des zones où, sans patronage officiel, il était impossible de se rendre.

Pénétrer en zone d'insécurité exigeait toute une procédure : après avoir obtenu l'autorisation de la région militaire, on se voyait fixer l'itinéraire des pistes à suivre, les heures limites de circulation, les jours où une « sécurité » était prévue (un accompagnement par automitrailleuse pour un convoi de ravitaillement en zone encore « un peu chaude », ou bien une sécurité fixe assurée par des groupes armés installés pour la journée aux points un peu délicats). On devait faire visite à l'officier des Affaires indigènes, quand on passait devant son poste, pour faire constater que tout allait bien. Les régions en question, par leur frontière commune, longue et perméable, avec la dissidence, constituaient une magnifique aubaine pour le géologue, les militaires et les camions civils qui les ravitaillaient ayant d'autres soucis en tête que des sciences naturelles.

Ledit géologue n'avait, dans un premier temps, qu'à suivre les jours de « sécurité », les pistes auto, en s'arrêtant au moment propice pour casser ses cailloux jusqu'à l'apparition de l'automitrailleuse de queue (appelée aussi « blindée ». Celle-ci en vue, il lui fallait repartir à toutes brides en avant, en se faisant agonir de tous, pour recommencer un peu plus loin.

Il avait, dans un second temps, et quand la sécurité le permettait, la possibilité de suivre des pistes piétonnes. Il devait alors respecter un horaire très strict et terminer la journée au village désigné. L'Anti Atlas central étant presque désert, il nous est arrivé d'avoir à faire des étapes de plus de dix heures de marche sur des sentiers de montagne à peine tracés et couverts d'éboulis de rhyolite des plus désagréables, escortés de surcroît d'une joyeuse horde de « partisans » désignés par les militaires, armés de vieux fusils (avec souvent une cartouche de contrebande pour tirer un mouflon ou une gazelle de montagne). Nous les payions cinq francs par jour, quitte à leur acheter un mouton pour six après quelques jours d'escorte. De grands gaillards minces, agiles, infatigables et surtout avec le rire et la gaité chleuh ! J'en ai gardé des souvenirs inoubliables...

Trêve de poésie et de tourisme, tout ce qui précède étant pour dire que l'Anti Atlas était alors libre pour la géologie, et qu'on ne savait rien sur lui. Seul, le Père de Foucault avait traversé la région de Ouarzazate, de Tikirt à Tazenakht par Ighels et les gorges de l'Assif Douchchene. Il n'en avait rapporté que des détails sur la texture et la couleur des roches.

Quelques géologues universitaires travaillaient déjà dans les zones stabilisées du Maroc : Termier dans le Moyen-Atlas, Moret dans les vallées Nord de l'Atlas de Marrakech, Roch dans l'Atlas occidental et Le Villain dans la région d'Agadir. Leurs travaux dureront des années sur la même zone. Il fallait donc des jeunes gens nouveaux pour le Sud, où d'immenses territoires, par un classement en zone d'insécurité, restaient vierges.

C'est là qu'intervint le chef du Service des Mines et de la Géologie, Pierre Despujols (X 1907) qui fut à la base de la création de la nouvelle équipe. Cet homme remarquable, autant par son intelligence et sa finesse que par sa modestie, pensait qu'un jeune corpsard, au Maroc, n'était pas fait pour les routines et les automatismes du service ordinaire. Faisant venir Louis Neltner, il l'orienta aussitôt sur la géologie de l'Anti-Atlas. Comme je le préciserai plus loin, le travail de Neltner ainsi que celui de Clariond et le mien, a consisté, en général et sauf rares exceptions (Missions décidées par la Résidence et se rapportant à des problèmes sur la géologie de gisements miniers : par exemple, en juillet 1931 avec Louis Clariond sur les gisements cobalt-nickel de Bou Azzer-Graaza et en juillet 1934 dans la zone d'Ifni nouvellement pacifiée, où je me trouvais être le premier « civil » depuis 1912), à faire des « itinéraires géologiques », d'abord le long des pistes automobiles, puis le long des sentiers de caravane... Inutile de dire qu'au démarrage ces « itinéraires » étaient bien plutôt une ponctuation de « coups de sonde » exploratoires.

C'est ainsi que Neltner fit les deux découvertes qui, à mon sens, sont ses deux principaux titres de gloire :

1. La double discordance du Tizi N'Tarratine ( = col des Chèvres, 1 886 m) sur la piste de Tazenakht à Agadir, première démonstration de l'existence du précambrien au Maroc. Sur quelques dizaines de mètres, on voit, sous les calcaires géorgiens à Archéocyathus qui discordent sur ce qu'il nommait « algonkien », ce même algonkien discorder sur un archéen arasé. Je ne sais si la photo en a jamais été publiée, mais c'est une double discordance splendide.

2. La mise à jour, dans les déblais du creusement d'une tranchée sur la piste de Tazenakht à Agdz, d'un bloc d'érythrine qui, ramené au labo du Service des Mines, s'avéra être la première pièce du volumineux dossier du cobalt-nickel de l'Anti-Atlas.

En dehors de ces deux points sortant de l'ordinaire, Louis accomplit dans le silence, le débroussaillage systématique des grands problèmes qui se posaient entre Souss et Oued Draâ. Comme il avait le sens pédagogique et une grande honnêteté intellectuelle, il jugea de son devoir de me transmettre tous les résultats qu'il avait obtenus, ainsi que la liste des problèmes à résoudre, encore beaucoup plus nombreux ; transmission, non sur le papier, mais dans le bled, en me prenant avec lui dans toutes ses sorties, de mon arrivée au Maroc jusqu'à son départ au printemps suivant (1930-31).

C'est dans ces sorties que j'ai appris à connaître Louis Neltner sur le plan du travail, et mieux encore sur le plan humain. Grand, mince et même maigre, mais des muscles d'acier, infatigable, une volonté farouche, l'empêchant de renoncer lorsque les choses allaient mal. Il était parfaitement à l'aise avec les montagnards chleuh qui nous accompagnaient, marchant à leur rythme, peu sensible à la soif et à la faim et se moquant complètement, comme eux, de son accoutrement pourvu qu'il s'y trouve confortable. Sa résistance au froid était remarquable ; il la cultivait d'ailleurs, ne prenant sur lui, la nuit, qu'une couverture, alors qu'à son côté je pelais de froid, et que le matin suivant, nous trouvions nos accompagnateurs s'amusant à grands rires avec l'eau du seau qui était devenue un bloc de glace. Ce devait être pour lui un exercice de volonté, mais aussi un entraînement pour des bivouacs en haute altitude et des blocages dans la neige et la glace par très mauvais temps.

Car, au fond de lui-même, il y avait l'amour de la montagne, peut-être plus que celui de la géologie, ou tout au moins autant. La découverte par un temps splendide de tout l'Atlas occidental sous la neige, du haut du plateau du Siroua, à 3000 m, l'avait, un jour, à notre réveil, rendu bavard et souriant. Tout en fumant sa courte pipe, il s'était mis à me parler de la Montagne (avec des majuscules), des ascensions dont il gardait le plus vif souvenir... et de l'Himalaya, auquel il devait déjà rêver au début de 1931, cinq ans avant d'y aller ! Ce fut la seule fois où, avec moi, il fut aussi expansif !...

Un autre trait capital de sa personnalité était son mysticisme. Le soir, sous la tente, avant d'éteindre la chandelle, il faisait une très longue prière, non seulement à genoux contre son lit, mais aussi avec des inclinaisons du buste jusqu'à toucher le sol de la tête, des positions mains jointes, des battements de poings (et pas doucement !) sur la poitrine, en somme, très prière musulmane. Cela sans se soucier de savoir s'il y avait des témoins ou non. Les chleuhs - au fait de cette pratique -, reconnaissaient en lui un saint-homme, le respectaient en conséquence et en profitaient pour le gruger un tout petit peu, puisqu'un saint-homme, par définition, pratique la charité...

Selon quelqu'un qui l'a très bien connu, il était né d'une famille protestante et s'était converti au catholicisme ; j'ignore si cela est exact, mais cela cadre bien avec certains éléments contradictoires de sa personnalité : du côté protestant, une apparence sèche et un peu distante, une certaine suffisance rèche, en même temps qu'une honnêteté intellectuelle parfaite, un sens total du devoir et l'absence totale de jalousie, le côté catholique satisfaisant son mysticisme et lui donnant un contact humain qui, lorsqu'il le voulait, pouvait être excellent. [Cette information est démentie par ses descendants : il serait né dans une famille 100 % catholique].

On peut dire que l'écorce était râpeuse, mais l'amande excellente. Je dois dire aussi à quel point il était patient, en général, et combien il le fut avec moi qu'il avait pris en mains pour lui transmettre « son enfant », ses connaissances de l'Anti-Atlas central et pour le « dresser » à tous les points de vue, aussi bien sur le plan technique (comment tirer le maximum de profit d'un itinéraire géologique parcouru rapidement, soit dans un convoi automobile, soit avec des partisans et la crainte de ne pas arriver à l'étape avant le coucher du soleil), que sur le plan pratique. J'ai, par exemple, appris de lui qu'avant de toucher à un caillou, on doit le retourner de la pointe du marteau : on ne sait jamais ce qui se cache dessous ; qui n'avait pas cet automatisme risquait de cruels ennuis. Je me rappellerai toujours mon arrivée au sommet de l'Âpchid, au sud-est de Taghbalt, un petit sommet effilé comme un pain de sucre : un splendide trilobite s'y chauffait au soleil ; sans le dit automatisme, je fonçais sur ce « dateur » dévonien inespéré, sous lequel somnolait un scorpion noir saharien de 16 centimètres (je l'ai ramené à Rabat à peine abimé), et je ne serais pas là pour vous le raconter.

Si Louis Neltner pouvait donner de très bons conseils, ce n'était pas sur le campement et la vie quotidienne. Les vieilles tentes de l'époque, étroites, pour deux lits côte à côte, n'étaient pas confortables, sans toile de sol bien sûr. Nous étions jeunes ! Le ravitaillement était livré aux mains du domestique, Ali, un noir herculéen très attaché à son patron. Excellent montagnard, toujours en sandales, jambes nues, une courte djellaba lui arrivant aux genoux. Neltner était pour lui un saint-homme, mais cela n'en faisait pas un meilleur cuisinier.

Les ressources locales étant nulles, il fallait quitter Rabat avec tout le ravitaillement, farine, sel, riz, pâtes, pommes de terre, lait condensé, thé, sucre, corned-beef, etc. « Il fallait » est impropre, « il aurait fallu » convient mieux. Certain jour, lors de notre première promenade en commun, à trois jours de marche de l'épicier juif de Ouarzazate, alors que vers midi je me plaignais de la faim, le grand-maître, faisant le désespéré devant l'avidité de la jeune génération, consentit à s'asseoir, se fit apporter son sac et le vida lentement : après un déballage de chaussettes sales, vint un paquet enveloppé dans un journal et quatre pommes de terre ; dans le paquet, deux harengs saurs. Ali ne mangeant pas de nourriture « horma » eut deux patates, nous une patate et un hareng, et rien à boire avant d'arriver à Tachochkt le soir. Par la suite, je pris la responsabilité de la nourriture et Louis Neltner s'en trouva bien.

Pour en revenir à la technique, il m'apprit à récolter les échantillons, à les étiqueter et les emballer, à prendre les notes, à travailler sur la carte, toute cette routine qui peut paraître un peu méprisable à l'homme de cabinet, mais qui est indispensable. Il insistait, par exemple, sur le report des résultats sur la carte au fur et à mesure de leur venue et sur deux cartes identiques, même lorsqu'on est seul. Il m'a fallu attendre la fin d'un itinéraire piéton d'une semaine de Foum-Zguid à Tazenakht par de multiples détours pour que se réalise la sagesse de cette précaution : le vent du nord soufflant en tempête, arracha la carte de Louis Neltner, alors que dans cette immense plaine désertique nous cherchions le cap à suivre à la boussole pour arriver au but. Après un temps de course qui nous laissa pantelants, la carte gagna, mais l'autre exemplaire restait.

Les itinéraires que je fis avec Louis Neltner ? Ils ont été suivis de novembre à avril, c'est-à-dire lorsqu'il faisait froid ou une chaleur moyenne, en particulier, pour éviter les indésirables scorpions, araignées (tarentules et galéodes...) et serpents dont le Maroc est largement fourni et qui ont été à l'origine de nombreux accidents (comment ne me rappellerai-je pas l'officier interprète d'Agga qui, après dîner, alors que nous plaisantions au clair de lune, fut piqué par un saharien noir et mourut deux heures après !).

En ce qui concerne nos périples, je ne citerai que les principaux :

- Fin 1930 : Ouarzazate, Tikirt, Aït Ben Haddou, Enzel (discordance entre différentes formations précambriennes), Tachokt. col nord du volcan du Siroua, puis vers le sud, calcaires géorgiens, double discordance du Tizi ISITarratine, où nous attend la camionnette (ouf !). Ouarzazate. Une semaine environ.

- Fin 1930 : Tazenakht-Agdz par la piste qu'on a achevée de tracer (Agdz venant d'être pacifié]. Précambrien 2, calcaires géorgiens, schistes acadiens, géorgien, boutonnière précambrienne de Bon Azzer (serpentines et gabbros, cobalt, nickel) - géorgien - acadien. Les blindées étant un peu pressées, nous ne voyons pas grand chose à l'aller, mais nous rentrons en flânant à loisir le surlendemain.

- 1931 : premier itinéraire sur Foum-Zguid, du précambrien au silurien. Venant de Tazenakht et ayant cassé beaucoup de cailloux en route, nous arrivons à la nuit tombée. Le colonel Chardon, commandant le territoire de Ouarzazate est là. Il est venu de jour entre deux blindées. Homme cependant paisible et compréhensif, il nous lave copieusement la tête. Louis Neltner, en tant qu'ancien, prend tout ; il ne parle plus pendant vingt-quatre heures.

- Après sa nomination à Saint-Etienne, il revient chaque année au Maroc et nous sortons plusieurs fois tous les deux. Louis Clariond nous accompagne dans notre grande traversée nord-sud du Sagho, quelques mois après la sanglante pacification de ce massif.

- Itinéraire au départ de Foum-Zguid vers le nord-ouest, l'est, puis le nord vers Tazenakht - du Silurien à l'Acadien au Géorgien et aux Précambriens. Nous traversons des montagnes de rhyolites style Hoggar et la plaine de Tazenakht - Précambrien à gneiss et micaschites arasés - cinq à six jours.

- Hors de notre terrain de chasse habituel, un itinéraire sud-nord, de la plaine du Souss à Tasdrent, à Asni au nord de l'Atlas, en remontant la longue vallée du Tifnout et ses granits rosés, franchissant la ligne de crête au Tizi N'Ouanoums à plus de 3 600 m et descendant vers Sidi Chamarouche, Asmed et Asni, en passant par l'emplacement où s'élève aujourd'hui le refuge Neltner à 3 200 m d'altitude. Magnifiques journées en haute montagne et superbe pétrographie !

Avec Clariond, excellent géologue et parfait ami, souvent sombre et grognon, solide comme un roc à tous points de vue, nouvelle traversée du Sagho, de Bou Maine à Iknioun (centre de la bataille finale du Djebel Bou Gafer) (2 600 m environ) ; Tazzarine dans la plaine présaharienne ; Taghbalt, Ajmou. Equipée quelque peu sportive en raison des nombreux dissidents Aït Khebbache et Aït Hamou qui ne se sont pas encore rendus et qui se déplacent dans une montagne aussi découpée que le Sagho sud ; cinquante hommes armés avec avant-garde, flancs garde sur les hauteurs, pas de feu la nuit pour ne pas être une cible facile. Quelques coups de feu, une nuit (un braconnier tirant un mouflon ?). En tout cas de bons souvenirs et en six jours, une belle coupe du Précambrien au Dévonien avec de nombreux fossiles.

Ce dernier mot m'amène à évoquer ce que Louis Neltner paraissait penser des fossiles et de la paléontologie : un mal nécessaire, semble-t-il. Il n'aimait guère leur recherche qu'il considérait comme une technique fastidieuse et la méticulosité qu'exige la dissection d'une strate lui pesait. Au fond il n'était pas tellement paléontologiste, ni même stratigraphe ; par dessus tout c'était un minéralogiste, un pétrographe et un tectonicien dont j'admire encore la droiture et le désintéressement. Lorsqu'il m'a passé sa succession, il m'a donné un conseil que je ne puis oublier : « Toi qui as l'oeil pour les fossiles, profite donc de toutes les occasions que tu auras pour étudier le contact des calcaires à Archéocyatus avec les schistes verts de l'Acadien ; on y constate souvent une transgression ».

Et c'est ainsi qu'en allant de Ouarzazate à Agdz en janvier 1933, avec une cinquantaine de joyeux drilles armés de fusils Chassepots, j'ai trouvé ce gisement d'Ourika N'Ouanourmas que traversait le sentier et où des gros nodules calcaires pleins de trilobices couronnaient les calcaires dans leur zone de passage aux schistes : une fête aux Micmaca et aux Olonellus, faune dont la présence donnait, pour la première fois, la preuve formelle de la présence du géorgien en Afrique, et dont on a dit « excellently preserved trilobites assemblages containing some of the most primitive genera known ». Quand Despujols et moi avons annoncé la découverte à Neltner, il m'a répondu par retour pour me dire qu'il écrivait à son ami Pruvost de Lille, le priant d'étudier dare dare mes fossiles et pour me demander de les lui envoyer en express. En est-il un qu'on a appelé Neltnerii ? Je n'en sais rien. Ce n'eut été que justice, car c'est lui qui les a trouvé, si j'ose dire, plus que moi. C'était vraiment un chic type, rugueux mais sûr... et c'est tellement rare !

Et pour ne pas finir en style d'oraison funèbre (on est toujours vivant dans le coeur de ses vieux copains !), voici une histoire qui avait, en son temps, débordé du cadre Corps des Mines et du milieu géologique.

Se trouvant à Paris dans la fin des années vingt, Louis demanda un rendez-vous à Pierre Termier, le « géopoète », prof à l'Ecole des mines, qu'il considérait comme son maître. Il sonne au jour et à l'heure fixés. La porte s'ouvre. Paraît une dame (Mme Termier ? Une gouvernante ? qui lève les bras au ciel et s'écrie : « Enfin vous voilà ! » - « Mais oui Madame, à l'heure indiquée »

- « Dépêchez-vous, entrez vite, le deuxième lavabo, lui aussi, est bouché ! ». On l'avait pris pour le plombier !

Jacques BONDON.


L'expédition française à l'Himalaya en 1936.

Tout ce qui suit doit être replacé dans le cadre de l'expédition française à l'Himalaya en 1936... il y a donc cinquante ans. Je dois également préciser qu'après 1936, j'ai été éloigné de Neltner par certains événements dont la guerre.

Membre du Groupe de Haute Montagne du Club Alpin Français des années trente, Neltner était un alpiniste et un montagnard de classe, courageux, obstiné, un peu « cheval de labour » comme il est bon d'en avoir avec soi dans une équipe de ce genre. Sa sélection dans notre équipe s'imposait pour ses qualités et, plus encore, pour la personnalité qu'on lui reconnaissait...

C'était un personnage d'aspect austère, invariablement vêtu d'un costume taillé dans ce drap rude apprécié, à l'époque, par les alpinistes traditionnels et qu'on appelait le drap de Bonneval. Souvent la pipe à la bouche, il souriait peu, mais n'était pas dépourvu d'un sens de l'humour plus profond et plus élaboré que le nôtre - de près de cinq ans plus jeunes.

Des souvenirs ? En voici un que je conserverai toujours : au cours de la longue marche d'approche vers le Karakoram, nous avions franchi un premier col transhimalayen, le Zojila, à plus de 4000 m, dans de détestables conditions, tempête de neige, fin de parcours dans la nuit, mauvais abri d'étape pour tous, y compris les 500 porteurs indigènes, inquiétude pour la progression et la conservation des charges contenant notre matériel et nos vivres. Le surlendemain de ces dures journées, nous étions descendus de 1 500 m en altitude et étions arrivés à une sorte de tout petit village de 4 à 5 maisons autour d'un bungalow de gîte d'étape où nous nous étions installés pour la nuit. Notre petit détachement de 4 européens, après avoir compté et vérifié les charges, devait se retrouver pour le repas du soir. En rejoignant la tente prévue à cette fin, au détour d'un muret, je me suis soudain trouvé face à Neltner agenouillé pour une prière et rendant, avec beaucoup de dévotion, grâce au Seigneur de nous avoir fait échapper aux très réels dangers encourus. Ce n'était certes pas une manifestation de piété ostentatoire : il n'y avait pas d'endroit réellement tranquille dans ce coin, mais les nombreux porteurs indigènes du Cachemire et les sherpas qui le voyaient faire furent, de ce jour, fortement impressionnés et le considérèrent comme un « homme de Dieu ». Ce fait eut une conséquence pratique fort heureuse : en sa qualité de géologue, on avait affecté à Louis un porteur avec lequel il s'écartait souvent du chemin pour recueillir des échantillons minéralogiques, et chaque soir, le pauvre garçon avait pour mission de les réunir aux cailloux déjà ramassés les jours précédents et de les placer dans une caisse qui devenait plus lourde de jour en jour. Aucun porteur n'aurait accepté de s'en charger si le fardeau n'avait eu le caractère « sacré » de tout ce qui se rattachait à Louis Neltner...

Je dirai, pour terminer, que Neltner était l'une des personnalités les plus marquantes de notre groupe. Son rôle dans le déroulement, l'achèvement et le succès de l'expédition aurait pu être déterminant s'il avait été écouté : il avait vu juste en insistant pour rester sur l'éperon du Hidden Peak jusqu'à ce que le beau temps se rétablisse, ce qui advint après quatre jours pendant lesquels la descente imposée par souci de sécurité fit, en réalité, prendre des risques inutiles aux équipes engagées.

Ainsi se trouvèrent annulées les dernières chances d'un succès qui se trouvait encore à notre portée.

Jean CARLE.


Souvenirs d'un professeur.
La Guerre et la Résistance

C'est en août 1941 que j'ai rencontré pour la première fois L. Neltner, au Carrelet, près de la Bérarde. Organisateur d'un ensemble de camps-écoles d'alpinisme, il les inspectait à tour de rôle, et je me trouvais moniteur à ce camp du Carrelet, dressé à côté du refuge.

Il avait alors 38 ans. La première image fut celle d'un homme grand, sec, simple, un peu tout d'une pièce, aux yeux d'idéaliste, et qui témoignait un grand mépris aux questions vestimentaires. Avec le temps, mon opinion s'est enrichie, mais non radicalement transformée.

Vu son passé de grimpeur et sa prestance naturelle, il m'intimidait. Pourtant, puisqu'il savait que j'étais géologue, ce qui pouvait nous rapprocher, je m'enhardis, un jour où nous nous trouvions seuls, jusqu'à lui dire que ces camps étaient une bonne chose, puisque le moment venu où l'on devrait reprendre les armes, il en sortirait un effectif de jeunes alpins entraînés. Il ne me contredit pas et je sus qu'il était du bon côté.

Le 5 mars 1943, déjà assuré téléphoniquement que ma candidature au poste vacant de chef de travaux a été retenue, je rends visite à Neltner, à l'Ecole des mines. De son bureau de sous-directeur, il me fait passer directement dans celui de M. Descombes, le directeur, pour me présenter. La porte est déjà ouverte, car je surprends ces Messieurs en pleine complicité de confection d'un faux diplôme : il faut permettre à un ancien élève, Israélite et camouflé sous une identité d'emprunt, de trouver une embauche à la mine. Inutile de dire que cette absence de cachotterie m'a tout de suite mis à l'aise.

Pour la suite de ce témoignage, je me réfère au compte rendu rédigé après l'Armistice par J. Lagneau (promo 1945), chef de trentaine du Groupe Franc de Saint-Etienne [A. S. Loire) constitué, en grande proportion, par des élèves de l'Ecole.

1. A l'automne 1943, Neltner apportait son concours aux M.U.R. (Mouvements Unis de Résistance).

2. Une fois le groupe de résistance de l'Ecole constitué, Lagneau dévoile son existence à Neltner, qui lui fournit des bons-matière, permettant d'acheter fournitures ou approvisionnements, stockés dans une maison forestière du Pilât, prévue comme point de repli pour le cas où notre groupe devrait s'échapper de Saint-Etienne.

3. Le 29 juin 1944, au soir, deux de nos camarades étant arrêtés et notre groupe semblant menacé, Lagneau et moi-même allons informer Neltner de ces événements à son domicile. Il nous conseille de passer la nuit dans l'Ecole après y avoir rassemblé tous nos camarades, afin qu'une descente de la Gestapo à la Maison des Elèves (elle se produisit en fait le lendemain à midi) n'ait pas de conséquence. Et il camoufle dans son jardin une camionnette compromettante.

Vingt-sept années plus tard, lors de la cérémonie qui a marqué son départ de l'Ecole, Neltner a tenu à rappeler ce dernier événement, et à dire combien il avait été touché de ce mouvement spontané et de la confiance que nous lui avions témoignée en venant lui demander conseil.

Epilogue de cette période troublée, c'est avec émotion et fierté que Louis Neltner a vu décerner à son Ecole la Croix de guerre 1939-1945, qui restait constamment exposée dans son bureau, aux côtés de la Légion d'honneur et de la Croix de guerre qui témoignaient du sacrifice des Anciens de 1914-1918.


L'enseignant, le géologue, l'alpiniste...

Pourquoi distinguer des rubriques ? C'était partout le même homme, au physique comme au moral. Je le sais d'autant mieux que j'ai exercé la même discipline que lui, que nous avons planché devant les mêmes élèves et que nous nous sommes attachés à la même corde.

Il était solide, dans tous les sens du terme, l'esprit agile, jamais tendu - on ne lui connaissait pas de nerfs -, plein de volonté, ascétique s'il le fallait, avec à l'arrière-plan une certaine conception intransigeante du devoir, mais qu'il n'a jamais songé à imposer à personne.

Comment définir sa classe ? Et pourtant il en avait ; dans une réunion, aussi dépourvu de faconde et de pose qu'il fût, on l'écoutait, pour la qualité et l'originalité de ses propos où se révélait l'étendue de son expérience et de ses connaissances, servie d'ailleurs par une excellente mémoire. Sans avoir à jouer de charme, il conquérait ses auditeurs par une autorité habillée d'humour.

Je ne peux faire autrement que de parler de lui en bloc, me contentant d'une vague référence chronologique pour égrener souvenirs et anecdotes.

C'est le hasard du décès prématuré de Pierre Termier, à la fin de l'été 1930 qui, indirectement, infléchit sa carrière vers l'enseignement. Le poste vacant à l'Ecole des mines de Paris fut en effet attribué à A. Demay, et Neltner succéda à ce dernier à Saint-Etienne fin 1930. Il abandonnait ainsi, après y avoir passé cinq ans, le Service des mines du Maroc, où il s'était totalement voué à la recherche géologique. En fait, au prix d'un aménagement de son emploi du temps scolaire, il continuera, jusqu'à la guerre, d'effectuer chaque année un long séjour dans l'Atlas.

Il a appartenu à la grande génération des premiers géologues marocains, encore explorateurs au sens géographique du terme, qui ont révélé les traits essentiels de la stratigraphie et de la structure de ce pays. Son apport concerne un vaste territoire situé au sud de Marrakech, dans l'Atlas et l'Anti-Atlas, région pittoresque et sauvage, aujourd'hui très fréquentée des touristes, mais qu'il a parcourue, souvent à ses risques et périls, alors qu'elle était à peine pacifiée ou à la limite de l'insoumission. Il en a décrit et cartographié les formations cristallines, les anciens volcans et la série primaire et a, en outre, mis en lumière les phases tectoniques échelonnées au cours de l'Antécambrien. Bien des années plus tard, on lui demandera d'ailleurs d'effectuer une mission pour relier, à travers la Mauritanie, ce socle du sud marocain à son homologue de l'Afrique occidentale.

La performance physique que représentent de telles études apparaît clairement si l'on note que, dans la zone qui lui était dévolue, les vallées maîtresses se tiennent à 500 ou 1 000 m, les principaux cols vers 2 000 et les sommets à 3 500 voire 4 000 m. Auprès du point culminant, le Toubkal (4 165 m), on a dédié à Neltner un refuge, étape de cette ascension, et c'était le moindre des hommages à lui rendre.

C'est durant cette période de l'avant-guerre que s'intercale l'épisode himalayen de sa carrière, plus connu du public.

On sait qu'en 1936, la première expédition française dans ces contrées visait le Hidden Peak (8063 m}. Neltner faisait partie des cordées d'assaut qui, surmontant l'inconnu et la difficulté, avaient progressé à plus de 6500 m sur un éperon escarpé, y installant cinq camps successifs. Vint alors, la mousson étant en avance cette année-là, une période de gros mauvais temps qui bloqua la progression et fit échouer l'entreprise.

Avant le départ, tous les alpinistes avaient prêté serment d'obéissance au chef de l'expédition, Henry de Ségogne. Neltner, bloqué dans le camp IV et rongeant son frein, expédie le 24 juin à ce dernier, au camp de base, une lettre proposant de tenir sur place 3 semaines s'il le fallait, et demandant à être relevé de sa parole pour « tenter un raid à la grâce de Dieu en direction du 8 068 » au premier signe d'éclaircie.

Ségogne se montra prudent et ferme, interdisant cette tentative désespérée, et nota sur son journal : « Il me fallait maintenant ramener à la raison des égarés, et défendre leur vie contre leur propre acharnement ». Quoi qu'il en soit, la proposition avait été faite, et d'un coeur sincère. Au retour, un compagnon écrira de Louis Neltner qu'il s'était montré, au cours de la campagne, un « rude lutteur ».

De fait, si l'on ne s'en tient qu'au plan de l'endurance physique, c'était presque un pur esprit. D'anciens élèves, de promotions d'avant-guerre, me rapportaient encore, longtemps après, l'allure de marathon des excursions géologiques effectuées à pied, où la pause méridienne sa résumait pour Neltner, en « trois biscuits et un demi de bière ». Il était capable de dormir en dépit de toutes conditions d'inconfort et de froid, ce qu'il a surabondamment prouvé lors de nombreux bivouacs en montagne, et son sommeil était d'une profondeur peu concevable.

(Référence: J. Escarra et al. Karakoram. 1 vol., Paris, Flammarion, 1938, 173 p.).

Au cours d'un déplacement, nous partagions une chambre où - mauvaise rencontre ! - son lit se montre peuplé de punaises. Il récupère un drap, soigneusement examiné, et s'en enveloppe pour se coucher à même le plancher, devant la fenêtre. Plus tard dans la nuit, je suis réveillé par un orage et une violente averse. Ayant allumé, je constate que la rafale, par la baie ouverte, douche Neltner, simplement abrité par son drap. J'ai baissé le store. Au matin, mon Directeur, mis au courant de ces péripéties, en a accueilli le récit avec beaucoup d'étonnement.

Non pas froid, mais de sang-froid, amical sans effusion ni familiarité, ironique sans véhémence, tel il devrait rester dans nos mémoires. Et pourtant, j'ai vu cet homme essentiellement posé sortir au moins une fois de sa réserve. Nous accompagnions nos élèves dans la Montagne Moire, en 1946 je crois. Au-dessus des dolomies du Géorgien, nous explorions les schistes de l'Acadien. La main heureuse, nous avions trouvé un gîte de Paradoxides. Alors, devant la belle récolte de Trilobites, et l'analogie de la coupe avec celle qu'il avait découverte et décrite dans le Cambrien marocain, l'enthousiasme de Neltner a explosé de façon comique : sidérés, nous avons pu contempler notre Directeur, assis au milieu de débris de roches et qui, au sens propre du terme, se tapait violemment le séant sur le sol en se soulevant plusieurs fois sur ses bras tendus, le tout avec un grand air de jubilation.

Ainsi que cela se produit pour les cadres de toutes les collectivités, il n'avait pas manqué de se voir attribuer par ses élèves un surnom, adopté d'emblée, il faut bien l'avouer, par une grande partie du personnel de l'Ecole. Ce surnom a d'ailleurs varié avec le temps, mais au prix d'une évolution continue, dont je puis témoigner.

Cela a commencé par « le Grand Louis », évident quant à la silhouette du personnage, mais avec peut-être aussi, dans l'esprit de son premier auteur, une connotation allusive à Ludovicus Magnus. Brusquement, et par une traduction infidèle, on a vu plus tard apparaître « le Big Lewis », bientôt abrégé en « le Big », resté en usage jusqu'à son départ de l'Ecole, et qui déroutait fort les nouveaux, la silhouette n'ayant pas pris un gramme.

On remarquera le caractère simplement familier du surnom, à peine irrespectueux, mais surtout pas péjoratif : tout à fait à l'image des sentiments qu'il a naturellement inspirés.

En conclusion, j'essaie d'imaginer à quelles racines et à quelles rencontres peuvent être rapportés son caractère et sa carrière.

Né dans un milieu militaire [son père était général), je pense qu'il lui doit sens du devoir et adhésion à une discipline. Discipline tout intérieure s'entend, car il n'a jamais manifesté le moindre goût pour le formalisme ni pour les conventions, et montrait au contraire une désinvolture de grand seigneur face au rang de taille et à la voie hiérarchique.

Brillant élève, sans doute orienté vers une carrière militaire (son frère, passé aussi par l'X, était officier d'artillerie), la botte le fait accéder au Corps des Mines. A l'Ecole des mines, avec L. de Launay et P. Termier, c'est « La joie de connaître », chantée par le second, et presque au même âge la rencontre de la montagne. Elles ne le lâcheront plus, ni l'une ni l'autre, au cours d'une existence qu'elles ont largement remplie.

Ce raccourci, pour schématique qu'il soit, me semble expliquer une bonne part des traits de la personnalité de Louis Neltner et de sa vie, telles que nous les avons connues.

J. LETOURNEUR.


Témoignages d'anciens élèves.

C'est avec beaucoup d'émotion que je relis la dernière communication que m'ait faite Louis Neltner. Datée du 28 mai 1976, elle me dit, entre autres propos aimables : « ...du coup me voilà ramené quarante-cinq ans en arrière alors que je débutais à Saint-Etienne, une époque où les ballades géo se faisaient à pied et où des vaches paissaient sur les rives du Fauriel... »

Ayant passé beaucoup d'années hors de France j'ai peu connu Monsieur Neltner, ingénieur général des Mines, directeur de l'Ecole nationale supérieure des mines de Saint-Etienne, mais je garde le souvenir inoubliable de Louis Neltner, professeur de géologie, a peine plus âgé que ses élèves, chaussé d'énormes souliers de montagnard, remontant à grandes enjambées le cours Fauriel (nous prétendions qu'il battait deux tramways...), sans le moindre souci de son apparence. A une époque où, passé l'internat et la taupe le débraillé n'était plus de mise comme il l'est aujourd'hui, Louis Neltner opposait à nos allures recherchées, à nos cheveux « gominés », un aspect rustique et une coiffure en brosse.

Aspect qu'il conservait d'ailleurs devant la « planche » de son « amphi » sans la moindre gêne. Il était, je crois, le seul professeur à revêtir une blouse grise de taupin pour faire son cours, et je ressens encore cette surprise toujours renouvelée dès qu'il prenait la parole : son élégance était là, innée, profonde, dans son esprit, dans une intelligence claire, originale, dont un langage d'une tenue, d'une précision, d'une concision remarquables était le reflet. Nous étions tous bien jeunes mais je crois que nous sentions déjà la richesse de cette personnalité, l'enthousiasme scientifique qui se devinait, la probité intellectuelle si évidente. Après tant d'années j'ai sans doute oublié beaucoup de ce qu'il m'a appris, mais je m'émerveille encore de la qualité pédagogique et humaine de son enseignement.

« Les balades géo se faisaient à pied... ». Je le suis encore sur ces mauvais chemins des Alpes, qu'il parcourait sans trace d'effort à la tête d'une « promo » étirée sur plusieurs centaines de mètres, nous guidant dans des coins impossibles pour nous faire ramasser quelques fossiles avec une telle sûreté que nous l'accusions de les y avoir semés la veille... Nous descendions des éboulis abrupts, lui, alpiniste chevronné, droit comme un i, nous, sérieusement inquiets pour la plupart, honteusement, sur les fesses... Je travaillais déjà au Texas quand j'appris par hasard, mais sans surprise qu'il était le géologue d'une expédition française à l'assaut de l'Everest et je me l'imaginais dehors sans peine arpentant les sentiers vertigineux du Népal sans plus d'émotion qu'en remontant le cours Fauriel. Si son esprit était extrêmement moderne, il perpétuait cette race des géologues du tournant du siècle qui affrontaient les plus invraisemblables dangers armés de leur casque colonial et de leur parapluie.

Je comprends mieux aujourd'hui qu'alors les difficultés que dut affronter, à ses débuts, un professeur si jeune, mais s'il en était conscient, il ne donnait absolument pas l'impression d'avoir le moindre problème. D'ailleurs son intelligence, son contact humain, sa simplicité lui permettaient de se montrer naturel sans familiarité, réservé sans rigueur. A une époque, après nous avoir fait un cours le samedi matin, sans ostentation ni recherche de popularité, il s'embarquait avec nous dans le car affrété pour aller skier au Pilât. Et cela n'atténuait en rien le respect salutaire que nous inspiraient ses examens !

Louis Neltner a eu une influence déterminante sur le choix de ma carrière, comme certainement sur celui de nombreux élèves. Trop réservé pour que cela se sente, il connaissait, mieux que nous ne l'aurions cru, nos aspirations, nos dispositions. Il y donnait sans doute beaucoup de réflexion et savait nous guider avec tact, discrétion, et le respect scrupuleux de la personnalité de chacun. A d'exceptionnelles qualités intellectuelles, il joignait d'inestimables qualités humaines, et pour moi, plus qu'un Ingénieur général des Mines, plus qu'un Directeur de l'Ecole, Louis Neltner, homme de devoir et de coeur, reste un Grand Monsieur.

Louis A. ALLAUD. (Saint-Etienne, promotion 1931-1934)


Tout élève qui arrivait alors à l'Ecole était automatiquement inscrit comme mineur de fond ; c'était un avantage non négligeable pour les élèves des classes 41 et 42 susceptibles d'être réquisitionnés pour le S.T.O. et qui, de ce fait, échappaient au travail forcé en Allemagne. Dans cette organisation particulière à notre Ecole, M. Neltner s'était, semble-t-il, fait couvrir par ses autorités de tutelle. En fait, le travail dans la mine se réduisait à un seul jour par semaine, le jeudi si ma mémoire est bonne. Le reste du temps, nous allions normalement à l'Ecole. Quand un contrôle de MM. les occupants était annoncé - ou pressenti -, toute l'Ecole plongeait dans la mine et les contrôleurs constataient que tout était « in Ordnung ». Cela a dû arriver au moins deux fois, et nous restions alors dans la mine le temps qu'il fallait pour que le contrôle se passe sans encombre. Je reste persuadé que dans cette affaire, M. Neltner prenait un grand risque personnel, et que si les Allemands avaient constaté qu'ils étaient trompés, ils ne se seraient pas gênés pour l'envoyer en déportation. Et ce ne sont pas les autorités de tutelle qui auraient pu faire quoi que ce soit pour lui.

Au printemps 44, un certain nombre d'élèves étaient partis au maquis. Nous le savions, mais nous ignorions où et dans quelles conditions. Parmi eux se trouvaient Lagneau et quelques autres. Un jour, un de mes parents de Saint-Etienne me demanda d'aller voir M. Neltner de sa part sans me dire pourquoi. Celui-ci me remit une assez grosse valise bien pleine que je devais à mon tour remettre près de l'église de Valbenoîte à quelqu'un qui me reconnaîtrait. Au rendez-vous, je vis arriver Lagneau à qui la valise et son contenu étaient donc destinés. On peut constater par ce petit fait que M. Neltner était toujours en liaison active avec ceux de ses élèves partis au maquis, avec tout ce que cela impliquait comme engagement de sa part.

Et de fait, il avait participé à la Résistance à Saint-Etienne ; et, à la Libération, il fut de ceux qui purent équilibrer le jeu du parti communiste très envahissant alors, et qui prétendait avoir eu le quasi monopole de la lutte contre les occupants. André Peuvergne, frère aîné de notre camarade Jacques Peuvergne, m'en avait parlé, car il était de ceux qui oeuvraient avec lui dans ce sens. Bien des excès ont pu être ainsi évités.

Pour ma part, je garderai toujours pour notre Grand Louis une profonde admiration. Il en allait de l'homme comme des cours. Il professait qu'on n'enseigne pas dans la facilité et qu'on ne retient bien que ce qui vous a donné de la peine à assimiler. De ce côté-là, on était servi et je me rappelle encore certains cours de géologie où l'on se demandait perplexe ce qu'il avait bien voulu dire. De même il fallait savoir découvrir l'homme derrière une apparence plutôt rude, voire abrupte, comme les montagnes qu'il aimait. Mais cet homme était de qualité, et de bien.

Marc MULSANT (Saint-Etienne, promotion 1945-1948).


Monsieur Neltner a vécu des aventures hors du commun à la découverte du Sud marocain, à l'assaut de l'Himalaya ou dans la résistance à l'occupant ; mais il savait aussi être grand dans la routine des périodes sans histoire.

Je n'ai pas eu de lien particulier avec lui au cours de ma scolarité. Ni varappeur, ni familier des « petites bêtes », ni féru de cristallographie, cela suffit-il pour que j'apporte le témoignage des anonymes ?

Les mérites du Grand Louis ne nous étaient pas connus à notre arrivée à l'Ecole. Il ne représentait d'emblée que le directeur respectable avec qui il fallait trouver un modus vivendi pour trois ans. Il avait l'âge d'un père mais, très vite, nous allions le ressentir plutôt comme un grand cousin, souvent imprévisible mais toujours prêt à comprendre plus qu'à redresser. Dire que ses attitudes nous déroutaient ? Probablement. Au lieu du censeur distant, nous trouvions un enthousiaste Imaginatif qui pouvait faire place dans la seconde au moraliste convaincu ou au chef scout chaleureux.

Au hasard des rencontres et des confidences de nos aînés, nous découvrions vite, par chapitres qu'il fallait assembler, que notre cher personnage était un homme d'exception et que sa notoriété aurait dû nous parvenir bien avant si nous avions été plus ouverts au monde. Ses réussites scientifiques et sportives d'avant-guerre, ses actions de courage et de rigueur dans des temps troublés imposaient une dimension historique qui ne cadrait pas du tout avec la simplicité et l'ouverture que nous constations chaque jour.

Le décalage entre sa légende héroïque que nous apprenions et notre réalité vécue chaque jour devenait troublant et un rien surréaliste. Nous étions admis au rang des apôtres sans bien le mériter.

Notre vénération prenait des tours parfois insolites : petits chahuts de potaches, plaisanteries chansonnières, taquineries puériles. Je peux affirmer que toutes nos manifestations à son égard ont toujours été affectueuses et sans aucune trace de mauvais esprit de notre part (ce n'était pas le cas vis-à-vis de tous nos maîtres). De surcroît, le Big savait chaque fois trouver la parade astucieuse et prendre l'avantage aux points (pardon « aux pouants » comme il prononçait). Nous attribuions volontiers à sa distraction ou à la coïncidence les quiproquos les plus désopilants. Avec quelques dizaines d'années de recul, je crois bien qu'il était plus fort que nous tous réunis !

Les anecdotes fusent, souvent banales mais toutes significatives d'une droiture sur fond d'évasion et de fantaisie, d'une intelligence du coeur et d'une pudeur qu'il cachait sous un bougonnement complice. Son autorité naturelle n'avait pas besoin de décorum : sans élever la voix, il savait établir le silence, marquer la chose essentielle, ouvrir des perspectives, prendre le contrepied des idées reçues.

Je n'aurai pas le front de vanter ses qualités intellectuelles, je reste tout de même ébloui par sa mémoire : le rencontrant par hasard trente ans plus tard dans une vaste assemblée, il m'a lancé sa longue main accueillante en m'interpelant par mon nom. Dans les quelques minutes de notre conversation, il a évoqué la seule originalité de ma promo : avoir été coupée en deux par un allongement du service militaire. Chapeau pour les corrélations !

Notre grand homme avait su, dans des circonstances exceptionnelles, accéder à la stature du héros ; il savait aussi, dans la vie de chaque jour, apporter une dimension d'humaniste et d'éducateur par l'exemple. Son empreinte nous a marqués.

Jean-F. BARBIER (Saint-Etienne, promotion 1950-1953).


Louis Neltner et la promotion sortie en 1947 de l'Ecole des Mines de Saint-Etienne
A côté du directeur, on distingue son adjoint, Lucien Vielledent


Témoignage d'un ancien professeur

Louis Neltner fut mon directeur pendant la première année où j'ai été professeur à l'Ecole des mines de Saint-Etienne (1970-1971). Il était toujours vaillant malgré ses 67 ans. Surnommé par les élèves "le big" à cause de sa haute stature, il organisait chaque année une semaine de Noël au ski, dans un monastère bénédictin dans les Alpes. J'eus l'honneur d'être le seul professeur à accompagner le directeur et les élèves cette année-là, et de séjourner dans la même chambre à lits superposés. Neltner était encore un assez bon skieur, quoiqu'il utilisait une méthode de virage totalement surannée et dangereuse pour le genou qui consistait à soulever et à ouvrir le ski aval (et non pas le ski amont) à l'amorce du tournant.

Pendant les années 1960-80, l'Ecole des mines de Saint-Etienne bénéficia de fortes augmentations budgétaires et de créations de postes. Neltner donna la priorité absolue au développement du département métallurgie, dirigé par Claude Goux (X 1945 -corps des Mines, né en 1925), dont l'adjoint était Jacques Lévy. Neltner n'hésita toutefois pas à créer un département informatique lors de mon arrivée, sans grande conviction sur l'avenir de cette discipline, mais probablement avec l'idée de donner satisfaction aux visions de Noël Pouderoux (président de l'association des anciens élèves et PDG de la CEGOS) et de Pierre Laffitte. Il me nomma professeur à 25 ans, selon la vieille tradition de donner les postes de professeurs à des jeunes du corps ; ma nomination fut vécue par les collègues non-corpsards de l'Ecole comme un passe-droit inacceptable, et je fus le dernier à bénéficier d'une promotion aussi rapide (ainsi, Philippe Coueignoux, major de la promotion 1968 de Polytechnique, fut seulement nommé maître de recherches après plusieurs années).

Fin 1971, Neltner fut remplacé (contre son gré) par Lucien Vielledent qui avait un style de management plus organisé et moderne.

Robert Mahl


Louis Neltner, élève de Polytechnique
(C) Photo Collections Ecole polytechnique


Charles Julien Maxime Neltner (1901-1986, X 1921), frère aîné et camarade de promotion de Louis, élève de Polytechnique
(C) Photo Collections Ecole polytechnique


21 septembre 1929 : Louis NELTNER à la tête d'une impressionnante file de porteurs en Ouganda, vers le lac Bunyonyi
Photo Félix LEPRINCE-RINGUET
Photo Collections MINES ParisTech (donation collection Leprince-Ringuet)



25 septembre 1929 : André DEMAY et Louis NELTNER en pirogue sur le lac Victoria, en Ouganda
Photo Félix LEPRINCE-RINGUET
Photo Collections MINES ParisTech (donation collection Leprince-Ringuet)


Extrait de la revue humoristique de la promotion 1939-43 de l'Ecole des mines de Saint-Etienne

AIR : Prosper.



La neltnérite est une espèce minérale officiellement approuvée par l'IMA en 1979 et publiée en 1982 par Baudracco-Gritti, Caye, Permingeat et Protas. Elle fut nommée en l'honneur de Louis Neltner dont l'un des géologues auteurs de la découverte, François PERMINGEAT (1917-1988) fut lui-même l'élève à l'Ecole des mines de Saint-Etienne de 1936 à 1939. Ce minéral de formule CaMn3+6SiO12 fut découvert dans le gisement de manganèse de Tachgagalt, au Maroc, au Sud de Ouarzazate. Permingeat et ses collègues devaient bien connaître les travaux géologiques de Neltner au Maroc ! Voir à ce sujet : AFM Le Cahier des Micromonteurs n° 93, 3-2006, Tachgagalt (Maroc) par Georges Favreau et Jacques E. Dietrich, pp. 37 et suivantes