TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
(1998)

Gabriel GOHAU
Léonce Élie de Beaumont (1798-1874). Pour le bicentenaire de sa naissance

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 17 décembre 1998)

Nous avons pris l'habitude, depuis la fondation du COFRHIGEO, de célébrer certains géologues du passé par une communication à l'occasion du centenaire (ou autre anniversaire) de leur naissance ou de leur mort. Un choix étant nécessaire parmi les commémorations, on peut, en parcourant nos Travaux, y trouver une sorte de palmarès des savants distingués, et, en regard, lire en creux la liste de ceux qui n'y figurent pas.

Pour ma part, j'ai cru bon de parler l'an passé de James Hutton, à l'occasion du bicentenaire de sa mort, mais personne n'a évoqué Charles Lyell, né la même année. J'ai antérieurement (1987) rappelé l'oeuvre de Constant Prévost. François Ellenberger a parlé en 1986 de Guettard, Jacques Roger de Buffon en 88 ; Hugh Torrens de William Smith l'année suivante ; J.-C. Plaziat de Bernard Palissy un an après ; et Jean Gaudant de Richard Owen en 1992. Enfin, dans la présente séance M. Prouvost nous parlera d'Alfred Lacroix, mort voici cinquante ans.

Il m'a semblé qu'Élie de Beaumont méritait quelques mots, malgré le discrédit dans lequel ses travaux sont tombés après sa mort, du fait de son dogmatisme. La pensée critique, et foncièrement anti-conformiste de Constant Prévost peut séduire. Mais dans sa querelle avec Élie de Beaumont et autres défenseurs de la théorie du soulèvement des montagnes, il est sûr que Prévost s'accrochait à des idées archaïques. Lui ayant rendu hommage naguère, j'aurais été gêné de laisser passer sans un mot l'anniversaire de son principal adversaire.

Jean-Baptiste-Armand, Louis-Léonce Élie de Beaumont naquit au château familial de Canon, près de Caen, le 21 septembre 1798. Il prétendit que sa noblesse remontait à Charles VI. Il est élève de l'Ecole polytechnique avant d'entrer premier à l'Ecole des mines. Il en devient professeur en 1827. Ingénieur en chef des mines en 1832, inspecteur général en 1835, il entre la même année à l'Institut, contre Dufrénoy, son ami, et Prévost (qui n'obtint que trois voix, et dut attendre 1848 pour le rejoindre). Successeur de Cuvier en 1832 dans la chaire d'histoire naturelle du Collège de France, il en réduit, en 1837, l'enseignement à la seule histoire naturelle des êtres inorganiques, lorsqu'une nouvelle chaire est créée pour l'étude des êtres organiques et confiée à Duvernoy.

Il est sénateur en 1852. Secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences à partir de 1853, il crée en 1868 le Service de la carte géologique de France, dont il est le premier directeur. Marié en 1859 à la veuve du marquis du Bouchet, il perd sa femme en 1866.

Il meurt le jour de son 76e anniversaire, après avoir récité le rat des villes et le rat des champs. Il fut trouvé mort dans la cour du château.

Son oeuvre la plus marquante est sans doute la carte de France à 1/500 000, levée avec Dufrénoy et parue en 1841. Je n'en parlerai cependant pas. Non parce que lui-même déclarait que cette carte lui semblait peu importante, du moins si l'on en croit ce qu'écrit Fouqué, successeur médiat d'Élie de Beaumont au Collège de France, d'après une note que son gendre, Alfred Lacroix, a retrouvée dans ses papiers (Lacroix, 1932, II, p. 281-2). Mais parce que Jean Gaudant l'a fait très bien en 1991, pour le 150e anniversaire de sa publication (Gaudant, 1991).

Je résumerai simplement en quelques phrases l'hommage de notre secrétaire. La carte fut présentée le 20 décembre 1841, à l'Académie des sciences. « La France n'était pas, dans ce domaine, à la pointe du progrès puisque la grande carte (180 x 260 cm) de William Smith qui couvrait l'Angleterre, le pays de Galles et le Sud de l'Ecosse avait été publiée dès 1815 et que la carte d'Angleterre de Greenough avait été mise en vente en 1820. Or à cette époque, la France ne disposait toujours que d'une quarantaine de feuilles de l'Atlas minéralogique de la France de Guettard et Monnet, qui ne couvraient que le quart Nord-Est du pays, et d'une Carte minéralogique de France due à Guettard (1784) ».

Pourtant, notre pays était la patrie de la première carte moderne, celle de Georges Cuvier et Alexandre Brongniart, gravée en 1810, mais qui ne concernait que l'Ile-de-France. Pour l'ensemble du pays, n'existait que l'Essai de carte géologique de la France, des Pays-Bas et des contrées voisines, publié en 1822 par J.-B. d'Omalius d'Halloy.

Brochant de Villiers, professeur à l'Ecole des mines est chargé en 1822 de réaliser la carte de France. Il doit, avant de commencer, avec ses deux jeunes collaborateurs, Dufrénoy et Élie de Beaumont, passer six mois en Angleterre pour s'exercer à reconnaître les étages du Secondaire. On se rappelle sans doute qu'Élie de Beaumont fut chargé de la partie orientale, c'est-à-dire plus précisément des terrains couvrant la majeure partie du Bassin Parisien et des régions s'étendant jusqu'à l'Est de la Saône et du Rhône.

L'exploration est terminée en 1829. Mais « en confrontant leurs résultats il apparut bientôt qu'il convenait désormais, non seulement que chacun complétât séparément ses observations mais aussi qu'ils réexaminassent ensemble certaines régions particulièrement complexes. Les explorations, qui correspondirent à une distance totale parcourue de 80 000 km, se poursuivirent donc à pied pendant plus de dix ans », de sorte que « l'oeuvre scientifique reposait bel et bien sur un authentique exploit athlétique ! » (Gaudant, 1991). Quoique le résultat pût être présenté dès novembre 1835 à l'Académie des sciences, la nécessité de réaliser un fond topographique adéquat retarda la publication.

En parallèle avec cette grandiose entreprise de la carte géologique, Élie de Beaumont contribue à l'édification de la stratigraphie. Avant James Hall et Dana, il a pressenti le concept de géosynclinal. A la suite d'articles de Jean Aubouin sur l'histoire de cette notion, François Ellenberger notait, en 1970 :

Je ne m'aventurerai pas davantage dans sa contribution à ces disciplines. Pas plus que je ne m'étendrai sur l'extravagante théorie du réseau pentagonal, dans laquelle il s'est fourvoyé. C'est à partir des années 1850 qu'il défend cette idée où s'exprime sa tendance à s'évader de l'observation pour se perdre dans un géométrisme cher au polytechnicien (Élie de B., 1851 ; 1863).Je n'en parlerai pas car il est facile d'ironiser sur les déviations tardives d'un auteur dont on oublie ainsi trop aisément la pertinence des premières vues. En bref, je n'ai pas choisi de rendre hommage à Élie de Beaumont pour n'en retenir que les erreurs.

En 1829, commence dans les Annales de Sciences naturelles la publication d'une longue communication, présentée le 22 juin de cette même année, devant l'Académie des sciences, et intitulée Recherches sur quelques-unes des révolutions de la surface du globe, présentant différents exemples de coïncidences entre le redressement des couches de certains systèmes de montagnes et les changements soudains qui ont établi les lignes de démarcation qu'on observe entre certains étages consécutifs des terrains de sédiment (Élie de B., 1829-1830). Le titre est long mais il explique bien le programme de ces recherches. La formation des montagnes, qui produit le redressement des couches de terrains, a des répercussions sur la faune et la flore. De telle sorte qu'on doit trouver un rapport entre l'époque du soulèvement (déterminé par la discordance des couches postérieures) et les changements faunistiques et floristiques qui marquent le passage d'un étage à l'autre.

Dans ce travail, l'auteur distingue quatre époques, ou quatre « systèmes de montagnes », selon sa terminologie. Leopold von Buch était arrivé au même nombre en 1824, par son étude des montagnes d'Allemagne. Toutefois, Élie de Beaumont n'en reste pas là. En 1833, quand une version abrégée de son texte paraît dans le Manuel géologique d'Henry de la Bèche, il est arrivé à 12 systèmes (Élie de B., 1833). En 1847, il a découvert quatre autres systèmes « les plus anciens de l'Europe » (Élie de B., 1847). L'année suivante, quand il rédige l'article Système de montagnes du Dictionnaire d'histoire naturelle de Charles d'Orbigny, il porte ce nombre à 22 (Élie de B., 1848). Et quand il polémiquera, en 1850, avec Constant Prévost, il laissera entendre qu'on pourrait arriver à cent systèmes (Élie de B., 1850).

Le programme amorcé en 1829 est donc particulièrement fertile. Il est une première version des phases géologiques de la première moitié de notre siècle. Je l'ai donné dans ma thèse (Gohau, 1983), avec les guillemets de circonstance destinés à le relativiser, comme l'« acte de naissance de la tectonique ». Dans son beau livre sur la géologie au XIXe siècle, Mott Greene fait de la théorie d'Élie de Beaumont la première des quatre théories globales du siècle. La deuxième étant celle de Suess, la troisième la théorie planétissimale de l'Américain Rollin Chrowder Chamberlin, peu connue chez nous, et la dernière celle de Alfred Wegener (Greene arrêtant son siècle à la Grande guerre) (Greene, 1982).

Par ailleurs, selon Élie de Beaumont, chaque « système » a une direction constante. De telle sorte qu'on peut le reconnaître à celle-ci : les chaînons parallèles sont donc contemporains. Ce qui permet de substituer l'étude, sur carte, de la direction des montagnes à l'analyse sur terrain des dates de discordances. Le dogmatisme du réseau pentagonal est ainsi en germe dans la première formulation de la théorie, issue d'une transposition de la thèse wernérienne du parallélisme des filons contemporains. Cette conception de la direction constante est évidemment fausse.

Von Buch, on l'a dit, avait amorcé les mêmes idées. Les auteurs se séparent cependant sur un point. Pendant que l'auteur allemand élaborait sa théorie des cratères de soulèvement, qui expliquait le redressement des couches par les montées, ponctuelles (d'où la forme de cratère volcanique) ou linéaires (formant des chaînes) de porphyre pyroxénique, Élie de Beaumont propose, dans un article de la même année 1829, d'attribuer le ridement des couches à la contraction de la masse terrestre produite par le « refroidissement séculaire » (Élie de B., 1834). Les historiques de la naissance de la tectonique ont retenu avec justesse les deux thèses comme des explications concurrentes.

Et pourtant, Élie de Beaumont s'intéresse vite à la théorie des cratères de soulèvement, qu'il applique aux « groupes du Cantal et du Mont-Dore » (Dufrénoy & Élie de B., 1833). Ses élèves ont même prétendu qu'il ne l'avait jamais abandonnée. Cependant, il reviendra, dans les années 1840, au refroidissement. Selon M. Greene, c'est sous l'influence d'Henry de la Bèche, qui avait montré l'écrasement des terrains des montagnes.

Élie de Beaumont ne savait pas faire court. L'article de 1829 occupe plus de 300 pages des Annales... L'article du Dictionnaire de Charles d'Orbigny, qui en faisait quelque 150, se transformera, quand il voudra le tirer à part, en un ouvrage de... 1500 pages, en trois volumes (Élie de B., 1852). Pour ne pas faire comme lui, je m'arrêterai là. En renvoyant à Alfred Lacroix ou à la leçon inaugurale de Paul Fallot, lointain successeur d'Élie de Beaumont au Collège de France pour les détails biographiques sur ses autres travers (Fallot, 1939) : il était mauvais enseignant, il se déplaçait sur le terrain en habit noir chapeau haut de forme, suivi par un valet qui tenait son parapluie.

Son dogmatisme a sans doute éloigné de lui bien des chercheurs. Il n'a pas de disciple digne de lui. Charles Sainte-Claire Deville qui lui succède au Collège de France meurt l'année suivante sans être sorti de l'ombre du maître. Et Béguyer de Chancourtois, fidèle entre tous, n'a pas d'envergure. Très vite, une nouvelle théorie se prépare. C'est la théorie globale d'Edouard Suess, dont on a déjà parlé. Mais il en va d'Élie de Beaumont comme de ses contemporains. Tous meurent en quelques années : Roderick Murchison en 1871, Adam Sedgwick en 1873 et Charles Lyell en 1875. La même année Suess publie son petit mémoire sur l'Origine des Alpes. Cependant, malgré les nouveautés de la théorie montante, il serait absurde de croire qu'il ne reste rien du tableau tectonique d'Élie de Beaumont.

Mais il serait tout aussi insupportable de vouloir traduire les idées d'Élie de Beaumont dans notre vocabulaire, ainsi que le fait l'illustre auteur de Dieu face à la science (1997), dans son chapitre sur « l'âge de la Terre » [Claude Allègre]. « La fin du primaire est marquée à la fois par la disparition de 90% des espèces qui vivaient alors et par la fin de l'orogenèse hercynienne » (p. 136). Rien bien sûr dans le vocabulaire ni, plus gravement, dans les concepts, qui traduise les idées du fondateur de l'école française de tectonique. Il est vrai que l'auteur donne pour seule référence... Vincent Courtillot, 1995. Mais cet anachronisme n'est pas isolé, puisqu'on apprend dans le même chapitre que Buffon a fabriqué « une roche synthétique, dure, cristalline, qu'on appelle aujourd'hui roche métamorphique », en chauffant du sable. Et qu'il est « même (sic) parvenu à fabriquer une roche vitreuse ». Comme on se doute, l'auteur se garde de donner la moindre référence !

Et comme une négligence n'arrive jamais seule, Faujas est nommé Farjans : erreur de lecture d'un scribe ? ou de l'auteur lui-même ? Mais celui-ci ajoute que Cuvier succède à Geoffroy dans la chaire des vertébrés du Muséum. Et ce ne sont que les exemples les plus criants de fautes commises à longueur de pages, et dont quelques-unes se trouvent dans les ouvrages antérieurs du même auteur, puisque F. Ellenberger les signalait dès 1986, en rendant compte de De la Pierre à l'Etoile (Ellenberger, 1986). On ne s'improvise pas historien.

Références