Paul LEMOINE (1878-1940)


Paul Lemoine
Publié dans Bull. SGF (5), XI, 1941

Né le 28 mars 1878 à Paris.
Fils de Georges LEMOINE (1841-1922), célèbre chimiste.
Marié en 1907. Père d'un fils né en 1908, une fille née en 1912, un fils né en 1914.

Paul Lemoine fut employé à l'Ecole des mines de Paris du 8 février 1911 au 19 décembre 1920. Il fut d'abord Préparateur à la collection de géologie appliquée, puis, à compter de décembre 1912, Chef de travaux de géologie appliquée. A partir de novembre 1919, il est en congé, chargé de cours de géologie à l'Université de Toulouse. Léon Lutaud a repris en 1919 les fonctions de Chef de travaux de géologie qu'il exerçait à l'Ecole des mines.

Pendant la guerre, il fut capitaine d'Etat-Major, détaché au Service géographique.


Biographie de Paul LEMOINE
Leçon inaugurale du Cours de Géologie du Professeur René ABRARD
SUCCESSEUR DE PAUL LEMOINE AU MUSÉUM D'HISTOIRE NATURELLE

Publiée dans le Bulletin du Muséum d'Histoire Naturelle », 2ème série, Tome XV, page 32, 1943, sous le titre « L'Evolution de la Chaire de Géologie du Muséum d'Histoire Naturelle »)

En 1920, Paul Lemoine fut, après la mise à la retraite de Stanislas Meunier, nommé titulaire de la Chaire de Géologie du Muséum. Né à Paris, le 28 Mars 1878, il était alors âgé de 42 ans.

C'était un enthousiaste, venu comme il l'a dit lui-même, à la Géologie par la Géologie ; il passa en effet toutes les vacances de son enfance et de son adolescence dans le Tonnerrois dont la famille de son père, le distingué chimiste Georges Lemoine, Professeur à l'Ecole Polytechnique et Membre de l'Institut, était originaire, et avant d'avoir suivi aucun cours de Sciences Naturelles, s'intéressa vivement à la Géologie de cette région ; une de ses premières notes, en collaboration avec C. Rouyer, lui est consacrée.

Licencié ès-sciences naturelles et ès-sciences physiques, élève de Munier-Chalmas, il partit pour Madagascar, et en 1902 et 1903, consacra deux campagnes à l'étude géologique du Nord de l'Ile, et notamment de la région de Diégo-Suarez. Il y recueillit de riches faunes dans le Jurassique, le Crétacé et le Néogène, et dès 1902, paraissait à Tamatave une brochure publiée par le Gouvernement général de Madagascar, dans laquelle il exposait les premiers résultats de ses recherches sur les formations géologiques des environs de Diégo-Suarez ; ce fut là sa première publication ; elle fut suivie d'une dizaine d'autres notes très documentées dans lesquelles l'auteur exposait les résultats obtenus par lui dans un pays neuf au point de vue géologique.

Toutes ces données nouvelles furent coordonnées dans un travail d'ensemble présenté en 1906 à la Sorbonne comme thèse de Doctorat. Ce mémoire très remarquable par le travail qu'il représentait, les connaissances neuves qu'il apportait, et les qualités qu'il révélait chez son auteur est intitulé « Etudes géologiques dans le Nord de Madagascar. Contribution à l'histoire géologique de l'Océan Indien » ; il fut couronné par la Société Géologique de France par l'attribution du prix Fontannes. Il apporte beaucoup de faits nouveaux et signale notamment la présence, dans cette partie de la grande île, d'après des dépôts rigoureusement datés, des étages Néocomien et Aquitanien qui n'y avaient pas encore été rencontrés.

Les matériaux recueillis par son ami, le Capitaine Colcanap, dans des régions voisines de celle où il avait travaillé, ont également été étudiés par Paul Lemoine qui, pendant et après l'impression de son mémoire, publia encore quelques notes relatives au Nord et à l'Ouest de Madagascar. Les nombreuses séries de fossiles qu'il a récoltées et qui sont conservées au laboratoire de Géologie de la Sorbonne, ont été étudiées par lui en ce qui concerne les espèces néocomiennes et les Céphalopodes jurassiques et en collaboration avec divers auteurs pour d'autres groupes : Lépidocyclines avec Robert Douvillé, Céphalopodes crétacés avec M. Boule et A. Thévenin ; une autre partie de ses récoltes a fait l'objet de mémoires de spécialistes : Echinides par J. Cottreau ; Nummulitique par Robert Douvillé : Poissons par F. Priem.

On lui doit enfin une mise au point de toutes les données acquises sur Madagascar jusqu'en 1911, dans un travail en français paru dans le « Handbuch fuer regionalen Geologie ».

Entre temps, en 1904, interrompant la rédaction en cours de ses travaux sur Madagascar, il accepta une mission du Comité du Maroc, qui venait d'être créé, dans le but de fournir au Gouvernement français des indications sur ce pays encore inexploré, et où, hormis la région côtière, aucun Européen n'avait encore pénétré. Il parcourut ainsi la région de Marrakech et de l'Atlas, fut reçu par le Caïd de Glaoui, put circuler dans sa Kasbah, jusqu'au col de Talouet, et fut probablement le premier à voir s'étendre à ses pieds et à perte de vue, tous les pays au Sud de l'Atlas.

De nombreux et importants résultats géologiques furent acquis au cours de cette mission ; présence du Jurassique à Brachiopodes et à Pélécypodes au Djebel Hadid, du Barrémien, de l'Aptien et du Cénomanien, caractérisés par des faunes d'Ammonoïdés. Il recueillit en outre des fossiles néogènes que Boistel et Depéret étudièrent. Au point de vue tectonique, il mit en évidence l'existence dans le Haut-Atlas de deux groupes de plis superposés, les uns hercyniens dirigés N.-N.-E., les autres, alpins, parallèles à la chaîne.

En 1905, Paul Lemoine fut délégué dans les fonctions de préparateur du cours de Géologie à la Faculté des Sciences de Paris, poste qu'il occupa jusqu'en 1908 ; en 1907. sur la proposition du Professeur Emile Haug, il y fut chargé de conférences de Géologie préparatoires à la licence, pendant la durée d'un congé de Louis Gentil, alors en mission au Maroc.

De 1908 à 1919, il exerça la fonction de Chef de Travaux de Géologie au Laboratoire Colonial, près le Muséum d'Histoire Naturelle, et de 1909 à 1920. il se vit confier le cours de Géologie de l'Ecole spéciale d'Architecture ; ainsi qu'il l'a fait lui-même remarquer ces leçons qui étaient au nombre de quinze par an, ne s'adressaient pas à des géologues professionnels, mais à des élèves architectes ; il y réduisit autant que possible la Géologie théorique et développa la Géologie appliquée et les données relatives aux sondages de recherches et à la lecture des cartes géologiques.

Les applications de la Géologie l'avaient d'ailleurs toujours intéressé et en 1910, il avait fait paraître son « Traité pratique de Géologie », inspiré de James Geikie, et qui eut une deuxième édition en 1922. Sa compétence dans cet ordre d'idées l'avait fait nommer en 1911 Préparateur de Géologie appliquée à l'Ecole Nationale Supérieure des Mines, puis en 1912, Chef des Travaux.

Pendant toute la période qui s'étend de l'année 1907 à la Grande Guerre, l'activité scientifique de Paul Lemoine a été intense et a porté sur les sujets les plus divers, exposés dans près de cent trente notes et mémoires.

Ayant été nommé en 1904, Collaborateur auxiliaire au Service de la Carte Géologique de la France, puis Collaborateur-adjoint en 1906, il fut amené, après son importante série de travaux sur Madagascar, à s'intéresser à la Géologie de notre pays et à exposer principalement dans le « Bulletin du Service de la Carte Géologique », les résultats de ses campagnes sur les feuilles au 80.000me de Château-Chirion et de Neufchâtel ; sur cette dernière, il porta particulièrement son attention sur le Portlandien inférieur et le Néocomien inférieur du Pays de Bray. Il reprit également ses recherches sur un certain nombre de points de la Géologie de la Bourgogne qui l'avaient intrigué, notamment sur le Calcaire à Astartes.

Son goût pour la Géologie profonde, qui devait encore s'accentuer par la suite, le conduisit à étudier les plissements souterrains du Gault dans le Bassin de Paris, puis à une étude d'ensemble des forages de cette même région.

Il ne tarda pas à être tenté par le désir de synthétiser l'ensemble de nos connaissances sur une partie de la France à laquelle il s'intéressait de plus en plus et il écrivit sa Géologie du Bassin de Paris, parue en 1911, livre très clair, devenu rapidement classique et qui renferme beaucoup de vues originales relatives à des questions spécialement approfondies par l'auteur, notamment sur les lignes tectoniques de la Champagne et le réseau de failles de la Vallée de la Loire.

Sa note sur « les tremblements de terre du Bassin de Paris, leurs relations avec les accidents tectoniques ». parue en 1912, travail très documenté, montre qu'aucun problème ne le laissait indifférent ; il y avait d'ailleurs été préparé par des recherches antérieures sur les tremblements de terre de Provence. C'est au cours de cette même année, que vit le jour une étude relative à la Géologie du Fond des Mers, où il mit au point ce que l'on savait à ce sujet, concernant la Manche et l'Océan Atlantique ; on peut le considérer comme un précurseur dans cette voie, qui devait par la suite se montrer féconde.

Ainsi, s'affirmait déjà l'intention de délaisser en partie les chemins battus pour s'aventurer dans une Géologie pratiquement neuve, tendance qu'il définit plus tard d'une manière parfaitement nette en disant que, depuis longtemps il avait « été frappé du fait que les recherches habituelles sur le terrain auxquelles doivent s'adonner tous les géologues, ne peuvent porter que sur des régions assez restreintes ». Il s'ensuit que les généralisations qu'on en tire ne sont pas assises sur un assez grand nombre de faits, et que l'extrapolation joue un trop grand rôle dans les théories géologiques. Les méthodes qui lui paraissaient susceptibles d'y remédier étaient :

1) puisqu'une partie des affleurements est cachée par la mer, de faire une géologie sous-marine,

2) de faire une géologie profonde en utilisant tous les résultats, restés souvent inédits, des forages, ce qui permettrait de connaître l'allure des couches qui ne viennent pas à l'affleurement.

Ces recherches de géologie souterraine lui ont permis de donner en 1916, d'après l'interprétation des résultats de sondages, l'exemple d'une inversion de relief, de la superposition d'un anticlinal à un synclinal dans le weald anglais.

Paul Lemoine s'est encore, au cours de la période que nous passons en revue, intéressé à une foule de questions très variées, que je ne puis malheureusement, faute de temps, évoquer devant vous. Il faut cependant signaler un certain nombre d'études relatives aux Colonies et à diverses régions soumises à l'influence française : plusieurs notes concernant la Géologie de l'Afrique Occidentale française ; des documents rapportés par des voyageurs, lui permirent de s'en faire une idée d'ensemble et de synthétiser, dans le Handbuch der regionalen Geologie, l'état de nos connaissances sur la géologie de ce pays.

Il faut aussi mentionner des notes relatives à la Nouvelle-Calédonie, aux îles Canaries, et à la Chine du Sud, d'après les matériaux très importants rapportés de cette dernière par le Docteur Legendre. Le problème de la latéritisation a également été étudié en collaboration avec J. Chautard.

Ces travaux, s'étendant à une importante partie de notre globe, amenèrent E. de Margerie, à lui demander de collaborer à la traduction française de l'œuvre de Suess « La Face de la Terre », pour les chapitres traitant des Altaïdes africaines, des Cassures africaines, des Montagnes du Cap, des Océanides.

Je m'en voudrais enfin, de ne pas vous signaler que, ne dédaignant pas « a priori » les divagations les plus absurdes, il fut un des premiers géologues à rechercher ce qu'il pouvait y avoir de réel derrière la baguette divinatoire : il pensa qu'il y avait là une manifestation d'un phénomène mal connu, mais que l'utilisation de l'homme comme réactif était trop sujette à caution pour pouvoir être acceptée. Ceci se passait en 1913, en tant que membre d'une sous-commission du Ministère de l'Agriculture chargée d'étudier ces questions. L'année suivante, le Professeur Schlumberger de l'Ecole des Mines, que cette note avait intéressé, reprit le problème par des méthodes de prospection électrique qui ont pris un développement important.

Lorsque la Grande Guerre éclata, Paul Lemoine était affecté au Service Géographique de l'Armée, comme Lieutenant d'Infanterie territoriale du Service d'Etat-Major. Il eut certainement préféré faire partie d'une unité combattante, mais malgré ses demandes dans ce sens, il fut maintenu dans son affectation.

Après avoir participé à la reconstitution des stocks de Cartes d'Etat Major et organisé le Service du matériel topographique, il fut envoyé à la Brigade Géodésique de la VIIme Armée en Alsace, où comme Lieutenant, puis comme Capitaine, adjoint à l'ingénieur hydrographe Cathenod, il contribua à établir le « Canevas d'ensemble », de cette partie du front, c'est-à-dire à fournir à l'artillerie les coordonnées rigoureuses de plusieurs milliers de points. [Henri Pierre Jean Cathenod (1886-1957 ; X 1905) fut ingénieur hydrographe, et fit partie de la Mission hydrographique d'Algérie qui fit un levé des côtes algériennes de 1921 à 1932]
En 1918, au moment de l'offensive allemande sur la Somme et sur Paris, il fut envoyé à la Xme Armée et effectua des travaux du même genre, en premier lieu sur le front de la Somme, puis sur celui de Villers-Cotterets et de Soissons.

Lorsqu'un peu avant l'Armistice, il fut décidé d'affecter un Officier topographe au Corps expéditionnaire de Palestine et de Syrie, d'abord en vue d'opérations militaires, puis dans le but d'y organiser un service Géographique, Paul Lemoine fut choisi et il fut ainsi amené à résider à Beyrouth jusqu'en Avril 1919, en qualité de Chef du Bureau Topographique ; il y a effectué lui-même une triangulation rapide et commencé à instruire des opérateurs indigènes.

Pendant les hostilités, en 1916, Paul Lemoine en collaboration avec plusieurs géologues, Cottreau, Groth, Jodot, Lecointre, créa la Société de Documentation Paléontologique qui devint plus tard le Syndicat de Documentation Géologique et Paléontologique. Son but était de dépouiller tous les ouvrages et tous les périodiques, de mettre sur fiches avec les références bibliographiques, les figures et dans la mesure du possible, les descriptions, de classer le tout méthodiquement par grands groupes zoologiques dans chaque période, de manière à faciliter la détermination souvent si ardue des fossiles. Cette conception, tout à fait intéressante, devait nécessiter un travail titanesque, puisque dans l'idée de ses promoteurs, il s'agissait d'établir plusieurs millions de fiches. Par leurs propres moyens, ils purent faire confectionner 100.000 fiches, et après l'attribution par l'Académie des Sciences du legs Loutreuil, ce chiffre fut porté à 200.000.

Le grand intérêt de cette entreprise n'a pas été aussi bien compris qu'il le méritait, et actuellement elle est en sommeil ; la confection des fiches demande en effet un personnel possédant au moins une teinture de Géologie et de Paléontologie, que le manque de crédits n'a pas permis de maintenir en place ou de recruter. Mais, tel qu'il se présente, le S.D.G.P., dont le siège est au Laboratoire de Géologie du Muséum, constitue un instrument de travail extrêmement précieux, et il faut souhaiter que cet organisme auquel l'Union Paléontologique Internationale s'est à diverses reprises intéressée, reçoive un jour des dotations suffisantes pour qu'il puisse reprendre son activité.

En 1919 et en 1920, Paul Lemoine fut, pendant la durée d'un congé du Professeur Charles Jacob, en mission comme Directeur du Service de la Carte Géologique de l'Indochine, chargé du Cours de Géologie à la Faculté des Sciences de l'Université de Toulouse, où il devait rester jusqu'à sa nomination au Muséum.

Lorsqu'il prit possession de la chaire de Géologie du Muséum National d'Histoire Naturelle, Paul Lemoine se trouva en présence d'une tâche difficile et de longue haleine ; il s'agissait, d'abord, au point de vue de l'orientation de la chaire, de la ramener vers la Géologie proprement dite, et en premier lieu vers la Géologie stratigraphique, dont elle s'était singulièrement écartée ; ensuite de mettre de l'ordre dans les collections dont l'ordonnance laissait beaucoup à désirer.

La première partie de ce programme était celle qui pouvait être le plus rapidement réalisée. L'œuvre de Paul Lemoine était une garantie du retour du Laboratoire à une saine Géologie, où il ne serait pas perdu trop de temps à des à-côtés, et lorsque nous les analyserons, nous verrons que ses travaux et ceux des collaborateurs dont il s'entoura, font honneur à la Géologie proprement dite et notamment à la Stratigraphie.

Le rangement et le classement des collections s'avéraient comme beaucoup plus ardus et comme devant prendre beaucoup de temps. Il est incontestable que le nombre des échantillons avait été très fortement accru au cours des trente dernières années et Paul Lemoine a donné le chiffre de 700.000 comme voisin de la réalité. Mais il y a loin, de séries établies avec discernement, dûment étudiées et étiquetées, ou bien inédites, mais pouvant être utilisées pour des travaux ultérieurs, à un amoncellement hétéroclite de matériaux surtout destinés à faire nombre et comprenant souvent des travées entières de tiroirs et de portoirs des roches les plus communes et dépourvues du moindre intérêt. Par ailleurs, les fossiles permettant d'établir une collection de paléontologie stratigraphique se trouvaient en nombre réduit, et ainsi que Paul Lemoine l'a indiqué, beaucoup d'espèces tout à fait classiques du Bassin de Paris manquaient, de sorte que pour réorganiser la galerie, il fallut les rechercher dans des collections particulières.

Le premier travail à entreprendre consistait donc à trier et à sélectionner ; Paul Lemoine s'y attela immédiatement ; revêtu d'une blouse grise, il passait presque toutes les matinées dans les « couloirs » de la Galerie, où aidé, par M. R. Furon et par moi-même, il opéra une révision tiroir par tiroir, portoir par portoir ; tâche ingrate s'il en fut, et qui fut conduite avec une extrême conscience : aucun échantillon ne fut réformé et éliminé, sans qu'il soit absolument certain qu'il ne présentait aucun intérêt, soit scientifique, soit muséologique, et que l'on ne pouvait absolument rien en tirer. Il fallut plus de quatre années pour mener à bien ce travail : bien que l'épuration ait porté sur un nombre élevé d'échantillons, il ne s'agissait là, dans l'esprit de Paul Lemoine, que d'une première approximation, et il estimait, avec juste raison, que des coupes sombres seraient encore nécessaires pour ne conserver qu'un matériel digne de faire partie des collections du Muséum.

Les séries ainsi revues furent classées par ordre géographique, pays par pays, et dans les couloirs, chaque partie du monde, Europe, Asie, Afrique, Amérique et Océanie, occupa une place bien déterminée, de sorte qu'il est maintenant possible de retrouver sans de trop longues recherches ce qui a trait à chacune d'elles.

Parallèlement fut entreprise la réorganisation de la Galerie d'exposition, qui comme vous le savez est commune à la Minéralogie et à la Géologie ; alors qu'après la mise en état par le Professeur A. Lacroix de la partie revenant à la première, la collection en dépendant était classée et mise en valeur d'une manière parfaite, celle de Géologie ne répondait en rien, ni comme présentation, ni comme choix des échantillons, ni comme classement, à ce que l'on est en droit d'attendre du Muséum National d'Histoire Naturelle. Paul Lemoine, qui ne connaissait pas les demi-mesures, ne voulut pas procéder par étapes, il fit vider entièrement les vitrines de la Galerie et ramener au laboratoire ce qu'elles renfermaient, de manière à y choisir ce qui pourrait figurer dans la collection rénovée.

Le programme qu'il s'était assigné comportait la constitution d'une collection de Stratigraphie générale, destinée surtout, dans sa pensée, au grand public qui ne fait que passer dans la galerie ; il doit voir une série très parlante, avec échantillons tout à fait typiques, de manière à ce qu'il puisse se faire une idée d'ensemble de l'évolution de notre globe.

Une deuxième collection serait constituée par des séries régionales aussi complétée que possible permettant aux personnes s'intéressant à la Géologie de déterminer par comparaison une grande partie des roches et fossiles récoltés par elles. Le rôle éducatif de telles collections n'est plus à démontrer ; le goût pour les Sciences Naturelles consiste non seulement à recueillir des matériaux, mais pousse à se rendre compte de leur nature. Combien de débutants, ayant eu ainsi, dans les Musées de province, souvent très bien compris, la faculté de poursuivre leur instruction, sont devenus par la suite des amateurs éclairés et des spécialistes réputés.

Il apparut que la collection qu'il était le plus urgent d'exposer dans la galerie était celle relative au Tertiaire du Bassin de Paris, et je fus chargé de la mettre sur pied et de procéder à son installation. L'ancienne série ramenée au Laboratoire, et les échantillons tenus en réserve, étaient bien loin de permettre de lui donner l'ampleur envisagée, et il fut largement puisé dans la collection A. Bonnet, pour le Thanétien, dans la mienne pour le Lutétien et le Bartonien. Un peu avant la fin de l'année 1922, cette première étape était réalisée, la vitrine de tête de chaque étage comportant une courte légende explicative et une carte montrant l'extension de la mer ou des lagunes.

La mise en place de la collection de Stratigraphie générale fut commencée aussitôt après, et poursuivie méthodiquement, du Précambrien au Quaternaire ; en 1925, elle était achevée. Elle fut remaniée partiellement à diverses reprises. Bien que demandant encore quelques perfectionnements, elle ne présente actuellement qu'un petit nombre de lacunes, qu'il sera facile de combler dans l'avenir.

Il fut décidé d'entreprendre l'exposition d'une collection qui jouerait le rôle mixte d'une série stratigraphique et de séries régionales ; c'est ainsi qu'en 1927, fut installé un très bel ensemble consacré aux terrains néogènes de la France et comprenant notamment les célèbres faluns de Touraine et du Bordelais ; pour la première de ces régions, beaucoup de fossiles furent donnés et toutes les déterminations furent vérifiées par l'éminent spécialiste qu'est M. G. Lecointre.

Enfin, une collection de Géologie des Colonies Françaises et des territoires soumis à notre influence a également été mise sous les yeux du public ; la forme sous laquelle elle se présente actuellement est toute provisoire ; elle a été constituée avec les moyens du bord, et comprend surtout des échantillons de roches provenant des réserves et dont l'intérêt n'est pas toujours évident ; elle devra être complètement remaniée et il lui sera adjoint de nombreuses séries de fossiles provenant des récoltes effectuées en des points très variés de notre empire par les travailleurs du laboratoire, et de dons récents.

Primitivement Paul Lemoine avait envisagé de réserver un emplacement pour exposer par roulement et suivant l'intérêt du moment des séries qui ne sont pas destinées à figurer à demeure dans la galerie ; dans la pratique, cette conception s'est révélée irréalisable, car elle entraînerait de perpétuels changements, incompatibles avec une bonne présentation, et nécessiterait un personnel dont le laboratoire ne peut disposer.

Je vous ai dit tout à l'heure que lors de la révision des collections accumulées avant l'arrivée de Paul Lemoine, de très nombreux échantillons, tout à fait dépourvus d'intérêt, avaient été éliminés ; cela n'a pas été sans contre-partie et, de 1921 à 1940, de très importantes séries qui n'ont été mises en place qu'après examens minutieux et étiquetage, sont venues enrichir le Service de Géologie ; parmi elles, je citerai les fossiles jurassiques du gebel Moghara de J. Bahthoux, la collection Decary, de Madagascar, les roches et fossiles recueillis au cours des Croisières de J.-B Charcot sur le « Pourquoi-Pas ? », les séries de loches rapportées du Congo par V. Babet, les roches et fossiles récoltés par E. Aubert de la Hue aux Nouvelles-Hébrides, en Côte française des Somalis, à Saint-Pierre-et-Miquelon. Dans l'ensemble, les collections ont été augmentées très sensiblement, à telle enseigne qu'il a fallu faire confectionner un nombre important de portoirs et de tiroirs pour loger les nouvelles acquisitions.

Le vigoureux coup de barre donné par Paul Lemoine pour ramener la chaire de Géologie vers cette science proprement dite, et vers ce qu'elle a de plus représentatif, la Stratigraphie, devait avoir pour conséquence de restituer en 1926 au Service de Minéralogie, après entente avec le Professeur A. Lacroix, la collection de météorites qui rentrait ainsi au bercail après le chemin en sens inverse que lui avait fait parcourir Daubrée.

De même, il est apparu que la Pétrographie en tant que science traitant des magmas, de la constitution chimique et minéralogique des roches cristallines et éruptives, était indiscutablement du ressort de la chaire de Minéralogie, et elle fut transférée à celle-ci avec les collections qui s'y rapportent. Il va sans dire que des échantillons de ces mêmes roches, considérées à un autre point de vue, celui de leurs conditions de gisement et de leur répartition géographique, ont été conservés dans les collections de Géologie régionale où elles figurent très nombreuses.

Beaucoup d'entre vous ont été les auditeurs de Paul Lemoine et ont pu apprécier les qualités de netteté, de clarté, de son enseignement. Tout de suite, il s'est placé sur le terrain vers lequel il voulait voir évoluer la chaire de Géologie et ses premiers cours ont été consacrés à la Stratigraphie classique et rigoureuse, celle qui forme réellement des géologues susceptibles de travailler sur le terrain. Il détestait les élucubrations fuligineuses sans aucune base sérieuse, qui ont souvent permis de se tailler à bon compte des réputations éphémères, mais qui n'enrichissent pas nos connaissances et dont l'esprit ne conserve rien, et il demeura dans la science positive.

Il pensa, et on ne peut qu'être de son avis, qu'il était tout indiqué que la Stratigraphie traitée au Muséum soit avant tout celle du Bassin de Paris, qui est peut-être un des points les mieux étudiés du globe sous ce rapport, mais où il reste cependant tant de questions importantes à élucider, par exemple celle du calcaire pisolithique, tant de détails à préciser et dont il aimait à dire, par boutade, que l'on ne connaissait absolument rien.

Plus tard, à propos des recherches de Géologie profonde qui l'intéressaient particulièrement, il fut amené à exposer des données hydrogéologiques et dans sa dernière série de leçons, il traita magistralement la question de la nappe albienne, dite des « Sables verts ».

Le Laboratoire de Géologie, lorsque Paul Lemoine s'y installa, était à peu près dépourvu de tout ce qui est nécessaire au travail : on peut dire que, pratiquement, il ne comportait ni bibliothèque, ni collection d'étude, ni matériel.

La bibliothèque ne renfermait guère qu'une série incomplète du Bulletin de la Société Géologique de France et quelques ouvrages classiques, auxquels s'ajoutaient un petit nombre de brochures.

Paul Lemoine fit don de la sienne et par la suite, il offrit au laboratoire toutes les publications qui lui étaient adressées à titre personnel, et ses collaborateurs firent de même.

En même temps, était poursuivie une politique d'établissement de tirages à part : tous les périodiques en double ou dépareillés furent dépouillés et les articles brochés séparément. D'importantes séries de publications américaines furent données par le Professeur A. Lacroix. Aujourd'hui, la bibliothèque renferme plusieurs milliers de volumes et de brochures ; le fichier n'a pu encore en être établi, mais le classement par ordre alphabétique des noms d'auteurs permet de trouver sans perte de temps ce que l'on cherche.

En 1920, au point de vue matériel, le laboratoire ne possédait qu'un seul microscope polarisant de type ancien ; il est maintenant pourvu de plusieurs modèles des instruments les plus modernes. Une machine à polir les roches a été installée.

Les déterminations de fossiles, nécessaires pour identifier stratigraphiquement les terrains, ne peuvent se faire sans matériaux de comparaison et la constitution de collections d'étude, destinées en principe à demeurer au laboratoire, s'est révélée comme l'une des tâches les plus urgentes à entreprendre.

En ce qui concerne le Tertiaire du Bassin de Paris, la collection A. Bonnet est un très, bon instrument de travail. La collection Chartron, relative surtout au Lias et à l'Oolithique de Vendée et renfermant la plupart des espèces de ces formations que l'on est susceptible de rencontre! en Europe Occidentale, a été acquise en 1926.

L'année suivante, une partie de la collection Miquel, constituée par des fossiles du Cambrien et du Silurien de la Montagne Noire a été achetée par le Muséum ; elle a été dédoublée après entente avec M. Boule, les formes les plus intéressantes au point de vue systématique, passant, ainsi qu'il était naturel, an Service de Paléontologie, tandis que celles plus particulièrement utiles au stratigraphe étaient remises à celui de Géologie.

La très belle collection Maire comprenant plusieurs milliers de fossiles du Jurassique de Franche-Comté et de Bourgogne est, depuis 1933, la propriété de la Chaire de Géologie ; son transport a demandé du temps et la dernière partie, comprenant surtout des espèces du Jurassique supérieur, et qui, suivant la convention d'achat avait été laissée à V. Maire pour étude, vient seulement d'être ramenée de Gray.

Les collections très riches, dont, je viens de vous parler, renferment des types, et la question de l'attribution de ceux-ci se trouve à nouveau posée. Une décision de l'Assemblée des Proresseurs du Muséum stipule que tous les types concernant des fossiles doivent être conservés au service de Paléontologie, et ceci se trouve parfaitement logique ; il en a été fait ainsi pour ceux de la collection Chartron. Toutefois, il est certain que le fait de retirer certains échantillons d'une collection lui enlève son homogénéité, et qu'il est gênant pour le chercheur d'avoir à se rendre en deux services différents, pour la consulter dans son intégralité ; il semble qu'il serait facile d'assouplir la réglementation dont il vient d'être parlé, en admettant que, lorsque les types font partie d'un ensemble, ils ne soient pas détachés de celui-ci.

Ainsi que Paul Lemoine en avait manifesté l'intention dès son premier cours, il compléta son enseignement par des excursions géologiques publiques, continuant en ceci la tradition très heureuse établie par Stanislas Meunier.

La Géologie ne s'apprend en effet réellement que sur le terrain, et ces courses sont très démonstratives. Le succès qu'elles avaient obtenu ne se démentit pas, au contraire, et elles eurent très vite une fidèle clientèle, constituée en partie par des amateurs éclairés et en partie par des étudiants.

Le Bassin de Paris est une région très couverte de végétation, et les gisements, de peu d'étendue, sont souvent éloignés les uns des autres : en ne disposant que du chemin de fer, une importante partie de la journée se passait en marches fatigantes. La généralisation de l'autocar a permis des sorties beaucoup plus fructueuses, rendant par exemple possible de remonter au cours d'une même excursion, une série stratigraphique. D'abord cantonnées dans le Tertiaire des environs de Paris, ces sorties furent bientôt étendues ; des tournées de plusieurs jours furent effectuées dans le Massif Armoricain, le Boulonnais, les Ardennes. Puis, pendant quatre années, les excursions furent organisées de la manière suivante : trois dans différents étages tertiaires et une en Normandie ; ainsi fut descendue à pied, le long de la côte, toute la série stratigraphique qui s'étend du Cénomanien du Cap de la Hève au Bathonien de la Plaine de Caen.

La superposition en transgression de l'Aalénien sur les grès ordoviciens très redressés à May-sur-Orne, fut également observée.

Pendant les onze années qui vont de son arrivée au Muséum à celle où ses collègues le portèrent à la Direction de cet établissement, les travaux personnels de Paul Lemoine, outre un retour vers la Géologie sous-marine, d'après des matériaux recueillis par Charcot, furent presque entièrement consacrés au Bassin de Paris ; il reprit une question litigieuse, qui l'avait toujours intéressé, celle du Calcaire pisolithique, et soit seul, soit en collaboration, lui consacra plusieurs notes ; mais, c'est surtout sur la Géologie profonde de cette région que portèrent ses recherches, qui le conduisirent à interpréter les résultats de tous les forages dont il put obtenir les coupes, et à en tirer des conclusions d'ordre général concernant la tectonique et les conditions de sédimentation.

Directeur du Muséum de 1932 à 1936, Paul Lemoine entreprit en accord avec la Ville de Paris, la création du « Zoo » de Vincennes, qui est actuellement un des plus beaux parcs zoologiques d'Europe, et s'attacha au développement d'une autre annexe du Muséum, le Musée d'Ethnologie, devenu le Musée de l'Homme. Il fit ses efforts pour rajeunir le vieux Jardin des Plantes, où furent construits un jardin d'Hiver et une Fauverie.

On lui doit également l'installation du laboratoire de Dinard.

Son idée de rattacher au Muséum, les petits organismes analogues qui existent en province s'est avérée difficilement réalisable ; le Muséum est cependant entré dans le Conseil d'Administration du Zoo de Bourges et du Musée de la Mer à Biarritz.

Ces années de direction ont été, comme il l'a dit lui-même, une période de pause scientifique, mais il y a mûri certains projets, et lorsqu'il reprit sa place au laboratoire, il commença la rédaction du travail sur l'Ile de France, auquel il pensait depuis longtemps, et qu'il ne devait pas lui être donné de terminer. Seuls l'Introduction, consacrée à la Toponymie et les trois premiers chapitres de cette vaste synthèse, Vexin, Pays du Nord-Ouest de l'Oise, Valois et Multien, ont pu voir le jour.

Parallèlement, en collaboration avec R. Humery et R. Soyer. a été poursuivie la publication de nombreux forages et achevée, avec les mêmes auteurs, la mise au point d'une très importante étude sur les forages profonds du Bassin de Paris, traitant essentiellement de la nappe artésienne des Sables verts albiens, parue, ainsi que l'ouvrage précédent, dans les Mémoires du Muséum.

L'évolution du Globe a vivement préoccupé Paul Lemoine qui a exposé la manière dont il la concevait. Dans ses dernières années, il s'est penché sur le problème de l'apparition d'êtres organisés nouveaux et ses idées sur ce point ont suscité de nombreuses et intéressantes discussions. Je me suis souvent demandé si ce n'était pas le goût du paradoxe qui l'avait poussé à prendre une position qui a paru à beaucoup difficilement explicable en raison de la discipline à laquelle il appartenait.

En qualité de Collaborateur au Service de la Carte Géologique de la France, Paul Lemoine était chargé des enquêtes hydrologiques officielles dans plusieurs départements du Bassin de Paris ; il m'a fait profiter de son expérience, et les très nombreuses recherches auxquelles nous avons procédé, ont permis de constituer au laboratoire une documentation très importante, susceptible de rendre les plus grands services en ce qui concerne une question d'intérêt national, celle de l'alimentation en eau potable des communes rurales. C'est sous l'impulsion de Paul Lemoine qu'a été créé, en ig32, par le département de la Seine un poste de géologue, rattaché au laboratoire et confié à M. R. Soyer, qui a pour mission de suivre, au point de vue géologique, tous les travaux effectués dans ce département et à en consigner les résultats.

Membre d'un grand nombre de Sociétés Savantes, Paul Lemoine s'intéressait très vivement à la vie et à l'activité de celles-ci ; il fut à deux reprises en 1923 et en 1936, Président de la Société Géologique de France, et l'un des fondateurs en 1924, de la Société de Biogéographie.

Enfin, il faut signaler l'intérêt qu'il portait à tout ce qui a trait à la Bibliographie, et rappeler que, pendant plusieurs années, il a assumé la direction et la publication de la Bibliographie des Sciences géologiques, très précieuse par la rapidité avec laquelle sont données les références des travaux géologiques parus dans le monde entier au cours de l'année précédente.

Je n'ai pu, faute de temps, que vous esquisser les traits principaux de ce qu'ont été la vie et l'œuvre de Paul Lemoine ; cette dernière est considérable ; nous devons lui être particulièrement reconnaissants d'avoir su ramener la chaire de Géologie du Muséum vers son but véritable, et de lui avoir fait prendre une place de premier plan dans le mouvement scientifique de notre pays, ainsi que d'avoir créé au laboratoire, un centre attractif d'où sont sortis de nombreux travaux de haute qualité, tels que les thèses de doctorat de R. Furon sur l'Afghanistan, du regretté J. Lacoste sur le Rif méridional, de R. Laffitte, sur l'Aurès.

Beaucoup de géologues, dont plusieurs ont acquis la notoriété, ont été, à un titre ou à un autre, attachés temporairement au laboratoire, comme MM. H. Agalède, P. Deleau, G. Lecointre, G. Le Villain, Y. Milon ; d'autres l'ont fréquenté comme travailleurs libres : MM. R. Charpiat, M. Dalloni, L. Glangeaud, L. Picard, R.B. Stewart.

Les recherches sur les petits Foraminifères qu'y poursuit M. P. Marie, tant au point de vue de leur organisation qu'à celui de leur répartition stratigraphique sont suivies avec intérêt aussi bien en France que hors de nos frontières. Enfin, des travailleurs bénévoles ont continué avec dévouement à classer une partie des collections, tels que MM. L. et J. Morellet, spécialistes réputés du Barthonien.

La désignation du laboratoire de Géologie du Muséum comme siège du Laboratoire de Géologie stratigraphique de l'Ecole pratique des Hautes-Etudes, prérogative qui vient d'être renouvelée, lui a conféré une activité supplémentaire.

Lorsqu'en Septembre 1939, éclatèrent les hostilités, Paul Lemoine ne voulut pas rester inactif et sous son impulsion fut entrepris l'établissement de cartes lithologiques de guerre ; un peu plus tard, le laboratoire fut requis par le Centre National de la Recherche Scientifique appliquée, en qualité de laboratoire de Géologie militaire, et chacun y fit de son mieux, en liaison avec le Service Géographique de l'Armée.

Dès le début de l'automne, la santé de Paul Lemoine était devenue précaire, et il apparut très changé physiquement et moralement ; la vue des tristesses de 1940 devait lui être épargnée ; son état s'aggravant rapidement, il dut renoncer à tout travail suivi, ce dont il fut très affecté. Il lutta cependant avec beaucoup de courage et s'éteignit au milieu de Mars, étant venu au laboratoire jusqu'au dernier jour.

Ceux qui ont vécu auprès de lui conserveront le souvenir d'un esprit original, sans cesse en éveil, prêt à accueillir toutes les innovations ; c'était un impulsif dont les brusques emportements ne duraient jamais longtemps ; ce trait de son caractère, auquel ses proches collaborateurs étaient habitués, lui a certainement porté préjudice en diverses circonstances ; il avait comme contre-partie l'absolue franchise avec laquelle il n'a jamais manqué d'exprimer ses opinions.

La Science a perdu en Paul Lemoine un de ses bons serviteurs.


Notice Nécrologique sur Paul LEMOINE
LUE A L'ACADÉMIE DES SCIENCES COLONIALES
LE 4 AVRIL 1940,
PAR M. Alfred LACROIX
PROFESSEUR AU MUSÉUM D'HISTOIRE NATURELLE
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES

Messieurs,

La mort vient encore une fois de nous frapper durement, et par une coïncidence singulière, les deux confrères, Emile F. Gautier et Paul Lemoine, qu'elle nous a enlevés à quelques semaines de distance, avaient débuté l'un et l'autre dans la Recherche scientifique par l'exploration géographique et géologique de Madagascar. Tous deux l'avaient prise pour sujet de leurs thèses de doctorat et celle-ci furent très remarquées.

Fils du chimiste réputé, Membre de l'Institut et Professeur à l'Ecole Polytechnique, Paul Lemoine est né à Paris, le 28 Mars 1878. Attiré dès sa prime jeunesse vers la géologie par des excursions faites en Bourgogne, au cours de ses vacances, il commença par s'armer d'une façon solide en conquérant à la Sorbonne les licences de sciences physiques et de sciences natnielles (1890-1900). Dès 1906, il était docteur ès-sciences.

Sa carrière universitaire allait être assez mouvementée.

Collaborateur de la Carte géologique de France à partir de 1904, il est délégué dans les fonctions de Préparateur à la Sorbonne de 1905 à 1908, et, entre temps, il supplée Louis Gentil dans ses conférences ; de 1908 à 1919, il est Chef des Travaux de Géologie au Laboratoire colonial du Muséum et, pendant le même laps de temps, il professe la géologie à l'Ecole spéciale d'architecture.

En 1911, il est Préparateur et bientôt Chef des Travaux de Géologie appliquée à l'Ecole des Mines. Dès le début de la guerre, il est mobilisé en qualité de Lieutenant, puis de Capitaine d'infanterie territoriale, affecté au Service Géographique de l'armée.

Peu de temps avant l'armistice, il est envoyé à Beyrouth, où, jusqu'en Avril 1919, il est Chef du Bureau topographique. Dès sa rentrée en France, il est chargé de l'intérim du Professeur de Géologie de la Faculté de Toulouse. Enfin, en 1920, la chaire de Géologie lui est attribuée au Muséum d'Histoire Naturelle, dont il devait être le Directeur de 1932 à 1936.

Son œuvre scientifique consacrée à la Géologie est importante et variée. Comme elle sera certainement exposée ailleurs avec détails, je m'arrêterai surtout ici sur la partie qui se rapporte à l'étude de la constitution du sol de la France d'Outre-Mer, car c'est elle qui, en 1927, lui a ouvert les portes de cette Académie.

A l'inverse de bien des jeunes gens, ses contemporains, qui s'obstinaient à choisir comme sujet de thèse de Géologie des régions françaises ou voisines, déjà bien rebattues, sur le conseil de Munier-Chalmas, Lemoine se décida pour Madagascar, qui, depuis peu, était devenu colonie française. Déjà les documents paléontologiques en provenant affluaient à la Sorbonne, au Muséum, à l'Ecole des Mines. Ils étaient étudiés avec enthousiasme par des paléontologistes renommés, Douvillé, Boule, Haug, et bien d'autres, mais ces récoltes étaient faites un peu au hasard par des voyageurs, des officiers pleins de bonne volonté et de dévouement, mais non géologues. Aussi la Géologie de la Grande Ile se trouvait-elle étayée par des données éparses et peu précises. Paul Lemoine allait être le premier géologue averti à l'étudier sur place ; il partait bien documenté par l'étude qu'il avait faite des fossiles décrits par ses maîtres et, pour les roches, par un stage qu'il fit dans mon laboratoire du Muséum pour se familiariser avec celles qu'il allait rencontrer.

Parti de France en Janvier 1902, il n'y rentra définitivement qu'en Décembre 1903, mais revint à Paris, pendant les quatre ou cinq mois d'hivernage afin d'étudier ses récoltes dans le laboratoire, ce qui lui permit de constater des lacunes qu'il put combler au cours de son second voyage.

Il eut la sagesse de ne pas tenter la visite de toute l'Ile, alors fort difficile à parcourir, il localisa ses efforts dans son Extrême Nord, région sédimentaire bordant le massif cristallin central ; ce fut de la vallée de Loky, sur le versant de l'Océan Indien, à Analalava sur le Canal de Mozambique. Pour la première fois, une partie de la colonie allait être pourvue d'une carte géologique, qui, à la vérité, n'était qu'une esquisse, mais qui fut d'une grande utilité pour les travaux ultérieurs.

Il multiplia les coupes des régions traversées, étudia spécialement le Lias, le Crétacé inférieur, le grand développement du Crétacé moyen et supérieur, le Nummulitique, et il y découvrit l'Aquitanien.

A la suite de la description de ce qu'il avait observé lui-même dans chaque étage géologique, il a résumé ce qui était connu pour eux dans le reste de l'île.

Il a mis bien en relief ce fait, qu'à Madagascar, la succession de la faune des divers niveaux géologiques est, dans ses grandes lignes, approximativement la même qu'en Europe, conclusion déjà acquise pour l'Inde. Il a apporté aussi quelques compléments sur le mode de gisement et sur l'âge du remarquable cortège de roches alcalines, intrusives dans les formations jurassiques, que je venais de décrire longuement à l'aide des documents recueillis par Villiaume et Colcanap. Lemoine a rapporté en France des collections très importantes de fossiles soigneusement repérés, dont plus tard, soit seul, soit avec ses collaborateurs, il a donné une description complète.

Après cet exposé des faits positifs qui constitue la plus grande partie de sa thèse, Lemoine a consacré plusieurs chapitres à des considérations d'ordre général consistant par exemple en un essai sur l'état actuel de l'histoire géologique de l'Océan Indien. Pour cela, il a intégré ses observations à Madagascar dans les travaux consacrés aux pays voisins dont il a fait complètement la copieuse bibliographie. Les terrains connus sur le pourtour de l'Océan Indien ont été passés en revue et comparés à ceux de Madagascar ; enfin un résumé des relations biogéographiques entre la Grande île et ces mêmes régions a été présenté.

En 1911, afin de tenir compte des travaux plus récents, Lemoine est revenu sur les mêmes questions dans un fascicule écrit en français, du « Handbuch der regionalen Geologie ».

Une fois rentré en France, à peine était-il au travail pour la mise au net de ses observations, qu'il acceptait une mission du Comité du Maroc, né depuis peu.

Louis Gentil et de Segonzac, déguisés en indigènes, parcouraient alors le Bled es-Siba non soumis au Sultan.

Lemoine débarque à Tanger, en Septembre 1904, se rend à Mogador [ville maintenant dénommée Essaouira par les marocains] et, après avoir parcouru la région comprise entre cette ville, Marrakech et Safi, atteint les Djébilets, pénètre dans le Haut-Atlas, jusqu'au-delà de la demeure du Caïd Glaoui, sur les sommets dominant le versant saharien. Ce voyage qui n'était pas dépourvu de dangers avait duré deux mois et demi.

Ses observations stratigraphiques ont enrichi le peu de connaissances que l'on avait sur le Maroc Occidental ; il a ouvert la voie aux géologues, qui. vingt ans plus tard, devaient étudier en détail ces régions alors pacifiées. Ses découvertes sur le Primaire, le Jurassique, le Crétacé, sont restées intactes et ont conservé les appellations qu'il leur avait données.

Ses considérations sur la structure de l'Atlas ont été confirmées d'une façon éclatante par les études de détail de ceux qui l'ont suivi. Il a fait par exemple, dans la chaîne de l'Atlas, la part des plis hercyniens et de ceux d'Age alpin, appliquant avec une avance de vingt-cinq ans, les idées qu'ARGAND devait émettre sur les plis de couverture et les plis de fond ; aussi. M. Despujols, Directeur du Service Géologique du Protectorat, a-t-il pu dire à juste titre dans son Historique des recherches géologiques au Maroc que l'œuvre d'exploration accomplie par notre Confrère dans des conditions difficiles est « sinon copieuse par la substance, du moins exceptionnelle par la qualité ».

Outre ses observations géologiques Lemoine a rapporté des relations, fort précieuses pour l'époque, sur la géographie physique, la vie sociale marocaine. Le Maroc était alors à peu près complètement inconnu et les difficultés qu'y rencontrait un européen étaient nombreuses.

Il a analysé de façon remarquable les raisons des troubles sociaux de ce pays et leurs conséquences sur les possibilités de pénétration française.

Enfin, il a dégagé quelques principes de l'action politique, pacifique et progressive de la France au Maroc, principes dont les événements ultérieurs ont nettement montré la valeur et la clairvoyance.

Cette expédition au Maroc a clôturé l'action sur le terrain de Lemoine dans la Fiance d'Outre-Mer, mais il ne s'en est jamais désintéressé. Il a publié plus tard plusieurs notes sur des matériaux rapportés de l'A.O.F. par des voyageurs ou des officiers ; c'est ainsi qu'il a fait avec Chautard. une note sur la latérite de la Guinée. En 1914, le Handbuch der régionalen Geologie a reçu un exposé très clair de nos connaissances géologiques sur cette grande colonie française.

Malgré l'importance de ces travaux sur nos colonies africaines dans l'œuvre de Lemoine, la première place appartient à ses recherches dans le Bassin de la Seine. En 1911. il publie un volume : « Géologie du Bassin de Paris », où il a intégré ses observations personnelles dans la masse des travaux antérieurs sur cette région, l'une des plus étudiées de la terre. Il ne s'est pas contenté plus tard, comme l'avaient fait ses prédécesseurs, d'étudier la stratigraphie de la surface, il s'est occupé de la structure sous-jacente. en collectant le résultat de plus de deux mille forages effectués dans divers buts au cours de longues années. Il en a tiré d'importantes conclusions aux points de vue stratigraphique et tectonique et aussi pratique (nappes aqueuses fournissant les eaux artésiennes de la région parisienne).

La mort de notre Confrère laisse inachevé un ouvrage à la fois géographique et géologique sur l'Ile de France où l'on trouve notamment les détails de tous les sondages précités.

Lemoine se plaisait aux œuvres collectives ; il a été l'un des fondateurs de la Société de Biogéographie, où sont étudiés les multiples aspects de la répartition des êtres vivants à travers le globe.

Il a entrepris et mené à bien une bibliographie universelle des Sciences géologiques comprenant déjà de nombreux volumes. On lui doit l'organisation d'un Syndicat de documentation géologique et paléontologique qui a publié déjà plus de deux mille fiches, dont chacune reproduit la bibliographie, la diagnose et la figure d'une espèce animale fossile.

Enfin, rappelons parmi les initiatives ou les concours de son activité trépidante ne craignant pas la bataille et de sa direction du Muséum, la création du Zoo de Vincennes et du Musée de l'Homme, successeur du désuet Musée ethnographique du Trocadéro, organismes qui contribueront à la connaissance et à la vulgarisation de la France d'Outre-Mer, et ont pour but d'intéresser à la fois les hommes de science et le grand public.

Bien qu'incomplet, ce rapide exposé suffira pour montrer que Paul Lemoine a eu une existence utile et bien remplie.

Après ayoir été quelque peu mon élève, il a dirigé pendant vingt ans, au Muséum, un service contigu au mien ; les collections confiées à nos soins étaient entremêlées dans la même galerie ; aussi est-ce avec une émotion facile à comprendre que je me joins à vous tous pour exprimer mes regrets de l'avoir vu disparaître aussi prématurément.

En votre nom, j'exprime les sympathies de l'Académie des Sciences coloniales à tous les siens, et d'une façon plus particulière à Mme Lemoine, elle-même naturaliste, qui a été pour notre Confrère la compagne précieuse, confidente et parfois collaboratrice de son labeur.


Notice nécrologique sur Paul LEMOINE
par Maurice GIGNOUX,
Professeur à la Faculté des sciences de Grenoble

Publiée dans le Bulletin de la Société géologique de France, tome XI, 1941, pp 155-182

[...]

Il est né le 28 Mars 1878 à Paris, où il devait mourir le 14 Mars 1940, achevant ainsi une carrière qui fut d'abord errante, mais dont le centre, le point d'attraction, resta toujours la Capitale.

Des traditions familiales l'orientaient tout naturellement vers les études scientifiques ; son père, Georges Lemoine dont le nom restera célèbre dans l'histoire de la Chimie française, fut Membre de l'Institut et Professeur à l'Ecole Polytechnique ; dans ces milieux, les encouragements ne manquèrent point au jeune Paul Lemoine. Mais la Géologie l'avait conquis de bonne heure, et, déjà, c'est au Bassin de Paris, qu'il doit l'éveil de sa vocation : il fut l'un des participants les plus assidus aux excursions géologiques que dirigeait Stanislas Meunier, alors Professeur au Muséum d'Histoire Naturelle avec une verve parfois un peu fantaisiste et désordonnée, mais toujours entraînante.

Pendant ce temps, il poursuivait ses études en Sorbonne et sur les conseils de son Maître d'alors, Munier-Chalmas, et des amis de son père, tel Emile Picard, il n'hésita pas à consacrer plusieurs années à se faire, dès le début, une solide culture scientifique ; bachelier en 1895, c'est en 1900 seulement qu'il termina ses études préliminaires en Sorbonne, muni d'une double licence en Sciences Naturelles et en Sciences Physiques, précédée du P.C.N.

A cette époque, lors des séjours de vacances à Tonnerre, dans l'Yonne, dans la maison familiale de son père, il rencontrait notre confrère. C. Rouyer ; c'est en sa compagnie qu'il fit ses premières observations géologiques personnelles, résumées dans un article préliminaire publié dans notre bulletin en 1902. On y note des qualités et une méthode qui laissent déjà prévoir dans ce débutant, l'excellent stratigraphe qu'il devait devenir.

Le Kimeridgien de l'Yonne ne se prêtait nullement à des brillantes spéculations, ni à une de ces synthèses tectoniques qui commençaient alors à exercer une grande attraction sur les jeunes et leur faisaient parfois négliger l'apprentissage de l'observation géologique. En revanche, ces premiers travaux lui apprirent à relever des coupes minutieusement, en notant faciès et épaisseurs, à acquérir la notion concrète de ce qu'est une zone paléontologique : tâches semblant modestes et souvent ingrates, mais qui marquent à jamais ceux qui ont su s'y plier dès le début.

Une occasion, et l'occasion vient toujours à ceux qui la cherchent et en sont dignes, se présenta alors pour lui d'exercer ses qualités d'observation dans un domaine plus neuf.

C'est en ce moment que, sous l'impulsion de M. Alfred Lacroix, débutait l'étude scientifique de notre empire colonial. L'Algérie avait déjà ses géologues et recrutait facilement de jeunes travailleurs. Mais on commençait à parler de la Géologie de l'Indo-Chine, du Maroc, de Madagascar, domaines qui restaient encore peu connus, mais d'où des envois de fossiles et de roches, faits par des officiers, des administrateurs, des colons, affluaient déjà dans les Laboratoires parisiens.

Paul Lemoine auquel une thèse de Doctorat consacrée à des pays moins lointains et moins neufs eût sans doute suffi à assurer une carrière universitaire, n'hésita pas à choisir pour sujet d'étude la plus éloignée, la plus ignorée de ces colonies. En 1902 il demande et obtient une mission scientifique pour Madagascar ; il devait y passer près de deux années, coupées d'un court séjour en France, où il eut le loisir de commencer l'étude des matériaux récoltés et de se poser ainsi de nouveaux problèmes que son second voyage lui permit de résoudre sur le terrain. C'est donc, non pas une description d'itinéraires, mais une véritable monographie géologique du Nord et de l'Ouest de la Grande Ile, illustrée de fort belles cartes, que Lemoine put rapporter de ses séjours à Madagascar : ce fut la Thèse que notre Société devait, quelques années plus tard, récompenser en décernant à son auteur le prix Fontannes.

D'ailleurs, en pleine rédaction de sa Thèse, et n'hésitant pas à retarder un peu le moment où le titre de Docteur viendrait consacrer ses travaux, notre jeune explorateur se laissa tenter par une nouvelle occasion de lointains voyages. Un Comité d'études du Maroc venait de se constituer, et l'un des premiers missionnaires qui répondirent, à l'appel de ce Comité fut encore Paul Lemoine. Cette mission marocaine de 1904-1905 n'était point alors sans fatigues ni sans risques : pour la première fois un savant français allait parcourir le Maroc Occidental, par Tanger, Mogador, Safi, Marrakech, et pousser jusqu'aux domaines des « Seigneurs de l'Atlas », qui commandent les passages aux plaines déjà sahariennes du Sous.

Cette rapide randonnée lui suffit pour reconnaître les grandes lignes de la Stratigraphie et même de la Tectonique du Maroc Occidental : encore aujourd'hui ses travaux guident les géologues qui, plus favorisés, ont pu y travailler dans de meilleures conditions de confort et de sécurité.

Il semblait donc que Paul Lemoine fut appelé à devenir un des plus actifs explorateurs de notre empire africain. Mais les circonstances en décidèrent autrement. Comme il nous l'a dit lui-même : « Louis Gentil explorait en même temps d'autres régions du Maroc beaucoup plus difficiles. Il était mon maître et mon ami, mais nous n'avions pas, sur toutes les questions de géologie, les mêmes façons de penser. J'ai sacrifié le Maroc à mon amitié pour lui et j'ai cherché une autre voie où j'avais plus d'indépendance ». — Sacrifice qui a privé ces premières équipes de pionniers marocains d'un stratigraphe prudent et minutieux, mais sacrifice qui témoigne de la noblesse de caractère et de la délicatesse de sentiments de celui qui le consentit.

Ainsi se clôt une première période de la vie de Paul Lemoine, celle de l'explorateur. Dorénavant, sans cesser, bien loin de là, de s'intéresser à la Géologie coloniale, il bornera, à peu de chose près, ses observations personnelles à la région parisienne, où le ramenaient, à la fois, ses souvenirs d'enfance et ses nouvelles fonctions.

Car de ce moment date son rayonnement sur les nombreux élèves et amis que lui valurent, dans les milieux les plus divers, les brillantes qualités de ses conversations, et son assiduité aux séances de notre Société. Dès 1905, il était préparateur délégué au Laboratoire de Géologie de la Sorbonne, où, en 1907, lui furent confiées les fonctions de Chargé de Cours. En 1908, il entrait, en qualité de Chef des Travaux, dans ce Muséum National d'Histoire Naturelle auquel il devait consacrer le meilleur de sa vie. En même temps, son goût pour la Géologie appliquée le désignait tout naturellement pour des cours à l'Ecole spéciale d'Architecture et pour la direction des Travaux pratiques à l'Ecole Nationale supérieure des Mines.

La guerre de 1914 vint interrompre momentanément ces multiples activités : grâce à sa prévoyance et au choix heureux de ses chefs, ses compétences purent être utilisées de la façon la plus rationnelle : officier d'Etat-major, il fut affecté au Service Géographique de diverses Armées de la métropole, et, finalement, jusqu'en Avril 1919, à l'Armée du Levant. Là, après avoir été chargé de mettre au point, au Service central, la distribution des cartes d'Etat-major, puis du matériel topographique, il participa à de nombreuses opérations géodésiques sur le terrain, en Alsace, dans les régions de la Somme, de Villers-Cotteret et de Soissons, enfin à Beyrouth.

A son retour du Levant en 1919, il accepte une mission d'enseignement de la Géologie à l'Université de Toulouse, remplaçant M. Charles Jacob, alors en Indo-Chine, acceptation méritoire, puisqu'il n'ignorait pas que la chaire de Toulouse ne pouvait lui échoir ; ne serait-ce point là un exemple à citer à certains jeunes universitaires, qui n'acceptent de déplacements que s'ils s'accordent avec leurs soucis de carrière ou avec leurs convenances familiales.

Ce court passage dans une de nos Universités provinciales fut d'ailleurs le dernier avatar de Paul Lemoine. En 1920, il revient à Paris, comme Professeur de Géologie au Muséum ; où il devait être Directeur de 1932 à 1936. Et c'est à Paris, qu'il s'est éteint prématurément, en 1940, après quelques mois de lutte stoïque contre la maladie, dans cette atmosphère déjà angoissée du début, de la grande guerre, à laquelle ses deux fils participaient courageusement comme combattants.

Tel fut le cadre de sa vie, telles furent les occasions d'activité que lui offrirent les vicissitudes d'une carrière mouvementée.

Il nous reste maintenant à voir comment, dans ce cadre, son tempérament lui permit de faire œuvre de savant et œuvre d'homme. Il n'est point dans mon intention ici, d'énumérer une à une toutes les observations géologiques et les synthèses que nous devons à Paul Lemoine : ce serait redire ce qu'il a si bien résumé lui-même dans sa « Notice » sur ses travaux. La Géologie, certes, nous intéresse, puisque nous y consacrons notre vie ; mais, ici, dans ces évocations dont les traditions de la Société nous font un pieux devoir, ce sont les géologues qui doivent nous intéresser plus que la Géologie.

Cherchons donc ensemble à retracer quels furent les traits dominants les plus caractéristiques de cette œuvre et de cette activité.

D'abord Paul Lemoine, tenait, de sa formation première dans le Bassin de Paris, cette obsession, ce constant souci de l'observation géologique minutieuse et détaillée, qualités communes à tous les grands géologues de la génération précédente, à tous ceux qui fondèrent la stratigraphie. Or, dans la région parisienne, les observations géologiques ne sont, le plus souvent, possibles qu'à l'occasion de travaux industriels ; de plus, leurs synthèses ne peuvent en général se traduire dans le paysage, mais apparaissent surtout sous forme de graphiques, de coupes, de cartes, dans la conception desquels Paul Lemoine excellait. De là découle chez lui cette sorte d'affection inconsciente pour la nature mécanisée et domestiquée par l'homme. Les sauvages montagnes de la Vanoise, qu'il eut l'occasion de parcourir, ne lui inspirèrent qu'une petite note, qui n'est forcément point parmi ses meilleures œuvres. Et lui-même nous a donné une preuve bien typique de cette tournure d'esprit. Ayant à citer dans sa « Notice », quelques passages caractéristiques du livre qu'il rapporta de sa mission au Maroc, les lignes préférées, qui sont venues tout naturellement sous sa plume, ne sont point des souvenirs personnels de ces paysages africains, ni même des évocations géologiques ; non : ce sont quelques phrases, d'ailleurs d'allure véritablement prophétique (car écrites en 1905) relatives au développement social des populations du Haut-Atlas et. aux possibilités de richesses agricoles du Maroc Occidental.

De fait, chez lui, le savant et l'observateur sont toujours doublés d'un industriel, d'un réalisateur, d'un homme d'action, je dirais presque d'un homme d'affaires, dans le beau sens du terme. Ce que l'homme a créé, ce qu'il a mécanisé, le retient plus que ce qui est naturel ; involontairement et inconsciemment, il laisse parfois voir qu'un sondage l'intéresse plus que des affleurements dans un ravin.

Aussi une part importante de son activité a-t-elle été consacrée à des questions de Géologie vraiment appliquée et d'une réalisation immédiate. Les ressources en eau, sources ou forages, du Bassin parisien ont trouvé en lui un descripteur infatigable toujours en quête de documents, jamais las de fouiller les archives de tous les services techniques publics ou privés. Et l'un des derniers ouvrages qu'il nous ait laissé, « les forages artésiens profonds du Bassin de Paris » en collaboration avec MM. Humery et Soyer, œuvre d'ingénieur autant que de géologue, est en réalité un véritable traité de l'exploitation des nappes artésiennes qui sera consulté avec fruit par tous les techniciens et qui rectifie beaucoup d'idées classiques erronées.

De même parmi les phénomènes géologiques, ceux dont l'étude l'a naturellement attiré sont ceux qui ont le caractère le plus mécanique, le plus dynamique. Il s'est plu à faire la monographie d'une crue de la Seine, et à écrire un excellent petit ouvrage sur les tremblements de terre et les volcans. Sur le volcanisme, il n'avait guère eu l'occasion d'apporter des observations personnelles ; mais on sait qu'il n'avait pu se retenir d'aller lui-même sur place étudier les effets et les causes du plus fort séisme que nous ayons eu en France ces dernières années, celui qui ravagea plusieurs villages de Provence en Juin 1909. Ceux de nos confrères qui ne connaissent Paul Lemoine que comme l'auteur d'un mémoire sur les Lépidocyclines et comme le stratigraphe spécialiste du Bassin de Paris ont dû parfois être étonnés de le voir s'intéresser à la séismologie : je crois en avoir soupçonné la raison dont il était probablement inconscient lui-même.

De fait, dans sa « Notice », il nous donne de bien médiocres raisons pour nous expliquer l'intérêt qu'il a toujours porté à la « Géologie sous-marine » et à la « Géologie profonde » : c'est, nous dit-il, parce qu'« une partie des affleurements est cachée par les mers » et que « tout ce qui se passe en profondeur n'est pas accessible directement ». En réalité, et à son insu, s'il s'est intéressé à la Géologie sous-marine pour laquelle il fut, comme en tant d'autres domaines, un initiateur et un organisateur, c'est qu'elle réclame l'emploi de techniques nouvelles et qu'elle traduit une augmentation de l'emprise de l'homme sur la nature.

Cette tournure d'esprit industrielle de Paul Lemoine s'exprime non seulement par la nature des questions dont il choisit l'étude, mais aussi par la manière dont il les étudie : comme un industriel devant sa machine, il se préoccupe surtout de savoir « si ça marche » et « si ça produit », plus que de bâtir des théories pour expliquer « comment ça marche » ; une fois l'impulsion donnée, il laisse à d'autres le soin de ratiociner sur le mécanisme ; son activité débordante le pousse sans cesse à mettre d'autres machines en marche.

Ainsi, s'il a été un des premiers en France, après M. Alfred Lacroix, à s'intéresser aux problèmes compliqués que posent les terres latéritiques et bauxitiques, après avoir relaté en détail beaucoup d'observations précises et d'analyses, il ne fait guère qu'indiquer brièvement les directions dans lesquelles on devra chercher l'explication des curieuses transformations constatées ; mais il prend soin, dans sa « Notice », de souligner que ses études ont orienté des exploitations (ou des tentatives d'exploitation) de minerais de fer et d'alumine.

Il va être maintenant encore plus intéressant de voir comment ces tendances réalistes, positives, dirons-nous, ont coloré l'oeuvre de Science pure de Paul Lemoine.

Pour notre génération et on peut le dire, pour beaucoup de générations futures, Paul Lemoine restera avant tout « le géologue du Bassin de Paris ». Ce sujet n'était facile qu'en apparence : depuis des siècles, des multitudes d'observations consciencieuses avaient été poursuivies dans la région parisienne ; la succession de ses terrains était devenue le point de départ de la stratigraphie du Jurassique, du Crétacé et surtout du Tertiaire européen ; Munier Chalmas et de Lapparent en avaient codifié la nomenclature et avaient fait de chacun des étages du Tertiaire parisien une sorte de personnalité internationale, dont tout géologue, dans le monde entier, connaissait le nom et la physionomie générale. Mais, à qui voulait analyser plus profondément ces personnalités, combien de difficultés et d'obscurités ! Quelle était, pour chaque étage, la répartition des zones paléontologiques ? Comment variaient les faciès, les faunes qui les caractérisent, les épaisseurs des sédiments ? Quelles étaient les étapes et les limites exactes des transgressions et des régressions ? Pour le savoir, il eut fallu dépouiller un nombre immense de notes fragmentaires, d'observations faites sous des points de vue divers et imprégnées de théories différentes. Paul Lemoine a consacré une grande partie de sa vie à ce labeur immense : il y a ajouté des observations personnelles (en particulier sur le Kimeridgien, le Montien, le Lutétien, le Quaternaire, etc.. et surtout d'innombrables coupes de sondages) et, il a su en tirer un ouvrage qui dès l'abord s'est imposé au public géologique français et mondial.

Sa « Géologie du Bassin de Paris » a d'abord les plus grandes qualités que l'on doit réclamer à un livre : c'est d'être bref et clair, de ne retenir que des détails utiles à une synthèse ; et ensuite d'être écrit, non par devoir, comme une tâche, mais par goût. L'auteur est en effet ici dans son domaine favori : comme il a pris soin de nous le dire lui-même, « il m'a toujours apparu que le point crucial des Sciences géologiques, sur lequel venaient converger les renseignements venus des autres sciences. était la stratigraphie ; ...c'est à elle que je me suis plus particulièrement dévoué ». Et cette stratigraphie trouve son expression synthétique dans des schémas de faciès, dans des reconstitutions paléogéographiques qui, pour le Tertiaire parisien, peuvent être faites avec une précision et une exactitude particulières ; ainsi que son émule, Maurice Lebiche, Paul Lemoine y a excellé ; ses figures ont été bien des fois reproduites, ou ont inspiré tous ses successeurs.

Ce même souci de synthèses paléogéographiques, ou, si l'on veut, de « mécanisation de la stratigraphie », se marque déjà dans sa Thèse ; il en a fait l'objet d'un chapitre spécial fort étendu, où, partant de ses observations dans la Grande Ile, il tente de reconstituer toute l'histoire de l'Océan Indien. Et, là encore, il laisse à d'autres le soin de développer des théories aventureuses : la notion de géosynclinal venait d'être brillamment vulgarisée en France par Emile Haug, et avec sa hardiesse coutumière, le grand maître de la Sorbonne en avait immédiatement fait le point de départ de sa « loi des transgressions et régressions ». Paul Lemoine se borne à évoquer prudemment ces idées abstraites : visiblement elles sont surtout pour lui des incitations à rassembler toute une documentation, qui, plus tard, pourra servir à en éprouver la valeur.

Peut-être est-ce ce souci de précision, cet esprit positiviste, qui lui a fait envisager sous un jour un peu spécial les questions de tectonique. On en a la preuve dans les lignes suivantes, d'apparence un peu paradoxale, que j'extrais de sa « Notice » : « Je n'ai presque jamais eu l'occasion d'aborder sur le terrain les problèmes si ardus et si controversés de la tectonique alpine et de la tectonique pyrénéenne ; j'ai pensé qu'il y avait plus d'intérêt à étudier des petits plissements qui affectent les couches géologiques dans des pays calmes comme le Bassin de Paris et qui se prêtent à une analyse précise. »

C'est un fait que tous les grands tectoniciens des chaînes récentes, E. Suess, P. Termier, M. Bertrand, pour ne citer que les disparus, ont été des mystiques et des rêveurs ; c'est surtout par leur mode d'expression, par leurs symboles, leurs images, que leurs œuvres ont charmé tant de nos jeunes géologues. Pour reprendre une expression de Charles Deperet, cet autre grand stratigraphe de la même trempe réaliste, j'imagine que Paul Lemoine devait considérer les grandes synthèses tectoniques alpines comme des « romans » : opinion qui peut d'ailleurs se justifier ; mais il faut pour les progrès de la pensée humaine, des romanciers et des poètes, aussi bien que des positivistes et des hommes d'action.

Au contraire la seule tectonique dont Paul Lemoine se soit occupé, celle du Bassin de Paris, était plutôt faite pour fermer des horizons que pour en ouvrir. De fait ses recherches l'ont conduit à deux conclusions principales : d'abord, que la notion de « phases orogéniques » ne résistait pas à l'examen des faits, et que le phénomène de plissement avait été continu pendant de longues périodes géologiques, idée familière depuis longtemps aux géologues des Alpes Orientales et des Alpes françaises, et que les géologues suisses développent actuellement ; ensuite, combien sont fragiles et incertaines toutes les tentatives de reconstitution d'axes de plissement tertiaires dans le Bassin de Paris, et de comparaison de ces axes avec les directions des plissements plus anciens. Témoins les quelques lignes un peu désabusées, dans lesquelles avec sa franchise coutumière, il résume le résultat de ses minutieuses analyses : « Il n'y a, dans la répartition de ces variations (d'épaisseur et d'altitude d'une même couche) aucune loi. Au lieu des anticlinaux et des synclinaux habituellement tracés, il faut admettre des dômes, et des cuvettes : ceux-ci ne subsistent pas indéfiniment sur le même emplacement, la croûte terrestre est beaucoup plus mobile qu'on ne le pense communément... Quand on possédera pour des surfaces un peu considérables des courbes de déformation, analogues à celles que je cherche à dresser, il sera peut-être possible de soumettre à l'analyse mathématique ces lois de déformation ».

Ces mêmes préoccupations stratigraphiques et paléogéographiques ont aussi constamment inspiré Paul Lemoine dans ses travaux de Paléontologie. Ses études sur les Ammonites de Madagascar, de l'Yonne, de l'Afrique Orientale, de l'Afrique Occidentale, du Maroc, ont été surtout conduites en vue de préciser l'âge des terrains et les migrations des faunes. Et sa monographie, en collaboration avec Robert Douvillé, des Lépidocyclines, a été en effet le point de départ de toute une série de travaux qui, dans le monde entier, ont montré l'utilité du grand groupe des Orbitoïdés dans la stratigraphie du Tertiaire marin.

Par contre, Paul Lemoine, plus que beaucoup de ses contemporains. a fort bien jugé ce que l'on serait tenté d'appeler la « faillite » de la Paléontologie pure dans toutes les tentatives d'expliquer le mécanisme de l'évolution et la transformation des espèces. Et, ce jugement, il l'a exprimé avec une entière franchise et même une certaine brutalité dans la préface et les conclusions du chapitre de la « Grande Encyclopédie » dont il avait assumé la direction ; certains en ont été un peu étonnés et même choqués. Rien de plus naturel au contraire quand on connaît la psychologie de l'auteur. Imaginons en effet qu'un industriel, un homme de réalisations, non imprégné de l'atmosphère qui règne dans nos Laboratoires et nos Amphithéâtres, entende exposer l'état des recherches qui s'y poursuivent sur l'évolution, et tâche de traduire en langage positif la terminologie technique un peu vide sous laquelle nous déguisons notre ignorance (pour éviter de décourager les chercheurs) : il est bien certain qu'il s'exprimerait comme l'a fait Paul Lemoine.

« Primum agere, deinde philosophari » : Paul Lemoine a agi, il a fort peu philosophé (nous n'avons eu que trop de philosophes pendant ces dernières années). Et cette action, dont nous ne pouvons, dans ses écrits, que déceler l'annonce et l'impulsion, c'est autour de lui, dans les cercles qu il a fréquentés, qu'il nous en faut trouver les témoignages.

Ses premières études sur Madagascar l'avaient conduit à s'intéresser aux problèmes de Paléogéographie et de répartition des faunes anciennes : il rencontra en son collègue et ami Léonce Joleaud un esprit curieusement voisin du sien à beaucoup de points de vue : Joleaud, lui non plus n'était pas un philosophe, mais plutôt un chartiste, un fouilleur d'archives, un infatigable amasseur de documents ; à eux deux, aidés de divers amis, ils fondèrent la Société de Biogéographie, où l'heureuse collaboration de zoologistes, de botanistes, de géologues, permit, en grande partie sur les initiatives de Paul Lemoine, non seulement de fructueuses discussions, mais encore la publication de toute une série de petits volumes d'un tour tout à fait nouveau (peuplement des montagnes, des îles, la vie dans les déserts, etc.).

Jusque dans le domaine de la Paléontologie pure, il mit en œuvre ses qualités d'organisation et d'industrialisation, en fondant, et en animant de sa vibrante activité le Syndicat de documentation Géologique et Paléontologique, qui, dans sa pensée devait être une sorte de mécanisme permettant, à n'importe quel géologue non spécialiste la détermination rapide des fossiles les plus divers.

Et, dans ce même domaine, il dut avoir une bien grande joie à voir celle qui fut la fidèle et affectueuse compagne et collaboratrice de toute sa vie se consacrer, sur ses conseils, à l'étude d'un groupe délaissé, les Algues calcaires fossiles.

Enfin, pour ce grand amoureux du Tertiaire parisien, quelle satisfaction ce dut être de voir aboutir tant de travaux inspirés par lui, d'accord avec ses collègues de la Sorbonne : ceux de R. Abrard sur le Lutétien, de Farchad sur le Thanétien, de Mme Alimen sur le Stampien : et sa joie eut été complète s'il avait pu voir paraître la monographie du Bartonien que nous donneront certainement ses amis Morellet et à laquelle il faisait depuis longtemps allusion par avance.

Et je crois obéir à l'un de ses vœux les plus chers en rappelant ici un projet, dont il avait fait part à divers de ses collègues : celui de voir s'organiser toute une série de monographies géologiques consacrées à chacune de nos provinces de France, et analogues à celle dont il nous avait lui-même donné le modèle ; espérons qu'un tel appel sera entendu et que, là encore, l'inspiration de notre confrère agira par delà la mort.

Mais c'est surtout dans les fonctions de Directeur du Muséum qu'il eût l'occasion de donner toute sa mesure. Nous sortons ici du domaine de la Géologie et touchons à des questions qui ne sont plus du tout de ma compétence. Je me bornerai à constater que, pour l'homme de la rue, pour ceux qui comme moi ne voient que les résultats sans pouvoir juger les méthodes, Paul Lemoine fut celui qui rénova tant de branches d'activité de notre vieille Institution, le créateur de cette œuvre admirable qu'est le Zoo de Yincennes. Nous avons chez nous, beaucoup de savants probes et consciencieux ; ce qui nous manque, ce sont plutôt des administrateurs à vues larges et lointaines, capables de s'orienter dans le maquis des règlements et des budgets, et dont la volonté, fut-elle même un peu brutalement exprimée, se tend obstinément en vue d'un but pratique et précis.

Paul Lemoine avait toutes ces qualités ; et c'est enfin un devoir pour nous de nous rappeler avec quel dévouement il en avait fait bénéficier notre Société ; il fut deux fois notre Président, en 1923 et en 1936 ; pendant des années, il a siégé dans notre Conseil apportant à nos confrères le précieux concours de ses initiatives et de son esprit pratique. Dans nos discussions, plus libres et plus familières peut-être parce qu'il s'agissait d'une société privée, les manières primesautières et vives de Paul Lemoine ont quelquefois fait jaillir des étincelles ; jamais elles n'ont provoqué de coups de foudre ; je me souviens de l'avoir entendu un soir, après d'amicales conversations avec des collègues, se rallier complètement à leur opinion, à laquelle le matin même il avait fait pourtant la plus vive opposition. Cette absolue franchise, cette absence totale de rancune, étaient chez lui la marque d'un esprit vraiment supérieur, qui ne se laissait guider que par la vérité et par le souci de l'intérêt général. Nul moins que lui ne fut ambitieux, « arriviste », manœuvrier : on serait au contraire tenté de lui reprocher de ne l'avoir pas été assez ; mais, sur le plan des valeurs morales, un tel reproche devient un éloge. Toutes les organisations qu'il a fondées, il en a poursuivi la réalisation avec le plus complet désintéressement ; et s'il a parfois laissé faire quelque bruit autour d'elles ce n'était point pour le vain plaisir de voir son nom mis en avant, mais parce qu'il jugeait, et avec raison, que la publicité est un ferment nécessaire pour faire aboutir une idée nouvelle.

Quelle meilleure preuve de son désintéressement que son attitude après qu'il eût dû abandonner la Direction du Muséum.

Un ambitieux vulgaire et égoïste se fut découragé, et réfugié dans des polémiques stériles. Pour lui, au contraire, ce changement d'orientation marque un réveil d'activités nouvelles. Il peut dès lors se consacrer entièrement à son cher Bassin de Paris.

Les trois volumes qu'il fit paraître alors presque coup sur coup, nous révèlent combien chez lui, cet amour du sol natal avait des racines profondes, poussées dans chacun ou chacune de ses champs, de ses forêts, de ses sources, de ses puits, de ses rivières, de ses routes, de ses monuments, de ses vieux noms, fruits ou témoins de tant de civilisations diverses. Poète. Paul Lemoine ne le fut certes pas par l'expression verbale ni par l'appel aux symboles ; mais l'évocation de tant de détails accumulés, surgissant les uns du lointain passé géologique, les autres de la vie des rois, des seigneurs, des moines ou des paysans qui laissèrent au cœur de la France le meilleur de leurs âmes, cette évocation finit par donner, dans certaines pages de l'œuvre finale de Paul Lemoine, une impression d'épopée.

Ce colonial, cet administrateur, cet homme d'affaires, nous a laissé pour testament, malheureusement inachevé, les premières strophes d'un hymne à l'Ile-de-France.


Notice Nécrologique
par Camille ROUYER
(extraits)

PARUE DANS LE « BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ DES SCIENCES HISTORIQUES ET NATURELLES DE L'YONNE » (Volume 93, 1939-1943, p. LIII)

Notre collègue, Paul Lemoine, ancien Directeur du Muséum d'Histoire Naturelle, Professeur de Géologie au Muséum, mort le 14 Mars 1940, appartient à notre Bourgogne tant par toute son ascendance paternelle que par l'intérêt qu'au cours de sa trop brève carrière, il ne cessa de témoigner à la Géologie bourguignonne.

Son père, M. Georges Lemoine, Président de noire Société, était né à Tonnerre, en 1841 ; son grand-père le Docteur Victor Lemoine fut longtemps médecin de l'Hospice de Tonnerre. Son bisaïeul Jean-Clément Lemoine, (1787-1862), fut médecin à Poilly-sur-Serein, et il était lui-même fils de Clément-Louis Lemoine (1750-1826), maître chirurgien à Poilly.

Cette famille avait de nombreuses alliances dans le Tonnerrois. Elle se classait dans cette bourgeoisie dont le rôle social était important, souvent méconnu, et dont les représentants au cours du siècle passé, étaient encore nombreux. L'instabilité économique ne favorisa point leur maintien et leur adaptation aux conditions nouvelles fut au cours du siècle dernier de moins en moins aisée. M. Georges Lemoine, attiré à Paris par une irrésistible vocation de chimiste quitta sa ville natale, mais il y revenait chaque année pour s'installer dans l'antique maison de ses ancêtres. Son fils Paul, aîné de quatre enfants, se lia d'amitié avec l'auteur de ces lignes, et curieux l'un et l'autre de sciences naturelles, c'est la Géologie des terrains de notre département qui eut dès lors leurs préférences. De ces goûts mutuels sortit une étude sur le Kiméridgien entre l'Aube et la Loire. Les qualités de méthode qui animent l'œuvre entière de Paul Lemoine se montrent, déjà dans ce travail de jeunesse. À côté de la description purement géologique il comprend des données hydrologiques, agronomiques, biologiques, etc.. C'est en somme un essai à tendance monographique.

En 1900, Paul Lemoine était pourvu d'une double licence en Sciences Naturelles et en Sciences Physiques, ainsi que du P.C.N. L'exploration des territoires coloniaux le tenta. Pendant deux ans, il parcourt le Nord et l'Ouest de Madagascar et de ces itinéraires il rapporte une importante monographie illustrée de fort belles cartes. Ce fut sa Thèse de Doctorat.

Répondant ensuite à l'appel du Comité d'Etudes du Maroc, il accepte une mission en ce Pays et non sans risques, il circule dans la région occidentale. Il dégage les grandes lignes de la Géologie des environs de Mogador, Safi, Marrakech et ces résultats guident encore ses successeurs. Il fut certes l'un des premiers européens qui, du col de l'Atlas contemplèrent les immenses plaines du Sous. Lemoine ne se borna d'ailleurs point à l'étude des terrains, objet principal de ce voyage. Son rapport au Comité témoigne de l'intérêt que lui suggéra toute la civilisation marocaine alors insuffisamment connue.

Le Maroc ne devait pas retenir l'activité de notre Collègue. Un de ses amis Louis Gentil, étudiait alors d'autres parties du pays ; comme Lemoine l'a écrit lui-même : « il était mon Maître et mon ami, mais nous n'avions pas sur toutes les questions de Géologie la même façon de penser. J'ai sacrifié le Maroc à mon amitié pour lui ». — « Sacrifice, écrit M. Gignoux dans sa notice biographique publiée par la Société Géologique de France, qui témoigne de la noblesse de caractère et de la délicatesse de sentiments de celui qui le consentit ».

Dès lors, c'est en France que va se dérouler la carrière de Paul Lemoine. En 1908, il entre au Muséum d'Histoire Naturelle comme Chef des Travaux de Géologie. Son goût pour les applications pratiques de cette science le conduit à diriger le cours de Géologie à l'Ecole Spéciale d'Architecture. En 1914, comme attaché à l'Etat-Major, sa compétence fut heureusement utilisée par des affectations à divers postes du Service géodésique et géographique tant sur le front de France qu'en Syrie.

En 1920, la chaire de Professeur de Géologie au Muséum lui est confiée. Il avait quarante-deux ans, avait été Président de la Société Géologique de France et jouissait parmi les Géologues français d'une estime absolue. Il succédait à Stanislas Meunier si longtemps titulaire de la chaire et dont les excursions publiques autour de Paris attiraient les amateurs jeunes et vieux. Paul Lemoine devait occuper ce poste jusqu'à sa mort.

L'œuvre entière du défunt a été excellemment retracée par M. Gignoux. Je ne veux pas ici la reprendre et je désire surtout rappeler en quoi elle intéresse le Département de l'Yonne et par extension le Bassin de la Seine, qui le touche de près. L'étage Kiméridgien entre l'Aube et la Loire, fut l'objet d'une note, en collaboration avec moi-même ; et nous publiâmes aussi une note sur « L'allure des plis et des failles en Basse-Bourgogne ».

Lemoine dans la suite, se montrait très prudent sur les conclusions à tirer des observations de tectonique dans le Bassin Parisien. En 1900, il donna à l'Académie des Sciences une note sur les plissements souterrains du Gault, où sont comparés ces accidents avec ceux de la Craie. Il conseillait sans cesse de multiplier les constatations. En 1910, il publia les « Résultats géologiques des sondages profonds du Bassin de Paris » : en 1912, « Les Tremblements de Terre du Bassin de Paris » ; en 1912, (avec collaboration Laurent), « Les lignes tectoniques de la Champagne » ; en 1913, « L'Indépendance des bandes de grès de Fontainebleau et des axes tectoniques », etc. En 1939, un très important ouvrage en collaboration avec MM. Humery et Soyer, résume un nombre considérable d'observations personnelles et de travaux d'auteurs : « Les sondages artésiens profonds du Bassin de Paris ». Il demeurera une source précieuse pour les Géologues et les Techniciens. De tout cela, ressort l'idée que les axes plus ou moins rectilignes, qui ont été longtemps classiques comme anticlinaux et synclinaux, sont accompagnés de dômes et de fosses. Il en résulte en somme, une structure encore complexe et il faut attendre le résultat d'une Géologie de profondeur pour apporter une clarté dans les points obscurs.

A l'occasion de la réunion de notre Société à Saint-Florentin en 1910, Paul Lemoine donne à notre Bulletin une note sur l'Albien de Saint-Florentin. Les zones albiennes différenciées en argile et en sables y sont décrites et leurs relations avec les couches synchroniques des régions voisines duement établies.

Les études de Cotteau et de Lambert sur le Jurassique laissaient dans l'ombre la stratigraphie des couches à polypiers qui s'étendent dans le canton de Cruzy-le-Châtel, autour du village de Gland ; on ignorait comment s'effectuait le passage latéral du coralligène au faciès vaseux à Ammonites, qui se développe dans la vallée de l'Armançon, à Lézinnes notamment. En 1911, notre Bulletin publia une note de Lemoine, en collaboration avec moi, qui prouve l'âge précis du « récif de Gland » et met en relief la rapidité avec laquelle disparaît ce faciès à polypiers entre Gland et Lézinnes. vraisemblablement sous l'influence de grands courants dirigés du Nord au Sud.

Citons encore en 1908. une note à l'Académie des Sciences sur les divers niveaux des alluvions au confluent de l'Yonne et de la Cure et en 1921, en séance, une communication sur la question, si discutée alors, de la connexité entre le cours de l'Yonne et celui de la Seine.

Sur le Bassin de Paris, l'œuvre essentielle de Paul Lemoine restera sa « Géologie du Bassin de Paris ». Ce livre, écrit M. Gignoux, a la plus grande qualité que l'on doit réclamer : c'est d'être bref et clair, de ne retenir que les détails utiles à une synthèse et ensuite d'être écrit non par devoir mais par goût.

L'auteur est ici dans son domaine favori... schéma de faciès, reconstitutions paléogéographiques, qui, pour le tertiaire parisien, peuvent être faites avec précision. Mais, si loin que soit poussé le travail d'analyse, n'y recherchons pas de vastes vues générales, Lemoine avait quelques préventions à l'égard des synthèses trop faciles. Certes le développement progressif de la Science géologique ne consistait pas pour lui en une simple question d'observations, si minutieuses soient-elles, et je l'ai entendu ciler le mot connu : « il n'y a de Science que du général » ; aussi bien, il recherchait le général, non seulement en Géologie, mais encore dans tous les ordres intellectuels qu'il abordait et rien de ce qui était humain ne lui fut étranger, cerveau capable de tout embrasser et de s'intéresser à tout. Ne craint-il pas de porter attention aux phénomènes de la baguette divinatoire (1913-1914), si bien que d'autres savants s'y intéressent eux aussi ; le problème de la Géophysique fut posé à nouveau et entra dans un domaine vraiment scientifique.

Le positivisme de Lemoine fut quelquefois intransigeant, mais il était d'une franchise totale et accessible quand même aux arguments. Il l'éloignait des solutions de chapelle, et certes les vues qu'il manifesta sur le mécanisme de l'évolution et la notion de l'espèce surprit les milieux autorisés. Les doctrines courantes sur ces questions ne lui paraissaient pas avoir le droit d'obtenir une consécration définitive et à cet égard, il ne cacha nullement ses conceptions dans la Grande Encyclopédie dont il avait assumé la direction.

Aussi bien, la volonté de Lemoine toujours en quête de faits et d'observations, a exigé une activité considérable. Je crois qu'il eut, dès ses débuts, l'intuition que le progrès scientifique tel qu'il l'imaginait en Géologie devait être une œuvre non pas exclusivement personnelle, mais qui postulait un travail en collaboration. De là, sont sorties nombre de notes publiées en commun. Il n'a pas craint d'associer à ses recherches nombre de géologues, débutants ou non, non pas certes pour s'approprier leurs découvertes, mais uniquement pour augmenter la somme de ses connaissances.

L'excellente biographie due à M. Gignoux met en relief à merveille, à côté des qualités du savant, la valeur même de l'homme : « Nous avons, écrit-il, chez nous beaucoup de savants probes et consciencieux ; ce qui nous manque ce sont plutôt des Administrateurs à vues larges et lointaines capables de s'orienter dans le maquis des règlements et des budgets. et dont la volonté se tend obstinément en vue d'un but pratique et précis ». Paul Lemoine fut cet administrateur, disons mieux, il fut organisateur. Le besoin d'ordre est manifesté dans ses moindres publications : ordonnance méthodique de l'exposé ; division en paragraphes, mise en relief des faits que le lecteur devra retenir... Au cours de sa carrière, nous pouvons et devons citer deux circonstances où il donna sa mesure à cet égard.

Sa nomination comme Professeur de Géologie au Muséum lui avait causé, comme il me le confia, une joie profonde. Son prédécesseur Stanislas Meunier s'était consacré surtout à une branche très spécialisée ressortissant à plusieurs disciplines, l'étude et la recollection des météorites. Or, il était mieux de ramener, au Muséum, la Géologie à un enseignement plus général. Il fallait aussi mettre de l'ordre dans les immenses collections. La première partie de ce programme pouvait être facilement réalisée. Mais le rangement et le classement des collections s'avéraient plus ardus. Le Professeur Abrard, successeur de Paul Lemoine, nous dit que celui-ci évaluait à 700.000 le nombre des échantillons. Or, lui-même, s'attèle à la besogne avec le concoure de plusieurs collaborateurs, notamment M. Abrard Sous-directeur du Laboratoire de Géologie ; elle dura quatre ans, tâche ingrate de révision de chaque fossile, menée jusqu'au bout consciencieusement ; les séries constituées furent classées par ordre géographique, pays par pays et chaque partie du monde occupe sa place déterminée.

En 1932, la nomination de Lemoine à la haute fonction de Directeur du Muséum prouve que sa personnalité, son caractère, et sa vaste intelligence avaient été reconnus par le Corps Professoral ; nous sommes sûrs que l'objet et le but de l'enseignement de l'Etablissement cadraient avec la pensée qui l'animait. L'activité de Lemoine ne se dirigea guère dans le sens d'une banale vulgarisation dans le domaine des Sciences Naturelles. Si préoccupé qu'il ait été de fournir aux masses avides de Science, le moyen de satisfaire leur ambition, il ne se dissimulait guère le danger de connaissances insuffisamment dirigées. Dans le passé, les méthodes du Muséum s'étaient adressées à une élite. Lemoine eut le souci, j'en ai la preuve, de dégager seuls les esprits où il avait reconnu, sinon une vocation, du moins des capacités suffisantes pour une assimilation véritable et productive. Or, il n'apparut pas au nouveau Directeur que, tel qu'il fonctionnait, le Muséum répondait aux besoins actuels. Il convenait de réformer un mécanisme incomplet et de lui imprimer un nouvel essor. Pour cette œuvre, il se passionna et dans une notice intitulée « Mon œuvre au Muséum pendant cinq ans », on lira ses efforts : création du Parc Zoologique de Viricennes, réorganisation de la Ménagerie, aménagement du Jardin Public, du Musée d'Ethnographie du Trocadéro, statut du personnel, etc., coordination et organisation financière, comme il l'écrit, tel est le rôle du Directeur. Mais coordonner, c'est agir en liaison, en commun, peser sur des forces qui opposent soit leur inertie, soit leur action propre. Rien n'est plus dur. Le directeur fut obéi, il le déclare, mais il fut incompris ; finalement les obstacles se dressèrent et en 1936, l'Assemblée des Professeurs présentait au Ministère un nouveau Directeur, entré depuis un an au Corps Professoral. Lemoine n'avait pas attendu cette décision pour démissionner ; sa notice précitée rend hommage à ses collaborateurs et laisse soupçonner que la Science fut en partie étrangère au vote de ses pairs. Je veux quant à moi rappeler à propos de cette œuvre au Muséum le mot de Charles Maurras : « Il faut utiliser le passé au profit du présent et néanmoins n'y pas sacrifier l'avenir.»

J'ai tenté de fixer les traits du savant et de l'homme d'action ; il convient non moins de dégager, s'il se peut, la qualité morale du défunt ; il ne tolérait guère les injustices ; il était peu indulgent pour le système des habiletés plus ou moins mesquines, ce genre d'activité s'opposait à son caractère, tout empreint de franchise et de loyauté. Souvent, ses interlocuteurs jugèrent ses répliques, dans les discussions, vives et mêmes brutales. Au fond, une telle attitude répondait à son besoin de vérité et de netteté, mais l'esprit n'avait pas tué le cœur. Paul Lemoine fut essentiellement bon et bienveillant. Qu'on lise « Mon œuvre », on y cherche en vain l'expression d'une rancune ; on y trouve la reconnaissance du concours de ses pairs dans son labeur de Directeur.

Je suis persuadé qu'en lui-même Paul Lemoine si peu enclin qu'il ait été à reconnaître une valeur aux systèmes qui prétendent améliorer « la condition humaine », avait deviné que la solidarité des intérêts ne saurait à elle seule suffire à une telle tâche et que, dans ce domaine, le plus solide fondement de nos espérances doit être le Spirituel.