Avertissement : Le document qui suit, rédigé par F. Ellenberger en 1969, a été transmis par Nicole Santarelli à Jean Gaudant, qui l'a plus tard transmis pour numérisation à l'Ecole des mines (bibliothèque : Marie-Noelle Maisonneuve, numérisation et mise sur le web par Robert Mahl du CRI). Il est extrait d'un polycopié du cours enseigné par François Ellenberger à l'Université d'Orsay dans le cadre du CERTIFICAT DE GEOLOGIE STRUCTURALE ET APPLIQUEE. Le lecteur pourra aussi consulter l'avant-propos et l'introduction de ce cours, rédigé au lendemain des événements de mai 68. |
" Toutes les théories disent cela ?
... Ah ! les vilaines théories ! Comme elles vont nous gêner, ces pauvres théories ! "
(Professeur Lidenbrock, 1863).
Généralités
L'histoire des sciences explique leur présent. Elle est plus qu'un pélerinage du souvenir, plus que l'interminable escalier des découvertes additives, peu à peu enseveli par la forêt, ou que le cimetière où gisent les tombes oubliées des théories défuntes. Comme les veines d'eau et les rivières souterraines mythiques de nos amis radiesthésistes, de grands courants d'idées toujours à l'oeuvre depuis des siècles affleurent tour à tour sur le champ de bataille des sciences de la Terre. Leurs eaux rivales cheminent en profondeur côte a côte, extraordinairement lentes à se mélanger. Les modes, les engouements, les erreurs probables par excès, les querelles intellectuelles et humaines du présent ne sont bien souvent que la résurgence ignorée de tendances très anciennes.
Il n'est pas question ici de résumer l'histoire de la Géologie. Il nous paraît cependant instructif de retenir quelques noms, quelques étapes dans la lente élaboration de la Géologie Structurale.
On notera que la Géologie, comme les autres sciences de la Nature, est récente. Les Anciens, les Orientaux, le Moyen Age n'en ont pour ainsi dire eu aucune idée. Encore de nos jours, le public français est géologiquement inculte. Peu de gens (même parmi les plus instruits) ont vraiment réalisé que le paysage sous sa pellicule arable et boisée, est tout entier formé de roches; que ces roches, même en profondeur, contiennent dans leur sein des fossiles (y compris des pistes); que ce qui affleure n'est que l'intersection de ces formations géologiques par la surface topographique; que collines et les montagnes, en général, ne sont que ce qui subsiste pour un temps, après que l'érosion ait enlevé le reste; que cette érosion n'est pas le fruit de cataclysmes inouïs mais d'actions lentes, poursuivies durant d'inimaginables durées. Au fond d'eux-mêmes, rares sont ceux qui vivent dans l'Univers terrestre à quatre dimensions, révélé par la géologie (au sens large du terme) et par elle seule. Il est sans doute plus aisé de concevoir les abimes du Cosmos que ceux des Temps géologiques. Les astres et le vide relatif qui les sépare sont trop différents de notre monde concret pour nous gêner, sauf des élus comme Pascal. Nous les recevons comme des abstractions (au reste, nul ne peut se faire une idée concrète de ce qu'est la matière au sein d'un astre, noyau terrestre compris; ce n'est qu'objet de spéculations physico-mathématiques).L'Univers géologique nous gêne, nous scandalise en secret, parce qu'il prolonge directement, physiquement, celui où se situe notre brève existence. Les 60 ou 80 dm3 d'espace, les 60 ou 80 années que nous y occupons chacun, de façon unique, irremplaçable, consciente, tragique, appartiennent inexorablement au tissu même de l'Univers géologique dont les dimensions nous accablent. Voila sans doute pourquoi l'humanité, sitôt adonnée à l'Astronomie, a opiniâtrement résisté au progrès des sciences de la Terre. Lors de nos expéditions au Lesotho dans les montagnes d'Afrique Australe, les femmes bantou, les cavaliers aux couvertures éclatantes, visitaient à longueur de journée les magnifiques dalles à pistes reptiliennes que nous avions dégagées. Leur stupéfaction, leurs questions, leur compréhension ne différaient pas (sauf par moins de suffisance, et de vandalisme ultérieur), des réactions du public français dans des situations équivalentes.
Werner et l'école neptunienne.
La naissance de la Géologie (sauf peut-être en ce qui concerne la paléontologie stratigraphique) est toute entière dominée par le conflit entre deux modèles de pensée, explicité ou non en querelle d'écoles. Nous dirons pour simplifier qu'il s'agit de la lutte entre les théories wernériennes et la vision du monde huttonienne.
Le système wernérien à ce qu'il semble, remonte à Leibniz (1646-1716). Ce philosophe allemand, homme universel à bien des égards génial, était également (comme on le sait) mathématicien, physicien, théologien, historien, diplomate. Esprit idéaliste, croyant à un ordre profond d'essence dynamique et spirituel dans l'univers, il imagine une théorie de la Terre appelée à un grand succès ultérieur. La Terre fondue se refroidit, des chaînes de montagnes apparaissent, formées par la consolidation de roches primitives, tandis que se condense un océan universel. L'intérieur du globe est vesiculeux, d'où parfois des effondrements avec irruption de l'Océan. La mer s'abaisse alors, assèche des parties de la Terre. Des inondations catastrophiques, des "déluges" forment des sédiments, jusqu'à l'époque plus tranquille où nous sommes.
Buffon (1707-1783) reprend presque intégralement cette théorie dans son Histoire Universelle (1749) puis ses Epoques de la Nature (1778) en la complétant par une hypothèse cosmogonique initiale et par des considérations paléontologiques assez rudimentaires. Il reste attaché aux montagnes initiales de roches cristallines et aux sédiments qui se déposent, étagés, durant l'abaissement progressif de l'Océan. Les rivières et la mer érodent les continents, l'océan peut les recouvrir, de nouvelles terres naissent. Les étranges cavernes de Leibniz font partie intégrante du système de Buffon, logiquement nécessaires puisque le soulèvement purement tectonique est alors et pour longtemps une hypothèse apparemment inconcevable (encore au milieu du 19ème siècle, on verra beaucoup de géologues résister pied à pied à l'évidence des faits orogéniques, au point de nier l'existence de plissements dans les Alpes de Savoie interne !)
Jules Verne dans son "Voyage au Centre de la Terre" nous conduira avec talent et vie, cent ans après Buffon, dans l'une des immenses cavités leibniziennes. Son erreur est chronologique : les vaillants explorateurs y retrouvent pêle-mêle, tels des fossiles vivants, des représentants des groupes animaux de l'ensemble des temps géologiques et non d'une époque précise où un pan de l'Océan ancien se serait englouti. Le professeur Lidenbrock, héros du grand voyage, ne croit pas au "feu central" parce qu'il est resté fidèle à l'école wernérienne ou neptunienne, tout comme les conseillers scientifiques qui guidaient Jules Verne.
L'étrange roman de Jules Verne parait de plus retrouver certaines idées d'Aristote, déjà partisan d'un globe terrestre caverneux : l'irruption des tornades dans ces cavernes suffisant à expliquer rationnellement les séismes (par le choc de l'air) et les éruptions volcaniques (par l'embrasement du à la friction). Enfin notons pour mémoire les homologies avec les cavités d'un tube digestif.
Le système de Werner.
Né en 1749, Werner était fils d'un inspecteur des forges et fonderies dans les montagnes de l'Erzgebirge en Saxe. Des cailloux, des pierres seront ses premiers jouets. A 25 ans il fut nommé inspecteur des Mines et professeur à l'Académie des Mines de Freiberg, au coeur d'une région métallifère exploitée depuis la proto-histoire jusqu'à aujourd'hui (Joachimsthal). C'était un collectionneur, un classificateur-né, méticuleux, bon, remarquable enseignant, pédagogue libre et vivant, toujours clair, et qui se croyait positif et objectif. Il s'est voulu le Linné des sciences minérales. Toujours scrupuleux en apparence, n'écrivant presque rien, ennemi déclaré des spéculations théoriques, sa vision des choses n'en était que plus autoritaire et dogmatique, dans une naïve et totale ignorance du doute scientifique. Aussi la renommée de son enseignement s'étendit-elle vite dans toute l'Europe. Il exigeait de ses disciples une totale adhésion a son système, ce que sa force de persuasion obtenait presque toujours. Aussi ses idées eurent-elles un succès considérable pendant un bon demi-siècle. On en retrouve des séquelles jusque tout près de nous. Il y a donc un "courant wernérien" dont la signification dépasse de beaucoup la stature du "pape" de Freiberg. (On devrait gribouiller sur les murs de nos salles de cours et laboratoires de Géologie :"Méfie toi ! il y a en toi un Werner qui sommeille"!).
Donc Werner, après avoir bâti un système de classification des espèces minérales (en progrès par rapport au chaos et au fatras précédent, mais qui ignorait les formes cristallines !), promulga sa "Géognosie" : il s'agissait d'une étude analytique et synthétique de la distribution régionale des minéraux et des types de roches. En un sens, c'était l'ancêtre de la Géologie Structurale à la manière russe actuelle (les "étages structuraux" : voir plus loin), comme aussi de la Zonéographie de Jung et Roques avec ses étages d'isométamorphisme .
Mais la Géognosie de Werner, exposée dans un petit traité de 28 pages (du traité définitif, seule fut écrite la table des matières, publiée en 1811 !), était aussi un système du monde - étrangement en recul par rapport à des contemporains ou ainés (Guettard, Desmarest), et à divers égards par rapport à de clairvoyants précurseurs (Sténon 1669, Avicenne 1021, Strabon, et Aristote lui-même.
Ce système fut le catéchisme de l'école neptunienne : l'élément primordial est l'eau. Le "feu", y compris sous l'aspect des phénomènes volcaniques, ne joue qu'un rôle tout à fait restreint. (Le "pyroxène" fut ainsi nommé parce qu'étranger au feu, le basalte encaissant étant le type même d'une roche de précipitation aqueuse). Werner ne fait du reste que démarquer et perfectionner le système de Lehmann :
La Terre était à l'origine une sorte d'émulsion ou de solution de solides dans l'eau. Tout commence par la précipitation, dans l'Océan primitif universel, d'une énorme et inégale puissance de roches "primitives" (ou "primaires") déposées dans l'état même où nous les voyons aujourd'hui : granite, gneiss, micaschistes,ainsi que des schistes, marbres, etc, ("terrain de transition"). C'est la première des quatre formations universelles, dont Werner proclame sans appel l'extension planétaire (or il n'avait jamais voyagé hors de Saxe !). La seconde est le Flötzgebirge, déposés sur le flanc des surépaisseurs (partiellement émergées entre temps) du Primitif, à la fois comme précipités et comme apports proprement sédimentaires arrachés aux montagnes primitives. On y trouve des calcaires, grès, dépôts houillers, etc.
La troisième formation universelle est la formation volcanique (cendres, laves) dont l'extension (restreinte) et la formation récente sont liées à la combustion souterraine du charbon du Flötz.
La quatrième est la formation de délavage (Diluvium et Alluvium) : sables, graviers, argiles, etc. Des déluges creusaient les vallées. Tandis que les formations successives précipitaient, la mer se refroidissait et s'abaissait (pour Lehmann, elle s'engouffrait en profondeur; Werner hésite : peut-être un astre en a-t-il capté une partie ?). Le tassement inégal crée des fissures, remplies par le haut (per descensum) par des précipitations issues elles aussi de l'Océan universel, mais ayant bénéficié d'une cristallisation abritée.
On a peine à imaginer aujourd'hui l'enthousiasme missionnaire des élèves formés ou convertis par Werner au cours de ses quelques trente ou quarante années de prédication géognosique : ils partaient pour les contrées les plus reculées, assurés de retrouver les formations "universelles". Comme leur maître vénéré, leur foi trouvait toujours une réponse aux objections des faits et savait refuser la controverse avec les hommes d'un autre bord. L'on vit sans doute rarement depuis le moyen âge thomiste un pareil phénomène de fascination intellectuelle collective et à ce niveau.
Les explorations entreprises dans cet esprit ne furent cependant pas vaines, Werner était aussi un mineur, un ingénieur; ses élèves étaient éduqués dans l'amour, au moins proclamé, du concret, du précis, du relevé exact dans le détail (quitte à ne pas voir les faits gênants !). C'est ainsi qu'en Ecosse, en réaction méprisante contre Hutton, Playfair et autres "vulcanistes", Jameson au retour de 2 ans de séjour à Freiberg, fonde en 1808 une "Wernerian Natural History Society". Il réunit très vite un groupe de zélés élèves et explore toute l'Ecosse, en croyant voir partout des justifications des dogmes de la Géognosie.
En 1804, d'Aubuisson se met en route pour l'Auvergne (sur les injonctions de l'Académie des Sciences), si sûr de son fait (l'origine aqueuse du basalte) qu'il remet pour l'impression, avant de partir, son livre sur les basaltes, columnaires ou non, de Saxe, élaboré lors d'un long séjour chez Werner. Au retour il lit une courageuse rétractation publique, bientôt publiée à son tour. Ce qui n'empêchera pas qu'en 1814, on édite à Edinbourg une traduction dans sa version première non modifiée !
Même le grand Leopold Von Buch eut une peine extraordinaire à rompre avec le neptunisme, faisant preuve à l'occasion d'une mauvaise foi indigne de lui : (certes les basaltes d'Auvergne étaient volcaniques; mais sûrement pas ceux de Saxe ! "Si je cède sur ce seul point, écrivait-il, ne serait-ce pas miner toute la doctrine wernérienne des précipitations chimiques ? Mais ce serait impensable !").
En 1883, Albert de Lapparent édite son célèbre Traité de Géologie, inégalé en France pendant plus de trente ans, et qui a marqué toute l'histoire de la Stratigraphie. Or sur quelques points précis, nous découvrons avec une certaine stupeur que ce maître est resté fidèle à Werner : rappel du terme géognosie pour Géologie descriptive; mais surtout, obstination véhémente à voir dans la plupart des gneiss, micaschistes, phyllades, etc., le "terrain primitif", formé lors de la première condensation de l'océan, par action des fluides sur la croûte de consolidation ignée avec mise en suspension des produits de remaniement dans le liquide mobile. L'auteur balaie l'interprétation de ces roches comme produit du métamorphisme, "dont il est juste de reconnaître que les partisans, dit-il, deviennent chaque jour moins nombreux" (Traité de Géologie, 2ème section, chap. I, 3ème page). La doctrine du métamorphisme géosynclinal antétectonique, encore enseignée partout en France il y a quelques années, était certainement un ultime et indirect vestige du neptunisme wernerien : on faisait simplement monter le métamorphisme dans les sédiments de la grande fosse marine au lieu que celle-ci précipite directement les roches cristallophylliennes.
En résumé, le système de Werner concevait l'évolution du globe comme brève, simple, irréversible, à sens unique. Hommes d'ordre, ennemis des métamorphoses, des évolutions, des cycles, des longues durées, des processus complexes, multiphasés, les wernériens étaient en même temps des pessimistes : la Terre n'aura eu qu'une histoire brève et n'aura été habitable que momentanément, non sans catastrophes.
Hutton et les cycles géologiques.
James Hutton (1726-1797) est l'un des quelques hommes qui ont avec Newton, Herschel, Lamarck, Darwin ou Freud, créé notre univers moderne. Il est étrange que ce génie soit à ce point méconnu. Sans doute est-ce pour une part à cause de son style si maladroit que ses oeuvres sont réputées proprement illisibles.
Le système de la Terre de Hutton est indéfini, cyclique, sans commencement ni fin et, comme Lyell dira plus tard, "actualiste" (au sens anglais du terme). Ici aussi, nous pouvons nous amuser à remonter à Aristote. Comme avant lui Thalès, le philosophe grec a très bien compris pour l'époque le principe de la sédimentation deltaïque. Pour une fois, sa vision des choses est profonde, est vaste : sur un arrière-plan de durées énormes, d'Univers éternel, il projette la vision, très moderne, de cycles, se déroulant simultanément (mais déphasés) sur le Globe terrestre. En fonction de variations climatiques liées au Soleil, certaines parties de la Terre naissent au dépens de la mer par sédimentation, liée à l'alluvionnement en régime humide, puis elles émergent, le climat s'asséchant, "vieillissent", s'érodent, tandis que la mer submerge d'autres régions où le processus recommence. Les terres et les mers alternent, les rivières n'ont qu'un temps. Il n'y a pas eu de déluge universel.
On peut se demander si l'écossais Hutton avait vraiment médité ces passages de tournure si moderne, dispersés dans le fouillis des livres d'Aristote; ou bien s'il ne s'agissait pas en lui d'une impulsion spirituelle typiquement celtique inconsciemment liée à de vieux mythes de metempsychose et de "retour éternel" que l'on retrouve aussi en Grèce antique et aux Indes : s'agit-il d'un vieil héritage commun indo-européen rejeté ailleurs ? On a relevé parait-il d'autres analogies inattendues entre l'Ecosse et l'Inde (par exemple musicales).
On a aussi noté que Hutton était médecin : les cycles terrestres ne sont-ils pas un peu analogues au cycle du métabolisme animal ? Il était également chimiste : ce qui avait pu lui rendre familières les notions de transformation, de métamorphose apparente des substances, très souvent conditionnées par l'intervention de la chaleur. Ces déterminations nous semblent en tout cas moins essentielles que son génie personnel, fondé sur l'observation [Il interdisait par contre comme illusoire l'expérimentation en géologie. Son ami James Hall dût attendre la mort du maître pour faire ses fameuses expériences (voir plus loin)] et que le génie de sa race. Jusqu'à nos jours, le rôle éminent joué par les géologues d'origine écossaise est hors de proportion avec la population de ce pays, notanment pour tout ce qui touche à l'origine, aux déformations et aux recristallisations des bâtis métamorphiques. A cet égard, c'est sans doute à bon droit qu'Edinbourg a été nommée "l'Athènes du Nord".
C'est justement dans cette ville que naquit en 1726 James Hutton. Fils de négociant, tôt orphelin, il fit d'abord des études universitaires de droit. Mais, placé chez un juriste, il se fit renvoyer de l'étude à cause de son goût excessif pour les expériences de chimie. A l'époque, le seul moyen de pouvoir être chercheur scientifique était de devenir d'abord docteur en médecine : de 1744 à 1749, il étudia en conséquence à Edinbourg, Paris, Leyde.
Mais de retour dans sa ville natale, il s'aperçut que toute la médecine y était contrôlée par quelques eminents gérontes, unis au moins pour barrer la route aux jeunes.
Pour vivre, il reprit alors une ferme, héritage familial, et pendant 14 ans se consacra de toutes ses forces et son intelligence à la mettre en valeur selon les méthodes les plus modernes : ce qui l'amena à faire de nombreux voyages d'études. De même que la botanique avait conduit quelques années auparavant Guettard à la découverte des grandes zones d'affleurements stratigraphiques du Bassin parisien - de même le travail agricole et l'observation comparée des sols arables amena Hutton à s'intéresser aux roches, aux minéraux du sous-sol, ainsi qu'au jeu des forces de la nature.
Il s'était entre temps associé à un certain Davie pour mettre au point une petite fabrique de sel ammoniac (ClNH4), alors remède fort demandé.
En 1768 (il avait 42 ans) il se retira à Edinbourg pour vivre des revenus de sa ferme. Célibataire, déchargé de tout souci par ses trois soeurs, il pouvait dès lors, se consacrer entièrement à la " philosophie naturelle ", seul ou sous forme de discussions animées avec un groupe de bons amis, (noyau fondateur de la Société Royale d'Edinbourg).
Hutton, bien mieux encore que Sténon, ou que ses contemporains français Guettard et Desmarest, accomplissait le voeu exprimé en 1571 par le danois Pierre Severinus (= Sörensen) : "Allez, mes enfants, vendez vos terres, vos maisons, vêtements et bijoux; brûlez vos livres. Achetez-vous plutôt de fortes chaussures, allez dans les montagnes, explorez les vallées, les déserts, les plages de la mer et les plus profondes retraites de la mer. Distinguez attentivement les différentes sortes d'animaux, de plantes, les espèces variées de minéraux, les propriétés et l'origine de tout ce qui existe, N'ayez pas honte d'apprendre par coeur de la bouche des paysans, l'astronomie, la philosophie de la Terre. Achetez-vous aussi du charbon, construisez des fourneaux, observez et expérimentez sans relâche. C'est de cette façon seulement que vous atteindrez à la connaissance des choses."
Le premier fruit des méditations et des nombreux voyages d'études géologiques de Hutton en Angleterre et en Ecosse fut publié dans le volume I des Transactions de la nouvelle Société Scientifique Royale d'Edinbourg : cet essai lui valut (alors qu'il était gravement malade) d'être violemment attaqué sur le plan des idées et accusé d'impiété. Sa théorie, selon ses adversaires, était ridicule, en ce qu'elle invoquait notamment des forces souterraines à l'oeuvre dans le globe terrestre, et faisait du charbon un sédiment végétal; scandaleux aussi ses perspectives sans commencement ni fin.
Sa réponse fut un traité en deux volumes intitulé "Theory of the Earth", publié en 1795, deux ans avant sa mort. Il était fort mal écrit (la notion de métamorphisme y est livrée dans une seule phrase de 136 mots !). Heureusement, un vrai et sûr ami, le mathématicien Playfair imprima en 1802 un court volume "Illustrations of the Huttonian theory of the Earth" qui causa une profonde sensation. Réédité récemment, ce petit livre est encore tout-à-fait actuel. C'est un pur chef d'oeuvre.
Il fallut cependant attendre la fin des guerres de l'Empire pour que la révolution huttonienne atteigne l'Europe continentale (notamment grâce à Ami Boué), et pour que les Neptunistes s'avouent, les uns après les autres, vaincus.
La base du système cyclique de Hutton est l'absence d'un commencement et d'une fin (tout comme dans celui de Newton).
L'accusation d'impiété était justifiée par le rejet de la Création initiale dans un passé indéfiniment reculé; il l'était aussi par les énormes durées ("immens masses of time") admises pour chaque cycle (tout comme Aristote l'avait déjà affirmé :" Les révolutions du globe sont si lentes, comparativement à la durée de notre existence, qu'elles passent inaperçues").
Bien que Hutton ait fait clairement remarquer combien l'érosion a été dérisoire depuis que les Romains ont bâti leurs chaussées, - on rejeta au début, dans l'angoisse des immenses durées nécessaires, son idée que les vallées ont été creusées par les rivières même qui y coulent encore. Or, l'une des motivations profondes de Hutton est tout au contraire d'ordre théologique - et téléologique (c'est-à-dire finaliste) : pour lui il ne s'agit pas seulement d'une "enquête physique" basée sur l'observation, mais d'une oeuvre de pensée. Or, le problème majeur que cette dernière voudrait pénétrer est celui des moyens qui permettent au Créateur de maintenir la Terre habitable en permanence. Dès l'abord, le système est actualiste. Déjà dans le plus lointain passé, les conditions régnant à la surface du Globe et les forces à l'oeuvre dans son sein ont été celles mêmes existant aujourd'hui. (A partir de 1830-33, Charles Lyell, lui aussi écossais, développa cette théorie dans ses fameux "Principles of Geology", ses cours et ses conférences publiques : ce fut le triomphe du Huttonisme sous le nom d'"actualisme" ou "uniformitarisme").
Hutton part d'une conception du monde généreuse, optimiste : le but de la Terre est de produire des plantes, et de nourrir des êtres vivants. Il faut pour cela que les roches s'altèrent en sols fertiles. Mais ces derniers sont délavés sans cesse, entraînés inexorablement vers la mer. Si les choses continuaient ainsi, toute la Terre serait finalement érodée et enfin noyée, la Vie s'arrêterait. Or Hutton, par le puissant effort de son génie philosophique, appuyé sur l'observation exacte de la Nature, a redécouvert le grand secret des sages grecs : "Rien ne meurt dans ce monde (fait-on dire à Pythagore); les choses ne font que varier et changer de forme. Naître signifie simplement qu'une chose commence à être différente de ce qu'elle était avant; mourir, veut dire qu'elle cesse d'être la même chose. Cependant, quoique rien ne conserve longtemps la même forme;le tout reste constant dans son ensemble".
Certes tout évolue (Cf "Panta rhei" - tout s'écoule, d'Heraclite, et "Times are changing", de Bob Dylan) mais paisiblement. Nous n'avons plus à être accablés par les cataclysmes ni à nous sentir pris à la gorge par une brève, inexorable chute évolutive où sur notre planète, la Vie n'aurait été qu'un épiphénomène passager. L'immensité du temps géologique nous berce, nous console, cette immensité déjà clairement perçue par le Psalmiste ("Mille ans à Tes yeux sont comme le jour d'hier, quand il n'est plus, et comme une veille de la nuit", Ps. 90). Aussi c'est avec confiance et joie que Hutton, à ce qu'il nous semble, affirme tranquillement, dès 1788 : "The result, therefore, of this physical inquiry, is that we find no vestige of a beginning, no prospect of an end", sans bien mesurer à quel point cet univers sans commencement ni fin allait apparaître inacceptable à la grande majorité des esprits.
Quel est donc le principe de la perpétuelle renaissance de la Terre ? C'est le "feu central" : "heat and heat alone". Contrairement à Leibniz, Buffon, Laplace, etc., Hutton ne relègue en effet pas le "feu" dans une phase d'incandescence initiale (dont la soupe bouillante de Werner n'est qu'une transposition neptunienne) [Ni dans une "fin du monde" finale, telle le Ragnarok ou Crépuscule des Dieux nordique, ou le "Dies Irae" biblique]. Le feu est toujours sous nos pieds, et l'intérieur du globe est toujours en fusion; il en a toujours été ainsi. Les volcans sont des sortes de soupapes de sûreté.
Hutton ne cherche pas comme Werner, Pallas, Von Buch, E. de Beaumont et tant d'autres à retrouver le plan et les lois simples de l'architecture des bâtis terrestres. Il se contente de demander à la Terre elle-même de nous révéler son histoire.
Les roches sont pour lui bien souvent d'anciens dépôts identiques aux sédiments actuels marins ou d'eau douce. Il est absurde de prétendre que chaque type de roche est caractéristique d'un moment déterminé de l'histoire de la Terre. L'induration variable est liée non aux conditions de dépôt initial mais à des changements ultérieurs après enfouissement en profondeur sous d'autres strates. Hutton attribue de façon parfois simpliste ces modifications à l'action de la chaleur souterraine, sous-estimant ou méconnaissant le rôle de la pression ainsi que des solutions. Nous sommes étonnés de le voir faire naître les silex de la craie par fusion sèche. Mais ce sont là des bavures somme toute accessoires de la théorie.
Lorsque les couches sont redressées, disloquées, rompues, repliées intensément sur elles-mêmes, là aussi Hutton y voit l'effet d'actions de beaucoup postérieures à la genèse des roches (ce qui aujourd'hui nous semble évident). De telles convulsions se sont produites de façon répétée, autre effet "de la chaleur" : elle soulevait, on ne sait trop bien comment vers la surface, les couches ensevelies en profondeur et engendrait ainsi des collines et des montagnes, aussitôt attaquées par l'érosion puis à la longue recouverte de nouveaux dépôts sédimentaires.
En divers points de Grande Bretagne : ainsi dans le Berwickshire (au SE d'Edinbourg), on voit les strates redressées et plissées du "Primaire" (ici le Silurien) recouvertes par les strates du "Secondaire" (ici le Dévonien et le Carbonifère) reposant à cheval sur les têtes de couches arasées. Or la base de ce "Secondaire" contient des galets, des fragments usés du "Primaire", tout comme on en voit de nos jours dans les torrents qui descendent des montagnes et sur les côtes rocheuses battues par les vagues.
Aussi bien dans le "Primaire" que dans les couches plus récentes, divers types de roches ne dérivent cependant pas pour Hutton du dépôt sédimentaire ou d'une quelconque "précipitation". Tels sont par exemple le "granite" c'est-à-dire les roches grenues, les "porphyres" et les "whinstones" (basaltes, dolérites, andésites, etc.).- Edinbourg est au coeur d'un district de volcanisme dévono-dinantien très développé. Les observations de Hutton lui firent considérer l'origine volcanique des "whinstones" comme évidente : il s'agissait d'anciennes coulées ou intrusions. Le granite gît bien en général sous toutes les autres roches, mais Hutton décrivit des coupes naturelles où ce même granite s'était injecté dans les cassures des roches sus-jacentes en les transformant grandement au contact [Anedocte des veines granitiques dans la rivière Tilt (ses guides croyant qu'il avait trouvé de l'or) : adieu au wernérisme : T I L T ! ]. Les intrusions ont contribué à soulever les couches (ce qui sera généralisé abusivement entre autres par Leopold Von Buch). Ainsi le granite n'était point du tout la roche la plus ancienne.
Après la mort de Hutton, son ami James Hall fit de remarquables et décisives expériences : (1) Reproduction des plissements en modèle réduit par compression latérale, (2) Fusion d'une dolérite suivie de la reconstitution d'une roche identique par refroidissement lent. (3) Transformation de la craie en marbre par chauffage au rouge dans un canon de fusil scellé.
Ami Boué en France, Lyell en Angleterre, allaient étendre aux "Schistes cristallins" la théorie Huttonienne (avec 50 ans d'avance sur Sederholm). Ces roches "hypogènes" sont des sédiments "métamorphisés", et leur haute teneur en alcalis est issue du sel marin imbibant les sédiments initiaux.
Mais en Europe continentale la premiere école du métamorphisme se discrédita par ses excès et par suite de l'absence d'études structurales fines. Celles-ci se développaient au contraire en Grande Bretagne de façon remarquable, entre 1830 et 1855, avec Darwin, Sedgwick, Sharpe, Sorby, etc.
En conclusion, on comparera, de façon récapitulative les points de vue de Werner et de Rutton (tableau établi par Nieuwenkamp).
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1) Au commencement, la Terre entière était couverte par un océan profond chargé des substances constitutives des roches.
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Sur la terre, ont toujours régné à peu de choses près, les mêmes conditions que de nos jours.
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2) Le dépôt des roches dans l'océan a constitué un phénomène irréversible et à sens unique aboutissant tout droit à l'état actuel de choses.
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Des cycles - érosion, dépôt dans la mer, soulèvement par la chaleur, érosion - se déroulent indéfiniment.
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3) L'océan primitif a fourni la substance de toutes les formations géologiques.
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La substance de toutes les formations géologiques dérive de la destruction de formations antérieures.
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4) Toutes les roches se sont déposées dans l'océan sous leur aspect actuel (sauf les alluvions et émissions volcaniques récentes).
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Les roches cristallines ont passé par un stade de fusion souvent suivi d'extrusions ou d'intrusions.
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5) Presque tous les traits du relief terrestre (continents, îles, mers, montagnes, vallées, etc.) résultent de variations locales dans le dépôt.
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Le relief de la Terre résulte du soulèvement par la chaleur à une échelle continentale (ou d'accumulations vulcanogènes), suivi de dissection par l'érosion.
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Le système de Hutton était presque trop en avance pour son siècle. Il répondait insuffisamment au besoin d'ordre, de simplicité à tout prix, de classification et d'identification aisée des terrains, d'un grand nombre de géologues plus préoccupés d'efficacité que de poursuite inconditionnelle de la vérité.
Au surplus plusieurs fois au siècle dernier, on vit des physiciens opposer au Huttonisine et à son "feu central" une critique que nombre de géologues purent imaginer décisive, dans la mesure où, trop ignorants eux-mêmes des méthodes de la Physique pour en connaître les incertitudes propres, ils succombaient à une naïve "physicolatrie" dont la fameuse échelle de classement des sciences du littéraire Auguste Comte offre l'exemple trop connu.
Fourier en 1820, puis Lord Kelvin en 1862 entre autres firent des calculs sur le flux de chaleur d'après le degré géothermique. Dans l'ignorance où l'on était de la radioactivité, on crut sur cette base que l'uniformitarisme et les immenses durées des cycles huttoniens devaient être abandonnés.
Mais comme l'immortel Professeur Lidenbrock le disait si bien, "la science est éminemment perfectible, et... chaque théorie est incessamment détruite par une théorie nouvelle". Telles des feuilles mortes, les théories bavardes volent de ci, de là, en attendant d'aller pourrir à leur tour au terreau de l'oubli; feuilles mortes chatoyantes, elles fascinent le regard au point de nous faire voir mal, voir faux, voir comme avec des lunettes déformantes nos compagnons les faits, fraternels, rassurants, immuables : mais ces faits, ces cailloux ne consentent à livrer leur message qu'à leurs amis fervents et sûrs. Si tu as gardé ton âme jeune et le coeur neuf, lève-toi de bon matin : tu verras que durant la nuit, les choses ont aussi fait peau neuve, pour toi tout seul.
Lectures :
Hutton (J.) - Theory of the Earth, 1795 (pour les illustrations : ibid).
Playfair. (J). - Illustrations of the Huttonian Theory of the Earth, (réimpression; ibid).
Lapparent (A. de) - Traité de Géologie, 2e éd. 1885 (lire l'introduction et le chap. I, 2e section).
Cailleux (A.) - Histoire de la Géologie, 1951 (Coll. Que Sais-je ?); à acheter.
Verne (Jules) - Voyage au Centre de la Terre (voir notamment chap. 6 et 22).
Fenton (C.L.) et Fenton (M.A.) - Giants of Geology, 1952 (Doubleday Dolphin Books).
Voilquin (J.) - Les penseurs grecs avant Socrate, 1964 (Classiques Garnier-Flammarion).
Buffon - Epoques de la Nature.
Geikie (A) - The Founders of geology, 1897 (Bibl. Lab. Géol. E.N, S., 24 rue Lhomond).
Soulèvement, principe de direction.
La lutte entre wernériens et huttoniens aboutit vers les années 1820 à divers compromis. L'exploration des Alpes, notamment, imposa l'existence du métamorphisme. Certes, la notion subsistait chez beaucoup de géologues et pour longtemps,d'une grande zone centrale de "Primitif" apparaissant comme une sorte de voûte dans l'axe de la chaîne. Mais certaines roches attribuées à ce "primitif" venaient de livrer des fossiles végétaux (Fougères dans les phyllades de Tarentaise, 1808) et animaux (calcschistes granatifères à Bélemnites du Gothard, 1814). La conception d'une formation "de transition" ne suffisait plus. On élabora donc une hypothèse mixte, tenant compte de la réalité, qui s'imposait, du métamorphisme, et aussi des impressionnants "redressements", "refoulements" et autres dislocations affectant à l'évidence des couches des deux versants des Alpes.
Ce fut principalement l'oeuvre de Leopold Von Buch, autrichien de naissance, disciple privilégié de Werner vieillissant. C'était une vraie "force de la nature", hautain, bienveillant, excentrique, intolérant, conservateur, indifférent aux intempéries comme aux critiques, infatigable explorateur de l'Europe. Avec Humboldt, il lança la théorie des "cratères de soulèvement" : les grands appareils volcaniques (Vésuve, Etna, Iles Canaries, etc.) ne sont pas dus à l'accumulation conique maie à un gonflement, à un soulèvement global, unique, sous l'action des forces volcaniques verticales.
De même à plus vaste échelle c'est l'action des forces souterraines verticales, non plus concentrées en un point (volcan), mais étendues selon une bande axiale, qui a soulevé la zone centrale des chaînes de montagnes en amenant au jour les couches profondes de l'écorce : ce qui les a contraint à refouler sur le côté leur couverture de terrains stratifiés. Les roches soulevées et refoulées peuvent être métamorphisées par les "vapeurs volcaniques" en expansion, moteur essentiel de tout le processus. C'est là du mauvais huttonisme à éclipse,
(Jusqu'à la fin du 19e siècle, les Schistes lustrés de la zone piémontaise alpine seront considérés par les uns comme représentant le "Primitif", par les autres comme des sédiments mésozoïques, élaborés dans une singulière fosse gigantesque, dotée de l'étrange pouvoir de métamorphiser ses sédiments après, ou même pendant leur dépôt).
Ce n'est que vers 1860 et surtout 1880 que l'on commença à admettre l'intervention générale de forces tangentielles, autonomes, prépondérantes. Mais même à l'heure actuelle d'excellents géologues s'acharnent à en minimiser l'importance; pour eux (Haarmann, Van Bemmelen, Moret, etc.) c'est toujours le soulèvement vertical qui est le phénomène actif et premier : le reste s'expliquerait essentiellement par l'écoulement passif libre sous l'effet de la gravité, mécanisme déjà admis fort clairement par Reyer (1888).
Toujours vers les années 1820, naquit en Allemagne (L. Von Buch) puis en France (Elie de Beaumont) un nouveau dogme : le principe de direction.
Werner, comme depuis longtemps tous les mineurs, avait noté que les filons dans un district donné se croisent selon un ordre défini, chaque famille ayant une métallisation caractéristique et une orientation statistique constante (que l'on mesurait en "heures", les boussoles étant graduées comme une montre). Or on s'aperçut, ou l'on crut s'apercevoir, en levant les cartes géologiques régionales, que toutes les dislocations géologiques, filons, failles et plis, se groupaient de même en systèmes, définis par leurs alignements orientés. (C'est de cette époque par exemple que date le mythe du "V hercynien" en France, avec ses prétendues branches de directions "armoricaines" et "varisques"). Les stratigraphes, - infanterie laborieuse dont les Ingénieurs des Mines se croyaient (en France) l'arme savante, nous dirions la force de frappe, - fournissaient les moyens de dater chaque point, par les discordances encadrées de couches fossilifères, les divers systèmes plissés. Ce fut avec une sorte de vertige que l'école d'Elie de Beaumont entreprit jusque vers 1870, le relevé des "systèmes de montagnes" successifs à l'échelle de la France, de l'Europe et du globe tout entier [C'est à Elie de Beaumont et Dufrénoy, ingénieurs du Corps des Mines, que l'on doit la première Carte géologique de la France, à l'échelle du 500.000e (1842). Von Buch en fit de même en Allemagne]. Chacun, affirmait-on, était caractérisé par son âge mais surtout, au degré près, par sa direction, c'est-à-dire par les coordonnées géométriques d'un grand cercle de référence et par la famille des petits cercles parallèles correspondants.
En 1867, on en était arrivé à distinguer 85 systèmes distincts ! Mais ce n'était pas le plus grave. Sur le plan interprétatif, l'affaire tourna au délire collectif, limité heureusement à notre pays. Elie de Beaumont avait cherché une meilleure explication que celle de Von Buch du "refoulement" latéral inhérent au phénomène de plissement et pensa l'avoir trouvé (ce que tout le monde ou presque admit après lui) dans la contraction de l'intérieur de la Terre, liée à son refroidissement; cette idée se trouve déjà dans Descartes et s'articulait parfaitement avec le système de Laplace (érigé pour un siècle au rang de dogme scientifique).
Or pour Elie de Beaumont, les directions rectilignes prétendues de ses "systèmes de montagnes" ne sont pas quelconques. Elles correspondent aux arêtes d'un polyèdre issu tout naturellement de la contraction différentielle. Ce polyèdre complexe se déduit d'un dodécaèdre pentagonal régulier : d'où le nom de "réseau pentagonal" donné au schéma hautement théorique d'ensemble. Chaque "système de montagnes" est orienté parallèlement au grand cercle défini sur la surface terrestre par la projection de l'une des arêtes du polyèdre. Le succès fut immense. Arago s'écria :"Aujourd'hui, la géologie a pris rang parmi les sciences exactes". L'on dépensa des trésors d'ingéniosité et de labeur pour perfectionner sans cesse la géniale théorie et pour découvrir les accidents de direction prévus à l'avance par le calcul (à l'instar des astronomes de l'époque du type Le Verrier, trouvant des planètes au bout de leurs équations, ce qui parut le nec plus ultra de l'Astronomie - en laissant à d'autres pays la création de l'Astrophysique, à peu de choses près).
Une telle folie nous paraît aujourd'hui difficile à concevoir (encore que le néo-wégenerisme à base de paléomagnétisme et autres, dans ses excès anglo-saxons actuels, puisse peut-être en donner une idée approchée). Au prix d'une grande perte de temps, un sous-produit heureux de ce qu'un adversaire qualifia gentiment de "monument du crétinisme polytechnicien", fut sans doute une abondante moisson de faits et une réelle impulsion de la géologie structurale française à base cartographique et tectonique. Tout comme Werner, Elie de Beaumont a probablement exercé une influence bénéfique malgré ses erreurs monumentales. Homme au vaste front de penseur, au petit menton, imbu d'autorité, d'Ordre, d'honneurs (il fut sénateur), il fut lui aussi en contre-partie, un animateur et un organisateur de premier plan, capable des meilleures observations. Mais le sens naturaliste lui faisait défaut ainsi que tout esprit d'autocritique et de finesse. Comme chez les autres polytechniciens du Corps des Mines qui menaient avec lui la danse, on peut déceler les ravages d'une formation en vase clos trop intense, brève et précoce, comportant relativement trop de langues mortes puis de mathématiques spécialisées. Peut-être aussi faut-il incriminer le pays et l'époque (Restauration, 2ème Empire) avec leur amour de l'ordre (moral, social, académique, etc.), leur horreur du flou, de l'empirisme, du naturel, de l'indéfinissable.
Le "principe de direction" n'était cependant pas totalement erronné. a) Il autorisait la prévision spatiale (la découverte en 1717, sous les morts-terrains transgressifs, des charbonnages d'Aniche et Valenciennes dans le prolongement des affleurements du Borinage belge, en avait été un exemple réussi), b) Il est exact que les grands accidents cassants dessinent en Europe et ailleurs un réseau où dominent souvent deux ou trois directions statistiques privilégiées (voir plus loin ; Tectonique saxonne et Fossés Méditerranée - Mjösen). c) Dans les bâtis cristallophylliens, les petites structures (schistosité, linéation, petits plis) manifestent très souvent une remarquable constance dans leurs orientations statistiques, comme Darwin l'a bien vu il y a 120 ans en Amérique du Sud. d) De même, les diaclases, un peu partout, ne sont pas orientées au hasard mais selon des directions préférentielles, e) Les plis mégascopiques eux-mêmes sont parfois orientés en faisceaux réglés, de direction déterminée (ce que Playfair avait noté en Ecosse des 1802). Il reste que l'on aboutit, surtout à l'échelle de la grande tectonique, aux pires déboires si l'on veut à toute force admettre une corrélation totale pour Elie de Beaumont, entre la direction des accidents souples ou cassants et leur époque de genèse.
Le vrai progrès introduit par Elie de Beaumont était la notion de phases de crises discontinues de mouvements du sol. Cette notion continue encore aujourd'hui à faire l'objet de critiques, mais à condition d'éviter tout excès, elle forme la base même de la géologie structurale actuelle. Elie de Beaumont est parti d'une base fausse : la croyance aux "Révolutions du Globe" de Cuvier. Les catastrophes anéantissant chaque faune successive devaient coïncider avec une crise physique, orogénique. Désormais la chronologie stratigraphique (au sens moderne du terme) allait être fondée sur un double système de coupures, paléontologiques (faunes et flores successives) et tectoniques (discordances de base de cycles sédimentaires) : dualité qui n'a pas fini d'alimenter les vaines querelles des stratigraphes quant aux limites des étages et systèmes.
Actualisme et Uniformitarisme.
Il s'agit de deux nuances de la doctrine qui s'oppose au catastrophisme, aux "créations successives" et en un mot à toute théorie invoquant l'intervention, au cours des temps géologiques, de processus fondamentalement distincts de ceux encore à l'oeuvre de nos jours sur la terre. Ces derniers sont dénommés "Causes actuelles" par opposition à des "causes anciennes". L'actualisme (terme de création française) nie ces dernières mais peut admettre des variations, aussi grandes que l'on veut, dans l'ordre de grandeur des phénomènes passés, du moment que leur nature reste la même et que l'on renonce à tout processus surnaturel ou totalement étranger à la causalité actuelle. En particulier, l'actualisme accepte s'il y a lieu, l'idée d'une évolution irréversible du monde (évolution biologique, refroidissement de la Terre, etc.). Le terme de causes actuelles généralisé par Stanilas Meunier (1875), remonte au moins (en France) à Constant Prévost, adversaire de Cuvier, qui en 1825, écrivait : " Autour de nous, soit sur la terre, soit sous les eaux, soit au sein et dans le voisinage des volcans, il se produit des phénomènes dont les causes ne différent pas essentiellement de celles qui dans des temps plus ou moins éloignés ont successivement donné les divers états géologiques."
Cette conception française originale de l'actualisme qui implique aussi un déterminisme rigoureux tout au long des temps géologiques, était déjà, moins clairement explicitée, celle de Lamarck (1802) : "Il n'y a que des catastrophes locales". - Cuvier au contraire affirme : "Le fil des opérations est rompu, la marche de la nature est changée, et aucun des agents qu'elle emploie aujourd'hui ne lui aurait suffi pour produire ses anciens ouvrages."
C'est durant cette période 1800-1830 que nait à proprement parler la géologie. Se dégageant de la ridicule querelle entre neptunistes et vulcanistes, des esprits libres de plus en plus nombreux font une magnifique moisson d'observations et notamment fondent l'échelle stratigraphique sur des fondements solides a la fois lithologiques et paléontologiques : pour commencer celle du Secondaire en Allemagne méridionale (Von Buch, etc.) et en Angleterre (William Smith) et celle du Tertiaire en France (Lamarck, Cuvier, Brongnart). Il apparait de plus en plus évident que les dépôts anciens se sont formés dans des conditions proches de celles régnant encore aujourd'hui, comme les pionniers Italiens l'avaient si clairement vus de Léonard de Vinci jusqu'à Donati (1750) (qui étudiait la compaction des sédiments actuels grâce à des sondages sous-marins).
Or au début du 19e siècle, l'Eglise (les Eglises protestantes autant sinon plus que l'Eglise romaine) exerce encore une vive pression en faveur des théories qui admettent une histoire de la Terre courte, irréversible, comportant au moins un grand Déluge en plus de l'événement initial de la Création et de la conflagration finale. (Buckland proclamait : "la négation des cataclysmes est la négation de Dieu").
L'histoire des idées cosmologiques montre, nous l'avons vu, une remarquable persistance et une extension universelle de la notion de cycles de dégradation morale et physique du monde, clôturés par un cataclysme purificateur suivi d'une renaissance à zéro, d'une totale rénovation : ainsi chez les Hindous (Lois de Manou), les Egyptiens, les anciens Grecs (Pythagoriciens, hymnes orphiques, stoïciens), les Druides, etc.
Hutton lui-même ne s'est pas complètement dégagé de ce contexte et admet apparemment, une alternance (indéfinie) de périodes de repos et de phases de bouleversement général.
Or l'Uniformitarisme (ou Uniformisme) de Charles Lyell essaie de se débarrasser pour de bon de cette notion de crises. Les germes de cette théorie sont déjà présents chez Aristote, Strabon ("Il convient de déduire nos explications, des choses qui tombent actuellement sous nos sens et qui, dans une "certaine mesure, se passent journellement sous nos yeux, telles que les inondations, les tremblements de terre, les éruptions, les soulèvements spontanés des terrains sous-marins") et plus récemment chez l'italien Generelli (1749 : "La même cause qui, au commencement de la durée a fait sortir des montagnes, a continué jusqu'à ce jour d'en produire d'autres, afin de réparer de temps à autres les pertes que les premières ont pu éprouver", sans oublier enfin l'allemand Hoff (1771-1837), contemporain méconnu de Hutton,
L'Uniformitarisme est basé sur le postulat fondamental de Hutton : écarter résolument toutes les causes n'appartenant pas à l'ordre réel, actuel, des choses ("actual" dans les deux sens simultanés du mot anglais; en français tout processus "actuel" est, évidemment, réel, cela va de soi). On identifie les processus géologiques anciens et actuels.
L'Uniformitarisme se fonde de plus, sur trois principes : a) Principe d'uniformité : on admet comme hypothèse de départ que les forces à l'oeuvre conservent un caractère uniforme (Cf. Playfair 1802 : "Au milieu de toutes les révolutions du globe, l'économie de la nature est restée uniforme et ses lois sont les seules choses qui aient résisté au mouvement général"). b) Principe de continuité : les causes actuelles sont aussi des "causes lentes", agissant de façon continue, c) Principe de totalisation, corollaire du précédent : l'effet final, total, suppose un temps très long d'application. Ce qui est énorme dans le passé, ce ne sont pas les forces, mais les durées, et c'est là où le bât blessait la plupart des contemporains de Hutton puis de Lyell.
Lyell affirme "le cours de la Nature n'a jamais varié depuis les époques les plus reculées". Certes il constate des changements dans les climats du passé, et c'est un mauvais procès que de l'enfermer dans une conception rigide qui n'a jamais été la sienne. On oublie qu'il avait à vaincre l'opposition d'une majorité de géologues attachés à d'hypothétiques "causes anciennes" étrangères à la nature du monde actuel. Nous avons beau jeu de critiquer les quelques excès de la théorie uniformitarienne maintenant qu'elle a triomphé (voir la critique de Lucien Cayeux, 1941 : Causes anciennes et causes actuelles en géologie"). Il est ridicule de prétendre, dans notre courte vie, fraction infinitésimale des temps géologiques, voir de nos yeux, à l'oeuvre tous les processus qui ont déjà agi sur la Terre depuis (nous le savons aujourd'hui) plus de 3 milliards et demie d'années. Il ne faut pas confondre uniformité et proportionnalité. La sédimentation par exemple, est rarement une fonction linéaire du temps, tout comme le coulissement de la faille de St-Andréas. Une crue séculaire fait plus de travail que cent ans de crues hivernales normales. Mais si les coefficients numériques varient, les fonctions, les équations demeurent les mêmes. C'est la causalité, ce sont les lois qui restent uniformes.
Tout cela Lyell le savait bien. Il consacre un chapitre de ses Principes à "l'Uniformité des changements successifs dans le monde animé et dans le monde inanimé", où il montre que la plupart des structures où l'on voyait des preuves de cataclysmes soudains s'expliquent par la somme d'actions lentes (ainsi les discordances angulaires, dès que l'on tient compte de la longue lacune correspondante). Il admet que "la persistance des mouvements souterrains, dans la même direction, n'a pas été continuelle pendant toute la durée des temps anciens.... Toutefois, malgré ces alternances de repos et de convulsions, il n'y a eu, depuis les temps les plus reculés, ni dislocation générale dans la croûte terrestre, ni dévastation universelle à la surface du globe" (ce que démontrent notamment les strates du Paléozoïque ancien restées intactes et horizontales dans certaines régions du globe).
En définitive, l'essentiel, dans la prophétique vision du monde de Lyell, si peu vieillie depuis cent ans, c'est le rôle fondamental attribué au facteur temps [Avec une prescience extraordinaire, il estime, en se basant sur des conjectures d'ordre astronomique, la durée du Quaternaire à un million d'années et à 240 millions d'années celles des temps écoulés depuis le début du Cambrien]. Lyell nous a fait citoyens de la Terre, habitants conscients des Temps géologiques; nous sommes désormais admis a en vivre, à en contempler, à en expérimenter personnellement la poignante actualité, la sereine réalité. Enfin purifiés des paniques ancestrales, nous embarquerons sans vaines craintes sur "l'océan des âges", sur cette mer sans limites O ! combien "toujours recommencée". Nous chanterons à bord l'hymne naïf de Pierre Termier à la surhumaine Joie de Connaître, ou selon notre goût, nous redirons avec le poète sétois : " O! récompense après une pensée, qu'un long regard sur le calme des dieux !"
Les déformations universelles : Edouard Suess, Marcel Bertrand.
Les mots d'orogenèse et de phases (tectoniques) ne figurent pas dans Lyell, à cet égard trop en défiance vis-à-vis de tout événement cyclique universel un peu marqué. Il est vrai que les pionniers en la matière, L. Von Buch et Elie de Beaumont, concevaient des bouleversements instantanés, catastrophiques.
Le progrès décisif est venu de l'autrichien Edouard Suess et de son ouvrage monumental "La Face de la Terre " (Antlitz der Erde), première synthèse de la géologie des continents et du monde tout entier, envisagée notamment sous l'angle structural.
Suess abondonne le principe de direction et subordonne, dans les chaînes de montagnes, le soulèvement et les intrusions au plissement. Lorsque l'on considère en chaque point du globe l'âge du ridement orogénique, on s'aperçoit que les faisceaux plissés issus de la compression s'ordonnent en chaînes de montagnes d'extension continentale, voire mondiale : ce sont les chaînes "calédonienne", "armoricaine" (Altaïdes, nommées chaîne hercynienne en France) et alpine. Elles dessinent des arcs, des festons à convexité nord et montrent une dissymétrie caractéristique ; encadrées entre deux môles résistants au Nord elles sont poussées vers un avant-pays (Vorland), au Sud une zone d'affaissements les sépare de l'arrière-pays. Une même région peut avoir été plissée deux fois ; ainsi les Alpes méritent le nom "d'Altaïdes posthumes" et se sont formées dans des zones affaissées de l'ancienne chaîne formée à la fin du Primaire. Les plissements successifs migrent (dans l'hémisphère nord) du Nord vers le Sud.
On doit encore à Ed. Suess un bon nombre de notions classiques : ancien continent equatorial "indien" morcelé; - âges différents des océans et opposition entre types atlantique et pacifique; - vastes transgressions simultanées dues à des mouvements de la mer (d'où une similitude dans la succession des dépôts marins à l'échelle du monde); - termes tels que Taurides, Dinarides, etc. .
Dans la préface de l'édition française, Marcel Bertrand, entre autres éloges, nous dit qu'Edouard Suess a introduit la notion de déformations universelles. Ces déformations ont elles-mêmes une longue histoire; - elles ne violent pas le principe des causes actuelles .
Cette histoire interne propre des diverses chaînes de montagnes est difficile à déchiffrer pour de multiples raisons convergentes. C'est Marcel Bertrand qui a, semble-t-il, le premier entrevu (1888, 1894) une loi remarquable, encore qu'approchée : Chacune des trois chaînes successives d'Europe (et l'auteur y ajoute une "chaîne huronienne" mal définie) a eu une histoire sédimentologique semblable durant sa préparation géosynclinale (notion dont il sera question plus loin) ainsi que durant les premiers stades de son arasion. Pour Marcel Bertrand, il se forme au début dans chaque cas une gouttière centrale où s'accumulent des sédiments détritiques fins ; ils seront les premiers plissés, et souvent métamorphisés ("toute chaîne a ses gneiss") et granitisés. Puis se creusent de part et d'autre deux avants-fosses bientôt comblées d'un "flysch" plus grossier. Il subira à son tour un plissement important. Enfin se forment dans la zone affectée par l'orogenèse ou en avant d'elle des sédiments détritiques de type "molasse", issus de l'érosion de la chaîne; très souvent ce sont des grès rouges. Le Torridonien, le Vieux-gros rouge, le Saxonien sont ainsi les "molasses" respectives des chaînes "huronienne", calédonienne et hercynienne.
La mise en place des roches éruptives manifeste une pareille récurrence ordonnée : au début montent des magmas basiques (ophiolites, gabbros, etc.) et roches granitoïdes; puis viennent des "éruptions porphyriques"; enfin, les dernières manifestations sont uniquement celles d'un volcanisme basique (basaltes, "mélaphyres", etc.). Lorsque ces roches de type granitique ("granites en retard") sont mises en place, tardivement, elles présentent des caractères spéciaux (présence d'anorthose, de pyroxène associé à l'orthose, ou de felspathoïdes, etc.).
Il y a d'autres homologies (géochimiques et sédimentologiques, dirons-nous): les grès rouges sont souvent cuprifères, les "flysches grossiers" peuvent contenir du charbon, etc.
Marcel Bertrand arrive ainsi à la notion de cycles où les termes se répètent dans le même ordre, et définissent une "histoire générale des chaînes de montagnes. "
Il avoue ne s'être converti qu'avec beaucoup de peine, à l'idée que "la succession uniforme des gneiss dans tous les pays" ne correspond pas à un âge de formation unique, ancien, mais à un processus qui s'est répété dans chaque cycle orogénique. Ces gneiss se forment aux dépens des sédiments fins de la sédimentation géosynclinale initiale, mais surtout dans le plancher de celle-ci, qui peut très bien être la formation "molassique" du cycle précédent.
Beaucoup de données sont inexactes dans le schéma de Marcel Bertrand (dont l'oeuvre est inégale) (Ainsi,l'un de ses arguments clés est l'existence de ces gneiss formés dans le permien de la Vanoise; or, selon F. Ellenberger, ces "gneiss du Sapey" sont d'âge Fermien moyen et n'ont rien à faire avec l'orogenèse alpine), mais c'est bien à lui que l'on doit l'idée féconde de "la liaison ordonnée, (selon ses propres termes) de tous les phénomènes, "tectoniques, sédimentaires et éruptifs, autour des différentes phases de l'histoire des chaînes de montagnes, qui constituent les quatre grands chapitres, les quatre unités de l'histoire du globe".
Nous savons maintenant qu'il y a eu bien plus de quatre cycles orogéniques. Or il est devenu banal de les déchiffrer en fonction d'un "modèle standard". Tout se passe donc - en principe - comme si les multiples événements exogènes et endogènes (sédimentation, pétrogenèse, déformations) qui interviennent tout au long d'un cycle orogénique se déroulaient (simultanément ou successivement salon les cas), selon un mécanisme programmé, faisant intervenir des fonctions :-le Saxonien rouge, dans le schéma initial de Marcel Bertrand; est au Houiller et celui-ci au Culm ce que la Molasse suisse est au Flysch alpin et celui-ci aux Schistes lustrés. Il s'agit d'un modèle à trois dimensions polarisées :
1) Temps; - 2) dimension verticale (mesurée de bas en haut); - 3) dimension horizontale normale à la chaîne, mesurée depuis l'axe médian, ou le "bord interne" (selon les cas) vers l'extérieur. La dimension longitudinale n'intervient pas en principe dans ce modèle "cylindrique" où toutes les sections transverses à l'allongement de la chaîne sont supposées identiques.
- Le cycle orogénique, réconciliation des points de vue de Werner et Hutton.
Marcel Bertrand, sans bien s'en rendre compte, a fourni une solution définitive à l'opposition méthodologique qui remontait aux écoles respectives de Werner et Hutton,
Les Wernériens (et Néowernériens) n'avaient pas en un sens tellement tort de vouloir, avant toute chose, retrouver partout une succession étagée, une séquence verticale de "formations universelles" qui seraient superposées dans un ordre constant, de moins en moins cristallines, de plus en plus meubles vers le haut : mais l'erreur était de relier ce gradient de cristallinité au Temps absolu, d'avoir choisi pour postulat simpliste une chronologie basée sur le faciès lithologique (ce qui aurait été tellement commode et efficace - si seulement cela avait été vrai !) et d'admettre un mode de formation monogéne (en une seule fois) des divers types de roches.
Les Huttoniens avaient absolument raison de s'insurger contre ces vues naïves (parfois suspectes d'un aveuglement volontaire confinant à la mauvaise foi) et de souligner que n'importe quel type de roche peut avoir n'importe quel âge ; de préciser de plus que cet âge peut en quelque sorte être complexe, la roche ayant pu subir de multiples et profondes transformations depuis sa genèse initiale (Lire les remarquables écrits récents de Read sur cette histoire que les roches (surtout métamorphiques) ont à nous raconter). Mais la richesse, la profondeur de cette façon d'interpréter les choses avaient pour contre-partie un émiettement des recherches : face à une assez décourageante complexité, on était astreint à une analyse point par point, n'autorisant guère ni prévisions ni synthèse descriptive aisée.
Or, le modèle de Marcel Bertrand retrouve dans les chaînes plissées et fonde sur des bases "transformistes" la notion d'un complexe structuré en niveaux étages, correspondant (de façon assez lâche) aux formations wernériennes : tout en bas, et en principe au centre de la chaîne, des granites et des gneiss (cf. le "Primitif") enveloppés et surmontés de micaschistes et phyllades avec cipolins, roches vertes, etc. (cf. le "terrain de transition"); en transgression sur les deux versants de la chaîne partiellement arasée, on trouvera une couverture subhorizontale indurée par la diagenèse et dont la base est une "molasse" : cela correspond assez bien au "Flötz Gebirge" ou "formation plancher". Enfin par-dessus le tout, des sédiments peu consolidés, d'âge divers (Néogène et Quaternaire dans les Alpes occidentales). Or ce que Hutton ne pouvait pas savoir (ni après lui Lyell) c'est que dans cette séquence caractéristique issue d'une orogenèse d'âge quelconque (alpine, hercynienne, etc.), les discordances angulaires, clefs de sa méthode d'analyse, sont très souvent effacées, au moins dans les "étages" inférieurs. Cette mise en accordance, sur laquelle nous reviendrons, est l'un des pièges de la géologie des orogènes et pose divers problèmes non encore tous résolus.
Le hasard a voulu que cette concordance et cette continuité trompeuses soit particulièrement nettes dans la petite région de la chaîne varisque étudiée personnellement par Werner, c'est-à-dire l'Erzgebirge oriental. On a là de grandes coupoles gneissiques surbaissées (dont celle de Freiberg); la structure est concentrique, en écailles d'oignon avec une décroissance progressive de la cristallinité du centre vers l'extérieur. Leur partie centrale est faite de granites plus ou moins orientés, de granites gneissiques, et de gneiss rouges et gris. Vers le haut apparaissent (par intercalations biseautées) des gneiss à deux micas puis l'on passe à l'enveloppe de micaschistes ; ceux-ci, toujours en parfaite continuité et concordance apparentes, passent à leur tour à un complexe de phyllades et autres roches semi-métamorphiques. C'est ce parallélisme remarquable de toutes les strates, de tous les feuillets rocheux à grande et petite échelle, qui avait convaincu Werner de l'origine "sédimentaire" du tout.
On sait maintenant que la structure de l'Erzgebirge résulte de l'action de la tectogenèse varisque sur une série géosynclinale "neuve" paléozoïque reposant sur une ancien bâti d'âge cadomien probable; en l'occurence un ensemble "briovérien" partiellement granitisé. Le Briovérien plus ou moins métamorphisé, ses batholites intrusifs et le Cambro-Silurien discordant sur le tout, ont été en même temps restructurés en feuillets laminaires, dans un climat de métamorphisme régional hercynien. L'ensemble a acquis une foliation commune guidée, du haut vers le bas, par les structures plates tectoniques ou stratigraphiques de la couverture paléozoïque. Ce genre de structuration avec mise en accordance généralisée apparaît de plus en plus comme étant pour le moins fréquent, et sans doute de règle, dans les régions centrales et profondes des orogènes. Il y a 50 ans déjà Kossmat notait les similitudes entre les coupoles de l'Erzgebirge et les carapaces des grands plis couchés gneissiques lépontins (=nappes penniques inférieures, région Simplo-Tessinoise des Alpes occidentales); toute discordance basale a été effacée entre les sédiments alpins (Schistes lustrés et Trias) et leur ancien socle hercynien, d'où dérivent ces noyaux gneissiques. Leur tissu actuel est entièrement alpin, ce que confirment les âges radiométriques. De même dans l'Erzgebirge, les tissus actuels dans les coupoles gneissiques sont bien hercyniens. Mais dans les deux cas la matière première est antérieure ; ce sont apparemment des gneiss et granites hercyniens dans le premier cas, des granites cadomiens dans le second.
Même en Ecosse (mais dans une région que Hutton n'aurait eu aucune chance de comprendre, s'il l'avait explorée) une complète mise en accordance est selon les travaux récents, réalisés entre le Moinien (sédiments infracambriens affectés par le seul métamorphisme calédonien) et les gneiss lewisiens (très vieux socle) formant, dans les Highlands du N.W., le noyau de plis couchés. Marcel Bertrand était loin d'avoir compris tous ces phénomènes. Il fut cependant le premier à avoir deviné l'extraordinaire mécanisme récurrent additif des cycles orogéniques : chacun aboutit à façonner une structure étagée "wernérienne", mais (lorsqu'il y a superposition) chaque nouvelle orogenèse fait en quelque sorte monter vers la nouvelle surface les diverses "formations universelles" qui ne sont plus que des "faciès orogéniques universels" néoformés, organiquement liés et fonctionnellement étagés.
Albert de Lapparent, contemporain exact de Marcel Bertrand, basait sa défense obstinée et anachronique du "Primitif" sur la "frappante uniformité de composition" de ce terrain et sur le fait que "l'ordre général de succession des roches primitives se montre aussi très constant et indépendant du "lieu où on l'observe".
Or Lyell avait déjà très bien souligné cet incontestable air de famille des roches métamorphiques sur toute la surface du Globe : dans les deux hémisphères, dit-il,"elles rappellent toutes d'anciennes connaissances".
Tous les géologues travaillant dans les bâtis métamorphiques ont fait l'expérience de cette variété infinie dans l'uniformité , bénissant et maudissant à la fois l'une comme l'autre. Ces amies, les roches cristallophylliennes, ont tant à nous raconter, mais le disent si peu et au prix d'un tel effort de notre part !
En définitive, l'évolution physique de la croûte terrestre est infiniment plus complexe que ce que les Wernériens, gens peu portés sur la métaphysique, étaient capables de concevoir. Mais cette histoire est aussi bien plus ordonnée que ce que Lyell imaginait. Tous les progrès de la géologie n'ont fait que confirmer cette étonnante homogénéité du cycle orogénique au travers de trois milliards et demi d'armées (à raison de 200 millions d'années en moyenne par cycle). Les très nombreuses et importantes exceptions qu'il est essentiel de bien décrire, ne font que confirmer, par leur seul nom d'exceptions, qu'une loi existe, une loi approchée comme toujours dans la nature, une loi dont le sens nous échappe encore presque complètement et qui est le principe central de toute la géologie structurale.
Lectures :
Lyell (Ch.) - Eléments de Géologie, trad, française, 1864, 2 tomes (Bibl.G.R.G.) - Lire les chapitres XXXV à XXXVII.
" - Principes de Géologie, trad, française, 1873, 2 tomes (Bibl. G.R.G.) - Lire tome I, chap. I à V ; voir aussi les pages 187, 394-395, 414, 428- 430 du tome I et les pages 273-274 et 735-788 du t. II.
Ellenberger (F.) - Etude Géologique du Pays de Vanoise (1953): - lire le chap, I (Histoire des idées sur le métamorphisme alpin).
Vysockij (B.P.) - Naissance de l'uniformisme et ses rapports avec l'actualisme. Trad. C.N.R.S. n° 3616 (Bibl. Géol. Hist.) - Voir aussi trad. 3615 (ibid).
Marcel Bertrand - Oeuvres géologiques. Tome III, p. 1601-1604 et tome II, p. 925-939 (Bibl. G.R.G.).
Pierre Termier - A la Gloire de la Terre - Le Temps (p.391-425) (Bibl. Géol. Hist.).
Avènement de la tectonique de nappes de charriage.
L'existence de superpositions anormales de couches, a été observée dès le début du 19e siècle, mais bien souvent au début sans être comprises comme telles : ainsi Ami Boué observant, sans le savoir, le charriage du Moine dans les Highlands du N.W. Paradoxalement, soit dit en passant, l'école wernérienne était alors mieux préparée pour admettre qu'il s'agissait de "refoulements" mécaniques, que ses adversaires adeptes du métamorphisme. Ces derniers avaient en effet à leur disposition une commode, trop commode explication : c'est ainsi que Murchison, observant à son tour la zone de charriages des Highlands du N W, admet que les gneiss superposés au "Silurien" (au sens ancien du terme) sont eux-mêmes d'âge silurien et formés par métamorphisme du sommet des couches sédimentaires. C'est pourquoi aussi la découverte des grandes nappes alpines a été si tardive.
Parmi les premiers recouvrements anormaux décrits comme tels, on peut citer : la superposition (par simple faille inverse) du granite au Crétacé près de Dresde (Weiss 1820); celle de gneiss au Lias dans la Jungfrau (Hugi, puis Studer 1832); le Permien et le Trias gisant sur plusieurs kilomètres horizontalement sur le Nummulitique plissé dans le canton de Glaris (Escher de la Linth 1849); en Amérique les frères Rogers découvrent des renversements et écaillages dans les Appalaches (1843), ce que confirment Safford (1856) dans le Tennessee et Logan (1860) près de Québec (Cités par Rubey et Hubbert, Bull. Geol. Soc. Amer., 1959, vol. 70, p.115-206). En Ecosse, les charriages du Moine sont décrits comme tels dès 1861 par Micol, ce que confirmeront Lapworth (1883) puis Peach et Horne (1884, 1907) avec leurs merveilleux levés. Dans le Bassin houiller franco-belge l'existence de charriages entrevue dès le milieu du siècle par Dumont , semble-t-il, est confirmée par Cornet et Briart (1863) en Belgique, Gosselet en France (Elie de Beaumont en 1841 avait déjà compris les grandes lignes de la coupe du bassin houiller avec sa faille inverse limite au Sud), en attendant Fourmarier et Bouroz.
Mais l'ampleur parfois extraordinaire du phénomène de charriage n'a été reconnue qu'à partir des années 1880, simultanément en Suède (Törnebohm) et dans les Alpes (Marcel Bertrand, puis, de 1890 à 1916, Pierre Termier, Schardt, Lugeon, Argand) ; il s'agit de "recouvrements" d'amplitude considérable : plus de cent kilomètres de déplacement horizontal ("tangentiel" à la surface du géoïde terrestre).
On notera :
2) Que Törnebohm en 1883 ne parle en Suède encore que de chevauchements de quelques kilomètres d'amplitude; ce n'est qu'en 1888 et surtout 1896 qu'il formule la théorie du "grand charriage Scandinave" (pour lui, les "Schistes de Sève, Algonkien métamorphique", sont charriés sur 130 km de largeur maximum sur le Cambro-Silurien fossilifère,
3) Qu'entre temps, en 1884, Marcel Bertrand a frappé au plus haut point l'opinion géologique française et même internationale, par son article publié par la Société géologique de France : " Rapports de structure des Alpes de Glaris et du Bassin houiller du Nord". Cette note de 14 pages (et une planche) a une importance historique, à plusieurs égards. Elle témoignait d'une audace et d'une clairvoyance peu communes; car l'auteur ne connaissait pas, ou à peine les régions intéressées. Il se base sur les remarquables dessins récents de Heim redécrivant le "double pli de Glaris" 38 ans après Escher de la Linth; la perfection même de ces dessins légitimait l'interprétation nouvelle de Marcel Bertrand : il s'agit, non point de deux plis couchés se faisant face, l'un déversé au Sud, l'autre au Nord, mais d'un vaste pli couché unique secondairement bombé en forme de voûte surbaissée, crevée plus tard en son milieu par l'érosion récente. Le pli a progressé sur le Flysch très plissé grâce à une sorte d'écoulement lent, avec étirement considérable et rupture du flanc inverse (Marcel Bertrand élimine l'action de la pesanteur pour des raisons évidentes de contrepente). Vers l'arrière et en profondeur, la plasticité des roches augmente et la "ligne de brisure" passe à une "zone de glissements" continus où finalement le pli couché se raccorde au substratum (on ne dit pas encore "s'enracine"). Marcel Bertrand compare cette structure à celle que Gosselet vient de décrire et d'interpréter en termes de "failles", dans le Nord, (le pli du Cendroz s'est accentué, renversé vers le Nord puis rompu : la partie supérieure a continué à glisser en avant sur les plis du bassin houiller en entraînant des "lambeaux de poussée" de la partie inférieure renversée). Puis en se basant sur la bibliographie, il propose, avec audace et prudence, de délimiter sur la carte de Suisse et de Haute Savoie les régions où doivent exister des "lambeaux de recouvrements" analogues à celui de Glaris (sur ce croquis cartographique, on reconnaît approximativement, ce qui sera ensuite décrit comme : Klippes des Annes et Sulens, nappes des Préalpes médianes et de la Brèche, nappes helvétiques orientales, nappe austro-alpine du Lechtal). Pour lui cependant il s'agirait d'un seul et même recouvrement qui, il faut y insister, se ramène alors à un pli couché à flanc inverse étiré, avec ou sans "glissements" et ruptures, poussé vers l'avant sur des plis simplement déversés.
Le hasard fit que Marcel Bertrand travaillait à l'époque en Basse-Provence et qu'il y découvrit des structures, de moindre amplitude, paraissant justifier en tout point son interprétation précitée. C'était notamment le fameux pli du Beausset, très aisément accessible et qui fut donc visité par les partisans et les adversaires de la théorie des nappes de charriage. Ces structures furent abusivement généralisées par lui et Haug ("nappe de Basse-Provence"),
Les structures complexes du Bassin houiller franco-belge lui parurent également pouvoir se ramener à un pli couché (l'axe du Condroz) dont le haut a glissé vers le nord sur le bassin houiller tandis que le bas devait s'étirer en s'amincissant au point de ne plus être à la limite représnté que par une simple surface de glissement, avec des lambeaux plus ou moins épais localement conservés, souvent à l'envers et eux-mêmes subdivisés par des surfaces de glissement secondaire.
On notera que les Suisses étaient bien familiarisés avec la notion de plis couchés. Rien que sur l'itinéraire transalpin classique de Lausanne vers l'Italie par le Simplon, deux magnifiques exemples d'une telle structure étaient depuis longtemps signalés : le pli couché à coeur gneissique d'Antigorio (Cerlach, 1869) et le pli couché de Morcles fait de Mésozoïque helvétique emballé dans le Flysch (signalé dix ans plus tôt par Jean et Philippe de la Harpe, et décrit ultérieurement en détail par Renevier (Ces deux structures ont en fait un déterminisme totalement différent: le pli pennique(au sens étroit du terme) d'Antigorio est né à grande profondeur, en condition d'infrastructure (d'où la plasticité du coeur gneissique); le pli de Morcles, superficiel, est formé de roches stratifiées non métamorphiques). A défaut de connaître les charriages énormes de Scandinavie, longtemps du reste discutés, c'étaient les Alpes qui pendant plusieurs facades, allaient être le pays-type, la patrie des grandes nappes; les charriages d'Ecosse étaient de trop faible amplitude pour fournir un modèle tectonique capable de rivaliser avec le module alpin que l'on se mit à codifier d'après les premières notes (admirablement rédigées au surplus) de Marcel Bertrand. Hanté par un souci de simplicité, d'unité, de logique, saisi d'enthousiasme craintif, souvent teinté d'incrédulité, devant l'énormité, la nouveauté extraordinaire de la tectonique de nappes de charriage, l'on voulut à tout prix l'intégrer dans le modèle conceptuel du plissement classique. Comme dit Marcel Bertrand, cette conception "ramène tout au plissement"... Nous voyons Pierre Termier, disciple de Marcel Bertrand, se lancer à la splendide conquête des nappes briançonnaises et austro-alpines, absurdement persuadé qu'en tous les cas il s'agit de plis couchés indéfiniment allongés et à flanc inverse ordinairement supprimé par un prodigieux excès d'étirement.
Maurice Lugeon, grand seigneur de la géologie alpine, débrouille magistralement, à partir de 1901, les nappes du Simplon, les nappes préalpines et surtout les nappes helvétiques occidentales : et ces dernières lui montrent systématiquement de grandes charnières frontales, souvent en forme de têtes plongeantes; ce sont évidemment pour lui des plis couchés à flanc normal étiré, et après H. Schardt, il soupçonne le rôle majeur qu'aurait joué dans leur mise en place l'écoulement par gravité. S'étant donné un modèle géométrique et cinématique en forme de "larme", un certain modèle dynamique s'en déduisait évidemment. (Mais les études récentes ont sérieusement remis en cause le modèle géométrique lui-même. Les coupes d'Oberholzer ou d'Arbenz, dans les nappes helvétiques orientales, montrent avec toute la netteté désirable que la surface de base de ces nappes sectionne le plus souvent leurs plis déversés, Fourmarier, a récemment montré que même la schistosité est sectionnée à la base du lambeau des Mythen : là comme dans la nappe de l'Embrunnais, l'acquisition de la schistosité dans les masses charriées et donc tout le plissement contemporain sont antérieurs au gros du "glissement" des nappes qui viennent souvent reposer sur un autochtone relatif non schisteux. - Enfin rappelons pour mémoire que l'ensemble des nappes austro-alpines est bel et bien "du second genre"),
Emile Argand décrira de son côté (1913, 1916) tout l'édifice tectonique des Alpes occidentales comme essentiellement formé de nappes en forme de plis couchés entassés les uns sur les autres sur une énorme hauteur.
Chose plus grave encore, Emile Haug, remarquable stratigraphe, piètre tectonicien, contribuera à intoxiquer pour longtemps l'enseignement français avec cette notion simpliste, que l'on trouvait logique, en fait faussement cartésienne, du charriage cas particulier extrême du plissement : "Dans le cas des plis couchés, (dit-il dans son calibre Traité de Géologie, vol. I, p. 198) le déplacement horizontal suivant la surface d'étirement ou de rupture est souvent particulièrement intense : l'une des moitiés du pli est poussée bien plus en avant que l'autre. On dit alors qu'il y a chevauchement ou charriage". - On ne saurait être plus sommaire ni plus tendancieux,
A vrai dire Pierre Termier, dans une conférence prononcée à Liège en 1906, avait un peu nuancé les choses et opposé de façon manichéenne, deux catégories de charriages : "On peut concevoir deux modes de formation d'une nappe, La nappe peut être un pli, qui a commencé par être à peu près droit, qui s'est ensuite déversé, sur un de ses flancs, puis s'est couché jusqu'à l'horizontale et même au-delà de l'horizontale, en s'allongeant de plus en plus, et en s'éloignant ainsi, de plus en plus, de la partie droite, que l'on appelle sa racine. La nappe peut encore être un fragment de l'écorce terrestre détaché de son substratum originel, et transporté, sans plissement sensible et par simple translation, sous un effort tangentiel, en glissant sur une surface de friction peu différente d'un plan tangeant au sphéroïde. L'existence, dans les Alpes, de nappes du premier genre, est absolument certaine,... (celle) de nappes du second genre, n'est pas encore démontrée" [bien que mécaniquement nécessaire aux yeux de l'auteur : pour expliquer toutes ces autres nappes, il a fallu que les Dinarides chevauchent en bloc le pays alpin, tel un traîneau écraseur qui "couche, entraîne et lamine les plis, comme le vent fait des fumées des usines" (Ce qui valut â Pierre Termier d'être traité, non seulement de géopoète, mais aussi de géofumiste par les adversaires de sa théorie du charriage des Alpes calcaires du Nord) ].
Paul Fourmarier, dans ses "Principes de géologie" (1933) entérine sans aucune réserve la notion reçue de "nappe du premier genre" à la mode alpine. Toutefois il développe de façon intéressante celle de "nappes du second genre", qu'il nomme "charriages cisaillants", car ici la "fracture" basale "cisaille les plis secondaires et ne résulte pas de l'étirement du flanc renversé d'un pli". Il admet enfin l'existence de types intermédiaires.
Mais l'école tectonique française et suisse romande refusait avec obstination de sortir de son modèle monogène des nappes "du premier genre" devenues peu à peu des "nappes de couvertures" puis des "couvertures décollées et glissées" (gravitational glidings de De Sitter : dans ce cas le mot de nappe n'est même plus prononcé par lui !). Elle se bouchait les yeux pour ne pas voir les "nappes du second genre", ou à la rigueur, pour les limiter à des écaillages de socle. Elle faisait l'impossible pour refuser d'accepter que ce genre de nappes puisse être formées, indifféremment, de "socle" ou de "couverture". Lorsque les plis d'une couverture plissée et charriée étaient manifestement tranchés par la surface basale de contact anormal, on y voyait invariablement un effet, secondaire, de"rabotage basal" (terme créé par http://www.annales.org/archives/x/fallot.htmlPaul Fallot, 1944).
Or la lecture attentive des dernières notes et mémoires de Marcel Bertrand (1895-1900) montre une toute autre profondeur de naturaliste dans l'analyse des structures tectoniques tangentielles, en se basant sur deux exemples privilégiés : le bassin houiller franco-belge et surtout celui du Gard, Dans le premier cas (1894) il veut encore conserver au départ son modèle monogène initial du pli couché à flanc inverse étiré, mais le détail du texte et des figures le contredit. On y voit comment un seul même pli couché complexe à énome constance, longitudinale,recoupé à diverses hauteurs relatives par une grande "surface de glissement" à double courbure (convexe en arrière vers le haut, concave en avant) suffit à rendre compte de toutes les coupes du bassin décrites depuis Fontaine-Lévèque et Mons jusque dans le Boulonnais. - Il faudra attendre les années 1950-60 pour que cette notion, déjà acquise chez les Belges, soit redécouverte et étendue au bassin du Nord-Pas-de-Calais par l'équipe géologique des Charbonnages de France.
Durant 10 ans une conception erronnée a prévalu en France, celle autochtoniste de Barrois, qui ne voyait en avant de la faille du Midi et du Cran de Retour que des plis-failles redressés à enracinement local. On sait maintenant que ce sont les traces de "failles listriques" à grand déplacement horizontal.
La description que Marcel Bertrand donne en 1900 (en 90 pages) du Bassin houiller du Gard est d'une saisissante actualité. On y trouve illustrées par des exemples palpables toute une série de notions récemment redécouvertes dans le Bas-Languedoc, la Provence, les Hauts-Tatras, etc., relatives à un style tectonique particulier : ce style paraît être infiniment plus courant que l'école française ne l'avait admis,engluée qu'elle était dans son conservatisme pédagogique, obsédée par une tectonique monogène, "visqueuse", faisant tout dériver du plissement ou du décollement, avec comme moteur essentiel de cet écoulement tangentiel la bien trop commode gravité, devenue dogme et article de foi depuis cette guerre.
Les antinappistes "réactionnaires" d'après 1913, gens importants et imbus d'autorité, ne se sont bien souvent convertis, du bout des lèvres, et à contre-coeur, à la réalité des grands charriages, que dans la mesure où l'écoulement libre des couvertures par gravité, sans poussée latérale venant du fond, leur rendait en somme bonne conscience.
Marcel Bertrand en reste à l'idée que "le phénomène de charriage suffit à lui seul pour produire dans tous ses détails la structure plissée des montagnes" et qu'il est le fait essentiel dans la formation d'une chaîne. Mais au moins dans le cas du Bassin du Gard, il n'est plus question de faire dériver le charriage de l'exagération du plissement. Ici, "la masse charriée s'est en général mise en place [entre le Stéphanien et le Trias] tout d'un bloc, si bien que ses couches ne présentent aucune trace de dérangement". Marcel Bertrand étudie ensuite avec une admirable indépendance d'esprit, les effets induits par ce charriage, d'envergure modérée (translation d'une dizaine de kilomètres d'Est en Ouest), dans les roches et les couches du substratum (c'est-à-dire, se comportant comme un tout, le Houiller stérile aminci et son socle de micaschistes). Il nous paraît tout-à-fait académique de vouloir qualifier de tels charriages, enracinés et d'extension limitée de simples chevauchements par opposition aux "vrais" charriages.
" Lorsque la nappe charriée a rencontré une saillie préexistante, elle l'a rabotée, en entraînant avec elle tout ce qui lui faisait obstacle... De plus, en dessous des couches ainsi balayées, il en est un certain nombre qu'elle a poussées devant elle, sans les détacher de leur racine : elle les a simplement retroussées déterminant ainsi la formation d'un phénomène très spécial, de cuvettes renversées tronquées par une faille et non suivies d'un pli anticlinal correspondant."
" L'adhérence de la nappe charriée avec son substratum a encore produit d'autres effets : elle a déterminé dans ce substratum des plans de fractures parallèles au mouvement, c'est-à-dire à peu près horizontaux, et elle a détaché ainsi une ou plusieurs tranches, des lames de charriage, qu'elle a entraînées plus ou moins loin, à sa suite. Ces failles horizontales ont été plissées postérieurement avec les couches... "
" Les masses mises en mouvement agissent avec une force irrésistible, et en même temps avec une douceur extraordinaire, qui tient à la lenteur du mouvement (certainement moins d'un mètre en cinq ans) et qui leur permet de transporter, sans les écraser, ni les abimer d'aucune manière, les couches les plus délicates et les plus fragiles, comme des couches de houille".
" Elles agissent sans violence, mais elles écartent tout ce qui leur fait obstacle, et rabotent ainsi toutes les saillies préexistantes du substratum, sur les bords de la saillie rabotée elles retroussent les couches en forme de cuvettes renversées et tronquées."
" Elles transportent avec elles, soit en masse, soit sous forme de fragments, les parties rabotées, en les disséminant dans les dépressions préexistantes du substratum; quelquefois aussi, elles entraînent plus ou moins loin des lames détachées par adhérence. Les failles horizontales ainsi déterminées ont été plissées postérieurement avec les couches. "
" Souvent le retroussement des couches du substratum est suivi d'un arrachement de la partie renversée de la cuvette; on a ainsi des portions plus ou moins étendues de nappes renversées, qu'on a appelées lambeaux de poussée, et qui jalonnent irrégulièrement la base de la nappe charriée. Ces nappes renversées ont été également plissées avec les couches."
Toute cette description est d'une étrange actualité : Kotansky a tout récemment montré,dans une zone des Hauts Tatras étudiée avec une minutie extraordinaire, que le modèle lugeonnien admis jusqu'alors (nappes de style helvétique avec forte déformation plastique) devait être remplacé par une représentation bien plus compliquée. Les paquets sédimentaires charriés sont peu déformés dans leur intimité, sinon par des cassures en général antérieures au charriage. Leurs couches sont souvent tronquées obliquement par le contact anormal basal, qui tranche net même des failles. Une partie des charnières "synclinales" couchées ayant servi à édifier le modèle "helvétique" sont en fait d'importants retroussements ou rebroussements dûs à la friction de l'unité supérieure. Autrement dit, même dans le domaine alpin, il est de plus en plus difficile d'opposer des charriages "du second genre" aux "nappes de couverture". Partout les études modernes fines appuyées parfois par les sondages pétroliers (Alberta, zone externe des Carpathes) montrent que le décollement vrai, selon des niveaux stratigraphiques incompétents est plutôt l'exception par rapport aux intersections des couches sous un angle variable, souvent très faible. Cependant ces décollements existent, partout notamment où il y a du Trias (ou du Permien) salifère. Ni ce décollement, ni la gravité n'expliquent la production des grandes nappes "du second genre" de type Scandinave, autrichien, turc. Aucune théorie actuelle ne fournit même un début d'explication de la production initiale comme de la progression subhorizontale d'un seul tenant sur plus de 100 km de ces lames vingt à cent fois plus minces. Un fait est certain ; il y a tous les intermédiaires entre elles et les chevauchements restreints par ecaillage local.
A l'opposé, on connaît aussi un nombre restreint d'énormes plis couchés sédimentaires, pouvant dépasser 30 à 40 km de déversement horizontal, mais leur flanc inverse est toujours intégralement conservé; et le plus souvent, c'est lui seul ou surtout lui que l'on observe. Telles sont : la "nappe" de Mordes, l'Iltay Nappe des Highlands, la nappe de Pardailhan (Montagne Noire), etc. Comme Bailey l'a parfaitement expliqué, la production de ces plis couchés implique, vu le très faible étirement des roches, que leur mise en place se soit faite principalement par déroulement, les couches du flanc normal tournant autour de la charnière frontale et allant nourrir le flanc inverse (effet "cater-pillar").
Quant a la gravité, son rôle omniprésent est évident, toutes les roches étant pesantes. Mais il reste à trouver des nappes où son rôle soit certainement prépondérant : ce que démontreraient des crevasses de disjonction dues à l'accélération du mouvement sur l'aval des ressauts du substratum. Comme dans une rame de wagons non attelés et qu'un locomotive pousse par dessus le dos d'âne de la gare de triage. Nous n'en connaissons aucun exemple décrit de façon nette.
Enfin on reviendra plus loin sur les plis couchés du socle remobilisé, formés en condition de tectonique profonde. Ils n'ont guère de rapport avec les autres structures tangentielles.
Lugeon et surtout Argand,qui n'étaient pas pétrographes, ont par erreur utilisé le modèle géométrique des "nappes" lépontines (simplo-tessinoises) en y voyant un type idéal des nappes alpines. Entre le pli couché profond d'Antigorio et celui épidermique de Morcles, il n'y avait qu'une homologie superficielle de forme générale. Tout y est différent du point de vue mécanique.
Plus de 80 ans ont passé depuis que les nappes de charriage ont fait irruption dans la Tectonique. Maintenant comme alors elles sont une sorte de scandale. La "Deckenlehre", la doctrine des Nappes de recouvrement est maintenant adulte. Elle a traversé des crises de croissance : de 1900 à 1910, une "psychose" nappiste fit découvrir des nappes qui n'étaient qu'hallucination : ainsi sur le versant nord des Pyrénées, dans le Vaucluse (la "nappe de Suzette"), jusque dans la bordure cévenole des Grands Causses. Fasciné par les modèles alpins, anxieux d'être dans le mouvement, victimes dociles de la mode, les géologues avaient tendance à voir sur le terrain, de bonne foi, les nappes se dessiner sur le chaos des structures, comme l'on voit, comme l'on reconnaît, comme l'on est sûr d'avoir vu des profils humains dans les nuages du couchant. L'on ne voyait pas au surplus pourquoi il y aurait d'énormes nappes superposées dans certaines chaînes, et aucune, ou dérisoires, dans d'autres, à niveau d'érosion égal.
Après 1910 ou 1920 et jusque vers 1935 ou 1945, ce fut la grande réaction antinappiste, et qui prit souvent à son tour les proportions d'une psychose. Réaction simultanée en Scandinavie, en Autriche, en France et ailleurs. Cependant la Grande-Bretagne insulaire continuait avec flegme à fignoler les nappes des Highlands, dans le Dalradien surtout (équipe Bailey), La Suisse neutre continuait, avec Staub, Cadish, Gagnebin, à polir l'horlogerie de ses nombreuses nappes en tout genres. Ailleurs la politique s'en mêlait : les Norvégiens avaient toujours douté des nappes calédoniennes Scandinaves, invention de leurs détestés frères de race suédois. En Italie mussolinienne, les opinions nappistes passaient pour une dangereuse xénophobie. De même dans l'U.R.S.S. stalinienne, où Beloussof le fixiste régnait sur la géologie.
A partir de 1935, l'on se mit un peu partout à faire du levé au 20.000 ou 25.000e et, par le biais d'études structurales fines, menées souvent en équipe avec des moyens humains et techniques accrus, à retrouver ou à trouver des nappes soit là où on les discutait, soit en des lieux inattendus. (On se doit de souligner le rôle déterminant en France, dans cette renaissance d'un nappisme objectif, de Paul Fallot et de Louis Barrabé.) A l'occasion les géologues pétroliers s'en mêlaient, apportant des arguments auxquels les "patrons" vieillissants qui avaient fait leur carrière dans et par l'antinappisme ne trouvaient cette fois rien à répliquer. Ces nappes, étaient très souvent polydéformées et d'un genre nouveau montrant, quant à leur base tous les intermédiaires entre le décollement vrai et la troncature ('rabotage basal") sous un angle quelconque. Ce dernier cas explique le retard fréquent dans la découverte de ces "charriages du second genre en milieu sédimentaire", car il n'autorise aucune prévision. Les structures des plissements internes à la nappe n'ont aucune relation de principe avec la surface de contact anormal basal et ne peuvent pas en laisser prévoir l'approche, ni en coupe (forage) ni à l'affleurement.
L'on a continué, plus que jamais (selon le mot de Maurice Gignoux), de "remplir de stratigraphie les cadres vides que nous fournissait la tectonique", mais en renonçant peu à peu à bâtir une "embryotectonique" trop parfaite à la façon de Haug et Argand, Si le découpage des unités tectoniques reste quoi qu'on en dise en relation étroite avec la paléogéographie de la phase "géo-synclinale", on ne croit plus que celle-ci soit déterminée par les tout premiers stades de l'orogenèse compressionnelle naissante; - ni que celle-ci soit continue, progressive, et étalée sur une vaste durée précédant le "paroxysme". La notion de "phases" discontinues superposées a été progressivement acceptée sous l'influence de l'école de Stille, non sans résistances encore actuelles,et (dans le domaine pétrographique et microtectonique) sous celle des Autrichiens puis surtout des Ecossais. La tectonique n'est plus séparable à la limite de la sédimentologie, notamment en ce qui concerne les "wildflyschs", olistostromes, etc.; ni de la pétrographie "transformiste" (celle de Read, Demay, Wegmann) dès que l'on considère les zones internes et profondes de l'orogenèse.
Dans ces conditions, la dernière psychose en date, celle de la gravité, qui se dit justifiée, reconnaissons-le, par les recherches sur les surpressions fluides (Hubbert et Rubey, 1959) ou les modèles faisant intervenir les équations de transformation (Maillet et Pavans de Ceccaty, 1937, etc.) - intéresse de moins en moins la géologie structurale contemporaine, habituée à mordre à pleines dents le gros pain du réel. Il est salubre, il est exaltant pour les esprits libres d' avouer, lucidement, qu'en 1969 une explication dynamique satisfaisante des divers types de grands charriages tant précambriens que récents reste entièrement à trouver. Dès maintenant, nous savons que tout modèle unicausal, que toute théorie dynamique uniforme, monogène, sont voués à l'échec; et que la géométrie actuelle n'est pas l'image du mouvement passé mais la somme intégrée de multiples déformations. Les voûtes aériennes des nefs gothiques élèvent l'âme au ciel : elles ne nos disent rien sur les techniques de construction médiévales.
Emile Argand - Ce géologue suisse aux dons exceptionnels à formation d'architecte, d'artiste, de médecin, de linguiste tenta, notamment en 1911 et en 1916, de donner une "synthèse" complète des Alpes occidentales, sous forme de cartes, de coupes structurales sériées et de coupes embryotectoniques dessinées à l'échelle, de main de maître. Ces dernières sont basées sur le principe de la conservation des volumes des objets tectoniques et non des "périmètres" (en "déroulant" les plis couchés étirés, on obtiendrait des surfaces primitives beaucoup trop larges).
Ce remarquable essai parut si convaincant que les enseignants français s'en emparèrent, pour le rejeter en bloc, avec excès, vers 1935-45, en se plaignant d'avoir été bernés par les Suisses.
Le modèle d'Argand (valable selon lui pour toutes les chaînes de type alpin) suppose connue la "stratigraphie déroulée" des Alpes, reconstituée épo„ que par époque, notamment par Haug (1909) : lequel a montré qu'aux temps secondaires, il existait une alternance de géanticlinaux et de géosynclinaux (essentiellement : géosynclinal valaisan qualifie d'avant-fossé et géosynclinal piémontais) suivi d'autres sillons mal connus plus internes.
Un postulat essentiel conditionne toute la reconstruction ; c'est le même effort tangentiel (à la grandeur près de la poussée) qui a gouverné le développement embryonnaire, du Trias à l'Oligocène, puis le paroxysme orogénique. Les géanticlinaux ou "cordillères" sont, dès le Lias, les enveloppes des embryons dissymétriques des nappes en marche, des bourgeons de plis couchés complexes.
Le déplacement progressif vers l'avant, d'emblée tangentiel, de ces cordillères sur des "surfaces listriques", explique de nombreux phénomènes : formation de coulées de brèches sur le talus raide avant des cordillères, notamment alimentées, nous dit Argand, "à l'affleurement sous-marin des zones de broyage qui jalonnaient l'arrivée des surfaces listriques ou qui accompagnaient les mille rejets de la surface.,,, et de la subsurface; à chaque nouvelle poussée, l'ébranlement provoquait de nouveaux glissements et les broyages fournissaient des matériaux frais qui permettaient au phénomène de se constituer".
Les brèches et microbrèches sont l'un des types de roches caractéristiques des zones orogéniques; leur genèse n'est pas encore clairement élucidée à cette heure. Dans quelques cas précis, elles étaient liées à des failles droites "vivantes". Cela n'explique pas les brèches de grande extension latérales et longitudinale.
La migration progressive de l'avant fosse jusqu'à son refoulement définitif dans la zone molassique est du à "l'empiétement continuel" de la cordillère du géanticlinal briançonnais sur le géosynclinal valaisan.
Les nappes du Simplon ne sont guère qu'un "foisonnement" tardif développé presque in situ dans l'arrière du géosynclinal valaisan.
[Argand avait en somme pressenti en géomètre, ce que les pétrographes bâlois établiront plus tard : il s'agit là d'une infrastructure rhéomorphe autant ou plus que de vraies nappes; il a étendu par erreur cette notion à la nappe du Mont-Rose].
Les roches vertes cheminent dans les "surfaces listriques" que la tectonique embryonnaire crée à la base de la cordillère bordant sur son arrière le géosynclinal piémontais et viennent se répandre dans les feuillets des schistes lustrés. L'un des traits surprenants des coupes embryotectoniques d'Argand est que le substratum des géosynclinaux mésozoïques est dessiné comme n'étant pas ou presque pas plissé tout en ayant subi le métamorphisme et la granitisation hercyniennes : il s'agirait d'une portion du géosynclinal hercynien ayant conservé en quelque sorte sa condition géosynclinale jusque dans le cycle alpin. Par contre les proches avant-pays (helvétique) et arrière-pays (austro-alpin et dinarique) sont dès le Carbonifère devenus indurés et astreints dans l'orogenèse alpine à se cliver en coins,en lames, et non à se reployer de façon plastique.
Argand a été victime des conceptions en un sens néo-wernériennes de l'école pétrographique française du moment qui liait le métamorphisme à la condition géosynclinale : la fluidité visqueuse, le rhéomorphisme du tréfonds hercynien intra-alpin sont pour lui une propriété intrinsèque, et non pas du tout une acquisition tardive due à l'établissement de conditions physico-chimiques appropriées dans le bâti presque achevé.
Il s'est vivement intéressé à la théorie alors toute récente de Wegener et en a adopté les concepts. Pour lui, c'est la dérive de l'Indo-Afrique vers les môles anciens de l'Eurasie qui a fait naître dans le domaine géosynclinal de la Téthys ou Mésogée un "flux plastique" se moulant, en partie, sur les mâchoires (ou "serres") de l'étau.
Mais les géosynclinaux à fond sialique aminci avec leur matériel sédimen-taire "neuf", leur "socle reviviscent", opposent à la compression bien moins de résistance que les avants-pays. Ceux-ci se bombent en vastes "plis de fond" dont la formation absorbe au total plus d'énergie que le plissement dans les zones orogéniques. Argand utilise ou forge tout un vocabulaire original : ainsi c'est lui qui lance le terme fécond de plis de couverture, lorsque le manteau sédimentaire glisse en se ridant sur le socle rigide (dès le début du siècle, Buxtorf avait proposé un tel modèle pour la coupe du Jura suisse).
Avec le recul, il est un peu mélancolique de faire le bilan de tout ce qui était sans doute faux dans le "modèle" alpin d'Argand, pourtant si admirablement logique. On pense actuellement (M. Lemoine, M. Trumpy, etc.) que la disposition en rides et sillons de domaine alpin au Mésozoïque ne devait rien à une quelconque embryotectonique de compression tangentielle. On a pu même retrouver des escaliers de failles droites ou directes sur certains talus des fosses, qui ne différaient donc pas sensiblement, à l'époque, de simples grabens (et les récentes explorations en bathyscaphe des gouttières océaniques actuelles, telles la fosse du Japon, semblent en fournir une confirmation"actualiste"). Certes, il y a eu des resserrements tangentiels préliminaires, mais ce sont des phases orogéniques véritables, au sens discontinu du terme (ex. : phase de Gosau dans les futures Alpes calcaires du Nord en Autriche). L'orogenèse apparaît de moins en moins comme un phénomène lent, unique et continu. Une autre notion remarquable, contraire à la vision d'Argand, est celle du fonctionnement discontinu dans le temps et dans l'espace de la subsidence géosynclinale et parfois même de son invasion. Michard paraît avoir démontré que dans la fosse piémontaise, le remplissage sédimentaire géosynclinal date essentiellement : (a) du Sinémurien-Lias moyen; (b) du Crétacé inférieur, avec une rémission de la subsidence entre ces deux époques.
F. Ellenberger va jusqu'à invoquer la nécessité d'une émersion du géosynclinal piemontais, au moins externe, au Jurassique moyen ("terre pennique")
Comme Haug l'avait entrevu, le géanticlinal briançonnais n'est devenvu un bombement, ou plutôt un plateau stable, une zone de non-subsidence, qu'après une longue période de fonctionnement quasi-géosynclinal du Houiller au Trias moyen. Cette phase d'accumulation puissante de dépôts,géosynclinale sauf en ce qui concerne les faciès, d'eau douce ou néritiques, est terminée par un "renversement de subsidence" selon le terme de F. Ellenberger qui y voit une application de la "loi de Lamplugh" formulée par Pruvost en 1930 (souvent des bombements stables naissent brusquement au lieu de la subsidence maximum dans les aires d'ennoyage, et vice-versa : ainsi le Bassin de Londres et celui des Flandres, remplaçant au Tertiaire le môle stable du Brabant-Terre de St-Georges; et le Weald ou le Bray, "plis de fond" formés à la même époque à l'endroit où le Jurassique et le Crétacé inférieur sont le plus puissant). Une autre notion argandienne qui pourrait se révéler radicalement fausse (c'est en tout cas ce qu'admet l'auteur de ce cours) était l'utilisation littérale du modèle wégénérien, avec les "Sial" et "Sima" (Sial, Sima, Nifé, cont des créations d'Edouard Suess) et toute une mythologie, ultérieurement développé par divers géologues, de "croûte amincie", "écorce océanique", "hiatus simique", etc. Cette "géophysique pour géologues" a éloigné trop de tectoniciens de l'étude des faits : quel est entre autres,objectivement, le rôle du "socle" (sialique, pour reprendre le terme argando-wégénérien) dans l'orogenèse ? E. Suess et Marcel Bertrand avaient soupçonné ce rôle, cette participation essentielle de ce qui est le plancher, le support, des "sédiments neufs" géosynclinaux. Or l'étude des vieilles chaînes et en général de la "Tectonique profonde", y compris dans les Alpes (zone pennique) ne fait que renforcer de jour en jour cette idée. Argand l'avait pressenti en un certain sens lorsqu'il imaginait que le substratum hercynien de ses fosses et cordillères avait gardé intacte, comme en réserve,on ne sait quelle mystérieuse "vie" géosynclinale au travers des temps géologiques. Son erreur était chronologique : le socle ancien reprend vie, après avoir été "mort".
Un problème essentiel se pose à nous en 1969 : l'orogenèse affecte autant le vieux socle que sa couverture géosynclinale : laquelle,considerée à l'échelle réelle des choses au moins dans les Alpes, n'est souvent qu'une mince pellicule de sédiments "neufs" par rapport à l'épaisseur du socle intéressé par l'orogenèse. Dans ces conditions,pourquoi la nature s'embarrasse-t-elle en surface de cet appareillage compliqué qu'est le géosynclinal avec son histoire sédimentologique, volcanique, etc. excessivement complexe et subtile - s'il ne s'agit en fin de compte que d'un épiphénomène superficiel, un reflet indirect des "vrais processus" qui se déroulaient dans le "socle" en état de "reviviscence" ? Avant d'en débattre, il faut voir d'un peu plus près, d'après Stille et les excellentes vulgarisations d'Aubouin, ce qu'est cette "organisation géosynclinale" et dans quelle mesure elle conditionne la genèse des montagnes.
Hans Stille et la tectonique comparée.
Ce grand tectonicien allemand, contemporain d'Argand, domine par son langage et ses idées la géologie structurale actuelle. Sa méthode : utiliser les données surabondantes de la géologie régionale en les comparant, en relevant les catégories semblables. Mais à la différence de Suess, on tiendra le plus grand compte, non seulement de l'état final mais aussi des phases créatrices échelonnées dans le passé. La discussion des causes ne viendra qu'à la fin du travail. - Son outil : des concepts clairement définis, à partir de cas simples; qui se grouperont en deux classes d'événements tectoniques, toutes deux à caractère universel : orogenèse, épirogenèse, catégoriquement différentes.
L'orogenèse comprend tous les mouvements qui modifient la structure du bâti (plis, chevauchements, ainsi que les failles); ils correspondent à des périodes brèves (phases) de l'histoire du globe.
Les phénomènes épirogéniques laissent intacte la structure du sous-sol et se limitent à des mouvements ascendants et descendants étalés sur de grands espaces et sur les longues durées des époques anorogènes.
Une notion essentielle bien que fluctuante est celle de géosynclinal. Haug a défini d'une façon restrictive les "vrais" géosynclinaux comme des gouttières de sédimentation marine bathyale, orientées de façon posthume par le substratum et disposées entre deux "aires continentales" où se différencient (à la faveur, souvent, d'une sorte de plissement de fond transverse) des "aires d'ennoyage" et des "aires de surélévation". Or Stille préfère revenir en partie à la définition initiale, beaucoup plus large, de Dana (1866, 1873), pour qui le géosynclinal est un lieu d'accumulation puissante de sédiments, qui peuvent être de faible profondeur, issus de l'érosion d'un "géanticlinal", c'est-à-dire (pour Dana) d'un bombement de la bordure du continent. Stille va plus loin : c'est l'épirogenèse (notion introduite par Gilbert (1890) qui est responsable de la différenciation des "géosynclinaux" et "géanticlinaux" tout comme celle des "seuils" et "bassins". Or pour Haug, Argand et la majorité des tectoniciens alpins, l'affaissement des géosynclinaux était déjà un acte orogénique, relevant de l'embryotectonique; cette conception remontait à Dana, qui attribuait la lente subsidence préparatoire à la même cause que les courtes périodes de plissement ultérieures, à savoir les forces de compressions tangentielles issues de la contraction terrestre.
Stille admet l'existence de cas intermédiaires entre épirogenèse et orogenèse : ainsi les brusques affaissements ou surtout soulèvements "synorogéniques", synchrones des phases orogéniques et enregistrés dans l'histoire sédimentaire de régions parfois lointaines et étendues du globe : ils rentrent bien, par leur nature, dans l'épirogenèse, mais leur brièveté les rapproche de l'orogenèse.
L'orogenèse pour Still, comprend quatre catégories principales, définies par les structures finales qu'elle engendre : en traduisant,avec quelque abus, par "montagnes" le terme allemand Gebirge (qui veut dire aussi : bâti, chaîne, complexe structural, etc.), on les désignera ainsi :
2) Montagnes plissées (alpinotype)
3) Montagnes à plis et failles (germanotype)
4) Montagnes à blocs faillés (germanotype)
(Pour les catégories 3 et 4, les anglo-saxons parleront de "block-folding" et "block-faulting").
Au cours d'une seule et même phase orogénique, il pourra naître, indifféremment, les quatre types de structures orogéniques ci-dessus définies, qui toutes comportent obligatoirement un soulèvement par rapport au niveau de la mer.
Une seule et même cause, la compression latérale est responsable des quatre types d'orogenèse ; ils reflètent, non point des forces différentes, mais un comportement distinct du sous-sol face aux mêmes forces. Ce pouvoir de réaction différent est fonction de la mobilité et celle-ci peut être variable, non seulement d'un domaine à l'autre, mais dans l'instant présent au sein d'un même domaine. Dans ce dernier cas la déformation sera dysharmonique (ainsi le sel, ou le magma, réagirent par diapirisme, ou par intrusion même dans une tectonique de blocs faillés). L'aptitude à la déformation variera aussi dans le temps, en général toujours dans le même sens, c'est-à-dire en donnant des types de déformation toujours plus "bas" (on passe des catégories 1 ou 2 à 3 puis 4 du tableau ci-dessus). L'orogenèse, notamment par les processus magmatiques qu'elle implique tend à s'opposer à sa propre perpétuation.
Une constatation fondamentale est que l'affaissement "géosynclinal" (au sens le plus large du terme) préalable est la condition même de la déformation alpinotype. Dans une chaîne ou bâti déjà "vieilli" il ne peut plus naître qu'une tectonique en blocs faillés. Mais une "cure de rajeunissement" reste possible, c'est-à-dire un nouvel enfoncement "géosynclinal"avec la reprise de sédimentation correspondante.
Mais l'orogenèse alpinotype ne se produit que si le géosynclinal a atteint un stade de maturité. Stille compare ce géosynclinal mûr à la "mère" des montagnes; le "faire", ce sont les "seuils" (shelfs) résistants voisins, à la fois passifs vis-à-vis des effets compressifs et qui sont cependant la source immédiate de la poussée orogénique en action dans le géosynclinal. Pour Stille cette poussée est polarisée et dirigée en sens inverse du déversement. Stille part vivement en guerre contre la doctrine de La continuité des processus orogéniques, si en faveur en France. Il affirme, sur la foi d'un énorme travail d'analyse stratigraphique et structurale, que l'orogenèse est discontinue, qu'elle se produit sous forme de nombreuses phases (plus de 30 depuis le début du Cambrien) dont l'extension est sinon mondiale, du moins largement régionale. Toujours encadrées entre les mêmes horizons stratigraphiques, elles recevront des noms. Voici par exemple celles qui constituent au total l'orogenèse varisque sensu lato) :
------------------------------ Trias inférieur
Phase du Palatinat _____________________________
------------------------------ Permien supérieur
Phase saalienne _______________________________
------------------------------ Permien inférieur
------------------------------ Stéphanien supérieur et moyen
Phase asturienne ----------------------------------
------------------------------ Stéphanien inférieur
------------------------------ Westphalien
------------------------------ Namurien
Phrase sudète ________________________________
------------------------------ Dinantien
Phase bretonne _______________________________
------------------------------ Dévonien supérieur
(à ce tableau, il faut encore ajouter une "phase de l'Erzgebirge" entre Namurien et Westphalien et, selon les idées récentes de Von Gaertner, une "phase reussienne" vers le sommet du Dévonien moyen).
Stille montre que les temps mésozoïques sont bien loin, en Europe occidentale, d'être anorogènes et que des mouvements orogéniques de cet âge ont joué un grand rôle dans les "chaînes" alpines et saxonne. (On notera en passant que les "phases" de Stille (au principe de direction près) sont assez proches des "systèmes de soulèvement" d'Elie de Beaumont).
Stille oppose deux sortes de soulèvements épirogéniques ("undations ascendantes") : les uns synchrones des phases orogéniques, qui de la sorte sont enregistrées à distance par des régressions, et les autres "séculaires" En définitive, il rejoint Argand en supposant une cause dynamique commune fondamentale à l'orogenèse et à l'épirogenèse, qui n'est peut-être qu'une "orogenèse affaiblie".
Contrairement à Argand, Stille (nous en sommes toujours à son essai fondamental de 1924 : " Grundfragen der Vergleichenden Tektonik" = Problèmes fondamentaux de tectonique comparée) pense que le plissement dans les chaînes alpinotypes met en jeu des énergies bien plus grandes que l'épirogenèse et la déformation germanotype : en effet il comporte de très importantes transformations des masses de couches impliquées.
Stille critique la "loi de Haug"; pour cet auteur, on sait que les grandes transgressions épicontinentales, à l'échelle mondiale, coïncident avec des phases orogéniques, où l'eau se trouve chassée des géosynclinaux; de même, lors des régressions (cf. le Portlandien européen) les géosynclinau s'approfondiraient. Or pour Stille, c'est en général précisément l'inverse : les régressions (enregistrées au loin par lacunes et discordances) correspondent, nous l'avons dit, aux phases orogéniques. Pour des raisons qui restent à étudier, les régions de la Terre les plus stables sont prédestinées à subir "l'undation" (épirogenèse) ascendante, alors que les régions les plus mobiles se prêtent davantage à l'undation descendante. Celles-ci sont souvent localisées en bordure des régions les plus stables : il y a une sorte d'effet de proximité exercé par les seuils ou"cadres". Ceci vaut aussi bien pour les fosses bordières actuellement non plissées, que pour les avants-fosses passées des chaînes de montagnes.
Les diverses manifestations de la "tectonique globale" (englobant tout ce qui est orogenèse et éoirogenèse) sont fonction de trois types de facteurs.
- Le facteur "constitution", c'est-à-dire le pouvoir de réaction dont est capable le matériel affecté (à la limite, le sel ou le magma réagissent de façon proprement tectonique même aux faibles poussées des époques anorogènes).
- Le facteur "position", c'est-à-dire les conditions de localisation et de gisement ; Stille admet que même si elles ont atteint le stade de maturité, certaines régions ne se plissent pas, ou à peine, par suite de leur seul éloignement du "cadre" (du seuil). D'où, en plus, l'extinction graduelle du plissement. Les guirlandes de plis sont pour l'orogenèse la manifestation du voisinage, l'effet de proximité des compartiments plus stables (elles se "moulent" sur les avants-pays, disaient déjà Suess et Argand); les dépressions bordières en sont de même la manifestation épirogénique.
En 1941, Stille, reprenant des idées exprimées en 1936, publie un livre sur la Structure de l'Amérique du Nord (Einführung in den Bau Nordamericas) : bien qu'un très petit nombre d'exemplaires seulement de l'ouvrage aient été sauvés de la destruction, il a exercé une influence déterminante sur le langage et la pensée des tectoniciens actuels du monde entier, notamment par sa préface. Voyons ce qu'il ajoute aux points de vue déjà exprimés antérieurement par l'auteur.
Les géosynclinaux au sens le plus général du terme : - aires d'affaissement séculaire - se divisent en deux classes (on laisse de côté le problème des grands océans) :
Les orthogéosynclinaux sont les géosynclinaux - mères des chaînes alpinotypes ("orthotectonique"); fortement allongés, ils se subdivisent en rides et sillons longitudinaux dont l'ensemble forme le "système géosynclinal" (polygéosynclinal de Schuchert 1923). Ils sont intercratoniques : c'est-à-dire que ces bandes allongées, encore susceptibles de subir le plissement alpinotype, sont encadrées par deux cratons qui ont perdu ce pouvoir. Dans le cas des géosynclinaux de type méditerranéen, ce sont deux cratons proprement dits (blocs continentaux sialiques ou Hochkraton); dans le cas des géosynclinaux circum-pacifiques, l'un des deux cratons est océanique (Tiefkraton = bathycraton), simique.
Les paragéosynclinaux sont situés à l'intérieur des cratons continentaux (ils sont intracratoniques) . Ils ne subissent qu'une "paratectonique" germanotype. L'Amérique du Nord suggère un accroissement périphérique du continent (c'est-à-dire du craton sialique) : une bande bordière du bathycraton devient un orthogéosynclinal qui se remplit de sédiments (sial mobile) plus tard transformés en sial induré. Mais ce mécanisme n'est pas le seul possible, on le verra plus loin.
L'orogenèse germanotype accompagne parfois l'orogenèse alpinotype : elle continue à se dérouler dans les zones internes déjà antérieurement affectées de façon précoce par l'orogenèse alpinotype, qui gagnera tardivement les zones externes.
Développant une idée de Marcel Bertrand, Stille étudie en détail le déroulement spatio-temporel des phénomènes magmatiques dans les orthogéosynclinaux. La double séquence normale est la suivante du début à la fin :
Histoire géotectonique |
Histoire magmatique
1 - Etat géosynclinal
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Magmatisme initial, basique (roches vertes).
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2 - Orogenèse
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Plutonisme acide (granites, etc. synorogéniques).
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3 - Etat de quasi-craton
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Volcanisme subséquent, acide (andésitique, liparitique, etc. ). - Parfois aussi, granites etc.récents (plutonisme intercédent).
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4 - Etat de cratonisation achevée.
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Volcanisme final,basique.
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Stille, en se basant sur l'exemple de l'Europe (superposition de la Neoeuropa alpine sur la Mesoeuropa varisque), réfute l'affirmation des Américains, pour qui les continents et les géosynclinaux sont en général considérés, de façon traditionnelle, comme radicalement distincts et irrévocablement déterminés (Dana disait : "Once a continent, always a continent; once a basin, always a basin") : même des régions ayant atteint les stades cratonique ou au moins quasi-cratonique peuvent être régénérées par un fort enfoncement géosynclinal ultérieur. Ainsi, dans une partie du domaine alpin, les grandes masses de porphyres quartzifères permiens correspondaient à la fin de l'orogenèse varisque (volcanisme subséquent du stade quasicratonique); or dans cette région va se développer un magmatisme basique initial mésosoïque correspondant à la régénération géosynclinale du début du cycle alpin : ce sont les ophiolites des Schistes lustrés.
Ainsi donc pour Stille, dans bien des régions, on aura eu une évolution bi ou tri-cyclique, et même polycyclique si l'on considère de plus le Précambrien. On notera que la régénération est liée pour Stille à une descente verticale, et non du tout à une déchirure (hiatus) du vieux craton, formée par distension.
On notera qu'un très important plutonisme acide qui serait normalement alpinotype peut parfois accompagner une orogenèse simplement germanotype (orogenèse "hermaphrodite").
Dans les orthogéosynclinaux, le magmatisme, du moins le magmatisme basique initial, ne se manifeste pas partout. Stille, sans y insister beaucoup, oppose une condition "pleinement géosynclinale" (ou géosynclinale) à une condition "moins géosynclinale" (miogéosynclinale, où le magmatisme initial fait défaut. Le premier état est en général celui des zones internes (Internides), les premières plissées et le plus fortement; le second, celui des zones externes (Externides).
Si le magmatisme acide (sialique) ne se produit que lors de l'orogenèse, c'est que le sial situé sous le géosynclinal ("das Sial unter den Geosynklinalen") ne descend dans la zone de refusion que tardivement à la suite du rétrécissement orogénique (idée déjà exprimée par Von Bubnoff et Kossmat). Stille n'a jamais cru, bien entendu, au mythe du métamorphisme géosynclinal.
Stille admet des courants subcrustaux (Unterströmungen), non comme moteur essentiel mais notamment sous l'aspect des déplacements de magma sialique surtout durant l'orogenèse proprement dite. Le magma peut devenir le vecteur d'une partie de l'énergie de compression orogénique, d'où la genèse par exemple des grands dômes (diapirisme de l'infrastructure granitisée,selon le terme de Wegmann).
Les paragéosynclinaux peuvent, à la fin de leur évolution tectonique germanotype (parfois distensive) connaître la phase magmatique subséquente tout comme les orthogéosynclinaux.
En conclusion de l'ouvrage, Stille résume ses concepts en un lexique de sept pages, qui forme un bréviaire de sa doctrine. A sa lecture, on constate à quel point Stille était en avance; les notions de régénération, de palingenèse, d'accordance, y sont en bonne place. Tout est considéré sous l'angle des faits observables, non des théories et des interprétations abstraites. On notera en passant qu'aucune allusion n'est faite à la tectonique par écoulement libre par gravité.
Stille présentait ainsi son ouvrage (nous traduisons) : "C'est une Introduction à la structure de l'Amérique qui sera donnée dans les pages ci-après, fondée sur les bases rigoureuses de l'histoire du globe et conforme au caractère de la géologie, conçue comme science historique. Les structures de l'Amérique reposent sous nos regards comme une chose devenue, terme de nombreux événements qui se sont déroulés dans la durée infinie de temps. Ces évènements nous ont légué leur empreinte, tantôt forte, tantôt faible. Nous sommes à leur recherche au travers des systèmes de roches qui nous soumis,comme l'historien explore les vieux manuscrits. Notre travail est mené sous forme dès l'abord purement analytique: toute recherche en géologie historique n'est-elle pas en général pour l'essentiel une analyse ? - la synthèse en découlera presque en soi, de l'enchaînement ordonné même des images obtenues par les voies de cette analyse."
Combien l'on souhaiterait que tous les tectoniciens s'inspirent de ces méthodes, au lieu, trop souvent,de s'improviser (tout en s'en défendant) philosophes de la Terre, voyants de l'orogenèse - chacun assuré de détenir le grand secret des choses, de connaître les maîtres-mots qu'il suffit de proférer pour qu'à leur appel magique, la houle des montagnes se lève moutonne et déferle obéissante aux pieds des apprentis-sorciers ! Ami, les montagnes ne sont pas des brebis dociles à la voix des théories. Ce sont plutôt des chèvres indomptables, fières et têtues, à l'oeil d'or fort malicieux. Dès que tu auras le dos tourné, elles te préparent dans leur barbiche soyeuse, un tour de leur façon. Si tu es assez vif, assez franc pour retourner voir ce qu'elles ont bien pu fabriquer en ton absence, tu les retrouveras, par quelque protection du diable, chaque fois différentes. On prétend même qu'elles adorent - les impertinentes! - grignotter sans hâte, de leurs belles dents, les théories orogéniques les mieux graissées de logique, les plus empesées de dogmatisme. Ami, la vie est courte; prend donc plutôt ton plaisir à voir vivre les gens, les bêtes, les choses et les montagnes. Leur vie, c'est aussi le tissu de la tienne. Aimes-tu vivre, ou te droguer d'abstractions ? Me repondras-tu que la vie est justement trop brève pour user tes jours en multiples, fastidieuses, inlassables contemplations caprines, leurs crottes pour butin ? Et que tu aimes faire tanner leurs peaux pour t'y étendre béatement, las des vaines poursuites, bercé de tes rêves, de ta bienheureuse illusion de connaître ? Le nirvana de la théorie vaut bien les autres paradis artificiels !
Combien d'intoxiqués de L.S.D. (= Logique Superficielle et Dogmatique) !
Le géosynclinal, selon J. Aubouin.
Le mérite de Jean Aubouin est grand de nous avoir fait connaître, ou rappelé (1959, 1961) les "aventures de la notion de géosynclinal", en prenant comme jalons principaux les Américains James Hall (1857 et surtout 1859), Dana (1873, 1875) (2), Schuchert (1923), Marshall Kay (1942, 1947), les Russes Peyve et Sinitsyn (1950), le Français Haug (1900-1925) et l'Allemand Stille (1913, 1941), ainsi que L. Kober (1923, 1955) et E. Klaus (1927, 1936). La synthèse de J. Aubouin, mérite d'être lue en détail. On se contentera ici de quelques remarques.
Dana avait en fait précédé J.Hall, dès 1856 (Am. Journ. Sc., II, XXII), du moins si l'on en croit Dana lui-même.
En ce qui concerne l'historique de la notion de géosynclinal, J. Aubouin n'est guère excusable, tout chauvinisme européen mis à part, de ne citer, avant Haug, que des précurseurs américains.
Certes la découverte des énormes séries appalachiennes, minutieusement analysées avec leur amincissement graduel en direction des plateformes plus occidentales a vivement frappé les esprits. Le "Manual of Geology" de Dana, aux éditions successives (notamment 1875) donnait vraiment pour la première fois un modèle satisfaisant de la genèse des chaînes plissées; Dana était à divers égards en avance sur son époque et annonce parfois directement Stille. Tout dérive pour lui de la compression latérale (issue du refroidissement du globe); elle provoque la formation d'une auge subsidente, le "géosynclinal" (alors ainsi orthographié, et non "géosyncline"). Les géoisothermes, selon une idée mise en avant dès 1837 par Babbage et par Herschel, montent dans son puissant contenu sédimentaire, mais il s'y ajoute dans une grande mesure la chaleur mécanique due à l'écrasement et à la dislocation des roches : l'auge, affaiblie par ce réchauffement de bas en haut, pouvant atteindre la fusion, cède alors à la compression (collapse). La chaîne se plisse et surgit, désormais transformée en une bande rigide, stable, incorporée au continent. Elle ne peut plus que se casser (non sans de grandes émissions volcaniques) et se soulever en bloc ("géanticlinal").
Or dès les années 1340, les géologues étudiant les Alpes occidentales (Sismonda, Elie de Beaumont, etc.) avaient admis l'existence au Jurassique, d'une vaste fosse, très profonde (donc très peu peuplée), où se déposait une immense épaisseur de sédiments spéciaux (schisto-calcaires ou gréseux). Cette fantastique puissance (peut-être 60 km !) était induite d'une interprétation tout-à-fait simpliste de l'éventail alpin, en terme de séries monoclinales en superposition normale. Même basée sur des faits presque totalement faux, il y avait là, fort clairement en puissance, la notion du géosynclinal. Ces précurseurs ne faisaient intervenir le métamorphisme qu'après le dépôt, comme conséquence possible d'intrusions, ou d'autres causes.
Or vers 1860, la génération de Charles Lory, tout en fondant la stratigraphie et la tectonique alpines, réintroduit des conceptions neptuno-wernériennes. On reparle de métamorphisme "lié à la nature même des dépôts mésozoïques"et "d'époque favorisant la cristallisation". C'est la première élaboration du dogme du métamorphisme géosynclinal, qui hélas ! régnera presque sans partage en France jusqu'en 1950. Cela veut dire évidemment, que les géosynclinaux ne seraient pas des fosses comme les autres, puisqu'elles ont notamment le mystérieux pouvoir de métamorphiser leur contenu. - Plus tard on ira jusqu'à leur refuser un plancher normal (sialique), soit en imaginant un fond simique, soit en laissant avec soin le substratum en blanc sur les coupes. Ce sont des gouffres sans fond, et ceux qui les contemplent semblent pris de vertige !
En 1875, Edouard Suess montre que dans les régions plissées (en l'occurence les Alpes) les séries stratigraphiques mésozoïques sont volontiers complètes et de faciès pélagique, contrastant avec les faciès de faible profondeur (voire dessalés) et les séries lacunaires des avants-pays (cf. le Trias, le Portlandien).
Il est vraiment surprenant que J. Aubouin ne cite ni Edouard Suess, ni Marcel Bertrand. On a déjà vu plus haut tout ce que l'on doit à ce dernier précurseur inspiré. N'est-ce pas lui qui a le premier, proposé un "modèle programmé à quatre dimensions", valable pour toutes les orogenèses ? N'a-t-il pas montré que la lithogenèse, tant sédimentaire que magmatique, accompagne de façon caractéristique les divers étapes du cycle orogénique, et opposé les régions internes (précocement plissées, souvent métamorphisées et granitiques) aux régions externes où le comblement et le plissement sont tardifs ?
On s'étonne aussi que la notion du couple : fosse principale • avant-fosse ne soit pas "accrochée" par J. Aubouin à ses prototypes européens historiques, notamment alpins (et hercyniens).
En ce qui concerne les auteurs récents, on peut reprocher à J. Aubouin de trop niveler les opinions. La carrure de Stille nous semble pourtant tout autre que celle d'un Marschall Kay avec son verbalisme classificateur (Aubouin réagit à vrai dire contre l'abus que ce dernier fait à son avis du terme "géosynclinal" qui, moyennant une bonne douzaine de préfixes variés, simples ou composés, est employé pour qualifier toute espèce de fosse subsidente (retenons "exogeosynclinal" pour désigner une avant-fosse frontale tardive) .
Aubouin propose donc de réserver le nom de géosynclinal aux seuls ortho-géosynclinaux de Stille, et qu'il décompose en sillons et rides (le terme de cordillère sera réservé à des crêtes émergées tardives).
Reprenant en les durcissant en quelque sorte, les idées de Stille et de Kay, Aubouin définit un type d'organisation géosynclinale universel. L'organe élémentaire est le couple invariablement formé de deux sillons, respectivement eugéosynclinal et miogéosynclinal, que sépare une ride "miogéanticli-nale". Une stricte polarité géosynclinale se manifeste de l'intérieur vers l'extérieur, par des gradients : orogénique (migration de l'orogenèse), métamorphique (décroissance de ce phénomène de l'intérieur vers l'extérieur), magmatique (idem), tectonique (structures tangentielles caractéristiques formées dans chaque zone et sous-zone ou issues d'elle).
De plus,dans les chaînes de type méditerranéen, deux couples se groupent en général dos à dos, les deux sillons eugéosynclinaux étant séparés par une ride "eugéanticlinale" (Zwischengebirge de Kober), elle aussi affectée (notion fort intéressante) par le magmatisme et le métamorphisme : ces chaînes à arrière-pays commun sont des "bicouples à symétrie centrifuge" (chaînes à double déversement). Le cas inverse peut se présenter (Dinarides-Apennin) : ce sont des "bicouples à symétrie centripète", avec un avant-pays commun ni métamorphique, ni granitisé. Des groupements plus complexes ont pu exister (chaîne hercynienne).
J. Aubouin définit avec une égale rigidité un "type d'évolution géosynclinale" :
En ce qui concerne la genèse des géosynclinaux, J. Aubouin paraît hésiter. S'agit-il d'une distension (hiatus simique de Glangeaud) ? Ce n'est pas certain. Même les géosynclinaux marginaux américains étaient alimentés par des apports terrigènes venant de l'océan actuel. A l'hypothèse classique d'un accroissement graduel, périphérique, des noyaux continentaux, au dépens d'une "Panthalassa", d'un océan universel (ce rappel est de nous), J. Aubouin oppose l'alternative de la "pan-plateforme" anté-riphéenne des Russes, ultérieurement morcelée par l'établissement de geosynclinaux, "plaies" ou "fractures" que l'orogenèse "cicatrise". Cette pan-plateformc pouvait du reste être issue de "pangéosynclinaux" (toujours selon Peyve, Sinitsyn, Beloussov).
Tel est, en quelques mots, la synthèse d'Aubouin, Comme tout modèle tant soit peu élaboré, elle exerce quelque fascination, tout en suscitant de vives critiques. Ces dernières ont surtout porté sur le couple mio-eugéosynclinal, base du système. On a beau jeu de remarquer que la notion même de mio-eugéosynclinal est sujette à caution (ex. : le "géosynclinal dauphinois"); et que les "zones internes" des diverses orogènes ont comporté bien souvent plusieurs sillons "eugéosynclinaux", y compris dans les Hellénides, pris pour modèle archétype par J. Aubouin. Or pour lui comme pour ses adversaires, en vertu d'une tendance anthropocentrique commune, les rides, les sillons, les "organes" en un mot du géosynclinal sont en quelque sorte personnalisés, érigés au rang d'individus,pour ne pas dire de demi-dieux mystiques, tandis que les auteurs cités sont dépersonnalises. Voilà qui n'est pas nouveau ! Werner apprenait à vénérer le Primitif; depuis James Hall et Haug, on révère le Géosynclinal. La saine réplique de l'esprit libre est de répondre : lequel ? Où, quand, comment ? Pour Stille, il s'instaure, en certains lieux et pour une certaine durée, une condition orthogéosynclinale, qui reste un adjectif, non un substantif. Cette "géosynclinalité" (Geosynklinalität) peut être pleine (Voll = Eu) ou atténuée (minder = mio). Il s'agit d'une propriété phénoménale temporaire, non substantielle. Stille note que toutes les transitions existent entre miogéosynclinal et paragéosynclinal. Ce dernier est traité sur les cartes tectoniques actuelles en "couverture de plate-forme subsidente", figurée par une toute autre couleur que les zones miogéosynclinales des orogènes : ce qui introduit des discontinuités de teintes brutales et arbitraires.
Or notre avis est qu'on a eu tort de rejeter ce concept stillien de paragéosynclinal et paratectonique. C'est l'une des sources du malaise. Une autre source réside sans doute dans des a-priori implicites d'ordre théorique et génétique, présents, comme un secret coupable, à l'arriére-plan mental des partisans et des adversaires de la doctrine des géosynclinaux. Depuis J. Hall, on sait que les zones de grande accumulation stratigraphique sont aussi en général des chaînes de montagnes. Mais depuis cent ans chacun élabore sa petite idée du pourquoi de cette corrélation entre affaissement préalable et tectogenèse. La vérité est qu'on n'en sait rien.
Si l'on tient les énormes charriages pour l'une des principales manifestations de la tectogenèse et l'un des plus beaux "gibiers" de la recherche géologique, force nous est de constater qu'ils intéressent, non seulement des zones eugéosynclinales (ex. : "nappe de Seve" dans la chaîne calédonienne Scandinave) mais aussi des régions à caractère "miogéosynclinal", externes ou internes, à sédimentation de quasi-plateforme : nappes austro-alpines (enracinées en arrière de l'eugéosynclinal pennique), certaines nappes de Grèce et Turquie, nappes bétiques, charriage eifélien, nappes des Rocheuses canadiennes, etc. L'analyse de la tectonique et le rétablissement de la paléogéographie (à coups de stratigraphie fine) sont des tâches distinctes, devant être conduites indépendamment, car l'une n'est pas la conséquence immédiate de l'autre. Et surtout, il faut laisser au vestiaire les rêveries géophysiques : c'est une science trop sérieuse, trop consciente de ses limites pour la laisser comme amusement aux géologues qui trop souvent en tirent des conclusions prématurées et téméraires. Les magnifiques explorations récentes dans le Golfe du Mexique (et la Méditerrannée occidentale) devraient servir de leçon aux délateurs de la "croûte océanique" et autres images abusivement érigées en articles de foi.
Cela dit, l'essentiel du schéma d'Aubouin est valable, mais à condition de le tempérer, de le compléter par celui de Stille dans tout ce qu'il a de riche, de libre, de volontairement lâche. A condition surtout, il faut le répéter, de dépersonnaliser les "organes" et les "fonctions" du géosynclinal, machine à fabriquer les montagnes, au mécanisme superbement empirique, artisanat génial, à la pièce, sur mesure, en modèle unique et non point triste grande série industrielle. Comme l'univers serait ennuyeux, pauvre et monotone, s'il avait été fait selon les Lois de notre rudimentaire imagination, et a la mesure de notre esprit, étroit, sec, toujours empressé à corseter de nomenclatures exclusives la richesse inépuisable de la nature ! Et pourtant l'Univers a ses lois, d'une sagesse supérieure, nécessaires, puisque réelles, de cette nécessité, lumineuse, féconde, libératrice que l'on connaît à Florence en recevant Donatello.
Remarques additionnelles - Le modèle d'Aubouin est incomplet d'une autre manière : Dana avait déjà souligné la complexité de l'orogenèse appalachique, polyphasée et étalée sur toute la durée du Paléozoïque. Dans d'assez nombreux cas, il y a comme un supercycle orogénique, dont les cycles habituels sont les phases successives inséparables. Elles sont tantôt autonomes (chacune voit se dérouler le "programme" normal de l'évolution géosynclinale), tantôt articulées de façon complémentaire (les diverses étapes successives du "programme" normal sont en quelque sorte prises en charge, de façon spécialisée, par les phases individuelles tombant dès lors au rang de simples stades). Dans ce dernier cas, l'évolution orogénique complète peut s'étaler sur une durée beaucoup plus grande que celle des cycles ou "drames" (terme lancé par Henri Termier) habituels : 500-800 millions d'années au lieu de 150 à 200.
On voit ainsi le contenu d'un géosynclinal "mis en réserve" pour servir de matériel neuf (ou au moins d'appoint) d'une chaîne future : ainsi le Briovérien dans le Sud du Massif central (Rouergue, Albigeois, Cévennes), plissé seulement à ce qu'il semble au debut du cycle hercynien.
Ailleurs une zone "eugéosynclinale" subit son évolution propre, avec de très importants remaniements magmatiques et métamorphiques, en un premier temps. Longtemps après, l'orogenèse gagne les zones "miogéosynclinales" associées, en changeant de style tectonique. Tel est le cas des Montagnes Rocheuses (Alberta, Utah, Nevada) où les grands charriages cisaillants, mésozoïques et tertiaires, se forment à l'avant de l'eugéosynclinal précambrien récent et paléozoïque.
- On est un peu déçu également de ne pas trouver dans l'essai d'Aubouin de développement sur le "stade d'individualisation" du géosynclinal. Or la comparaison de divers types de sillons géosynclinaux européens dont l'histoire est connue dès l'origine (ce qui n'est pas le cas en général des sillons des Hellénides : d'où peut-être le silence de l'auteur), est fort instructive. Que ce soit dans les Karélides (géosynclinal "Icalévien"), les Calédonides des Highlands d'Ecosse, le Massif schisteux rhénan méridional varisque ou le géosynclinal piémontais alpin, on observe, aux puissances relatives près, une séquence comparable, de bas en haut (en simplifiant) :
- Le "socle" métamorphique en général, issu d'une orogenèse antérieure ("continent karélien", Lewisien, Cambro-Ordovicien plissé de l'Ardenne, massifs cristallins internes hercyniens dans les Alpes),
- Une formation détritique siliceuse, continentale ou formée sous une faible profondeur d'eau (Jatulien inférieur, Moinien, quartzites du Taunus, Néo-Permien et quartzites werféniens).
- Une formation marine néritique, souvent qualifiée de mio-géosynclinale ("Jatulien marin", Delradien inférieur et moyen, grauwacke de Coblence, Trias calcaro-dolomitique).
- Une formation "eugéosynclinale" plus ou moins typique (Kalévien, Dalradien supérieur, schistes à Tentaculites et Goniatites, Schistes lustrés.
Soulignons les puissances respectives éminemment variables des divers termes : le complexe détritique initial est prodigieusement épais dans les Highlands par rapport à l'épisode eugéosynclinal terminal. Dans la zone du Piémont alpine, les Schistes lustrés sont au contraire, en général, beaucoup plus épais que le Trias néritique et le Permien continental sous-jacents. Il en est de même en Finlande pour le "Kalévien" par rapport au Jatulien (notons en passant une curieuse homologie entre les quartzites phylliteux néo-permiens des Alpes occidentales internes et ceux, antérieurs de plus de 1600 millions d'années ! du Jatulien inférieur : tous deux se trouvent par exemple être uranifères).
Des auteurs Russes récents décrivent l'évolution géotectonique de l'Oural comme issue d'une sorte de supercycle étalé sur de très longues durées (1500 millions d'années). L'orogenèse terminale du Permien clôture un cycle paleozoïque (avec important magmatisme) succédant directement à un cycle initial (protéozoïque recent et riphéen) avec dépôts successivement détritiques terrigènes, puis calcaires, enfin schisteux.
On peut se demander si les zones internes bétiques n'offrent pas un cas extrême paradoxal, or le stade eugéosynclinal prévu au programme aurait été comme "oublié". Le Permien et le Trias rappellent tout-à-fait ceux de la zone pennique alpine, mais cette puissante série continentale et néritique n'est surmontée d'aucun vestige des Schistes lustrés que l'on attendait ensuite. On est pourtant là dans les zones internes de la chaîne bétique, métamorphiques et précocement tectonisées. Ce serait un "eugéosynclinal sans sédimentation eugéosynclinale"! Comme par hasard, le métamorphisme et le style tectonique y sont des types notoirement différents de ceux de la zone pennique des Alpes : paragenèses de basse pression, absence de grands plis couchés et de socle remobilisé, etc.
Encore quatre remarques personnelles .
Pour beaucoup d'auteurs actuels (Stille ne paraît pas attacher d'importance à cette éventuelle ride séparatrice "miogéanticlinale") la zone miogéosynclinale n'est pas une vraie fosse avancée distincte, mais un simple talus subsident descendant, sans aucune ride séparatrice, vers l'eugéosynclinal : d'où le terme récemment proposé de "miogéoclinal" (S. Dietz et J. Holden, Journal of Geology, 1966, p. 566 - 583) où la racine syn est supprimée, en référence à cette pente unique (klinein = pencher, être incliné; syn = l'un vers l'autre).
2) D'autre part, Aubouin n'individualise pas assez la "fonction flysch"; ce genre de sédiments détritiques tardifs est tantôt, certes,issu du "comblement" final pur et simple des fosses géosynclinales, tantôt formé dans des fosses nouvellement creusées, soit en avant, soit à l'intérieur de la chaîne, peut-être à l'occasion sur le "Zwischengebirge" médian. Ces flyschs-là peuvent avoir déjà certains caractères de molasses. Du reste, lorsque l'orogenèse comprend plusieurs phases orogéniques distinctes affectant des zones de plus en plus externes, la "molasse" d'une phase peut servir en quelque sorte de "flysch" dans la phase suivante. Ainsi, dans la chaîne hercynienne, le Culm d'Allemagne est la "molasse" de la phase bretonne, mais il est un "flysch" plus ou moins eugéosynclinal vis-à-vis de la phase sudète. La "molasse" de celle-ci, déposée dans l'avant-fosse subvarisque et sur l'avant-pays est le Houiller paralique. Celui-ci est à son tour atteint par la tectogenèse hercynienne la plus tardive (phases asturienne et saalienne) et dans les zones où il est plissé, se comporte comme un flysch (la séquence Verticale : Calcaire carbonifère - Houiller est homologue de la séquence : Calcaires à Nummulites - Flysch helvétique). La molasse de ce dernier plissement est le Saxonien rouge.
3) Tout le monde est d'une rare discrétion sur la signification des "nappes du second genre" ou charriages cisaillants, dont l'universalité s'impose actuellement, dans le monde entier et dans les orogènes de tout âge (Précambrien de Suède, du Zululand, du Brésil; énormes charriages calédoniens de Scandinavie; charriages hercyniens qe Mauritanie, de l'Ardenne, du Harz, de l'Oural, etc.; charriages crétacés (et tertiaires) des Rocheuses; des charriages d'âge alpin un peu partout dans les chaînes "mésogéennes"). Dans son essai, Aubouin paraît fort embarrassé par les grandes nappes austro-alpines et reprend à peu de choses près l'interprétation de Pierre Termier sur le charriage, en bloc, des Dinarides sur les "vraies" Alpes comme si ces nappes n'étaient pas alpines au sens strict du terme.
En fait, notre avis est que le charriage cisaillant (caractérisé notamment par la "troncature basale" des structures internes de la nappe), quelle que soit son amplitude (1, 10, 100 kilomètres ou plus) et le matériel qu'il affecte (socle ou couverture sédimentaire) est l'un des faits fondamentaux de l'orogenèse. Il peut naître à n'importe quel moment de l'évolution orogénique et dans n'importe quelle zone, aussi bien au front de la chaîne (charriages eiféliens et du Moine) que dans les zones externes (Rocheuses, Jämtland) - les zones "eugéosynclinalos" (Nappe de Seve) - et les plate-formes ou blocs internes (Nappes austro-alpines, Nappe du Jotun, dalle du Haut-Himalaya).
Le charriage cisaillant est parfois tardif, et recoupe alors les structures de remobilisation et les batholites (ex. : Rocheuses; en partie Autriche) ; en ce cas on pourrait y voir une manifestation ultime des compressions orogéniques dans un bâti induré, un paroxysme tangentiel exceptionnel en conditions de "paratectonique" germanotype terminale. Mais il peut aussi être précoce et précéder la renobilisation (Norvège occidentale). Il peut surtout se former par saccades successives échelonnées tout au long de l'orogenèse, de façon complètement indépendante des autres processus. En ce cas, certaines lames ou nappes seront post-métamorphiques, d'autres anté-métamorphiques (ex. : Calédonides de Scandinavie). En général les charriages cisaillants sectionnent les plis couchés (s'il en existe) et apparaissent alors comme la manifestation ultime de la tectonique dans des conditions d'induration progressive (ex. : Ardenne, Montagne Noire, nappes helvétiques, etc.) mais certains plis couchés, notamment ceux (à vrai dire spéciaux) de type "pennique" vrai, peuvent leur être postérieurs.
Plutôt que d'un changement dans l'état du matériel, on peut se demander s'il ne s'agit pas de mécaniques spécifiques, le cisaillement tangentiel faisant intervenir des efforts très intenses et très brefs, vis-à-vis desquels toutes les roches se comportent corme rigides, quelle que soit leur inégale compétence et leur possibilité de fluage lorsque la durée d'application d'efforts (même moindres) est beaucoup plus longue (voir Corbières, St-Chinian, bassin houiller franco-belge). Bien entendu des cas intermédiaires existent et en terrain sédimentaire, on observera parfois toutes les transitions entre la nappe de pur cisaillement et la nappe de décollement selon des niveaux stratigraphiques incompétents.
Le phénomène fondamental du charriage cisaillant étant admis (même s'il reste à l'heure actuelle inexpliqué), toutes les autres manifestations de la tectonique de nappes s'en déduisent ou s'y articulent aisément. Les tentatives inverses ne sont pas concluantes (ex. : cisaillement tangentiel sous l'effet de la seule gravité; "rabotage basal" dû à la friction lors de l'écoulement libre d'une couverture décollée, etc.).
4) Pour terminer sur une note moins négative, on saura guelque gré à J. Aubouin d'avoir attiré l'attention, encore que trop brièvement, sur les caractères très particuliers de la zone médiane des chaînes à double déversement (ou du moins de certaines d'entre elles), en leur donnant le nom de eugéanticlinal (Cependant, à cette époque (1959), J. Aubouin voyait encore dans le sillon du Pinde son eugéosynclinal, et dans la zone pélagienne, le bord externe de son "eugéanticlinal". On sait maintenant qu'entre la zone pélagienne et le Rhodope, il existait un système de sillons et de rides surnuméraires (J. Mercier)). Ce terme est plus riche de contenu sémantique et à certains égards plus exact que les autres vocables usuels : "Zwischengebirge" (Kober), bloc intramontane, massif médian, massif intermédiaire, "rameau médian"(Brunn), "arrière-pays intermédiaire" (Aubouin), etc.
Or à nos yeux ce terme d'eugéanticlinal avait le mérite de rappeler (a) que cette zone médiane fait réellement partie de la chaîne en formation (l'Orogen de Kober) [ce que Brunn a souligné de son côté avec beaucoup de netteté en 1960 : " Il ne s'agit pas de simples morceaux de plate-forme englobés et contournés par les zones plissées, mais de parties intégrantes et essentielles de l'orogenèse alpine, restes d'une zone axiale primitive"]; -(b) qu'il s'agit, dans la paléogéographie, d'une sorte de plate-forme géanticlinale (au sens français usuel du terme), et qui était tantôt émergée, tantôt en regime de haut-fonds. Cette sédimentation réduite, peu puissante, contraste avec celle des zones subsidentes qui l'encadrent de part et d'autres, de façon, en principe, symétrique (symétrie en fait des plus relatives dans les exemples réels, comme J. Brunn le montre pour les chaînes alpines); - (c) que cette "plateforme", par tous ses autres caractères, appartient bien au domaine "eugéosynclinal" : orogenèse à début précoce; grande intensité des phénomènes magmatiques, y compris des intrusions granitiques et,au moins occasioncllement ou sur les bordures, des épanchements ophiolitiques ; intervention, assez capricieuse, du métamorphisme associé à des déformations orientées liées à l'orogenèse; - (d) ajoutons encore l'accumulation,possible sur le dos de la zone médiane, de flyschs (souvent difficiles à distinguer de molasses précoces), pouvant être "exportés" tectoniquement d'un côté ou de l'autre de la chaîne : tel serait du moins, d'après certains auteurs, l'origine et la signification du flysch numidien d'une part, du flysch à Helminthoïdes apennino-alpin d'autre part; -(e) qu'enfin, du point de vue tectonique, cette zone médiane aura le comportement que l'on attend communément d'un "géanticlinal" à l'intérieur d'un orogène : il se comporte comme un corps passablement inerte et rigide, tendant à chevaucher en bloc les zones subsidentes limitrophes (dans le cas du bloc central sud bohémien, ce sont les deux chevauchements contestés du Münchberg au NW, Moldanubo-Morave au SE). Mais cela n'exclut pas de notables déformations intimes affectant les roches anciennes et récentes de la masse du bloc.
Si l'on nous permet l'expression, la zone médiane "eugéanticlinale" a tous les caractères des sillons eugéosynclinaux, la condition géosynclinale en moins.
Il est donc particulièrement intéressant d'y étudier les remaniements pétrogénétiques variés et multiples qui s'y produisent de façon répétée, commençant très tôt, prenant fin seulement lors du dernier achèvement de l'orogenèse. Ces transformations affectent essentiellement un bâti ancien, un "socle", issu d'une orogenèse antérieure, à peine revêtu de lambeaux de couverture "neuve" qui pourra être également affectée.
Comme J. Brunn le dit en parlant du Rhodope, "cette zone est donc partiellement néoformée", et dès 1938, le bulgare Jaranoff affirmait : "Ainsi, le massif des Rhodopes n'est ni un massif ancien, ni, encore moins, un massif qui doit sa consolidation aux mouvements tectoniques : c'est un massif consolidé par les intrusions". Les travaux récents des Allemands confirment ce point de vue dans le Rhodope, où ils découvrent du Mésozoïque métamorphique jusque là confondu avec les formations anciennes,tout comme l'équipe française en a découvert dans la zone pélagonienne (après Kober et les Grecs).
Dans la chaîne varisque, le bloc moldanubien de Bohême centrale et méridionale représente un massif intermédiaire comparable à bien des égards au Rhodope dans la chaîne alpine. Bien que l'on s'accorde à y voir les restes d'un ensemble précambrien (complexe et très métamorphique), il est envahi de vastes massifs intrusifs granitiques et granodioritiques d'âge hercynien parfois accompagnés de migmatites bordières, les couches encaissantes pouvant se mouler sur les batholites. Cette "tectonique d'intrusion" de Franz-Ed. Suess, impliquant selon cet auteur, des gradients thermiques anormalement resserrés dans les gneiss voisins, - reste assez mystérieuse. En un sens, ce phénomène rappelle les "granites syntectoniques" à bords concordants du Massif armoricain, épanouissement et prolongement lointain de l'axe moldanubien.
Les caractères spéciaux de ces "massifs rhodopiens" (au sens général du terme) étant posés, ceux des zones internes "eugéosynclinales" deviennent plus compréhensibles. On s'étonne moins d'y trouver une organisation complexe en rides et sillons élémentaires (recherches de l'équipe Brunn-Mercier) : et ces rides et sillons supplémentaires non prévus par le schéma initial de J. Aubouin préfigurent déjà le massif axial (la zone pélagonienne annonce à beaucoup d'égards le Rhodope).
On a vu que pour Stille, il n'y a pas de tectogenèse alpinotype sans enfoncement géosynclinal préalable. Mais si on ose une image, c'est l'ensemble des zones internes de l'orogène (au sens dynamique, évolutif, de Kober), y compris toutes ses plate-formes géanticlinales,qui est crédité des "mérites" de ses sillons.
[L'ensemble du domaine interne est "géosynclinal" à la façon dont l'occident est chrétien et dont l'Est est communiste : nul n'échappe totalement au système - même s'il est athée, ou anticommuniste.]
Il est donc dramatiquement errroné, dans le cas au moins des chaînes de type "méditerranéen", de tout ramener au "gouffre" géosynclinal : même si l'on peut s'arranger pour éluder le problème de la nature et du sort du fond des grands sillons eugéosynclinaux, on ne peut ignorer l'intensité des transformations que doivent endurer dans les tissus de leurs roches, et comme dans leur chair vive elle-même, les plate-formes géanticlinales qui les bordent et les séparent et qui n'en sont pas vraiment distincts à certaines époques. Ces métamorphoses font aussi partie de l'orogenèse.
Ce sont surtout des phénomènes de ce type que nous révèle l'étude des vieux socles précambriens. Dans ces très vieux édifices, arasés le plus souvent à grande profondeur, on ne sait plus très bien où pouvaient être les sillons géosynclinaux. Par contre on découvrira très souvent des reliques de socles antérieurs régénérés. A la limite, une certaine géologie des anciennes chaînes n'est que l'étude des avatars d'un seul et même ensemble "sialique", remanié à chaque phase orogénique, sous le triple aspect des déformations (surtout étudiées à petite échelle), des cristallisations et des intrusions qui l'enrichissent. Or l'étude des plateformes géanticlinales nous démontre que les processus à l'oeuvre dans le soubassement des chaînes récentes, sous le masque des sédiments "neufs" géosynclinaux, n'en sont probablement pas essentiellement différents.
Ce sera maintenant l'occasion de dire quelques mots,en addition du cours de P. Collomb, sur le grand Sederholm, explorateur du monde "archéen".
Sederholm et la conquête de "l'Archéen".
Tout géologue étudiait les vieux socles est, trop souvent à son insu, le disciple et le légataire de Sederholm (1863-1934), l'un des grands noms de l'héroïque petite Finlande avec son contemporain Sibelius.
C'est, avant tout, grâce à Sederholm que le Précambrien est devenu depuis le début de ce siècle, une partie normale des temps géologiques, justiciable - aussi loin que l'on puisse remonter dans le passé - des mêmes méthodes actualistes que les époques ultérieures, de la même "approche" huttonienne. Les datations radiométriques récentes nous font mieux apprécier l'immensité des "terres vierges" ainsi acquises par notre planète : les trois-quarts au moins de son histoire.
Où en étions-nous en 1891-93 lors des premiers travaux de Sederholm ? On connaissait, en divers points du globe, l'existence, sous le Cambrien fossilifère, de vastes complexes de roches, les unes encore volcano-sédimentaires (on les appelait souvent l'Algonkien) les autres cristallines : c'était l'Archéen. Ce dernier terme, traduction savante littérale de l'Urgebirge ou Primitif de Werner, survivait à toutes les conquêtes de la doctrine huttonienne, à toutes les études sur le métamorphisme, inaugurées soixante ans plus tôt par Ami Boué, Lyell, etc.
Il survivait chez les uns, sous forme avant tout descriptive : l'Archéen était ce que nous appellerions aujourd'hui le complexe de base, l'étage structural le plus ancien, entièrement recristallisé, au point de rejeter son histoire dans l'inconnaissable (Munier-Chalmas par exemple en France estimait que les premières roches et les roches sédimentaires les plus anciennes ont été, par suite de leur contact avec la zone chaude du noyau interne, métamorphisées par fusion nouvelle, de sorte que disait-il,les plus anciens êtres vivants ont à jamais disparu) (Cité par G. Courty, 1907, dans ses "Principes de Géologie Stratigraphique".)
Chez les autres, la survie du terme d'Archéen cachait, ou affichait, la volonté acharnée de retrouver sous les terrains sédimentaires ou devenus métamorphiques, la croûte de consolidation initiale du globe : touchante, inconsolable, parfois intolérante nostalgie d'assister à la création du globe.
Ainsi pour les Norvégiens et Suédois, l'Archéen, c'est le socle précambrien cristallin par opposition aux sédiments discordants (Jotnien, Sparagmite, Cambro-Silurien, etc.). Pour les Russes, l'ensemble du Précambrien est subdivisé en un Protozoïque (dont le sommet est le Riphéen) âgé de moins de 2.000 (ou plus récemment 2.500) millions d'années et un Archéen plus ancien et totalement recristallisé. L'Archéen des Norvégiens et Suédois est donc, en partie, équivalent au Protérozoïque inférieur et moyen des Russes].
Des géologues américains avaient cependant fait oeuvre de pionniers. Dès 1855 le canadien d'origine écossaise, W. Logan avait décrit (avec Hunt) dans le complexe "archéen" du bouclier canadien, le "système huronien", comprenant des schistes, conglomérats, grès cuprifères, laves, etc., reposant sur le "système laurentien" gneissique. Dans ce dernier, il avait découvert des "vestiges d'organismes", publiés par son compatriote Dawson en 1864 comme l'Eozoon canadense à structure fine comparable à celle des Foraminifères". Lyell, enthousiaste, le proclama "la plus grande découverte géologique de notre temps"; mais de furieux opposants ne cessèrent de nier son origine organique, pour n'y voir qu'une association minérale poecilitique.
Il manqua alors aux Américains, trop engagés dans les explorations à but utilitaire, un homme capable d'embrasser l'ensemble des problèmes posés par les complexes précambriens de leur immense pays. Le mérite de Sederholm, (directeur de Service géologique de Finlande tout comme Logan avait dirigé celui du Canada), est d'avoir concentré ses efforts sur un territoire bien plus restreint (la partie finnoise du Bouclier baltique), dans un esprit de gratuité, de générosité, avec une hauteur de vue philosophique et une pénétration parfois géniales. C'était pour Sederholm la totalité des problèmes du vieux bâti qui étaient en jeu - d'un socle dont personne ne mettait en doute la nature archéenne. Ce socle est essentiellement granitique et gneissique.
Elève de Brögger en Suède puis de Rosenbusch en Allemagne, Sederholm aurait dû normalement à son tour aborder l'étude des roches finlandaises sous l'angle étroit de la seule pétrographie magmatique classique, aux ambitions somme toute limitées pour ne pas dire stérilisées par son bel isolement (d'orgueilleuse, savante stérilité d'un autoclave !).
Mais son hérédité comme aussi sa formation n'étaient point celles d'un ingénieur, ni d'un physico-chimiste. Au sens élevé du terme, c'était un humaniste, un homme à qui "rien de ce qui est humain n'est étranger". Aimant la littérature, la linguistique, ayant acquis la maîtrise de quatre langues en plus du finnois, et des langues anciennes, il pensait d'abord se tourner vers la philosophie, mais son médecin lui conseilla un métier de plein air en raison de sa santé fragile, et c'est ainsi qu'il se tourna vers la géologie. Son oeuvre immense fut bien souvent conquise sur la maladie. C'était en somme un passionné, une âne romantique au sens élevé du terne, un homme universel, préoccupé de politique, de diplomatie, ainsi que de problèmes économiques et sociaux.
En Finlande, on sait qu'il n'y a pratiquement que deux genres de formations : le vieux socle et une riche, trop riche gamme de terrains quaternaires, avec leurs implications hydrogéelogiques, géomorphologiques, etc. : toutes choses que Sederholm étudia aussi au début, pendant vingt ans, parallèlement aux vieux terrains.
Peu exercé aux sciences dites exactes, on notera son manque d'intérêt pour les méthodes d'approche de Bowen et ses émules, qui veulent expliquer la genèse des roches par les équilibres de phases. Non que cet aspect des choses soit négligeable. Mais naturaliste avant tout, Sederholm cherchait d'abord à déchiffrer l'histoire objective des roches, à reconstituer toute leur vie longue et mouvementée, leur "biographie" complexe. [En un sens, c'est là une façon d'appliquer le huttonisme aux roches elles-mêmes, alors que les "magnatistes" sont, d'une certaine façon, des wernériens, puisque leur intérêt se limite à l'unique épisode de la cristallisation, à partir d'un magma fort abstrait, de roches désormais figées, mortes.]
Cette "histoire" des roches suppose des modifications successives, tant physiques que chimiques, en grande partie en condition solide. C'est ce que l'on a appelé le "transformisme" pétrographique, développé ultérieurement par Wegmann, élève de Sederholm ( Mais aussi, il ne faut pas l'oublier, par l'école autrichienne (avec Becke, etc.) et par l'école "écossaise". En France, un certain "transformisme" a toujours été assez en faveur parmi les pétrographes, mais sans aller au bout de cette démarche (sauf peut-être chez Jacques de Lapparent et André Demay)). Cette façon d'envisager les choses n'était pas absolument nouvelle; dès avant le milieu du 19e siècle, des gens comme Keilhau en Norvège, Durocher en France, Darwin lors de son voyage en Amérique du Sud, avaient montré la voie.
En Finlande même, Sederholm n'était pas sans avoir des émules : notamment Wilhelm Ramsay, professeur à l'Université d'Helsinki (à qui l'on doit par exemple la distinction des orogènes karélien et svécofennien), puis Eskola. Ce dernier, outre ses travaux sur les faciès cristallophylliens et les équilibres minéraux, est intervenu de façon parfois capitale dans l'exploration du vieux socle finlandais. [C'est à Eskola que l'on doit notamment le regroupement en une série unique, le Karélien, maintenant admis par tous les Finlandais, des trois formations dites : Kalévien, Ladogien et Jatulien; et surtout la lumineuse et décisive interprétation des dômes gneissiques de Karélie (Mantled gneiss domes, 1948), d'une portée théorique considérable.]
Cela ne diminue guère le mérite de Sederholm. Son objectif était d'introduire de la lumière dans le chaos, le brouillard, le continuum foncièrement décourageant des vastes complexes de gneiss veinés, rubannés, contournés, lardés de bandes, de corps d'aspect granitique de toutes formes et dimensions : forêt vierge opaque, toujours différente d'un point à un autre, et pourtant d'une grande monotonie globale.
Il n'est pas question ici de résumer l'oeuvre de Sederholm. On notera cependant quelques détails des méthodes utilisées dans l'exploration du vieux socle de Finlande.
Dès 1888-1891, il étudie, dans sa thèse de doctorat,des laves basiques encore identifiables comme telles dans "l'Archéen" du S W de la Finlande. Leurs textures sont encore parfois très bien conservées; mais ces laves ont été pourtant atteintes par un métamorphisme synorogénique, au cours duquel a lieu une migration de certains éléments chimiques. De plus les diverses associations minérales (paragenèses) néoformées obéissent à des règles de répartition : le jeune Sederholm avait, un peu à son insu, découvert les zones d'isométamorphisme (Eskola lui dome acte de sa priorité).
En 1893 puis surtout 1899, il décrit de façon approfondie les diverses formations de Finlande du S W, et notamment son "Bothnien". Le titre de son grand mémoire de 1899 est à lui seul mémorable :" Sur une formation sédimentaire archéenne en Finlande sud-occidentale et son importance pour le déchiffrement du complexe de base". Voilà qui était clair. C'était une déclaration de guerre aux attardés du Primitif.
Le mémoire décrivait notamment la série sédimentaire affleurant sur les berges du lac Näsijärvi, près de Tampere. La profonde culture générale de Sederholm, sa connaissance des formations quaternaires, conféraient une grande force de persuasion aux descriptions et aux interprétations de ces reliques, extraordinaires pour l'époque, en raison de leur appartenance certaine au complexe archéen [on les range actuellement dans le Svéco-Fennien, leur âge de dépôt pouvant être compris entre 1350 et 2000 millions d'années].
Nul, avant les datations radiométriques, ne pouvait imaginer que les séries sédimentaires tabulaires affleurant dans l'escarpement du Drakensberg, dans le Transvaal oriental,étaient encore plus anciennes (et a fortiori les séries du Swaziland conservées localement, presque intactes, dans le substratum cristallin des précédentes, avec galets, ripple-marks, gouttes de pluie, microorganismes, etc.; l'âge de ces dernières serait de 3 milliards 1/2 d'années).
On y voyait au lac Näsijärvi, (sous le voile transparent d'un métamorphisme de type spécial quasi-statique à néoformations cristallines minuscules) des structures sédimentaires merveilleusement conservées (à l'échelle de l'oeil nu et souvent de la loupe) : conglomérats à galets de roches volcaniques roulées dans l'eau; gneiss arkosiques issus de grauwackes (matériel détritique ni altéré, ni arrondi, ni trié); puissants sédiments pélitiques, uniformément varvés, étrangement semblables aux argiles varvées quaternaires ; arène d'altération in situ sur une granodiorite; - tufs et laves diverses.
Même si l'origine périglaciaire des pélites varvées granoclassées bothniennes reste encore maintenant discutée, cette série sédimentaire bothnienne ne parlait d'elle-même; comme un papyrus inespéré, elle nous racontait, elle nous ressuscitait de façon claire, vivante, détaillée, un passionnant morceau d'histoire.Dans ce très lointain passé, les conditions climatiques étaient étrangement semblables à celles de l'Europe septentrionale actuelle (climat tempéré humide et frais) ; la Vie existait même déjà (Corycium aenigmaticum, sortes de sacs de matière carbonée dans une gangue schisteuse). C'était la déroute finale de toutes les théories axées sur le refroidissement progressif de la surface du globe.
Le mémoire de Sederholm fit sensation; la théorie uniformitarienne triomphait définitivement, elle s'appliquait jusque dans le passé le plus reculé, qui nous soit accessible. Si les géologues actuels avaient un peu plus l'ambition,comme Sederholm, d'élever leur science au niveau d'une culture, cette date de 1899 serait marquée d'une pierre blanche. Encore 20 ou 30 ans de plus, et les datations radiométriques allaient, on le sait, révéler aux géologues l'âge réel, énorme, des roches formant l'écorce de leur globe. Allant comme à leur rencontre, les astrophysiciens se mettaient de leur côté à supputer l'âge de l'univers. Au moment où s'éteignait Sederholm (1934), les deux âges, celui de l'immense univers, celui de notre ridicule petite planète, infime grain de poussière,devenaient commensurables : bien mieux, ils coïncidaient presque. Voilà qui devrait donner le vertige aux géologues, désormais historiens à part majeure, à part entière d'un tout petit coin du Cosmos, le seul coin dont on connaisse actuellement, dont on touche, dont on revive avec clarté, avec un grand luxe de détails, l'histoire concrète, en images : terres, mers, torrents, pluies, climats, volcans. "Il y eut un soir, il y eut un matin, ce fut le premier jour" : depuis Sederholm nous savons que ces aubes, ces crépuscules de l'époque bothnienne furent, déjà,illuminés par les féeries du coucher, du lever de notre même soleil entre les mêmes nuages.
b) L'effet Sederholm : chronologie par la remobilisation des filons basiques
Dès que l'on quitte les bandes minces, les îlots favorables comme celui de Tampere, l'on retrouve les fastes cristallines habituelles, les roches grenues et gneissiques en tous genres. Plus question, là, de fines études de sediments miraculés, rescapés de la mort minérale [laquelle est à vrai dire une promotion, un annoblissement posthume - du moins aux yeux des pétrographes, amis des choses perennes, belles et logiques, des solides arts du feu plus que des mouvances, des pâtes aqueuses, des boues en éphémère devenir (sentant la bonne odeur de terre fraîche, ou celle plus équivoque, de la vase ?)].
La méthode d'attaque de Sederholm fut celle d'un grand, authentique artiste : quarante année d'observations patientes, acharnées, de fins dessins d'affleurements à l'échelle, à toutes les échelles, avec cette passion d'exactitude qu'inspire l'amour et que vivifie l'intelligence. En chaque point, les divers faciès lithologiques sont imbriqués dans un certain ordre, selon une topologie bien déterminée.
Ainsi, un filon tardif de dolérite à bords francs tranche les roches antérieures (par exemple des gneiss), indifférent à leurs structures. Or, en suivant les choses de proche en proche, nous découvrons d'abord que ce filon n'est pas seul : il fait partie de tout un essaim. Puis, que ces filons se dégradent insensiblement, que leurs bords ne sont bientôt plus ni vifs, ni droits, ni parallèles; que la matière constitutive des filons se désorganise, devient orientée, n'est plus une lave mais mérite de plus en plus un autre nom, celui d'amphibolite. Ayant ainsi cheminé quelques kilomètres ou dizaines de kilomètres, on ne discerne plus que des chapelets de septums amphibolitiques, boudinés, mal alignés dans la foliation des gneiss. Il est clair que les premiers et les derniers gneiss, pour semblables soient-ils, ne sont pas du même âge. La cristallisation des premiers était achevée, peut-être depuis fort longtemps, lors de l'intrusion doléritique; celle des derniers s'est produite, ou plutôt a repris dans la masse après deux phases d'une même orogenèser
Eskola a proposé récemment de nommer "effet Sederholm" cette remobilibation des filons pénétrés à leur tour par leurs épontes (Darwin avait déjà signalé, brièvement mais explicitement, une telle amphibolitisation de filons basiques dans le socle brésilien). Sa manifestation la plus remarquable est, sans doute, lorsque les filons intacts, tout comme leurs vestiges finaux amphibolitisés, sont partout contenus dans un granite d'apparence uniforme. C'était la définition originelle de la palingenèse par Sederholm : la preuve formelle de la réactivation sur place, du granite. Ailleurs il découvrait ces granites formés aux dépens de conglomérats, la silhouette fantôme de ceux-ci (palimpseste) étant encore localement discernable sur les sections polies naturellement par la glaciation quaternaire. Leur observation (1906) achevait la conversion du magmatisme qu'il avait été à une doctrine "transformiste" incomparablement plus souple et plus riche de pensée.
c) Les cycles orogéniques dans les vieux bâtis et la tectonique superposée.
Une autre méthode de datation relative, plus classique, plus aléatoire aussi, était l'établissement de l'ordre de succession des divers granites d'après leurs contacts intrusifs mutuels et d'après les contacts entre ces granites et les sédiments métamorphiques (souvent à l'état de migratites, terme créé ainsi que beaucoup d'autres par Sederholm).
L'école finlandaise en arrivait ainsi à pouvoir affirmer que "l'Archéen" de Scandinavie était le produit de cycles successifs associant chaque fois intimement orogenèse et pétrogenèse, celle-ci clôturée par des intrusions post-tectoniques. Le même bâti était progressivement remanié, transformé, enrichi de sédiments métamorphisés et de granites intrusifs. La doctrine des cycles fondée par Hutton trouvait son achèvement : jusque dans le Précambrien le plus ancien, l'orogenèse était périodiquement à l'oeuvre, tout comme aux époques les plus récentes. Mais les vieux bâtis, depuis si longtemps en proie à l'érosion, nous montrent les racines, le soubassement des chaînes de montagnes, nous exposent les manifestations diverses de l'orogenèse telles qu'elles se déroulaient bien loin de la surface, dans l'étage de la tectonique profonde.
La "tectonique profonde" selon Demay, Wegmann, Eskola, Michot, Wenk, etc.
Le terme de tectonique profonde apparaît un peu après 1930, introduit indépendamment par le français Demay et par le suisse-allemand, Scandinave d'adoption, Eugène Wegmann.
Le métamorphisme initial comporte déjà "un réglage strict de l'orientation cristallophyllienne", dû à des mouvements tangentiels contemporains (Demay est incontestablement le premier qui en France ait rejeté fermement, avec preuve à l'appui, l'idée du "métamorphisme géosynclinal anté-tectonique"). - Puis des efforts orogéniques provoquent la formation de plis couchés et d'écaillés absorbées à leur base par la montée syntectonique d'un granite de type profond. - Enfin les mouvements tangentiels se localisent en vastes écaillages tangentiels profonds d'abord accompagnés ou suivis par des injections "alcalines" laccolitiques, puis se renouvelant, sous forme de décollements suivant la base ce ces lames de "gneiss d'injection"; ces contacts mécaniques sont partiellement cicatrisés dans la mésozone après cataclase et diaphtorèse.
Une partie de ces conceptions de Demay retrouvent celles des Autrichiens (de Becke à Sander et F.E.Suess), pionniers en matière de microtectonique et de tectonique profonde.
b) Wegmann, d'après ses observations en Norvège (régions de la Driva et Namsos), en Finlande et au Groenland, développe (principalement en 1935), une doctrine beaucoup plus générale, cohérente et audacieuse (voir le cours Collomb). Il part du fait de la migmatisation, (dont le terme ultime est le granite nébulitiquo formé statiquement au dépens de la roche remplacée). Le front des migmatites progresse dans le soubassement du géosynclinal et mord aussi sur son contenu sédimentaire, précédé de la zone de métamorphisme régional.
A petite échelle, les textures des migmatites reflètent des mouvements discontinus (agmatites, etc.) et surtout continus, en conditions "macroplastiques" - ces déformations pouvant être antérieures ou postérieures aux diverses cristallisations échelonnées de minéraux.
Or voici maintenant la constatation capitale faite par Wegmann : à chaque instant de l'orogenèse, nous avons de la sorte, l'un au-dessus de l'autre trois complexes superposés qui sont des étages tectoniques, (totalement distincts des étages structuraux définis plus loin) : de bas en haut,
La déformation du complexe étagé est foncièrement dysharmonique ; la manière de se mouvoir de l'infrastructure est si différente de celle de la superstructure, qu'une discordance tectonique peut en résulter, souvent soulignée par des amas intrusifs plats formés par ségrégation. Souvent la superstructure glisse sur l'infrastructure ; c'est surtout le cas lorsque le front des migmatiques atteint l'ancienne discordance socle-couverture. La réactivation du vieux socle peut du reste n'être pas du tout brutale et respecter maintes structures anciennes, difficiles à séparer des nouvelles. [Wegmann recommande l'emploi de filons basiques, qu'il reprend à Sederholm, mais souligne le caractère délicat de l'entreprise.]
Lorsque le front des migmatites séjourne loin sous la discordance, la couche du socle ancien qui subsiste encore, rigide,et forme la base de l'infrastructure du moment, s'écaille selon des surfaces inclinées schistosées et mylonitisées, plus tard envahies par des apophyses magmatoïdes issues de l'infrastructure [c'est en somme le cas dans les "nappes cévenoles" de Demay],
Ailleurs l'infrastructure s'accumule, s'entasse dans les anticlinaux de la superstructure (ou plus exactement de la surface de séparation) et se moule sur leur concavité interne, avec accumulation de masses granitiques vers le sommet de ces remontées qui sont comparables à des dômes de sel. L'analogie avec le diapirisme va plus loin. On peut observer des structures en volutes autour de ces "diapirs" ainsi que des apophyses, des langues ascendantes, pénétrant plus ou moins haut dans la superstructure et pouvant devenir "magma" vis-à-vis d'elles.
Disons en concluant ces quelques très brefs aperçus des idées de Wegmann, qu'il s'agit là d'une pensée si exceptionnellement profonde qu'elle commence seulement maintenant à être pleinement comprise dans le monde. La densité de l'exposé, son manque fréquent de clarté (du moins à une première lecture) et surtout l'obstacle linguistique expliquent sans doute ce retard . La plupart des notes ont en effet paru en allemand et parfois au surplus dans des revues peu accessibles, sans que Wegmann ait fait un effort de regroupement, de synthèse et surtout de publicité (au sens loyal du terme). Voilà qui nous change de tant d'auteurs américains (et autres) ! A toutes les époques, les auteurs superficiels et brillants ont fait salle comble. Les penseurs géniaux, obscurs, orgueilleusement effacés, sont priés d'attendre leur tour : trop heureux déjà s'ils leur arrive de reconnaître quelques-unes de leurs meilleures idées sous la plume d'autrui.
c) Eskola. - Le grand pétrographe finlandais fit en 1948 une conférence à la Société Géologique de Londres : " The problem of mantled gneiss domes" [Ce que l'on pourrait interpréter par "Coupoles gneissiques à enveloppes sédimentaires concentriques". P. Michot propose le terme de "dômes de gneiss coiffés".]
Trois familles de tels dômes existent dans les Karélides, sur la déclivité occidentale du vieux môle de socle antékarélien dit "Continent karélien". Ce sont des coupoles régulières affleurant selon des sections ovales, de 3 à 15 km de grand axe, montrant, de l'intérieur vers l'extérieur : a) un complexe gneissique, dont la foliation est concordante à la stratification des enveloppes; - b) dans certains cas seulement, un horizon sédimentaire basal conglomératique à galets d'un même type de gneiss que celui du dôme; - c) la séquence sédimentaire habituelle du Jatulien, des quartzites, calcaires, etc., base continentale et néritique de la sédimentation géosynclinale karélienne; ces couches sont tantôt presque intactes, tantôt métamorphiques (les calcaires peuvent être transformés en skarns).
Le fait le plus frappant est la remarquable continuité des enveloppes sédimentaires basales minces tout autour de chaque dôme gneissique. Eskola admet que les dômes sont formés par l'ancien socle, devenant palingénétique durant le bombement. Chacun correspondrait de préférence à un ancien batholite granitique ou granodioritique circonscrit, arasé et pénéplané tout comme le complexe encaissant, le tout recouvert de sédiments. Lors de l'orogenèse karéliene, les anciens plutons sont réactivés, façonnés en "granite gneissique" migmatique à foliation concentrique, parfois enfin remobilisés partiellement en un nouveau granite intrusif perçant l'axe du dôme.
Dans les Appalaches internes (Maryland, New-Hampshire, etc.) on trouve des dômes semblables en tout point à ceux de Carélie. On voit localement le gneiss du dôme impliqué dans des replis complexes (Eskola pense que dans un orogene ou règne la tectonique de nappes, les dômes gneissiques sont entraînés en langues allongées, ainsi au Simplon).
A l'opposé, le dôme de Vredefort en Afrique du Sud s'est bombé en conditions anorogènes, en partie, à la fin, à l'état solide. On sait que le bombement tardif des batholithes granitiques a été souvent décrit, notamment par Hans Cloos; Martin interprète de cette façon le batholithe de Flamenville.
En conclusion, nous dirons que les dômes d'Eskola ont le grand intérêt de nous montrer à l'état naissant, avec preuves à l'appui, comment un vieux socle devient réactivé, remobilisé dans une nouvelle orogenèse, en devenant diapirique au sein de la couverture (pour reprendre le mot de Wegmann, qu'Eskola s'abstient curieusement de citer).
Fonteilles et Guitard ont très ingénieusement développé leur théorie de "l'effet de socle" à partir des dômes (façonner ou non en plis couchés) des Pyrénées orientales, eux aussi montrant la remobilisation à l'état naissant. -Dans le cas général, leur modèle, essentiellement topochimique, est trop simple. Collomb a montré dans le Rouergue comment à partir du vieux socle, des "bouffées" alcalines sont envoyées au travers de la couverture. - Par ailleurs, la zone corticale de certains dômes montre selon nous des "effets de couverture" spécifiques, tels que la muscovitisation.
d) Wenk et l'infrastructure alpine. - Les pétrographes alpins, principalement ceux de Bâle tels Wenk et Bearth (ainsi que les Viennois Cornelius et Exner) ont étudié le devenir du socle hercynien dans l'orogenèse alpine. Les "massifs cristallins internes" de la zone pennique, transformés en conditions profondes, - s'opposent aux "massifs cristallins externes", diaphtoriques et clivés en lames subverticales, ainsi qu'aux nappes cristallines austro-alpines, presque intactes.
Ces noyaux hercyniens penniques montrent tous des signes évidents de réorganisation structurale (foliation en écailles d'oignon avec accordance de la couverture) et cristalline (minéraux alpins coexistant en proportion variable avec les minéraux des gneiss et granites hercyniens).
Or dans la zone simplo-tessinoise (lépontine), les études minutieuses pétrographiques et structurologiques de Wenk et son école, poursuivies depuis 1943, montrent les étapes ultimes de cette remobilisation. L'ancien socle, totalement réjuvéné, s'écoule, latéralement en plis couchés non déroulables, enveloppés dans la couverture de Schistes lustrés. Ce sont les "nappes penniques inférieures" d'Argand; en fait, il s'agit d'une infrastructure diapirique. Les gneiss anciens sont devenus des gneiss alpins, de type souvent migmatique, accompagnés de granitisatien syntectonique en poussées successives.
Cette remobilisation progresse graduellement de l'W, du N et de l'E vers la region des "racines", centrée sur Bellinzona, qui est aussi la zone de la sillimanite alpine, la plus "chaude" du métamorphisme alpin. Wenk compare cette infrastructure alpine aux Calédonides du Groenland oriental, étudiée par Haller et lui : on voit là (dans la région du Scorebysund, etc.) d'immenses replis de l'infrastructure migmatique(apparemment formée, ici, au dépens de la base de la série géosynclinale et non de son socle). Ces replis en forme d'immenses plis couchés gauches ou de champignons, sont emballés dans les micaschistes. Il ne s'agit pas d'une tectonique tangentielle mais uniquement de diapirisme de la zone des migmatites et de la granitisation syntectonique ; en effet ces énormes "plis couchés" ne sont pas déroulables et ne se répercutent nullement dans la puissante série, à peine ondulée, des micaschistes formant la superstructure.
Remarque : Les travaux de Wenk et ses associés confirment à la fois les points de vue de Wegmann et ceux d'Eskola : Le comportement diapirique est bien lié à la montée du "front des migmatites". Mais, du moins au Tessin, ce front coïncide en grande partie avec l'ancienne discordance basale de la couverture sur son socle hercynien.
Migmatisation et palingenèse sont souvent calquées l'une sur l'autre, bien que la migmatisation puisse atteindre aussi la couverture. Autrement dit, l'infrastructure au sens original de Wegmann (zone des migmatites, avec leur type spécial de déformation locale et d'ensemble), a de bonnes chances de comprendre de larges portions du vieux socle réactivé. Tel est le cas des gneiss du "Vestrand" de Norvège, de l'Erzegebirge (dont Kossmat avait entrevu la vraie nature dès 1916), du Lèvezou (Collomb), du Canigou (Guitard), du Mendérès (de Graciansky), etc. . Mais de vastes zones de migmatites (ex. région de Stockholm) continuent ailleurs à être décrites comme formées au dépens de la couverture sédimentaire géosynclinale. L'infrastructure englobe donc l'ancien socle remobilisé mais aussi une proportion très variable de couverture : quasi nulle dans les dômes d'Eskola, le Canigou, les nappes penniques inférieures, le Mendérès ; beaucoup plus importante ailleurs.
d) - Paul Michot et la catazone profonde. Ce géologue de Liège a étudié en détail un secteur privilégié du socle précambrien de Norvège méridionale, le Rogaland. On y a là un bâti dont toute l'évolution complexe s'est faite dans des conditions thermodynamiques exceptionnellement "profondes" (faciès dit mangéritique, avec hypersthène,mésoperthites, absence de micas, etc.). Ce faciès minéral est "porté" par des textures liées à des déformations plastiques qui, à l'échelle supérieure, sont du type "plis couchés penniques", avec plusieurs phases de mouvements successifs. Ce faciès métamorphique régional affecte un complexe formé initialement, selon Michot, essentiellement par des sédiments, actuellement transformés en gneiss et en migmatites (endomigmatitites, formées par ségrégation "autochtone"). Plusieurs phases de magmatisme basiques peuvent être distinguées : des coulées volcaniques initiales mais aussi d'énormes intrusions massives faites en condition de tectonique profonde : norites, anorthosites, mangérites, monzonites, etc. . Elles recoupent les structures plastiques d'une première phase, puis servent d'autochtone relatif aux structures d'une seconde phase. Les unes et les autres sont de style pennique (Michot dit "pennin") c'est à dire en forme de grands plis couchés empilés. Seules les dernières déformations ont un plan axial redressé. Paul Michot admet (1956) comme une loi générale, que la tectonique, dans les zones profondes de l'écorce terrestre est essentiellement caractérisée par un style de plis couchés. Aux exemples déjà connus (Svécofennides, zone pennique alpine, Highlands d'Ecosse, etc.) il ajoute perronnellement ceux du Ruwenzori en Afrique centrale et du Rogaland norvégien.
e) Conclusion. - En définitive, les divers points de vue résumés ci-dessus sur la tectonique profonde sont en accord satisfaisant et se complètent à des nuances près (ainsi Wegmann limite la production des grands plis couchés à la zone de transition entre infrastructure et suprastructure).
Certains problèmes restent cependant posés : ainsi on ne sait pas encore comment les énormes charriages cisaillants de type calédonien Scandinave ou austro-alpin, s'éteignent en profondeur. Une idée vient évidemment à l'esprit : c'est de faire descendre doucement ces vastes surfaces de clivage et de glissement jusqu'à la zone de décollement (Abscherungzone) invoquée par une partie des auteurs ci-dessus entre super- et infrastructure. Mais ni la chronologie relative des choses, ni leur localisation spatiale ne "collent" avec cette hypothèse (ainsi, dans les Alpes orientales, les nappes de socle austro-alpines s'enracinent en arrière de la zone de remobilisation des Tanern; - en Norvège, la remobilisation du socle, avec ses déformations de style "pennique", parait dater d'une phase postérieure à la mise en place des nappes).
Enfin on aura garde d'oublier qu'il se produit aussi des plis couchés "à froid" et en condition quasi-superficielle; et que des cisaillement ou glissements internes discontinus, ont pu se produire précocement, soit avant la remobilisation plastique, soit en se superposant à elle (ex. : les "slides" de Bailey dans les plis couchés du Dalradien). Ce serait donc une grave erreur que d'identifier nappes du premier genre et tectonique profonde, nappes du second genre et tectonique de superstructure. Tout est uniquement affaire de plasticité relative et donc du temps accordé pour effectuer la déformation, ainsi que du dynamisme variable des réorganisations minérales.
La tectonique profonde nous a mené, topographiquement, jusqu'aux avants-postes de la connaissance géologique, aux limites extrêmes de ce que notre discipline peut espérer pour le moment atteindre de plus lointain vers les abysses intérieures de notre chère planète natale. Il y a un peu plus de cent ans déjà, notre ami Lidenbrock et ses deux fidèles compagnons, partis de bon coeur vers le Centre même de la Terre, se retrouvaient intacts, émerveillés,un peu confus, naufragés de terre ferme au grand soleil de Sicile. La Terre, irritée, les avait fait vomir par un volcan de bonne composition, alors qu'ils avaient à peine grignoté les cent et quelques premiers kilomètres d'un rayon terrestre. Nous autres, géologues de surface,n'allons même pas si loin, compte tenu de toutes les érosions millénaires que l'on voudra. Mais ce que nous faisons, au marteau, est du travail bien fait, du cousu main. Tout le reste est géophysique, et imagination.