Pierre René RICARD (1899-1956)

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Ancien élève de l'Ecole polytechnique (promotion 1918, major d'entrée et de sortie), et de l'Ecole des mines de Paris. Corps des mines


Biographie rédigée par Louis Charvet, publiée en 1957 par la Chambre Syndicale de la Sidérurgie Française sous le titre :

A LA MEMOIRE DE PIERRE RICARD
Président de la Chambre Syndicale de la Sidérurgie Française
Ingénieur au Corps des Mines
(3 avril 1899 - 4 avril 1956)

Cette biographie avait été publiée avec une introduction différente et sous la même signature dans Annales des Mines, septembre 1956, pp. 3 à 12.

 

PIERRE RICARD est l'un de ces hommes dont la notice biographique ne saurait avoir d'intérêt plus vif que de servir de cadre à l'évocation de leur personnalité.

Les diverses fonctions qu'il a assumées, toutes avec éclat, donnent à elles seules une impressionnante image de l'ouverture de son esprit et de l'étendue de ses capacités ; elles n'en donnent pas la mesure exacte, et ceux qui l'ont connu ne peuvent s'empêcher de supputer quelles facultés latentes, ou laissées à l'usage des conversations intimes, d'autres circonstances auraient pu manifester dans sa vie publique. La succession des postes qu'il a occupés, si variée qu'elle soit en son déroulement, peut bien dessiner une ligne dont la continuité manifeste aussi bien la souplesse de son intelligence que la permanence en lui de certaines inclinations essentielles : on ne peut s'empêcher de penser qu'il manque à cette ligne brusquement interrompue, je ne sais quel achèvement qui lui eût donné sa signification véritable.

C'est qu'en effet, l'impression qu'il laisse est avant tout celle d'une vitalité exceptionnelle, et, comme la vie même, apte à prendre les formes les plus diverses et à affronter les obstacles les plus imprévus d'un égal élan.

Sa disparition, au cours de cette semaine de Pâques, a atteint ceux qui le connaissaient, et au delà d'eux, tous ceux qui avaient de loin suivi son action, comme le plus inattendu des coups. Sans doute, l'on savait qu'à deux reprises, en moins d'un an, la vigueur de son tempérament, soutenue par les soins les plus attentifs, n'avait triomphé que de justesse d'assauts dont le troisième devait l'abattre. Sans doute l'avait-on vu, chaque fois qu'à peine rétabli il reprenait sa tâche, un peu plus sensible et un peu plus intérieurement creusé par le poids d'une action qui ne voulait pas connaître de répit. Mais ce qui aujourd'hui s'avère avoir été autant d'avertissements, apparaissait alors comme autant de motifs d'espérer que d'autres victoires suivraient ces victoires et qu'après la presse de semaines où tous les problèmes ensemble l'assaillaient, le moindre répit lui permettrait, comme naguère, de se redresser. Telle était l'espèce de magnétisme qu'il exerçait, qu'on était porté à croire en lui plus, peut-être, qu'il n'y croyait lui-même.

Quelques indications émergeant de propos ou d'écrits interrompus donnent en effet à penser qu'il était moins sûr qu'il n'eût voulu le paraître, aux yeux des siens, de poursuivre encore longuement sa route. Depuis longtemps, d'ailleurs, il lui arrivait de parler de cette période de la vie humaine qu'il n'a pas dépassée, comme d'un Cap des Tempêtes au delà duquel, si on le franchit, gît l'espoir d'une navigation paisible en eaux calmes. A chaque fois pourtant l'on eût dit qu'il se sentait moins fait pour de telles eaux... Mais rien n'était plus éloigné de son tempérament que de s'attarder à des pressentiments qui eussent pu entamer, sinon sa résolution, au moins les forces dont il disposait pour mener son combat. Car c'était pour lui, depuis que sa santé avait subi des à-coups redoublés, une sorte de corps à corps qu'il menait, dès qu'il en sentait l'approche, contre les forces mauvaises. Et il menait ce combat comme un lutteur né.

L'Enfance et l'École

UN LUTTEUR, il l'avait été, semble-t-il bien, dès l'enfance. Il y aurait sans doute quelque 1 indiscrétion à évoquer les souvenirs qu'il en laissait parfois échapper, s'il n'avait été un jour conduit à les exprimer de telle sorte qu'ils figurent dans l'une des plus officielles publications françaises, le Bulletin du Conseil Économique. « Il est flatteur, dit-il - au cours d'un grand débat où il s'efforçait de montrer que pour un peuple comme pour les hommes le travail est la seule voie de salut - il est flatteur pour moi de prendre la parole au nom de l'ensemble de ce qui reste, et qui est encore fort important, d'entreprises privées industrielles et commerciales dans ce pays. Mais le hasard fait que je suis fils d'un employé de commerce, de commerce alimentaire, sans doute, mais cela me permet d'imaginer ce que peut être la condition des employés de commerce non alimentaire. Mon père était gérant d'un petit dépôt d'une société d'alimentation à succursales. Il a été mobilisé pendant l'autre guerre. Ma mère a tenu le magasin qui, effectivement s'ouvrait tous les jours. A cette époque, je préparais mon bachot et, en même temps, j'aidais ma mère, le soir, à faire les additions et les multiplications. C'est d'ailleurs, sans doute, à cela que je dois, quoique polytechnicien, la possibilité de faire une addition sans me tromper. »

C'est peut-être, en effet, à cette rude formation qu'il dut son exceptionnelle sûreté dans le maniement de facultés elles-mêmes exceptionnelles. Il savait que la machine était bonne et il savait ce qu'il en pouvait tirer. La fierté qu'il en éprouvait était, au surplus, celle du propriétaire d'une voiture de course qui s'enorgueillit moins de la perfection d'une mécanique dont, qu'il en identifie ou non le constructeur, il sait qu'elle n'est pas de lui, que de sa virtuosité à jouer d'elle. Mais c'est bien l'homme qui, mis à la porte d'une classe de Mathématiques spéciales, pour un manquement incontestable, encore que sans conséquences, à la discipline, déclarait tout de go au Proviseur de son Lycée, qu'en l'excluant, il chassait le Major du prochain concours d'entrée a l'Ecole Polytechnique...

La série de ses notes d'examen est instructive à suivre, comme pourrait l'être l'enregistrement d'une course de fond menée par un international de grande classe : on y voit, lorsque les épreuves ne sont pas décisives et ne vaudraient pas qu'on s'y mît tout entier, des fléchissements qui le ramènent au niveau courant des très bons sujets ; mais lorsqu'il s'agit d'une épreuve de passage ou de sortie, c'est toutes voiles dehors qu'il atteint le maximum ou s'en approche de si près qu'on ne voit pas comment on eût pu le coiffer au but.

Reçu en 1918 à l'École Normale Supérieure et à l'École Polytechnique, c'est pour celle-ci où il était premier qu'il opta. Il devait être Major d'entrée, Major à la fin de la première année, Major encore à la sortie ; mais il avait été dans l'intervalle incorporé au 22e Régiment d'Artillerie (15 Avril 1918), nommé un an plus tard Aspirant, pour être promu Sous-Lieutenant le 1er Octobre 1920.

L'École Polytechnique le lâchait en Novembre 1921. Sorti Major, Ingénieur des Mines et premier Mineur de sa Promotion, il recevait à ces titres, de l'Académie des Sciences, le Prix Laplace et le Prix Rivot. Il allait entrer à l'École des Mines de Paris au printemps de 1922, pour en sortir au milieu de 1923, à destination de la Mission Interalliée de Contrôle des Usines de la Ruhr, la MICUM.

A ses camarades d'École, Pierre RICARD apparut, selon l'expression de l'un d'eux, comme le type du « Major par destination ». Son prestige rayonnait sur les promotions voisines, servi par sa prestance physique, ses yeux impressionnants, tour à tour d'une fixité minérale ou vivants ; - et ce n'est pas le diminuer que de dire aussi : par l'éclat de ses incartades. C'est dès l'Ecole, sinon avant elle, qu'il se plut à montrer le peu de cas qu'il faisait de ce qui lui paraissait indigne du temps qu'y consacraient les programmes ; il n'était, certes, point un fervent de l'instruction militaire ; les « travaux pratiques » ne paraissent pas, à suivre ses notes, avoir été l'objet de beaucoup plus de considération de sa part. Il n'était en rien le type de ces « bons élèves », selon l'expression dont un romancier de l'an dernier désigne, peut-être avec un grain d'humour, les Polytechniciens. Il courait, de son temps de service militaire, une rumeur de sanctions fracassantes, accueillies avec impassibilité, sinon avec insolence... Mais, allant au fond des choses, on constatait que s'il avait rompu des arrêts de rigueur, c'était pour aller voir un camarade malade à l'Infirmerie et qu'en définitive il s'était fait une hiérarchie des valeurs qui, si elle donnait de vigoureuses entorses aux idées reçues, avait du moins le mérite d'être profondément sentie.

Dans cette échelle, les obligations de la vie de caserne étaient certainement au plus bas, mais le sens national au plus haut. Les disciplines scolaires n'avaient que le rang mérité par leur valeur formatrice, mais la désinvolture qu'il pouvait, à certains moments, afficher à leur égard, n'était, en définitive, que l'expression de son culte pour les vraies valeurs de l'esprit.

On le vit, en effet, toujours curieux de toutes les disciplines intellectuelles, soucieux de découvrir en chacune son essence et jouant supérieurement avec celles qu'il lui était donné de pratiquer le plus.

A l'Ecole des Mines, il ne semble guère, à en juger par ses notes, s'être intéressé qu'aux cours de législation. Sans doute y trouvait-il la clef d'une nouvelle culture. Pour le reste, à partir du moment où il n'estimait pas que son esprit eût profit à tirer d'un enseignement voué à rechercher la difficile conciliation du théorique et du concret, il se souciait peu que son nom vînt en queue de liste. Cela ne l'empêchait pas de garder le plus vif et le plus déférent attachement pour les Maîtres en toute matière, dès qu'ils lui apparaissaient dignes de ce nom.

Il avait, d'ailleurs à un degré assez rare, le respect non pas des diplômes, mais des corps, où il voyait autant de confraternités d'intelligence et de volonté. Et qu'il fût, avec cela, des plus clairvoyants à déceler, des plus incisifs à dénoncer ce qu'il peut y avoir en eux de figé et de convenu, il n'y a là de contradiction qu'apparente.

De la Micum au service des mines et à l'Administration de l'Economie

LA MICUM allait le mettre, pour la première fois, en contact avec l'activité industrielle de la Ruhr. Ces espaces germaniques, où il respirait une vitalité parente de la sienne et constatait un sens de l'efficacité, un instinct de la cohésion qu'il eût souhaités plus fréquents chez nous, devaient faire une profonde impression sur le jeune Mineur, adjoint au Service des Mines de Dûsseldorf, qui y trouvait, sitôt sorti d'École, un domaine à sa taille et des chefs selon son coeur.

Il quittait la Ruhr pour l'Algérie le 1er Mai 1924, allant d'Oran à Constantine, dans un pays dont le reflet illumina toujours ses conversations et dont les déchirements devaient si douloureusement l'affecter dans les dernières semaines de sa vie.

Rentré en France le Ier Janvier 1926, il alla à l'arrondissement minéralogique de Bordeaux, sous les ordres de l'homme exquis qu'était l'Ingénieur en Chef RODHAIN, puis à Clermont-Ferrand, puis, enfin, dans le Nord, à l'un de ces postes dont l'accès, pour le véritable Mineur, est ce que pouvait être l'adoubement pour un homme d'armes.

La vie d'Ingénieur des Mines, même dans le Nord, n'appelle pas tous les jours des actions d'éclat. Elle devait cependant inscrire au dossier administratif de Pierre RICARD, la marque de son courage et de son dévouement. C'est à deux reprises, qu'à la suite d'accidents où son devoir l'appelait à coopérer au sauvetage des victimes - à Clermont (accident de Gros-Mesnil du 13 Décembre 1928), puis à Douai (accident du 10 Décembre 1929 aux Mines d'Anzin) - le Ministre le félicite de « ce dévouement et de son mépris du danger ». Il est, dans l'accident de 1929, l'un des deux représentants du Service des Mines qui « sous la menace d'un effondrement qu'on pouvait croire imminent et qui aurait pu les ensevelir, coopérèrent efficacement aux travaux de sauvetage, dans les mêmes conditions d'insécurité que les ouvriers qu'ils guidaient, avec un égal courage et un égal dévouement ». La lettre ministérielle qui l'atteste rappelle que « l'Ingénieur RICARD avait déjà eu l'occasion de se signaler dans d'autres circonstances ».

Ce n'est pas sans raison que notre langue classique donne au mot « coeur », à l'expression « homme de coeur », un double sens, liant courage et bonté. Dans ces risques pris de sang-froid pour le salut d'hommes sur qui venaient de fondre les périls de la mine, il n'est guère possible de distinguer ce qui procède de l'intrépidité personnelle, du sens du devoir ou de la sollicitude envers les hommes. La vie d'Ingénieur des Mines donne à tous ceux qui l'ont menée dans les grandes agglomérations ouvrières, le contact avec la peine des hommes, et tout indique que ce contact ne fut pas sans retentissement dans la mentalité de « Monsieur l'Ingénieur RICARD ».

Il lui arrivait parfois de dire que s'il pensait avoir quelques titres à prétendre comprendre « l'économique », il ne comprenait rien au « social ». Mais, ce qu'il exprimait par là, c'était avant tout sa répugnance à l'endroit d'une certaine démagogie sentimentale, et l'on trouverait une plus juste indication de ses sentiments, dans la citation extraite des lettres d'Edgar Quinet, qu'il fit un jour au Conseil Économique : «Les ouvriers n'ont guère entendu que le langage de la flatterie; supporteront-ils celui de la vérité? Les flatter c'est achever de les perdre ; leur dire la vérité c'est leur déplaire, et ce qu'il y a de plus probable, c'est parler dans le désert. Pourtant c'est là pour eux la seule, la dernière voie de salut. »

Il ajoutait : « Ce qui était vrai il y a cent ans me paraît encore terriblement actuel aujourd'hui. »

A ceux qui ont suivi son action dans le monde industriel, il apparaît bien qu'en sonnant le ralliement de toutes ses forces pour le progrès technique, l'expansion industrielle et la diffusion des techniques de productivité, il entendait grouper la formation de choc qui déboucherait sur un état de prospérité générale dont le premier bienfait ne pouvait être qu'élever le niveau de vie de ceux qui travaillent.

Dans les débats du Conseil Economique, il apparaît souvent - presque paradoxalement - comme l'apôtre de cette religion du Travail, qui était celle des premiers animateurs ouvriers et son défenseur contre toutes les tentations de facilité et surtout contre toute religion du Loisir.

Cette existence provinciale devait se terminer en 1935. Il avait demandé, lors de l'institution de l'Inspection du Commerce, à être détaché au ministère de ce nom, qui avait compétence pour la plupart des questions industrielles. Il y fut nommé enquêteur technique le 1er Avril 1935 et se trouvait avoir rang, à la fin de l'année, du plus ancien des « Conseillers techniques », petite phalange d'hommes qu'il devait maintes fois rencontrer dans la suite de sa carrière et dont quelques-uns devaient rester unis de très intime amitié avec lui. Le Ministre du Commerce l'attachait le 17 Juin 1936 à son Cabinet, dont Hervé ALPHAND était Directeur. Et c'est dans le cadre du Ministère du Commerce qu'il devait rester, jusqu'au moment où il quitta la vie administrative le 1er Janvier 1938, après avoir été nommé Chevalier de la Légion d'Honneur le 1er Août 1936.

Pour l'économie française les années qui s'écoulèrent de 1935 à 1938 furent, selon l'expression de DANIEL-ROPS, « des années tournantes ». C'est le moment où, la nécessité d'une politique économique devenant évidente, commencent à se dévoiler les grandes oppositions de doctrine qui ne sont pas encore apaisées, où se précisent les formules administratives dont les applications devaient bientôt remplir, à milliers de pages, le « Journal Officiel ». Les prix devenaient affaire d'État. L'organisation des professions paraissait un impératif d'ordre public. Mais les milieux politiques sont, à l'évidence, mal armés pour saisir les problèmes qui prennent la vedette, peu éclairés sur l'enchaînement de conséquences qu'inéluctablement entraînent les mesures qu'appellent l'opinion, le Parlement ou les tenants des différentes doctrines. Et c'est sous l'impression toute vive de la crise mondiale, parmi les signes précurseurs de l'agression hitlérienne que vont, pendant ces années, se succéder ce que l'on commence à appeler « des expériences » entre la déflation autoritaire et l'inflation galopante. C'est dire combien passionnante et d'ailleurs capitale était la tâche de ces quelques hommes qui appliquaient à analyser, prévoir et suivre ces événements, des esprits formés aux plus sûres disciplines intellectuelles.

Au témoignage de ceux qui furent des compagnons de Pierre RICARD, deux grands problèmes soulevèrent en lui cette passion qui lui était naturelle et comme nécessaire au plein jeu de ses facultés, ceux-là mêmes dont l'énoncé est inséparable d'une évocation de ce temps : le problème des prix et celui de l'organisation professionnelle.

Membre de la Délégation du Ministère du Commerce au premier Comité National des Prix, ce fut ensuite lui qui, pour l'industrie lourde, eut à rendre la souplesse indispensable au mécanisme brusquement ankylosé par le premier décret de blocage (Juillet 1937). Ne faut-il pas considérer comme mémorable la date où ce polytechnicien eut pour la première fois l'occasion de faire triompher sur la rigueur d'une prise de position chiffrée les exigences nuancées et changeantes de la vie économique ? Les occasions ne furent que trop nombreuses qu'il eut de retrouver par la suite la même opposition et, malheureusement aussi, de constater l'étrange fascination qu'exercé le mythe d'une congélation subite et définitive des prix...

Le problème des prix fut comme le boulet qu'il traîna, sans joie, tout au long de sa carrière industrielle. Mais les problèmes d'organisation professionnelle qu'il aborda en même temps, éveillèrent chez lui un bien autre intérêt. « Mon métier, disait-il, lorsqu'il prit la Présidence de la Chambre Syndicale de la Sidérurgie Française, c'est l'organisation professionnelle. »

C'est en ce temps qu'un projet de Loi auquel resta accolé le nom du Ministre qui la fit voter à la Chambre, M. MARCHANDEAU, entreprit de conférer, sous certaines conditions, aux ententes professionnelles, jugées alors non point nocives et condamnables, mais salvatrices en cas de crise, le caractère obligatoire dans une profession, lorsqu'elles étaient approuvées par un nombre suffisant d'entreprises représentant un pourcentage suffisant du chiffre d'affaires de la profession. (Les deux tiers du nombre des entreprises et les trois quarts du chiffre d'affaires global de la branche intéressée.)

C'est sans doute grâce à Pierre RICARD que ce projet faillit avoir une application. Dans une consultation faite à titre d'épreuve dans la production de la soie naturelle et artificielle, la majorité nécessaire fut, paraît-il, manquée de deux voix ; mais c'est à la lumière de cette expérience que se précisa pour Pierre RICARD l'idée majeure à laquelle il resta toujours fidèle, celle de la nécessité, dans l'intérêt de tous, d'une organisation, qu'il souhaitait voir résulter d'une discipline librement consentie, de la production et du marché.

Il montra, d'ailleurs, dans le domaine de la Papeterie que la persuasion et l'autorité personnelle d'un homme pouvaient faire, en définitive, autant sinon plus qu'un texte de loi. Il parvint, en effet, dans les années qui suivirent 1936, à mettre au point, grâce à son ascendant et à sa patience, mais aussi grâce à sa parfaite compréhension des « nécessités techniques et économiques » (comme l'indique à l'occasion de sa mort le Bulletin du Comité intersyndical des Pâtes, Papiers et Cartons français), un plan quinquennal de la papeterie. Le Comité des Bois et Celluloses qui fut chargé de sa mise en oeuvre fonctionna sous son arbitrage constant. Et les principes qui furent alors dégagés sont, déclarent les professionnels intéressés « demeurés valables vingt ans plus tard ».

Mais le moment approchait où Pierre RICARD devait entrer lui-même en lice. Peut-être avait-il quelque temps pensé qu'il pourrait faire directement, dans une organisation professionnelle, la démonstration de ce qu'il attendait de telles organisations. Sa formation eût été moins complète s'il n'eût mis lui-même la main à l'outil, mais le cadre où l'un des grands chefs d'entreprise français l'appela à le faire présentait cette particularité de lui permettre aussi d'exercer, dans l'orchestration des usines rassemblées par la Société Générale de Fonderie, les mêmes dons qui lui avaient valu tant d'emprise sur les professions dont ses fonctions administratives l'avaient déjà fait momentanément le tuteur.

Il entra à la Direction de la Société Générale de Fonderie le Ier Avril 1938 : un an et demi plus tard la guerre éclatait.

La guerre et l'occupation

PIERRE RICARD était mobilisé le 10 Novembre 1939, comme Lieutenant d'Artillerie, Service de l'Armement. Au Ministère constitué autour de Raoul DAUTRY, il devait bientôt faire partie, comme Chargé de Mission, du Cabinet technique du Ministre, que dirigeait Jean BICHELONNE. En Février 1940, quand fut organisée sous Roger NATHAN la Direction des Ressources Economiques, il fut chargé de la Sidérurgie, cependant qu'un autre Ingénieur des Mines, son ancien, Henri LAFOND, l'était des Métaux autres que le Fer. Les tragiques événements de l'été firent refluer sur le Mont-Doré cette Direction, dont les différents éléments s'égaillèrent, sur ordre, vers le sud. Pierre RICARD se déclara volontaire pour rester sur place et faire face aux exigences de l'envahisseur.

Pendant les mois qu'il passa au Ministère de l'Armement, alors qu'au rythme souvent harassant qui était celui de la Maison, il s'affrontait, dans un secteur capital, aux innombrables problèmes de l'économie de guerre, et se trouvait ainsi pour la première fois en prise directe avec l'industrie sidérurgique, les heures qu'il aurait pu donner au repos étaient consacrées à la Société Générale de Fonderie, dont il ne cessait d'être et de se sentir responsable.

C'est la Fonderie qui allait « le récupérer » lorsqu'il fut démobilisé, Capitaine depuis le 25 Mars, le 6 Août 1940.

Il était appelé, par Décret du 9 Novembre, au Comité d'Organisation des Industries de la Fonderie, comme Vice-Président Délégué Général, sous la présidence de M. Maurice OLLIVIER, qui présidait depuis 1933 le Syndicat Général des Fondeurs de France.

Ainsi s'ouvre pour lui une longue étape dans l'Organisation professionnelle de la Fonderie, dont il ne parla jamais, lorsqu'il en eut quitté la Direction effective, sans une sorte de nostalgie, se faisant une coquetterie de garder jusqu'à la fin ses couleurs comme Président d'Honneur du Syndicat Général des Fondeurs de France et du Centre Technique de la Fonderie.

Lorsque se constitua ce Comité d'Organisation la tâche majeure était, dans l'immédiat, d'assurer du travail aux fondeurs, en leur procurant des commandes, et, tâche indissolublement liée à la première, en sauvant les outils ou le matériel menacés par l'occupant. Il eut l'idée d'une « Caisse d'Aide Professionnelle » fonctionnant au bénéfice des Industriels dont l'activité s'était trouvée suspendue « du fait des arrêtés de fermeture ». Il obtint que fût passé, pour la Fonderie, le premier des « contrats Bourkaïb », dont il fut l'initiateur. En fait, grâce à ces efforts les dégâts de cette période tragique furent aussi réduits qu'il était possible de le faire. Aussi bien, lorsque les Comités d'Organisation durent céder la place, le Vice-Président Délégué du Comité d'Organisation fut-il appelé, avec le même titre, auprès du même Président, au Syndicat Général des Fondeurs de France. C'est en cette qualité que, dès lors, il allait marquer d'initiatives nouvelles et destinées à servir d'exemples ou de prototypes dans l'industrie française d'après-guerre, la reprise et l'essor nouveau de la profession dont il continuait, par ailleurs, à diriger l'une des plus grandes entreprises.

L'organisation de la Fonderie

LE MOT de « Profession » n'était pas pour lui qu'un vain mot. On peut croire qu'il avait depuis longtemps détecté les courants, sondé le fort et le faible, discerné les conditions de vie de celle à laquelle il appartenait depuis qu'il avait quitté le service public. S'il s'attachait à remplir au mieux les missions imposées du fait de l'occupation, de la guerre ou de la pénurie, à l'organisme professionnel dont il était le Vice-Président Délégué, il voyait plus loin et cherchait à gréer au mieux un bâtiment qui devait reprendre sa course dans une économie de paix. L'essentiel était pour lui qu'on travaillât le mieux possible et fût le plus apte à saisir toutes les occasions. C'est pourquoi, sans doute, l'une des oeuvres dont il était le plus fier fut le Centre Technique de la Fonderie, esquissé dès avant la Libération et qui prit forme en Octobre 1945, pour l'appeler, dès le mois de Novembre, à sa Présidence. De cet organisme exemplaire, dont il eut la préoccupation de décentraliser les services pour que dans les principales régions où se trouvaient des fondeurs ils eussent sur place conseils et appuis - dont il était fier que le siège fût dans un site illustré par toutes les grâces du XVIIIe siècle et qu'il contribua ainsi à sauver - il fit une institution que devaient admirer les spécialistes américains. Il entendait en faire le pilier central de cette profession. Il y goûtait le rare plaisir d'amener à des conceptions communes les éléments de toute origine qu'il avait tenu à y associer et il se faisait fort d'y poursuivre avec les administrations, dont il aimait accueillir les représentants, une coopération sans passes à vide. La Fonderie lui dut d'avoir sous la direction d'un Ingénieur éminent, LETHOMAS, le centre qui servit, en quelque sorte, au législateur de mètre-étalon lorsque, dans la paix revenue, fut élaboré le statut des Centres Techniques.

Ce fut aussi, toujours à son instigation, la Fonderie qui ouvrit la voie aux expériences les plus complètes en matière de productivité, après les missions envoyées aux Etats-Unis en 1949-1950, par la mise en route du programme élaboré au début de 1951, par l'un de ses plus anciens collaborateurs, Roger CHRISTA, et inauguré en Juillet de la même année par une véritable session de formation des chefs d'Entreprise.

Il suffisait ainsi de jeter les yeux sur ce que réalisait la Profession qui, lorsqu'il la quitterait, allait l'appeler à sa Présidence d'Honneur, pour se rendre compte qu'en l'esprit de Pierre RICARD l'organisation professionnelle était essentiellement tournée vers l'expansion dans le progrès, et constituait en définitive le tremplin sur lequel pouvaient prendre élan toutes les initiatives d'entreprises, sans que rien limitât leur liberté, que l'observance du minimum de discipline indispensable pour que l'organisation professionnelle vécût et continuât à servir.

C'est d'ailleurs dès la Libération qu'il eut l'occasion d'exprimer, dans un rapport établi pour la Chambre de Commerce Internationale, ses vues sur ce que devait être l'organisation des Professions. L'entreprise privée qui, disait-il, « ouvre l'école sans vacances où se forment à l'usage journalier l'audace et la prudence) l'imagination et la réflexion, la décision et le commandement, doit démontrer qu'en mettant de l'ordre chez elle, elle ne met pas le désordre à côté ». Il considérait que, productrice de richesses de par sa vocation propre, elle devait être aussi faiseuse d'ordre. « Groupée dans sa Profession aux mains de laquelle elle a abandonné une part non négligeable de son indépendance individuelle, elle se tient pour responsable dans son domaine de la satisfaction des besoins de la consommation en quantité suffisante, en qualité améliorée, à prix raisonnables. A ce titre, elle se sent investie d'une certaine part de service public. » Ainsi unissent leurs voix, dans ce Rapport qu'ils firent en commun, le territoire français à peine libéré, Pierre RICARD et l'un des grands pionniers de l'organisation professionnelle en France, Henri de PEYERIMHOFF, pour affirmer avec la même force les bienfaits d'une liberté que l'Etat devait rapprendre à respecter et la possibilité de tirer de cette liberté même, dans la coopération et la discipline librement consentie des entreprises, les fondements d'un ordre aimanté par un effort commun d'expansion.

L'action professionnelle générale

SES VUES étaient, certes, le résultat de l'expérience qu'il avait vécue au sein de sa profession. Mais c'est bien au delà des limites de cette profession que s'était déjà étendue son action, et c'est l'ensemble des secteurs industriels qui se trouvait déjà en état d'en apprécier les effets.

Depuis plusieurs années, il était, en effet, le centre d'une réunion des représentants des grandes branches industrielles qui, sous le nom de « Commission d'aide aux entreprises », plus communément dénommée « Commission RICARD », s'attachait à surmonter les plus redoutables difficultés d'une période où tout ce qui permet aux entreprises de vivre se trouvait compromis. Il fallait trouver, à force d'ingéniosité, le moyen de maintenir sur place, dans un travail dont la réalité ne pût être contestée par l'occupant et qui, cependant, ne fût orienté que par des nécessités françaises, un personnel qui risquait de n'avoir plus tâche, ni pain. Il fallait, dans les régions qui étaient progressivement libérées, assurer aux entreprises les moyens matériels d'une reprise d'autant plus rapide que le pays restait en guerre et que tout manquait. C'est, en bref, tous les problèmes d'une remise en marche difficile, dans une Économie profondément atteinte ou débilitée, que devait successivement aborder cette commission. Et il était naturel que cette action aboutît à rétablir, sur de nouvelles bases, l'organisme central de l'Industrie et même du Patronat Français.

La Commission de Représentation Patronale formée à la fin d'Août 1944, sous la Présidence de M. Pierre FOURNIER, créait, en Octobre 1945, un Comité de liaison et d'entente dont Pierre RICARD fut le Rapporteur. Il se multiplia pour rétablir les liens distendus ou rompus par les événements entre les professions industrielles et commerciales de notre pays et, finalement, dans une séance tenue le 2i Décembre 1945, emporta l'adhésion de tous à la création de ce qui devait être le Conseil National du Patronat Français, présentant en même temps à l'Assemblée l'homme aux « qualités d'esprit et de coeur hors de pair, au sens aigu de l'intérêt général», qui devait être le Président du C.N.P.F., Georges VlLLlERS. Au C.N.P.F., dont il fut aussitôt lui-même le premier Vice-Président, Pierre RICARD s'attacha d'abord essentiellement à la Commission Économique Générale que devait reprendre de lui, à la fin de 1947, Emmanuel MAYOLLE ; et c'est fort des dix Commissions spécialisées qui la constituaient, dont les 187 membres venaient de tous les points de l'horizon économique, que le C.N.P.F. put, avec autorité, porter parole dans toutes les réunions et auprès de tous les Gouvernements où s'élaborait la doctrine économique de l'après-guerre. Que ce fût au Conseil Supérieur du Plan où, le 27 Novembre 1946, il apportait, avec l'adhésion d'ensemble du Patronat Français, l'avertissement solennel que seule la restauration de l'esprit d'entreprise « actuellement paralysé par la prolifération d'une réglementation devenue si touffue et si contradictoire qu'elle a fini par décourager jusqu'aux fonctionnaires chargés de l'appliquer» permettrait le redressement de l'Economie française - que ce fût au Conseil Economique où, en tant que l'un des représentants des Chefs d'entreprise, il allait jouer un rôle éminent - sa parole devait être partout entendue parce qu'elle alliait toujours à l'élan la clarté et, à l'exaltation de l'effort créateur, le rappel de toutes les cohésions nécessaires.

Il avait été désigné comme membre du Conseil Economique, Assemblée constitutionnelle, dès la création de celle-ci, en Mars 1947, à la fois par le Conseil National du Patronat Français et l'Assemblée des Présidents de Chambres de Commerce. Il ne devait cesser d'en faire partie, que le jour où, Président de la Chambre Syndicale de la Sidérurgie Française, il considérerait les obligations de ce mandat, dont il n'eût pas admis de ne pas assumer toutes les charges, comme pratiquement incompatibles avec celui qu'il devait exercer au Comité Consultatif de la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier. Il fut Vice-Président du Conseil Economique en 1947-1948, Président du Groupe des Chefs d'Entreprise dans cette Assemblée en 1948, mais de toutes les charges qu'il y assuma, celle à laquelle il s'attacha le plus fut, si paradoxal que cela paraisse, la Commission du Règlement. C'est que pour lui cette commission était le lieu où devaient s'élaborer et se perfectionner les méthodes de travail du Conseil. En se consacrant à cette commission, dont il était le Président, il avait le sentiment de porter ses efforts au point précis dont dépendait l'efficacité de la première assemblée économique que reconnût la Constitution française. Il n'eût pas été, en effet, celui qu'il était s'il n'avait pas considéré qu'au siècle où nous sommes, ni l'Etat, ni les Gouvernements qui lui donnent son orientation ne peuvent accomplir leur mission, s'ils ne sont pas pleinement informés des problèmes économiques, et en liaison constante avec toutes les forces économiques de la Nation.

Passage au Plan International

CEPENDANT, la vie revenait dans le monde des échanges internationaux frappé de paralysie par la guerre. Les relations avec l'extérieur prenaient une place grandissante dans la préoccupation des dirigeants de l'Economie française, et lentement se dessinait à l'horizon la double possibilité d'une libération générale des échanges et d'une Union Européenne, liant dans un effort commun, les vieilles, mais vivaces nations de l'Occident européen. La place du Président de la Commission Economique du Patronat Français était marquée d'avance partout où pouvaient se nouer des liens internationaux.

C'est à ce titre qu'il fut spécialement appelé à examiner les problèmes posés par la tentative d'Union douanière Franco-Italienne. Il fit, jusqu'au bout, partie de la Commission Mixte désignée par les deux gouvernements pour préciser les conditions d'une coopération croissante entre les deux économies. C'est à ce titre, et aussi parce que son mouvement naturel le portait vers ces grands débats où pouvait prendre forme l'avenir, qu'il tint à intervenir dans les Congrès du Mouvement Européen et notamment au Congrès de Westminster où il fut l'une des voix les plus écoutées.

Il eut, à ce Congrès, la grande satisfaction de voir adopter, par des hommes venus de tous les points de l'horizon politique ou social, la conception qui lui était chère, d'une organisation économique de l'Europe fondée sur la coopération de toutes les organisations professionnelles, sous le contrôle des pouvoirs publics.

Mais ce n'était pas seulement en des motions de congrès que s'affirmait cette conception de l'Europe. Elle prenait corps autour du Conseil National du Patronat Français et de son Président, Georges VlLLIERS, par la création, en 1948, d'un Conseil des Fédérations Industrielles d'Europe, unissant les « centrales patronales » des pays de l'O.E.C.E. De plus en plus convaincu de l'importance des relations internationales pour l'Économie Française, Pierre RICARD lui-même devait quitter la présidence de la Commission économique générale du Patronat Français en la laissant aux mains expertes d'Emmanuel MAYOLLE, pour assurer la Présidence d'une Commission générale des Relations Économiques Internationales où seraient abordés tous les problèmes d'échanges et de coopération qui débordaient les frontières. Qu'il s'agît de mettre en forme, entre la France et l'Italie, des accords de spécialisation dont son expérience industrielle lui avait appris la fécondité, d'établir avec l'Allemagne Occidentale le premier Comité de liaison économique ou de reprendre contact avec l'industrie espagnole, Pierre RICARD fut encore et toujours sur la brèche. Il était déjà une personnalité européenne avant que n'apparût la première réalisation supranationale dans le cadre européen.

Le Plan Schuman

A DÉCLARATION du Gouvernement français en date du 9 Mai 1950, dont devait sortir le Plan SCHUMAN, donna aux tentatives de rapprochement européen un tour nouveau. A ce qui, jusqu'alors, était pour beaucoup l'objet d'une aspiration vague, à ce que d'autres poussaient sur de patients cheminements, cette Déclaration donnait des contours nets, une impulsion nouvelle, cristallisant en Institutions ce qui eût pu être l'objet d'accords mouvants et souples, soulevant les craintes ou l'opposition de ceux qui désiraient le plus sincèrement la création d'une Union des Pays d'Europe mais ne la concevaient pas sans la Grande-Bretagne, échauffant chez les uns la ferveur jusqu'au fanatisme, poussant chez d'autres au paroxysme l'opposition à toute formule de coopération occidentale.

Que l'organisation européenne débutât sur le terrain économique, que sur ce terrain elle concernât d'abord les Industries de base, charbon et acier, cela n'avait rien qui dût surprendre Pierre RICARD, mais il devait naturellement s'attendre à ce que d'autres que lui pensassent que, comme il le disait dans une allocution prononcée le 12 Mai 1950, l'on ne pouvait « réaliser aucune union douanière et a fortiori réaliser l'Europe, si ce n'est dans le cadre d'accords à conclure entre les professions des différents pays européens ». La suite des négociations devait lui montrer qu'à l'inverse, le schéma institutionnel que la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier devait établir sur le plan supra-national s'accompagnait de lois fondamentales dont la plus nette était l'interdiction des Ententes au sens large du mot. Il ne devait cesser de dénoncer, comme un parti pris injustifié et comme une redoutable cause de faiblesse pour la construction européenne, ce que les rédacteurs du Traité instituant la Communauté considéraient comme l'une de ses pierres angulaires.

Que ces dispositions fussent inspirées par certaines doctrines américaines n'était pas pour l'impressionner. Au moment où le Traité du Plan SCHUMAN était présenté à l'Assemblée Nationale, il prenait la parole - et d'éblouissante façon - en Amérique, comme le premier Français d'une Délégation des Industries européennes présidée par Georges VILLIERS, pour expliquer à un vaste public d'hommes d'affaires, qu'en nos pays d'Europe, l'entente industrielle était, pour la stabilité sociale et le progrès économique une nécessité, car elle permettait d'obtenir, en respectant l'individualité des entreprises, les résultats majeurs dont la poursuite appelle et l'obtention justifie les grandes concentrations américaines. Il eut toujours peine à comprendre que l'on pût considérer comme une marque de déférence envers les principes de la Grande République Atlantique, ou comme la conclusion correctement tirée d'une analyse de son prestigieux développement économique, d'interdire aux entreprises de se lier par des Ententes au sens large du mot, dans une Communauté, dont la production totale d'acier n'égalait pas celle de la plus importante des Sociétés américaines.

Il concevait difficilement aussi que l'Europe pût se faire par un texte juridique soigneusement purgé de toute référence à des réalités concrètes, et qui ne permettait l'approche des problèmes les plus essentiels à la coopération des économies française et allemande par exemple, que par des enchaînements successifs de propositions générales en forme de théorèmes... Combien de fois ne donna-t-il pas l'impression de ressentir une espèce d'impatience physique devant ces modes de raisonnement et comme une démangeaison de saisir à bras-le-corps, en les appelant par leurs noms, les problèmes qu'il eût voulu voir évoquer et régler en termes précis dans le Pacte fondamental : tracés de canaux ou de voies ferrées, échelles de tarifs, équilibres à rechercher dans la production ou les investissements, initiatives à prendre en commun, combats à mener sous les mêmes couleurs, toutes choses qui lui paraissaient être pour la Communauté comme les conditions ou les tests de la réussite. Aussi fut-ce, par la suite, avec un allant où semblaient se libérer des forces trop longtemps comprimées, qu'il s'attacha à celles de ces questions qui, en marge du fonctionnement administratif de la Communauté, pouvaient lui donner une prise directe sur le réel - lorsqu'il mit la dernière main et tout le poids de son autorité, aux ultimes combinaisons qui après des négociations difficiles devaient permettre à la Sidérurgie française d'accroître sa sécurité d'approvisionnement en combustible par l'acquisition de la Mine HARPEN dans la Ruhr, ou lorsque, dans les derniers mois de sa vie, il se fit partout, et devant tous, l'inlassable apôtre de la canalisation de la Moselle, prise comme un test de l'esprit européen et comme un trait d'union naturel entre les économies française et allemande.

Cependant, suivant sans détours la direction où elle avait été lancée, la procédure constitutionnelle se poursuivait en France, comme dans les autres pays. Paraphé le 18 Mars 1951, revêtu le 18 Avril des signatures gouvernementales, le projet de Traité était discuté dans les commissions du Conseil Economique et Pierre RICARD y soutenait de toute son autorité les conditions dont ces débats firent admettre aux membres du Conseil la nécessité d'accompagner un avis de principe favorable. Cependant, la politique l'emportant, le rapport du Conseil concluait à ratifier sans attendre que ces conditions fussent réalisées. Au vote final, le Groupe des Chefs d'Entreprise s'abstint. Devant le Parlement, les considérations politiques qui avaient déjà partiellement neutralisé les réserves d'un Conseil que la Constitution de la République voulait exclusivement économique, devaient l'emporter définitivement.

Ce ne fut pas pourtant sans que la Loi de ratification retint quelques-unes des principales considérations dont le Conseil avait nourri son avis, pour en faire une sorte de consigne au Gouvernement. Mais, d'ores et déjà, il apparaissait bien que ce qui ne dépendrait pas de ce Gouvernement seul risquait fort de rester lettre morte ou de donner lieu à des discussions interminables, une fois le Traité signé et la Communauté instituée. Des jours difficiles allaient s'ouvrir où deux grandes industries françaises devraient s'adapter à un régime nouveau, avec des partenaires qui joueraient serré, soutenus par des opinions publiques ouvertes aux préoccupations économiques, en des pays où la force de l'Industrie lourde est un sujet de fierté nationale, dans un cadre dessiné par des considérations qui étaient restées jusqu'alors assez étrangères à la politique économique française et qui comportaient que l'intérêt national s'inclinât devant le respect des règles communautaires. C'est dans ces circonstances, et après le vote de l'Assemblée Nationale que, de retour d'Amérique où il avait pu converser longuement avec Pierre RICARD, qu'il connaissait et aimait depuis longtemps, le Président de la Chambre Syndicale de la Sidérurgie Française, M. Jules AUBRUN, devait lui demander de se joindre à lui pour faire face.

La Sidérurgie française

PIERRE RICARD accepta comme un soldat monte en ligne, comme un artiste attaque une tâche à sa mesure, sans s'attarder à ce qu'il devait abandonner pour assumer la charge de ses nouvelles fonctions, sans considérer ce qu'il allait prendre comme risques à rester nuit et jour au combat. Les amitiés qu'il avait de longue date dans l'industrie sidérurgique lui rendirent certainement la décision plus aisée. Il est à croire qu'il l'eût prise de toute manière, puisqu'il s'agissait, comme il le dit en assumant au début de 1952 les fonctions de Premier Vice-Président de la Chambre Syndicale de la Sidérurgie Française, de défendre en leurs points les plus menacés, à la fois la position mondiale de l'Industrie française et celle, au sein de cette Industrie, de l'Économie libre.

Sa première tâche fut de faire préciser au Conseil de la République, en une motion sur laquelle s'accordèrent les tendances les plus diverses, sous la haute égide du Sénateur MAROGER, ce que devait être l'action du Gouvernement français pour que l'épreuve à laquelle il invitait deux Industries clefs, l'une nationalisée, l'autre restée libre, tournât à leur avantage. Certes, il n'était dans les milieux gouvernementaux qu'affirmations de bonne volonté à l'égard de ces Industries, conviction que l'épreuve ne mettait pas leur vie en danger, résolution de les soutenir pourvu qu'elles acceptassent le terrain où on les invitait à se mettre. Mais ne fallait-il pas compter avec les évolutions inévitables de la politique, l'oubli des promesses ou l'usure des hommes ? Que cela fût écrit dans une motion que le Gouvernement au pouvoir acceptât, et mis en forme telle que chacun des Gouvernements suivants dût se sentir coupable si, par exemple, l'indispensable n'était pas fait pour éviter que dans la course dont on donnait le départ les Industries françaises du charbon et de l'acier ne subissent, de par notre législation, de trop lourds handicaps sur un marché commun sans contingents ni droits de douane, c'était la seule garantie que l'on pût avoir pour l'avenir en un domaine où toute action veut du temps et où tout relâchement peut annuler des années d'efforts.

Cela dit, le Traité ratifié et la Communauté instituée, Pierre RICARD annonça, au nom de l'Industrie qui allait l'appeler à sa tête en le désignant dès 1953 comme son Président sur la proposition de M. Jules AUBRUN, « qu'il observerait loyalement, sans complexe d'infériorité et avec la ferme résolution d'aller de l'avant, les règles d'un jeu qu'il n'avait pas fait ».

Son action allait désormais se dérouler sur deux plans, son combat se livrer sur deux fronts : à Luxembourg où s'était fixée la Haute Autorité de la Communauté, notamment au sein du Comité Consultatif créé par le Traité, et dont il devait faire partie dès sa création ; à Paris, auprès de Gouvernements auxquels il avait à représenter sans cesse les exigences de la compétition dans laquelle on avait engagé la Sidérurgie française.

Sans se lasser, il rappelait à Paris, où l'on discutait longuement des modalités d'une libération des échanges qui laissait subsister des droits de douane et tolérait des taxes de transfert, que l'industrie sidérurgique était « surlibérée » et que, sans protection d'aucune sorte elle faisait figure d'un corps de bataille lancé en plaine découverte à la rencontre de l'adversaire. Il demandait à ceux qui l'observaient du haut de leurs tours de ne pas se contenter de l'encourager par leurs cris. Il eut le privilège mérité d'être écouté et soutenu par des Ministres hautement conscients de l'intérêt général et dont ce fut une bonne fortune pour l'Industrie française, que le premier d'entre eux, Jean-Marie LOUVEL, restât quelque cinq ans au Ministère de l'Industrie qu'il fit reconnaître comme le porte-parole normal du Gouvernement français auprès des Institutions de la Communauté.

A Luxembourg, sa large et claire intelligence séduisait ses Collègues du Comité Consultatif et s'imposait en de multiples débats. Le Président de ce Comité, son ami Pierre van der REST, devait saluer après sa disparition subite « l'intelligence et la clarté de ses exposés », mais aussi « sa haute probité intellectuelle, son affabilité et sa bonté naturelle ». Il savait montrer, jusqu'au scrupule, le souci constant de maintenir dans une atmosphère d'amicale courtoisie les relations avec des collègues qui représentaient des Industries concurrentes et auprès desquels il voulait être l'excitateur toujours « en charge » des actions communes, comme celui de ne jamais risquer de méconnaître, donnant au besoin à la bonne foi le bénéfice du doute, les intentions de ceux avec lesquels il devait discuter pour défendre les intérêts de la Sidérurgie française.

Cependant, sa préoccupation principale était peut-être d'éveiller sur la terre de France l'intérêt trop souvent somnolent que l'on y porte aux grandes questions économiques, de secouer l'apathie d'une certaine opinion, de vaincre les préjugés d'éléments trop méfiants à l'égard des chefs d'entreprise pour ne pas leur disputer ce dont ces chefs avaient besoin dans leur tâche. Sa voix s'entendait de plus en plus loin. A deux reprises, ses conférences de presse portèrent au delà des frontières. La première, lorsque l'animateur du Plan SCHUMAN, M. Jean MONNET, ayant annoncé qu'il ne solliciterait pas le renouvellement de son mandat de Président de la Haute Autorité,

Pierre RICARD, en saluant l'homme d'une idée, fit ressortir que les qualités qu'on attendait du gestionnaire n'étaient pas celles de l'inventeur. La seconde fois - et ce fut sa dernière apparition devant un large public - lorsque, au mois de Mars 1956, il déclarait que si les négociations entreprises entre les Gouvernements français et allemand à propos de la Sarre et de la Moselle devaient échouer ou n'aboutissaient pas à un règlement acceptable, il était personnellement convaincu que la France devrait se retirer de la Communauté du Charbon et de l'Acier. Graves paroles aux termes soigneusement mesurés pour n'engager personne d'autre que celui qui les prononçait, et où tous ceux qui le connurent eussent dû voir la lourde tristesse d'un homme devant qui reculent des perspectives de coopération qu'il considère comme éminemment précieuses, aussi bien que le ressaut d'une volonté qui n'entendait pas abdiquer.

Il n'abdiquait pas en effet. Devant la tourmente qui s'abattait successivement sur les grandes oeuvres françaises en Asie et en Afrique, devant la montée, au zénith de l'Europe, de l'Industrie allemande et spécialement de sa Sidérurgie, devant les occasions perdues, les flottements et les démentis, il ne cessait pas de faire front.

Gros de sourdes colères qui fusaient parfois dans l'intimité, exaspéré peut-être mais toujours confiant, toujours maître d'énergie et toujours appelant pour une action que les circonstances rendaient de plus en plus difficile, les entreprises à l'entente, et les Français à l'union.

Sur lui, pourtant, des ombres passaient. Il avait pris la charge de la Sidérurgie française au moment où sa santé exigeait une intervention depuis trop longtemps remise. Cette intervention faite, il en ressurgit plein d'allant. Mais il était devenu fragile. Cependant, dans les plages de pleine vigueur dont il était encore favorisé, on le trouvait aussi actif que jamais, capable, comme il le disait, de travailler 14 heures par jour et doué d'une faculté inépuisable de lecture. Lorsqu'il revenait de discussions passionnées et que le téléphone faisait trêve, il se sentait réconforté par l'invisible présence des auteurs et des sages dont les oeuvres tapissaient sa maison. BERGSON parlant de la liberté « qui est la grande source d'énergie à condition toutefois que les volontés individuelles se règlent méthodiquement sur une fin commune » se portait caution de ses conceptions sur l'Organisation Professionnelle. MONTAIGNE mettait à son service sa vaste connaissance des hommes. D'innombrables vers des plus grands poètes s'éveillaient en sa mémoire comme le bruissement multiplié des vagues... Mais il s'attaquait aussi bien à quelque problème de mathématiques supérieures ou reprenait la lecture de ces oeuvres complètes d'Henri POINCARÉ dont, à juste titre, il s'enorgueillissait d'avoir contribué, par ses appels à l'Industrie française, à faire achever la publication.

A moins qu'il n'affûtât quelque contrepèterie...

Les honneurs étaient venus et, ce qui lui était plus précieux encore, il se sentait enveloppé de la considération de tous. Officier de la Légion d'Honneur du 10 Juillet 1947, il était promu Commandeur le 12 Janvier 1954. Il eut, peu de temps avant sa mort, la joie insigne de se voir décerner le même grade dans l'Ordre de Léopold. Si, comme le fit M. André MORICE, à l'occasion de son décès, les Ministres français reconnaissaient hautement que leurs relations avec lui s'étaient « placées sur le plan élevé de l'intérêt général », un pays ami témoignait que, de cet intérêt général, il avait une conception qui dépassait les frontières.

Il avait assumé toutes les lourdes obligations des chefs de familles nombreuses. Mais, auprès de lui, la compagne admirable qui le secondait dans toutes ses tâches s'efforçait de lui ménager quelques havres de paix. Deux têtes rieuses d'enfants lui apportaient l'offrande d'une nouvelle jeunesse.

Toujours actif et toujours en armes, il se détendait cependant. Il aimait à parler de sa « débonnaireté ». Il n'avait jamais marqué avec plus d'attention son respect des hommes dont il aimait à saluer la longue expérience. Il n'avait jamais été plus ouvert à toutes les initiatives qui montraient du coeur ou du style. Et sans doute n'avait-il jamais eu autour de lui plus d'amitiés vraies.

Sa perte a frappé au vif ceux qui l'aimaient. Elle a atteint tout ce pour quoi il combattait. Mais ce qu'il eût sans doute craint davantage que la mort, le lent reflux des forces vitales, lui a été épargné. Il est tombé en pleine possession de son intelligence et de sa volonté, dans l'intervalle entre deux batailles, sans avoir connu défaite ni déclin.

Une anecdote sur Pierre Ricard, par Henri Malcor :

Le groupe Schneider avait gardé l'aura de son passé et Charles Schneider était plein de prétention. Je vais vous réconter un épisode qui est très révélateur. C'était du temps où Ricard était président de la Chambre syndicale. Mais il faut d'abord que je parle de Ricard. Il contredit quelque peu ma théorie [que les présidents des chambres syndicales doivent être des propriétaires d'entreprises et non pas des patrons salariés], car il a été un excellent président de la Chambre syndicale. Les théories ne doivent pas être généralisées à cent pour cent. Ricard était un homme comme on en fait peu en un siècle. D'une autorité, d'une aisance, il était extraordinairement séduisant et persuasif. Il fut un président très efficace, très constructif, d'une autorité reconnue par tout le monde. Il a commencé son discours inaugural, quand il a pris la présidence, en disant : "Messieurs, vous venez d'élire un président qui vous coûtera cher". Effectivement, la rue de Madrid s'était empoussiérée, vivait à l'économie. Moi-même, j'ai toujours été assez pingre sur les dépenses de prestige et de relations publiques. La politique de Ricard péchait dans l'autre sens. Mais il faut reconnaître qu'il fallait dépoussiérer la rue de Madrid. Il l'a fait. Il avait vraiment une autorité personnelle immense. Il est malheureusement mort très tôt.

Je ne sais plus à quelle réunion du conseil de la Chambre syndicale, Ricard a été amené à parler de l'exécution d'une décision qui avait été prise par celle-ci. M. Charles Schneider, qui ne venait d'ailleurs pas très souvent aux réunions de la rue de Madrid, dit : "Cette décision n'a aucune valeur car la maison Schneider n'est engagée que par son gérant (c'est-à-dire lui) et je n'admets pas qu'un simple employé de la Chambre syndicale ait appliqué cette décision sans me demander mon accord personnel". L'employé de la Chambre syndicale en question, c'était Ricard, le président. Ricard, que ce genre de situation ne démontait pas, répondit tranquillement : "Si je dois bien comprendre, vous n'avez plus confiance en moi ; dans ces conditions, il n'y a pas de problème, je donne ma démission". Le débat s'est arrêté net. Les assistants, qui étaient une cinquantaine car les cadres de la Chambre syndicale assistaient au conseil comme les administrateurs, étaient stupéfaits. Je ne sais pas comment Aubrun s'est arrangé pour redresser les choses, mais Ricard a gardé sa place et Charles Schneider n'est plus venu au conseil. Il croyait être du même gabarit que son père ou son grand-père, qu'il pouvait faire la pluie et le beau temps à la Chambre syndicale. Ce fut à ma connaissance, la dernière manifestation d'autorité de Charles Schneider et elle n'a abouti à rien. Mais il est certain que la maison Schneider avait néanmoins plus d'autorité, était plus considérée rue de Madrid, que CAFL, et c'était normal, vu sa taille.