par M. LIENARD, Inspecteur général des Mines, Directeur honoraire de l'École Nationale Supérieure des Mines.
Emile JOUGUET est né en 1871 à Bessèges. Son père, ancien élève de l'École Mines de Paris, a dirigé les usines métallurgiques de Bessèges. Sa mère était la fille d'un professeur de mathématiques à l'Université de Montpellier et la soeur de M. Charles LENTHERIC, Inspecteur général des Ponts et Chaussées qui a publié de nombreux ouvrages de géographie économique [Charles Pierre Marie LENTHERIC (X 1856), amoureux du Rhône].
Toute l'enfance d'Emile JOUGUET s'est passée dans le midi méditerranéen, imprégné de civilisation classique, et ce milieu a certainement développé en lui inné des travaux de l'esprit et des idées claires.
Il avait seize ans quand son père mourut. Sa mère vint s'installer à Paris, pour suivre les études de ses quatre enfants.
Sorti 4e de l'École Polytechnique dans le corps des Mines, Emile JOUGUET, après une année de service militaire, suivit les cours de l'École des Mines de Paris de 1892 à 1895. A sa sortie de l'école, il fut envoyé en service à Bordeaux. Cette première étape devait exercer une influence déterminante sur l'orientation de son esprit et de ses travaux : il devint, en effet, à la Faculté de Bordeaux, l'élève de P. DUHEM, et les travaux si originaux de ce maître sur l'Energétique, devaient décider la voie dans laquelle le jeune ingénieur allait désormais s'engager. Est-il besoin de dire qu'Emile JOUGUET ne se contenta pas d'être un disciple servile, mais qu'il ne devait pas tarder à ee montrer à son tour un initiateur et un maître. Plus que quiconque il a fait progresser la mécanique des systèmes complexes, où les principes de la Thermodynamique doivent se substituer à ceux de la Mécanique classique.
Cependant, son goût pour la science, et particulièrement la science pure, s'affirmait et l'orientait vers le. professorat. En 1898 il était nommé professeur à l'École des Mines de Saint-Étienne. Il ne devait plus, dès lors, cesser d'enseigner, jusqu'au terme de sa carrière en 1942. Après son passage à Saint-Etienne, il a été professeur de machines à l'École des Mines de Paris, professeur de thermodynamique à l'École du Génie rural, répétiteur, puis professeur de mécanique à l'École Polytechnique.
Ses travaux scientifiques ont trouvé un couronnement mérité, lorsque, le 8 décembre 1930, l'Académie des Sciences l'élut membre de sa section de Mécanique.
Tout en consacrant la majeure partie de ses forces à la science et à l'enseignement, Emile JOUGUET n'a jamais cessé d'apporter un concours précieux à l'Administration. Il a longtemps servi dans le contrôle des chemins de fer. Sa compétence l'avait fait désigner comme membre de nombreuses commissions, parmi lesquelles je citerai : la Commission permanente des recherches scientifiques sur le grisou et sur les explosifs employés dans les mines, le Haut Comité de coordination des Recherches scientifiques, le Comité d'études et de recherches pour l'aménagement et l'utilisation des forces hydrauliques. Il fut chargé de missions spéciales, étendues et délicates : étude des mesures propres à assurer l'amélioration des transports, élaboration d'un règlement général sur les transports, mission spéciale pour suivre les expériences d'aviation.
Esprit très complet, doué d'un grand bon sens, il était également apte à s'occuper de questions pratiques et de problèmes scientifiques. C'est surtout pendant la guerre de 1914-1918 qu'il eut l'occasion de mettre en évidence ses qualités d'organisateur et de chef. Après avoir commandé des dépôts importants de matériel automobile à Montluçon et Boulogne-sur-Seine, il fut nomme chef du service du matériel et des fabrications automobiles aux Ministères de l'Armement et de la Reconstitution industrielle, et dirigea avec une parfaite maîtrise, dans des circonstances difficiles, ces importants services. Il fut promu, à la fin de cette période, colonel de réserve, grade qui n'est généralement attribué qu'à d'anciens officiers de l'armée active.
Emile JOUGUET a été nommé Inspecteur général des Mines en 1923. En janvier 1936 il recevait la cravate de commandeur de la Légion d'honneur.
Un de ses élèves, M. Maurice ROY, expose plus loin les principaux sujets des recherches auxquelles Emile JOUGUET s'est intéressé, et montre l'importance de ses travaux. Pour moi, qui ai eu le grand bonheur d'avoir en lui un ami incomparable, je me contenterai de dire quelques mots sur l'homme, son caractère et ses qualités.
C'est à son arrivée à Saint-Étienne, en 1898, que je fis sa connaissance. Nous ne devions plus guère être séparés que pendant les années de guerre. Plus encore que par les circonstances, nous étions rapprochés par notre goût commun pour la recherche scientifique. J'ai perdu en lui un ami parfait car il possédait au plus haut point les qualités maîtresses d'un ami : la sincérité et la générosité.
Ces mêmes qualités, il les a déployées également dans tous ses travaux scientifiques. Bien que les sujets de nos recherches personnelles ne fussent pas identiques, ils avaient cependant un noint commun : nous nous intéressions l'un et l'autre, profondément, à la thermodynamique, et nous en discutions souvent et volontiers. J'ai eu donc fréquemment l'occasion d'apprécier ses qualités de savant.
Sa sincérité était absolue et se doublait d'une rare pénétration d'esprit. Nul moins que lui ne se laissait impressionner par l'aspect superficiel des choses, par les mots ou les symboles.
C'était un mathématicien de premier ordre. Il aimait les mathématiques et il en avait le don. Il faisait partie de la petite phalange de maîtres qui savent se servir d'une équation aux dérivées partielles (car beaucoup alignent ces équations mais peu les utilisent). Cependant sa remarquable virtuosité ne lui faisait pas illusion. Il savait reconnaître les limites étroites de la recherche mathématique. « C'est un outil très lourd, avait-il coutume de dire, une sorte de massue, qu'il faut manier avec des précautions infinies. » Son souci primordial, au cours d'un calcul difficile, était de ne jamais perdre contact avec la réalité, de suivre toujours derrière les signes abstraits, les phénomènes physiques qu'ils traduisent.
Autre trait remarquable de sa probité intellectuelle : en bon mathématicien, en disciple de DUHEM, Emile JOUGUET avait un goût très vif pour les généralisations, pour les grandes constructions abstraites. Mais ce penchant ne lui a jamais fait accepter une simplification quelconque, qui éloigne la théorie de la réalité. Il déplorait la complexité des lois naturelles, regrettait que leur traduction exacte pose un problème mathématique insoluble, mais n'aurait jamais consenti à déformer les données.
Emile JOUGUET était dans la pleine acception du mot un esprit philosophique, doué d'un admirable sens critique. Pas plus qu'il ne se laissait prendre au symbolisme mathématique, il ne se laissait duper par les mots et ne se contentait d'à peu près. Il ne se déclarait satisfait qu'après une étude serrée, séparant le bon grain de l'ivraie, dégageant l'idée claire et juste du fatras des propositions confuses et même inexactes. C'est grâce à cette pénétration d'esprit par exemple que les «Lectures de Mécanique» ne constituent pas de simples extraits, plus ou moins bien choisis, mais bien le recueil des textes essentiels, caractérisant l'oeuvre des fondateurs de la Mécanique.
J'ajouterai qu'il a été servi, dans cette tâche délicate de philosophe, par un réel talent d'écrivain. Ce théoricien rigide et abstrait savait donner un relief incomparable aux idées qu'il exprimait, et tous ceux qui ont lu ses ouvrages ont admiré le tour aisé et vivant de ses raisonnements, la verve même de ses remarques.
Sa générosité était infinie et n'avait d'égale qu'une modestie qui irritait parfois ses amis. Je n'en citerais qu'un trait, mais caractéristique. Nul plus qu'Émile JOUGUET n'a contribué à mettre au point la délicate question de la similitude en mécanique. Son exposé du problème est magistral, mais il est tourné de telle sorte que le lecteur non prévenu ignore complètement l'apport personnel du maître; bien plus, au cours de l'analyse pénétrante qu'il a faite de cette question, pour en classer les divers aspects, il formule des conditions qu'il baptise du nom de physiciens, certes éminents, mais qui n'avaient jamais eu une vue d'ensemble du problème. On peut croire de très bonne foi que le rôle de JOUGUET s'est borné à rassembler les résultats des travaux de ses devanciers, alors qu'en fait, il est personnellement l'inventeur de cette analyse remarquable.
Cette générosité innée le faisait se prodiguer aux autres. Je l'ai souvent mis à contribution, soit pour soumettre mes propres idées à sa critique pénétrante, soit pour éclaircir un point obscur. Bien que je lui prenne ainsi un temps précieux, qu'il aurait pu consacrer à ses études personnelles, il n'hésitait jamais à répondre longuement à mes questions et à développer ses explications jusqu'à ce que je me déclare complètement éclairé.
J'étais, il est vrai, son ami de longtemps, mais il réservait le même accueil à tous, anciens élèves, ingénieurs, professeurs, pourvu qu'il les sente animés d'un désir sincère d'étude et de travail. Il apportât dans la critique des travaux qui lui étaient soumis une bienveillance extrême, excellant à tirer d'une théorie boiteuse une conception neuve et originale, cherchant par-dessus tout à ne pas décourager un chercheur. Il était personnellement d'un désintéressement absolu, il croyait à la Science, il lui avait consacré sa vie. Tout autour de lui il voyait des hommes attachés à des buts plus intéressés qui venaient le consulter. Il ne s'en offusquait point. Jusqu'à la fin de sa vie il a aimé la jeunesse, regrettant, non pas qu'on lui prenne son temps, mais que les pillards ne soient pas plus nombreux.
Pour achever le portrait de cet homme si attachant, j'ajouterai qu'il était la vaillance même. J'ai quelque scrupule ici à parler de préoccupations familiales qu'il tenait secrètes. Toute la fin de sa vie a été assombrie par de lourds soucis que connaissaient seuls ses amis : la santé de deux de ses filles lui donnait depuis longtemps de graves sujets d'inquiétude et il ne cessait d'intervenir pour leur procurer les soins nécessaires. Il y parvenait sans interrompre ses travaux, sans diminuer la qualité de son enseignement, sans que s'en ressentît en rien l'accueil qu'il réservait à tous ceux qui venaient le consulter.
L'une de ses chères malades mourait en juillet 1942. Il en fut profondément touché et il n'est pas douteux que la douleur qu'il a ressentie alors n'ait contribué à avancer sa fin. Et cependant, après une courte période de dépression, il s'était remis vaillamment au travail, dès la fin de 1942 [Denise (1906-1942, Mme Gabriel CASTELLI]. Il a donné là un admirable exemple d'énergie, que je crois bon de révéler.
Emile JOUGUET a été un homme remarquablement complet. Savant éminent, bon serviteur du pays, parfait honnête homme dans toute la force du terme, sa disparition met en deuil non seulement sa famille et ses amis, mais le monde scientifique et le pays tout entier qui a un si grand besoin de bons serviteurs.
L'OEUVRE SCIENTIFIQUE D'EMILE JOUGUET
Par Maurice ROY, Ingénieur en chef des Mines, Correspondant de l'Académie des Sciences.
Une analyse exacte et complète de l'oeuvre scientifique d'Emile Jouguet nécessiterait une étude très développée.
Outre la parfaite connaissance qu'il faudrait avoir d'un sujet aussi vaste, certaines lumières qu'en d'autres circonstances il eût été aisé de recueillir font défaut à l'auteur de ces lignes. Que le lecteur veuille donc bien l'excuser d'aborder une entreprise peut-être téméraire : le désir d'apporter sans plus tarder un hommage de vénération et un tribut de reconnaissance à la pure figure de l'un des plus éminents savants dont s'honore la Mécanique française est ici sa seule justification.
La carrière d'Emile Jouguet présente une remarquable et profonde unité. Tout entière vouée au Corps des Mines et au service de l'État, il la partagea entre certaines des fonctions dévolues aux ingénieurs de ce Corps et l'enseignement, occupations qu'une rare capacité de labeur intellectuel lui permit de mener de front avec des recherches scientifiques orientées précisément vers des problèmes essentiels pour l'art de l'ingénieur et, notamment, pour l'application de celui-ci à l'industrie extractive.
En 1895, débutant à Bordeaux comme Ingénieur des Mines et du Contrôle des Chemins de fer, E. Jouguet se trouvait rapproché de Pierre Duhem, qui enseignait à la Faculté des Sciences de cette ville et qui élaborait à cette époque sa doctrine de l'Énergétique ou science des transformations de l'énergie, visant en particulier à l'étude des mouvements accompagnés de changements d'état et soumis à des actions plus générales que celles dont traite la Mécanique rationnelle.
Ce rapprochement exerça une influence décisive sur l'orientation des recherches personnelles vers lesquelles le jeune ingénieur était entraîné par sa curiosité intellectuelle et par la force de pénétration de son esprit.
Lui-même, en diverses circonstances, a marqué ce qu'il estimait devoir à l'inspiration de Pierre Duhem qu'il considérait comme son véritable Maître. Mais ce commerce de deux grands esprits ne fut pas moins profitable à l'un qu'à l'autre car Pierre Duhem a tenu à déclarer que, dans la construction de sa Dynamique générale, les travaux de son élève « lui avaient donné en abondance les suggestions fructueuses et les critiques profitables ». Un tel éloge n'est pas mince mais, surtout, il est aussi digne de considération par l'autorité de celui qui l'exprimait que par sa pertinence.
C'est qu'en effet la personnalité scientifique d'Emile Jouguet est caractérisée, entre autres traits, par l'acuité de son sens critique et par sa capacité de conception d'idées fécondes. Ces idées, il les livrait généreusement à ceux qui le consultaient ou lui demandaient conseil. Aussi son oeuvre est-elle beaucoup plus étendue qu'il ne paraît car elle déborde ce qu'il a publié et se prolonge dans les travaux de ceux qui ont bénéficié de ses suggestions comme de ses critiques : en témoigner ici n'est que remplir un simple devoir de gratitude.
On aura, d'ailleurs, l'occasion plus loin de signaler chemin faisant combien certaines publications et, en particulier, les ouvrages d'enseignement du Maître disparu sont susceptibles d'éclairer ceux qui, comme lui, cherchent à « comprendre à fond » les problèmes si nombreux qu'il a étudiés et de les orienter vers de nouvelles et fécondes recherches.
Presque toutes les publications d'Emile Jouguet se rattachent à l'application de la Thermodynamique à la Mécanique et il convient d'y insister.
Duhem est un des premiers savants qui aient soutenu que la Mécanique rationnelle classique n'était pas la science universelle du mouvement. Il fut, en France, le promoteur du courant d'idées selon lequel la Thermodynamique apparaît comme une Mécanique généralisée permettant d'aborder des études qui échappaient plus ou moins à la Mécanique rationnelle : fluides compressibles, solides élastiques, systèmes chimiques.
C'est ce courant d'idées qu'a suivi E. Jouguet et c'est à lui qu'il faut reconnaître la prééminence dans le développement et la mise au point de ce chapitre de la Mécanique moderne qu'il a cultivé, à la suite et sous l'inspiration initiale de Duhem. De celui-ci il a, d'ailleurs, abandonné certaines idées trop absolues et qui ne lui paraissaient pas susceptibles d'être conservées dans l'état actuel de la Science.
Ce courant d'idées, où son apport personnel est encore insuffisamment connu, est d'ailleurs loin d'avoir épuisé toute sa fécondité encore qu'il paraisse en France déjà délaissé en faveur d'un courant plus récent, né de l'étude des mouvements moléculaires.
Bien que cette évolution récente ne se soit pas faite dans le sens que prévoyait Duhem, elle est cependant conforme à une de ses pensées fondamentales et selon laquelle la naissance des mécaniques nouvelles ne saurait surprendre, la science du mouvement devant, selon l'expression même d'E. Jouguet, « enrichir continuellement ses principes expérimentaux au fur et à mesure qu'elle étudie des problèmes plus complexes ».
Dans ces généralisations et approximations successives et selon une autre autre expression d'Emile Jouquet « l'union de la Mécanique rationnelle et de la Thermodynamique se présente comme un premier stade, caractérisé par une doctrine bien homogène, de nature nettement macroscopique et de méthode assez uniforme, la Thermodynamique pouvant être présentée, grâce à la notion de potentiel interne, comme un épanouissement du principe des vitesses virtuelles ».
Tout en consacrant ses efforts à cultiver cette doctrine et en apportant à sa construction le maximum de rigueur, Emile Jouquet savait, comme en fait foi la citation précédente, se garder de céder à la tentation, rencontrée par Duhem lui-même, d'y voir un stade en quelque sorte définitif de la science du mouvement. C'est que chez lui la capacité d'abstraction et de généralisation s'alliait à une perception très fine de la nature des choses et des limites que leur complexité assigne à la validité des principes. Cette attitude intellectuelle, manifestation d'un rare et remarquable équilibre entre l'esprit de géométrie et l'esprit de finesse, l'apparente à l'illustre savant que fut Pascal, dont le rapprochent également sa conception de la Mécanique comme une science de la nature ainsi que la forme précise, vigoureuse et imagée de son style, où l'on ne peut s'empêcher de voir la fidèle image de sa pensée.
Pour passer en revue les travaux publiés par Emile Jouguet, travaux dont on vient d'indiquer les idées génératrices, nous les grouperons à son instigation même sous quelques chefs principaux, en allant des principes aux applications.
Le fruit en est partiellement contenu dans les deux volumes qu'il a publiés, en 1908 et 1909, sous le titre modeste de « Lectures de Mécanique ». S'effaçant devant les auteurs dont il cite les textes essentiels, c'est en fait une oeuvre magistrale d'historien et de philosophe de la Mécanique qu'il met à la portée des étudiants eux-mêmes. Les textes réunis dans cet ouvrage sont choisis avec le plus sûr discernement pour illustrer l'aperçu que, dès le début, l'auteur donne des procédés par lesquels, partant d'idées vagues qui lui sont fournies par l'observation et l'expérience et qui constituent des produits à la fois de la nature des choses et de la nature de l'esprit, celui-ci parvient à construire les sciences rationnelles de la nature.
Dès la parution de cet ouvrage, Le Châtelier en recommandait la lecture « aux étudiants désireux de comprendre ce qu'ils apprennent ». Le conseil vaut assurément pour quiconque aspire à l'intelligence des principes de la Mécanique.
Le premier volume de ces « lectures » consacré à « la naissance de la Mécanique », va d'Aristote et Archimède aux précurseurs immédiats de Newton. Le second, consacré à 1' « organisation de la Mécanique», débute par les travaux de Newton et conduit, en passant par Lagrange, à ceux des mécaniciens modernes, Saint-Venant, Kirchhoff, Reech, Hertz et Poincaré.
Selon une vue personnelle et qui va très loin, l'auteur y distingue deux courants en lesquels le développement de la Dynamique moderne lui paraît se partager. Le premier de ces courants, qu'il rattache à Descartes, est issu de la notion de force des corps en mouvement et aboutit à la considération de l'énergie : c'est le courant énergétique, représenté dans la Mécanique classique par les principes relatifs à l'inertie de la matière, à la conservation de la vitesse d'un point matériel isolé et à l'égalité de l'action et de la réaction. Le second courant procède de l'idée de Galilée de mesurer l'intensité d'un mouvement par la force statique qui l'arrête (La mesure de la vitesse d'un courant fluide au moyen de la «surpression d'arrêt » manifestée par un tube de Pitot est une illustration frappante de cette idée. Par une bizarre déviation, le langage courant baptise « pression dynamique » cette surpression éminemment statique) : c'est le courant statique qui donne le principe de la proportionnalité de la force à l'accélération.
Les travaux qui se rattachent à ce courant occupent la place principale dans l'histoire de la Mécanique rationnelle classique et Emile Jouguet y distingue de nombreux points de vue différents soit qu'on donne, avec d'Alembert, Carnot, Saint-Venant, Kirchhoff, Mach, le premier rang à la notion de masse, soit qu'on attribue celui-ci avec Euler et Eeech à celle de force.
Les idées énergétiques, qui imposent seules la notion de mouvement absolu, n'ont pas, selon l'Auteur, laissé dans les principes fondamentaux tout ce qu'elles auraient justifié et c'est la que réside en partie l'insuffisance de la Mécanique classique pour représenter de manière satisfaisante tous les mouvements de la nature.
L'introduction de la Thermodynamique constitue à cet égard une première étape dans la voie du complément nécessaire, comme on le constate en premier lieu pour l'étude des mouvements des fluides compressibles et cette remarque justifie les efforts couronnés de succès qu'E. Jouguet a consacrés dans ses recherches personnelles à ce perfectionnement fondamental de la Mécanique classique.
L'Auteur se proposait, d'ailleurs, de retracer l'histoire de la Mécanique des fluides dans un troisième volume de ces « Lectures de Mécanique », volume dont il déclarait lui-même, dès 1929, la préparation très avancée. Combien doit-on regretter aujourd'hui qu'il n'ait pas eu le loisir de couronner ainsi son oeuvre d'historien ! Du moins en a-t-il publié un bref extrait sur la mécanique des liquides. Sous une autre forme, dans une conférence à la Société française de Navigation aérienne, il a traité brièvement le même sujet et ses auditeurs se souviennent certainement de la forme si vivante et enjouée qu'il donnait à sa conclusion et qui renfermait une noble leçon de déférence à l'égard d'un passé parfois injustement dédaigné. Après avoir lumineusement expliqué l'apport d'idées des mécaniciens du XVIIe et du XVIIIe siècle à la naissance de la Mécanique des fluides et s'excusant presque d'avoir rappelé l'attention des techniciens de l'aéronautique sur ces idées anciennes, il remarquait que si les images de l'époque représentaient les grands hommes dont il venait de les entretenir revêtus de leurs perruques d'apparat, du moins ces « vieilles perruques » abritaient des « cerveaux bien faits ».
Ces « Lectures de Mécanique » ne contiennent pas seulement, à propos des citations les plus chargées de sens, des commentaires qui mettent si vivement en lumière la démarche de l'esprit des créateurs de la Mécanique classique : ils contiennent aussi des vues personnelles et nouvelles qui complètent certains sujets. On notera, en particulier, une discussion des hypothèses sur la relativité du mouvement qui sont à la base de la théorie du choc des corps de Huyghens et une étude des liaisons unilatérales associées aux liaisons bilatérales qui comportent des roulements.
En ce qui concerne les principes de la Thermodynamique, l'inégalité de Clausius a été le centre de recherches importantes et en quelque sorte permanentes d'Emile Jouguet. Sa modestie naturelle, qu'il faut bien qualifier d'excessive, l'a seule empêché de reconnaître l'importance de son apport personnel aux travaux déjà consacrés à cette question fondamentale, notamment par Poincaré, Potier, Pellat, Gouy et Robin.
Du Second Principe, dit de Carnot - Clausius, il a donné un énoncé qui mérite de porter son nom, comme pour ma part je l'enseigne depuis 1925 à mes élèves.
Cet énoncé est le suivant :
« A tout point de l'échelle des températures on peut faire correspondre de façon univoque un nombre positif T appelé température absolue et à tout état intérieur une fonction S uniforme des seuls paramètres définissant cet état intérieur, fonction appelée entropie et définie à une constante arbitraire près.
« Dans les deux cas particuliers ci-après, T et S jouissent des propriétés suivantes : « 1° Si le système est à température uniforme T, la quantité de chaleur d'Q qu'il reçoit dans une transformation élémentaire et le travail non compensé T d'P de ses irréversibilités intrinsèques satisfont à la relation : d'Q = T dS - T d'P, d'P étant nul si la transformation est réversible ou subréversible, positif dans tout autre cas ; « 2° Si le système évolue au contact d'une source unique à température absolue TETA, la quantité de chaleur d'Q0 reçue par la source dans la transformation élémentaire du système et la perte énergétique TETA d'PI de cette transformation monothermique satisfont à la relation : - d'Q0 = TETA d S - TETA d'PI d'PI étant nul si la transformation est réversible, positif dans tout autre cas. Les quantités d'Q, d'P, d' Q0, d'PI ne sont pas, en général, des différentielles exactes. »
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En une quinzaine de lignes, cet énoncé précise de nombreuses notions et, malgré sa limitation à deux cas en apparence très particuliers, il offre une généralité presque insoupçonnable. Celle-ci vient de ce que presque tous les problèmes thermodynamiques qui concernent notamment les machines thermiques, ou si l'on préfère les systèmes qui n'échangent avec l'extérieur que du travail et de la chaleur, peuvent se ramener à l'un ou à l'autre des deux cas envisagés. En particulier, toute machine fonctionnant au sein de l'atmosphère, laquelle en un lieu donné est assimilable à une « source de chaleur » unique à température bien déterminée, subit une évolution monothermique, à la condition d'englober dans la machine considérée tous les corps distincts de la source et subissant une transformation à prendre en compte.
Cet énoncé suffit ainsi à une théorie complète et cohérente de toutes les machines thermiques, ainsi que son auteur l'a développé dans son enseignement. Il suffit aussi pour étudier la plupart des problèmes de cette Mécanique chimique à laquelle il a apporté une si large contribution.
Il en découle notamment cette conclusion immédiate que dans toute transformation monothermique l'entropie ne peut que croître et Emile Jouguet a été le premier à tirer de cette remarque fondamentale des conséquences, comme par exemple l'impossibilité physique d'une onde de choc transmettant une dépression.
A propos de l'inégalité de Clausius, E. Jouguet a été également le premier à analyser et à faire valoir exactement le rôle des quantités de chaleur engendrées par le frottement au contact de deux corps comme entre un corps et une source. Avant lui Duhem, dont l'attention avait également été attirée sur ce point, avait bien donné une définition de la chaleur reçue par une partie qui frotte sur les parties voisines, mais E. Jouguet en a proposé une autre, qui évite les inconvénients de la précédente et qui est plus conforme aux intuitions de la plupart des physiciens et, notamment, à la pensée de Poincaré. Avec sa largeur d'esprit, E. Jouguet observait que, s'agissant de définition, on pouvait d'ailleurs soutenir que le choix était indifférent et qu'il suffisait « quel que soit ce choix, de donner aux résultats de la science la forme compatible avec la définition adoptée ». En fait, Duhem lui-même a utilisé, dans son Traité d'Energétique, tantôt sa propre définition, tantôt celle de son élève devenu bien vite un Maître en la matière. La seconde présente, toutefois, l'avantage fondamental de conserver dans tous les cas au « travail non compensé » un signe invariable. La maîtrise d'Emile Jouguet se manifeste ici dans le choix judicieux et la portée rigoureuse de ses définitions, en un domaine particulièrement difficile et où rien n'échappait à sa méditation.
A ses travaux sur les principes de la Mécanique et de la Thermodynamique, il faut encore rattacher ses recherches, extrêmement importantes, sur la stabilité.
Tout en traitant ce problème sur le plan plus général de la Thermodynamique et suivant en cela sa tendance profonde, que l'on a déjà signalée, à la généralisation sans se départir du souci de la rigueur maximum, E. Jouguet ne s'est pas contenté des définitions trop vagues ou des démonstrations trop rapides qui firent penser à certains thermodynamiciens que leurs méthodes permettaient de traiter les problèmes de la stabilité plus simplement que celles de la Mécanique rationnelle.
Au contraire, c'est par des méthodes aussi voisines que possibles de ces dernières qu'il a notamment démontré les critères de Gibbs et de Robin sur la stabilité de l'équilibre soit monothermique, soit adiabatique en reprenant et précisant, en rectifiant doit-on dire, les définitions insuffisantes de ces auteurs. Pour la suffisance de ces critères, c'est la méthode de Lejeune-Dirichlet qu'il a naturellement appliquée en étendant les résultats aux systèmes doués d'inertie. Pour la nécessité des mêmes critères et tout en se bornant au cas où les résistances sont visqueuses, il a utilisé la théorie de la stabilité séculaire de Tait et Thomson et de Poincaré.
D'abord sur le plan de la Mécanique rationnelle, puis sur celui de la Thermodynamique, E. Jouguet a considérablement perfectionné cette théorie et, en premier lieu, un important théorème de Duhem et Chipart. Dans l'amortissement des oscillations d'un système visqueux, il a notamment introduit des distinctions essentielles selon qu'il y a simple extinction de vitesses, ou retour à la position primitive d'équilibre, ou enfin retour à une position d'équilibre voisine de la position primitive. Un exemple de ce dernier cas est celui de l'équilibre adiabatique d'un système thermodynamique, comme conséquence de la croissance continue de l'entropie, nouvelle application dans ce domaine d'une remarque fondamentale déjà notée.
Il a donné, notamment, un autre exemple de sa faculté de généralisation des problèmes les plus ardus en démontrant la correspondance aux stabilités monothermique et adiabatique des stabilités sous pression constante et sous volume constant, celles-ci résultant nécessairement de celles-là.
En dehors d'un important mémoire de 1929 sur ces sujets, - mémoire qui mérite de devenir classique et que méditeront avec fruit ceux qui étudient ces problèmes, même sur le plan restreint de la Mécanique rationnelle, - la question a été reprise par lui dans une communication que j'eus l'honneur de présenter en son nom au Congrès de Mécanique appliquée de Stockholm en 1930. Cette communication, d'une prodigieuse concision, est un modèle du genre tant par la mise au point qu'elle constitue que par les résultats nouveaux qu'elle apporte en matière de stabilité mécanique, en particulier pour le problème du gyroscope où il est tenu compte de la masse des anneaux qui réalisent la suspension à la Cardan de cet appareil et des résistances visqueuses qui détruisent les stabilités purement gyroscopiqucs, lesquelles présentent la propriété de ne pas exiger que le potentiel des actions extérieures soit minimum.
Selon l'orientation fondamentale de ses travaux, E. Jouguet a été naturellement porté à traiter cette Mécanique comme une application de la Thermodynamique et à perfectionner ainsi, entre autres, la conception de la relation supplémentaire, la théorie des ondes de choc dans les fluides comme dans les solides, enfin la théorie de l'élasticité en ce qui concerne les petites déformations des solides autour d'un état dont les tensions sont finies.
Citons seulement quelques résultats nouveaux obtenus par lui dans ces trois ordres d'idées.
Posant les équations du mouvement des fluides par la méthode énergétique, il a montré que la relation supplémentaire de la Mécanique des fluides doit alors s'énoncer non pas : « la pression est une fonction de la densité », mais : « l'entropie est une fonction de la température ». Cet énoncé est plus général que le précédent : il s'applique, notamment, aux fluides qui seraient soumis aux actions non newtoniennes de Duhem et aux fluides polarisés, où M. Liénard a montré que la pression peut dépendre de l'orientation de l'élément pressé. Pour ces fluides, et bien que négligeant les phénomènes électrodynamiques dont ils sont le siège et dont la Thermodynamique ne peut tenir compte, il a pu y étudier la propagation des ondes et montrer que la polarisation suffit à y rendre la vitesse du son variable avec la direction de la propagation.
A propos des ondes de choc, E. Jouguet, partant toujours de la méthode énergétique, étendait dès 1901 aux ondes de forme quelconque les formules de Riemann et de Hugoniot. Une remarque extrêmement féconde qu'il faisait à ce sujet devait être le point de départ de toutes ses recherches sur la propagation des explosions, l'une des pièces maîtresses de son oeuvre scientifique : il observait simplement que ses résultats étaient applicables, en effet, au cas où l'état du fluide dépendait non seulement de sa densité et de sa température, mais encore d'autres variables telles que des variables chimiques !
On lui doit encore, outre la loi que l'onde de choc pure ne peut transmettre qu'une compression, conséquence immédiate bien que non aperçue encore du principe de Carnot-Clausius, l'explication de la croissance de l'entropie à la traversée de l'onde par la mise en compte de la viscosité et de la conductibilité, si petites qu'elles soient, dans l'épaisseur d'une quasi-onde au sens de Duhem, dont l'onde pure n'est que la schématisation idéale. Ce souci de l'explication physique d'un phénomène, trop généralement traité comme un problème abstrait d'Analyse, manifeste bien le goût de la réalité physique qui prédisposait E. Jouguet à être non seulement un abstracteur d'une rare puissance, mais aussi un authentique « ingénieur ». A cette occasion, il établissait les relations qui existent entre la célérité des ondes de choc et celle du son dans les milieux amont et aval, relations qu'il étendait même aux gaz non parfaits avec les modifications et restrictions nécessaires. De même il établissait le parallélisme entre l'onde de choc dans l'écoulement des fluides compressibles à travers une tuyère et le phénomène du ressaut hydraulique dans les cours d'eau, montrant que la formule de Bélanger pour la perte de charge d'un tel ressaut s'identifie avec la loi adiabatique dynamique d'Hugoniot. Dans cette voie, ses études n'ont pas toutes été publiées et, à plusieurs reprises, j'eus l'occasion de discuter avec lui d'une étude déjà fort avancée sur le problème général des tuyères avec intervention de la viscosité et dans laquelle il développait des vues personnelles du plus haut intérêt. Sa conscience était si exigeante quant à ses propres travaux que, ne s'estimant pas satisfait de l'état de celui-ci, il en remettait à plus tard sans hésitation ni regret la publication.
Les ondes de choc dans les fluides compressibles peuvent servir d'échappatoire au paradoxe de d'Alembert, sujet qu'il a également travaillé car il surgit au seuil de toute théorie de la résistance des fluides. Il me fit l'honneur de collaborer avec lui à une communication à l'Académie des Sciences, dans laquelle nous avons montré le rôle important que joue là encore l'accroissement d'entropie qui accompagne de telles ondes.
Passant des fluides aux fils, E. Jouguet y a étudié la propagation des deux ondes de choc découvertes par M. Louis ROY, l'un des savants avec lesquels il a fréquemment collaboré. De même, il a étudié la propagation des ondes de choc dans les solides élastiques affectés de déformations finies, où Duhem puis M. Hadamard n'avaient encore étudié que la propagation des ondes d'accélération. C'est ainsi, par exemple, qu'il a établi le résultat suivant pour les milieux vitreux : une onde de choc, si elle n'est pas trop intense, est soit plus rapide que les ondes longitudinales d'accélération, soit plus lente que les ondes transversales de même sorte.
Dans la théorie généralisée de l'Élasticité, E. Jouguet a insisté en particulier sur le fait que la conception d'un état initial notablement contraint permet de rattacher à la théorie de l'Élasticité l'étude des petits mouvements des gaz. Il a montré également que l'application de la loi de réciprocité de Lord Rayleigh permet d'étudier les coefficients thermodynamiques des corps élastiques placés dans un tel état initial : cette remarque, entre autres, peut être le point de départ de recherches fructueuses.
A propos de la Dynamique des fluides, E. Jouguet s'est attaché à maintes reprises à l'étude de la similitude et, en laissant toujours à ses devanciers le plus large mérite, il a trop laissé dans l'ombre sa part personnelle. En le considérant comme le premier savant qui ait le plus largement éclairé la question, on ne fera sans doute que lui rendre tardivement une pleine justice.
C'est à chaque pas que l'on retrouve sur ce terrain le fruit de son érudition sur les travaux des fondateurs de la Mécanique classique. Ainsi a-t-il remis en honneur un résultat établi par Newton qui a introduit le premier la compressibilité des fluides dans la théorie de la similitude en partant, il est vrai, d'hypothèses moléculaires rejetées par la science moderne.
Remplaçant ces hypothèses par les lois des gaz parfaits il a rétabli, même en présence d'ondes de choc, le résultat de Newton selon lequel, aux grandes vitesses, la résistance tend à devenir proportionnelle au carré de la vitesse, ce que les expériences balistiques les plus récentes paraissent bien confirmer.
De même, il a repris l'introduction de la conductibilité des fluides opérée dans la théorie de la similitude par Boussinesq et Smoluchowski pour lui étendre un théorème important de Helmholtz et montré ainsi que, comme pour la viscosité, le rôle de la conductibilité est faible dans les mouvements rapides et considérable dans les mouvements lents. Il en résulte immédiatement une règle importante à observer pour que les essais sur modèles réduits donnent une correspondance satisfaisante avec les essais en vraie grandeur : pour les mouvements rapides, il faut, en effet, chercher à réaliser la similitude des effets de la compressibilité, c'est-à-dire l'égalité des nombres dits de Bairstow et Booth, dont il a relevé d'ailleurs que la paternité pourrait être attribuée à Sarrau, tandis que pour les mouvements lents il faut assurer la similitude des effets de la viscosité et de la conductibilité, résultat obtenu simultanément par l'égalité des nombres de Reynolds.
Dans le même ordre d'idées, E. Jouguet a établi un résultat extrêmement important pour la théorie des machines hydrauliques et dont on pourrait sans doute tirer parti pour une extension aux machines à fluides compressibles. Il a montré, en effet, que lorsque la turbulence d'un courant liquide devient grande, la résistance tend à devenir proportionelle au carré de la vitesse. En hommage à Borda, il a baptisé « pertes à la Borda » les pertes de charge occasionnées dans de telles conditions et c'est à lui que l'on doit la démonstration rigoureuse du théorème de Combes sur les machines hydrauliques semblables, sous la seule réserve que les pertes de charge y soient des pertes à la Borda.
Tant de recherches diverses et importantes ne pouvaient manquer de se refléter dans l'enseignement d'E. Jouguet, soit de Mécanique à l'École Polytechnique, soit de Machines à l'École nationale supérieure des Mines.
On lui doit, en effet, l'introduction dans son cours de l'École Polytechnique d'un chapitre particulièrement original dans lequel il fait dériver la Mécanique des fluides et des milieux continus de la Thermodynamique conçue comme une mécanique généralisée. C'est là une des innovations importantes apportées au cours justement réputé de Painlevé, dont il avait assuré la suppléance pendant plusieurs années avant de devenir lui-même titulaire d'une chaire de Mécanique, cours dont il tenait scrupuleusement à conserver tout ce qui lui paraissait digne d'estime.
C'est ici le lieu de dire combien le Maître disparu a consacré de soins minutieux à la rédaction de ce cours de Mécanique : bien plus que l'élève, généralement trop inexpérimenté pour en saisir toute la portée, c'est l'ingénieur soucieux de bien connaître l'une des disciplines scientifiques les plus utiles à son art qui doit y puiser les connaissances les plus sûres. Sur d'innombrables points, il y trouvera ces « suggestions fructueuses » et ces « critiques profitables » que Duhem lui-même avait si fort appréciées.
Que l'on me permette de rapporter ici une confidence dont je conserve le souvenir ému et que voulait bien me faire E. Jouguet voici deux ans à peine, alors que sa mise à la retraite faisait cesser son enseignement à l'École Polytechnique, enseignement auquel il n'avait cessé d'apporter toutes les ressources de son génie personnel, une exceptionnelle vertu pédagogique et un admirable dévouement professionnel. Il me laissait apercevoir son désir de pouvoir reprendre la rédaction de ce Cours pour en faire un ouvrage entièrement personnel et où il aurait pu incorporer les résultats de ses travaux sur tant de sujets divers. Il convenait aussi qu'il eût dû compléter cet ouvrage par un Traité de Thermodynamique et de Mécanique chimique. Maintenant que sa chère voix, à la résonance d'airain, s'est éteinte, l'évocation de cette confidence suscitera sans nul doute le très cruel regret qu'un tel Maître n'ait pu consacrer sa retraite à l'accomplissement de l'oeuvre dont la Science de notre pays se trouve privée à jamais.
Si importants que soient les travaux dont on vient de parler, c'est peut-être dans le domaine de la Mécanique chimique, particulièrement dans la mécanique des explosifs, que les recherches personnelles d'E. Jouguet ont été poussées le plus loin et apportent le plus de résultats nouveaux.
En premier lieu et quant à la Statique chimique, où la loi des phases de Gibbs constitue un monument capital, il a approfondi la démonstration de cette loi et analysé en les discutant les diverses hypothèses sur lesquelles repose l'ensemble des théorèmes généraux de ce corps de doctrine.
De même qu'il a introduit fort utilement la notion de transformation « subréversible » en Thermodynamique, de même on lui doit l'introduction dans la Mécanique chimique des modifications indifférentes et semi-indifférentes, considérées sous un jour essentiellement énergétique. Il a tiré de là un énoncé synthétique des propriétés classiques des états où se recoupent certaines courbes d'équilibre.
A propos des mélanges gazeux, où Gibbs encore a formulé la loi de composition des entropies en l'absence de réaction chimique, il a étendu cette loi au cas où de telles réactions se produisent.
En Dynamique chimique, partant des lois de Montier et de Robin sur le sens des réactions, il a approfondi les idées qu'elles contiennent en étudiant le cas nouveau où la rupture d'un équilibre se produit non par une variation de pression à température constante, mais par une variation adiabatique de la pression, laquelle entraîne alors une modification corrélative de la température.
Puis il a formulé, en ce qui concerne les réactions vives, c'est-à-dire qui se produisent très loin des états d'équilibre, son Principe de l'augmentation de volume qui peut s'énoncer : « Aux basses pressions les réactions monothermiques sont accompagnées d'augmentation de volume; il en est de même, en général, pour les réactions adiabatiques. »
Enfin, en faisant jouer aux potentiels chimiques un rôle parallèle à celui de la pression et de la température, il a traité le cas des actions de masse qui sont, comme la pression et la température, des facteurs de l'équilibre chimique. Ainsi a-t-il, en particulier, établi que les lois de Berthollet sont dans ce domaine les homologues des principes du travail maximum et de l'augmentation de volume. Partant de la même conception thermodynamique, il a rattaché une formule importante de Marcelin à la notion de viscosité chimique selon Duhem. Les conséquences qu'il a tirées de la confrontation de cette formule avec les recherches de Trantz et avec le principe de Nernst, quant aux constantes de la vitesse de réaction, ouvrent la voie à des vérifications expérimentales dont l'intérêt est évident.
Exploitation des notions thermodynamiques de potentiel et de viscosité, considération des transformations soit monothermiques, soit adiabatiques apparaissent comme les traits dominants de sa préoccupation dans ces recherches d'inspiration purement théorique. Le but de ces recherches explique cette orientation puisqu'elles visaient à l'étude des phénomènes essentiellement rapides dont les réactions vives s'accompagnent et à leur distinction d'avec les phénomènes qui, évoluant plus lentement, sont dominés par le fait du contact avec un milieu extérieur à température uniforme : l'atmosphère. En outre, leur inspiration purement théorique ne détournait pas leur auteur du souci d'aboutir à des conséquences susceptibles de mesure car il professait qu'on ne connaît bien un sujet, selon le mot de Lord Kelvin, que lorsqu'on peut l'exprimer en nombres.
Au surplus, toutes ces études d'ordre général ont été suscitées par la poursuite de l'une de ses oeuvres maîtresses que constitue sa « Mécanique des explosifs », où ce caractère est éclatant.
Partant ici d'une idée fondamentale de Duhem, qui a rattaché la théorie des explosions à celle de la vitesse et de l'accélération des réactions en fonction de la viscosité chimique, E. Jouguet a pris une base de départ solide et féconde en considérant les explosifs comme des corps à viscosité chimique faible qu'il a baptisés « corps à réaction vive ».
Ses recherches en ce domaine jusqu'à l'année 1917 sont coordonnées dans le volume qu'il a publié sous le nom de « Mécanique des explosifs » et dont il méditait de donner la suite dans un mémoire d'ensemble destiné aux Annales des Mines.
Cet ouvrage, capital sur le sujet, est caractéristique de toutes les qualités intellectuelles de son auteur. Peut-être ne peut-on mieux les connaître et, en particulier, apprécier à la fois sa clarté, sa rigueur et son souci de tenir un compte exact de la nature des choses qu'en étudiant et en méditant ce volume où nul mot n'est en trop, où nulle expression ne serait à retoucher, sinon pour la compléter sur des points qu'elle n'avait encore atteint. Avec ses « Lectures de mécanique » qui font apprécier au plus haut point son esprit de philosophe et d'historien de la Science à laquelle il s'était attaché, c'est l'autre face, le côté constructif de son génie personnel, que cet ouvrage met en pleine lumière.
Là aussi, alors qu'il apportait par lui-même tant de résultats nouveaux et qui constituent une magnifique synthèse, E. Jouguet a rendu le plus large hommage aux travaux de tous ceux qui cultivaient le même sujet, qu'il s'agisse de ses devanciers, Berthelot, Roux, Sarrau, Vieille, Mallard, Le Châtelier, ou de ses contemporains, Chapman, Crussard, Dixon, Nernst. Sa collaboration avec M. Crussard fut particulièrement féconde. Nernst, dès 1905, signalait ses premiers travaux comme le « commencement très remarquable d'une théorie exacte de l'onde explosive » et, en 1910, Dixon appréciait déjà ses études comme constituant une théorie très complète.
On a déjà relevé plus haut que ces recherches visaient un sujet qui intéressait chez Jouguet l'ingénieur du Corps des Mines en même temps que le savant puisque la théorie des explosions fournit une hase scientifique à l'utilisation des explosifs comme à la prévention des explosions accidentelles dans l'industrie d'extraction. Elles intéressaient également non moins vivement la Balistique, où elles ont porté et doivent porter encore de beaux fruits.
Les expérimentateurs de l'école de Berthelot avaient mis en évidence la distinction entre les deux régimes, détonation et déflagration, de comportement des explosifs. Parmi d'autres théoriciens, Duhem et Chapman avaient recherché une explication de l'onde explosive. C'est E. Jouguet qui en a donné la première explication rationnelle et satisfaisante, tant du point de vue thermodynamique que de celui de la dynamique chimique, en la considérant comme une onde de choc accompagnée d'une combustion. Ainsi parvenait-il, dès 1906, à calculer a priori la vitesse de l'onde explosive dans les gaz par des formules d'une remarquable simplicité et dont l'expérience confirmait l'exactitude avec une approximation de l'ordre de quelques centièmes et, parfois de quelques millièmes seulement.
Chapman, de son côté et indépendamment, aboutissait aux mêmes résultats mais sa théorie était moins complète et les travaux ultérieurs de Jouguet ont accru encore la perfection de sa théorie personnelle.
Sans entrer dans le détail de celle-ci, rappelons que l'égalité entre la célérité de l'onde et la vitesse du son dans le milieu arrière y est le critérium de l'onde explosive. Etudiant l'influence de la dissociation, puis de la pression et de la température, E. Jouguet a formulé des conclusions vérifiées par les observations de Dixon, puis de M. Laffite. Il a mis en évidence la possibilité d'ondes de choc et combustion, aussi bien dilatées que comprimées, la possibilité des premières, que ne comportent pas les ondes de choc pures, s'expliquant par le travail non compensé de la réaction chimique irréversible dans l'épaisseur très petite de la quasi-onde, dont l'onde théorique constitue la schématisation. Il a également étudié toutes les formes et célérités possibles d'ondes de choc et combustion, tant pour les explosifs solides que pour les explosifs gazeux, et donné les formules qui les concernent. Dans ces problèmes, les considérations de similitude, dont il a approfondi par ailleurs l'utilisation dans la Mécanique des fluides comme on l'a déjà signalé, lui ont fourni parfois un moyen précieux de recherche.
Cette théorie des détonations fournit, en outre, l'explication de certaines propagations, observées par M. Laffite et confirmées par les travaux de M. Audibert, qui précèdent l'onde explosive lorsque la combustion, au lieu d'être complète à la traversée de l'onde, s'achève en arrière de celle-ci sous forme évidemment irréversible. Elle fournit également l'explication des limites de détonation, dont les compositions peuvent être approximativement déterminées en exprimant que la pression de l'onde explosive est à peu près égale à la pression d'inflammation.
La théorie des déflagrations est beaucoup moins simple que celle des détonations mais, là encore, E. Jouguet est parvenu à donner à cet édifice des assises qui semblent échapper désormais aux critiques que lui-même ne ménageait pas à ses premiers tâtonnements dans cette voie. Le pas décisif a été accompli par lui au moment où, après avoir introduit la notion de l'onde régulière, c'est-à-dire dont la célérité est entièrement déterminée par l'état initial du fluide, état lui-même défini, il a été ramené à l'idée, qu'il avait précédemment abandonnée, de considérer les déflagrations comme des ondes de choc et combustion accompagnées d'une baisse de pression.
A la suite d'un mémoire important de M. Crussard publié en 1914 et qui l'amena à préciser les conditions nécessaires des ondes de déflagration, E. Jouguet est parvenu à l'explication que voici de la propagation de ces ondes. Dans les gaz frais avance, avec la vitesse du son, une chasse préalable. La flamme est une onde de choc et combustion qui se propage dans cette chasse et transmet une dépression faible. E. Jouguet a vérifié expérimentalement que cette dépression était en accord qualitatif avec les prévisions de la théorie.
Il en a poussé l'étude jusqu'à l'évaluation de la célérité de l'onde régulière par une formule forcément approximative car on doit y faire intervenir de nombreux paramètres, en particulier les paramètres des vitesses de réaction dont les lois sont encore assez incertaines. C'est ici les données expérimentales qui font défaut au théoricien.
Il y a quelques années, E. Jouguet a donné de ses idées les plus récentes sur ce problème si difficile de la propagation des déflagrations divers exposés particulièrement intéressants pour les techniciens des machines et appareils à combustion, notamment devant la Société française de navigation aérienne à propos de la détonation et du cognement dans les moteurs et à un Congrès du chauffage industriel.
Aussi bien, ingénieur en même temps que savant, E. Jouguet s'est attaché dans de nombreux travaux à des problèmes de Mécanique appliquée. C'est, d'ailleurs, surtout dans son enseignement à l'École des Mines et en se référant aux travaux de techniciens réputés qu'il faisait volontiers place à des théories simplifiées ou à des raisonnements approximatifs, estimant ceux-ci comme ceux-là indispensables aux ingénieurs qui ont à concevoir, construire ou utiliser les machines de l'industrie humaine. C'est ainsi que, pour qui était un peu au courant de ses travaux personnels où l'exigence de la rigueur est poussée si loin, il pouvait paraître surprenant qu'il tînt en si réelle estime des méthodes de démontration ou de calcul apparemment très schématisées. Il ne le faisait à la vérité que dans la mesure où ces méthodes, tout en utilisant correctement l'outil mathématique, reposaient sur des données solides d'expérience et ne prétendaient à une approximation raisonnable que dans le domaine où ces données avaient été recueillies.
Mais cette exigence de rigueur dans ses propres travaux devait évidemment borner, à moins que le devoir ne lui en apparût, son oeuvre personnelle en matière d'applications sauf de rares cas où la rigueur peut être conservée jusqu'au bout, comme la théorie des détonations en founit un exemple tout à fait digne de remarque.
Il me confiait cependant un jour qu'il envisageait, étant depuis longtemps membre de la Commission centrale des machines à vapeur, de consacrer un ouvrage technique à l'examen et à la critique des méthodes employées dans l'industrie pour le calcul des générateurs de vapeur. Cet ouvrage eut été du plus haut intérêt car il eut certainement mis au point de la façon la plus sûre des procédés à l'élaboration desquels n'a pas toujours présidé une conception suffisamment scientifique de la mécanique appliquée et, notamment, de la résistance des matériaux. Ici encore c'était le désir de produire une nouvelle oeuvre en relation avec sa qualité d'inspecteur général des Mines qui se manifestait.
C'est sans doute mû par la même tendance que, dès 1903, il proposait une méthode nouvelle pour l'évaluation des pertes dans les machines à vapeur. Ses travaux sur l'inégalité de Clausius lui en avaient fourni la clef par le rattachement des pertes aux irréversibilités qui en sont la cause. Après cette application de l'analyse énergétique, dont il est l'inventeur, au moteur alternatif à vapeur, il consacra un mémoire important à l'étude similaire des chaudières. C'est là qu'il mit en évidence l'importance, en particulier, de la perte énergétique au chauffage occasionnée par la seule différence considérable de température, 800 à 1.000° en moyenne, entre les flammes et les gaz brûlés qui chauffent le générateur et le système eau-vapeur que celui-ci contient. Ces études le conduisirent à la conception d'une véritable théorie générale des moteurs à feu, que ceux-ci soient à combustion externe ou à combustion interne. Son ouvrage « Théorie des moteurs thermiques » paru en 1909 en contient un exposé complet et extrêmement fouillé où l'analyse énergétique est poussée jusqu'aux applications concrètes et numériques. Cet ouvrage est extrêmement remarquable par le fait qu'après un tiers de siècle nulle opinion exprimée n'en serait à retoucher. Sur bien des points, où la technique était encore balbutiante, Emile Jouguet a exprimé des appréciations inspirées par sa théorie et que l'évolution ultérieure a confirmées : par exemple, en ce qui concerne l'influence de la dilution des gaz sur le rendement des moteurs à combustion interne, l'absence d'intérêt pratique du réchauffage des gaz frais de tels moteurs par les gaz d'échappement.
Dès 1905, Dwelshauvers-Déry déclarait que la méthode d'analyse énergétique de Jouguet « constituait le seul progrès qu'ait réalisé la théorie expérimentale de Hirn depuis sa conception ».
On peut se demander aujourd'hui pourquoi cette méthode n'a pas reçu pratiquement un emploi aussi étendu qu'il paraîtrait désirable. A cette question il faut répondre franchement que son application est limitée par les difficultés mêmes qu'elle comporte : dans un moteur thermique, comme d'ailleurs dans la plupart des machines, les irréversibilités nombreuses et diverses du fonctionnement entremêlent leurs effets en s'influençant mutuellement. Le rattachement à chaque irréversibilité de la perte correspondante ne peut s'effectuer que moyennant des hypothèses, arbitraires et fort délicates, sur le partage conventionnel d'un effet global. E. Jouguet n'a pu lui-même pousser complètement l'application que pour de rares cas d'expérience comportant la mesure de grandeurs assez nombreuses, et au prix de calculs laborieux. Du moins a-t-il donné là en passant une démonstration de virtuosité dans le traitement de cas de ce genre. Aussi bien ne se dissimulait-il pas que cette méthode ne pouvait être proposée comme d'application possible ou nécessaire, voire même souhaitable, en tous cas. Il n'en reste pas moins que, soit pour étudier les machines convenablement schématisées et qu'il a baptisées « moteurs théoriques », modèles idéaux des moteurs réels, soit pour analyser un phénomène élémentaire ou certains points de détail du fonctionnement des machines réelles, cette méthode devrait être à la base de l'enseignement et son utilisation ne saurait être trop recommandée. Ajoutons, d'ailleurs, qu'en dépit des applications qu'elle a déjà reçues on n'en a pas encore tiré tout le parti possible et qui s'étend aux genres les plus divers de machines, pourvu que celles-ci ne mettent en jeu que des échanges de chaleur ou de travail et des réactions chimiques.
Parmi ses autres travaux de mécanique appliquée et en dehors de publications se rattachant directement à son enseignement de machines, on doit citer notamment un rapport sur la théorie générale des coups de bélier dans les conduites hydrauliques et une analyse des conditions de la similitude hydrodynamique à propos des expériences de Beauvert sur les tuyères.
A propos de son oeuvre scientifique, et particulièrement en matière de Mécanique appliquée, il convient encore de mentionner sa participation à de nombreux congrès internationaux ou français, la part qu'il prit à l'organisation de la participation française aux congrès de Mécanique appliquée, notamment ceux de Stockholm et de Cambridge comme successeur de Koenigs à la tête du Comité national français de mécanique, enfin la sollicitude et l'intérêt qu'il porta aux travaux de deux sociétés scientifico-techniques, l'Association technique maritime et aéronautique et la Société française de navigation aérienne, aux Conseils desquels il apportait une exceptionnelle autorité.
Il me paraît également nécessaire de rappeler ici que, pendant les dernières années de la guerre 1914-1918, il prit une part considérable et trop peu connue à la mise au point de la conception et de la fabrication des chars d'assaut qui furent alors l'un des facteurs décisifs de la victoire de nos armes. Dans les fonctions particulièrement importantes qu'il occupait alors, comme en toutes autres circonstances, E. Jouguet appliquait toutes ses facilités à « bien servir » son pays.
Après avoir retracé, brièvement et trop imparfaitement, les principaux aspects de cette oeuvre scientifique, comment résisterait-on au désir d'évoquer encore, avec la piété qui convient et sans nulle prétention d'en brosser le portrait, la figure du savant et de l'ingénieur qu'il fut ? Comment aussi ne pas me permettre de rappeler quelques souvenirs que je dois à l'amitié qu'il m'accordait ?
Si nombreuses et si remarquables étaient ses qualités qu'il serait difficile de vouloir les faire sentir en peu de mots. Un trait me paraît cependant dominer son caractère : c'est que sa valeur morale ne s'imposait pas moins que sa valeur intellectuelle.
A toute tâche qu'il assumait il donnait le sens le plus élevé et se consacrait avec un dévouement sans bornes : c'est qu'un haut idéal de perfection, qui paraissait jaillir de sa nature même et qu'il n'eût songé à imposer à personne, inspirait en toutes circonstances sa pensée comme son action. Je l'ai vu, accablé par la souffrance sur un lit de clinique à la suite d'une douloureuse opération, se préoccuper non de sa santé mais du retard que devait subir la remise de son rapport d'expertise concernant un très grave accident de chemin de fer : son souci provenait de ce que les lumières encore insuffisantes dont disposait la Justice induisaient celle-ci à mettre en cause des hommes dont il ne pouvait plus considérer la responsabilité comme engagée.
Un autre trait de sa nature était un profond respect de la personnalité d'autrui, son « libéralisme » au sens le plus noble du terme : la bassesse et la mesquinerie lui étaient incompréhensibles et, s'il les rencontrait comme il est fatal, il se bornait à bannir de son estime ou de sa mémoire ceux qui en avaient donné d'incontestables preuves.
Extrêmement exigeant envers lui-même, il était par contre très indulgent à autrui. Sa critique d'un travail quelconque, fût-ce celui d'un débutant, s'inspirait avant tout du désir d'y déceler ce que l'on pouvait y rencontrer de neuf ou d'intéressant, sans tenir compte des imperfections de présentation. Jusqu'à la fin de sa carrière j'ai été, à maintes reprises, témoin de la générosité avec laquelle il sacrifiait, à examiner dans cet esprit des travaux très divers, un temps éminemment précieux.
Son désintéressement personnel allait de pair avec cette abnégation et cette générosité foncières : si la reconnaissance de ses mérites fut souvent tardive et si l'utilisation de ses magnifiques facultés ne fut pas aussi complète qu'elle eût dû l'être, il n'en laissa jamais paraître la moindre amertume.
Du moins son élection en 1930 à l'Académie des Sciences, dans la section de Mécanique, lui apporta une particulière et très vive satisfaction car il tenait en très haute estime l'honneur de participer aux travaux de la savante Compagnie.
Ses élèves n'ont pu toujours soupçonner le dévouement et la somme de labeur qu'il apporta à son enseignement. Il avait le respect du jeune auditeur et ouvrait le plus large crédit à quiconque manifestait le goût de l'étude et du travail personnel. Jamais sans doute il ne fit usage, comme professeur, de l'argument d'autorité.
Les vertus qu'il pratiqua et que chacun pouvait apercevoir en lui sont de celles que l'élite française devrait maintenir le plus jalousement en honneur. En dépit de sa bienveillance naturelle, il ne pouvait lui échapper qu'il n'en était malheureusement pas toujours ainsi et, malgré si répugnance à moraliser, il dut rappeler un jour à un auditoire d'élèves que « de son temps on apprenait à l'École deux choses : la modestie et le goût de servir ». Si j'ai conservé très précis le souvenir de cette confidence, c'est en particulier parce que ces paroles définissent deux vertus dont il a certainement donné, dans toute sa carrière, le plus bel et le plus continuel exemple.
Alors que la nuit funèbre vient de l'ensevelir, tous ceux qui l'ont connu et aimé, tous ceux qui lui doivent une part de leur formation intelleetuelle ne peuvent manquer de ressentir encore plus vivement la haute signification de cet exemple.
Les malheurs de la Patrie, qui aggravaient encore la cruauté d'un deuil frappant une famille tendrement chérie, n'ont sans doute pas été sans contribuer à la fin si prématurée de ce Maître par excellence. Ils font un pressant devoir d'accentuer la ferveur de l'hommage d'admiration à rendre au savant dont la mort vient de découronner la Mécanique française.
Par Jean LATOURTE, Ingénieur au Corps des Mines.
Quand nous apprîmes sa mort, nous tous qui fûmes ses élèves, comprîmes ce qui, pour beaucoup, était confusément resté informulé au fond de nos consciences. L'estime est un sentiment inconnu de l'enfance; elle sait aimer ou n'aimer point; jamais elle n'apprécie. L'adolescence elle-même s'aventure peu volontiers aux confins du coeur et de l'intellect. Ses passions sont violentes, exclusives, extrêmes. Jouguet n'avait pas les qualités externes propres à soulever l'enthousiasme de ses élèves. Il lui manquait l'éloquence. Il lui manquait surtout de sacrifier à la recherche de la popularité les scrupules d'une extraordinaire honnêteté intellectuelle. Je n'ai pas souvenir, à l'audition de ses cours, de m'être senti transporté hors du domaine strictement limité du sujet traité . Peu de généralités; moins encore de généralisations. Aucune poésie dans des termes ou dans les idées; rien qui évoquât le tribun, l'avocat. Son exposé ne brillait pas par l'ordonnance, ses raisonnement par l'harmonie. Il se souciait peu de l'architecture. De la science, il ne nous montrait pas le masque idéalisé que cherchent à lui appliquer ceux qui la veulent ramener à des simples corps de doctrine procédant par déductions logiques. Il en connaissait le visage ingrat qu'elle présente à ceux qui se sont donné pour but de la faire progresser. C'est celui-là même qu'il nous présentait. Comme tout professeur, il a certainement connu la tentation des grandes synthèses et le plaisir intellectuel qu'on épreuve à couler dans un moule identique les phénomènes disparates de la natare. Il y a résisté, sachant que l'harmonie n'est obtenue qu'au dépens de la rigueur, le plaisir au prix de la stérilité. Il a renoncé aux succès faciles ; il a proscrit les rapprochements inattendus, les enchaînements artificiels. Ce qu'il nous expossait, c'est le travail lent et laborieux par lequel l'esprit humain s'élève de l'observation à la compréhension. Ce qu'il cherchait surtout à préciser, c'est la limite atteinte, la frontière rigoureuse de la science acquise au delà de laquelle l'extrapolation n'est pas libre d'incertitudes, se rattache à la spéculation. Il cherchait à nous pénétrer de cette idée qu'hypothèse n'est pas démonstration, que, pour être dénommée, une énigme n'est pas, du fait même résolue. Pas de phraséologie, aucun faux semblant; la seule vérité concrète, même si elle est dure, même si elle est décevante.
Cela n'est pas toujours du goût des jeunes gens qui, aux nourritures substantielles et fermes, préfèrent souvent les entremets délicats, même inassimilables. De nos sourires goguenards, de nos injustes préférences pour les virtuoses du bel canto, nous devrions aujourd'hui faire amende honorable, si, avec la maturité ne nous était venue une opinion plus équitable de l'appprt dont nous sommes redevables à chacun de nos maîtres et si, dans ce jugement en révision, Jouguet n'avait la meilleure part qui nous a donné une grande leçon de probité.