TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.V (1991)
Jean GAUDANT
Les cent-cinquante ans de la première carte géologique de France.

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 27 novembre 1991)

Le 20 décembre 1841, il y a exactement un siècle et demi, la première véritable "Carte géologique de la France" à l'échelle du 1/500 000, était présentée à l'Académie des Sciences. Son but était de "représenter graphiquement, par des couleurs conventionnelles et par quelques autres signes, la distribution et la disposition relative des grandes masses minérales" [1]. Avec cette carte, c'était la qualité de l'ensemble de la géologie française de l'époque qu'il devenait possible de juger, par comparaison avec des réalisations similaires. En effet, la France n'était pas, dans ce domaine, à la pointe du progrès puisque la grande carte (180x260 cm) de William Smith qui couvrait l'Angleterre, le Pays de Galles et le Sud de l'Ecosse avait été publiée dès 1815 et que la carte d'Angleterre en six feuilles de Greenough avait été mise en vente en 1820. Or, à cette époque, la France ne disposait toujours que d'une quarantaine de feuilles de l'"Atlas minéralogique de la France" de Guettard et Antoine-Grimald Monnet, qui ne couvraient que le quart Nord-Est du pays, et d'une "Carte minéralogique de France" due à Guettard (1784). Mais tous deux constituaient tout au plus ce que François Ellenberger appelle aujourd'hui un "répertoire minéralogique du sol français" [2], dont l'objectif fondamental était de figurer à l'aide de symboles les gîtes de substances utiles.

Notre pays pouvait cependant s'enorgueillir d'être la patrie de la première carte géologique moderne jamais publiée : il s'agit de la "Carte géognostique des environs de Paris", de Cuvier et Brongniart, qui avait été gravée en 1810 mais ne concernait que l'Ile de France. En réalité, seul l'"Essai de carte géologique de la France, des Pays-Bas et des contrées voisines", publié en 1822 par J.-B. d'Omalius d'Halloy, fournissait alors une représentation schématique, à l'échelle 1/3 700 000, de la géologie de notre pays.

D'après Brochant de Villiers (1772-1840), alors professeur à l'Ecole des Mines de Paris, la décision de réaliser une "Carte géologique de la France" aurait été une conséquence directe de la parution de la carte géologique d'Angleterre de Greenough [3]. Toujours est-il que cette décision fut prise dès 1822 par le Directeur des Ponts et Chaussées et des Mines. André Brochant de Villiers se vit confier la direction de l'entreprise avec, sous ses ordres, deux jeunes Ingénieurs des Mines, Armand Dufrénoy (1792-1857) et Léonce Elie de Beaumont (1798-1874). L'année suivante, tous trois allèrent passer six mois en Angleterre car "il leur était nécessaire d'acquérir une connaissance approfondie des nouvelles découvertes qu'on y a faites depuis vingt ans sur les terrains secondaires, et de s'exercer sur les lieux à en bien reconnaître les différens étages" [4]. On put alors envisager l'organisation pratique du projet et débuter en 1825 l'exploration géologique. "M. Elie de Beaumont a été chargé de visiter la partie orientale de la France (c'est-à-dire la majeure partie du Bassin Parisien et les régions situées à l'Est de la Saône et du Rhône), et M. Dufrénoy la partie occidentale" [5]. Chacun d'eux réalisa séparément cinq campagnes de terrain, en sorte que, "à la fin de 1829 (...) toute la France avait été explorée (...), sauf des lacunes isolées, mais encore assez nombreuses" [5]. Toutefois, en confrontant leurs résultats il apparut bientôt qu'il convenait désormais, non seulement que chacun complétât séparément ses observations mais aussi qu'ils réexaminassent ensemble certaines régions particulièrement complexes. Les explorations, qui correspondirent à une distance totale parcourue de 80 000 km, se poursuivirent donc à pied pendant plus de dix ans. Comme on le voit, l'oeuvre scientifique reposait bel et bien sur un authentique exploit athlétique !

La "Carte géologique de la France", à l'échelle du 1/500 000, est divisée en six feuilles qui, réunies, forment un carré d'environ deux mètres de côté. Le 30 novembre 1835, André Brochant de Villiers était enfin en mesure de présenter à l'Académie des Sciences "une épreuve tirée avant le commencement de la gravure du relief" [6]. En effet, lorsqu'en 1830, on commença à envisager concrètement l'impression de la carte, on réalisa qu'aucun fond topographique existant ne convenait parfaitement. A cette fin, la carte hydrographique à l'échelle 1/500 000 put servir de base de départ. Mais il fallut faire graver un nouveau fond topographique débarrassé des informations inutiles portées sur cette carte hydrographique et complété ensuite par de nombreuses données altimétriques et topographiques. La gravure du relief ne fut finalement achevée qu'en 1840, l'année même du décès d'André Brochant de Villiers. Ce délai fut mis à profit pour préparer un "Tableau d'assemblage des six feuilles de la carte géologique de la France", à l'échelle 1/2 000 000 (les six feuilles sont à l'échelle du 1/500 000), qui fut inséré dans le premier volume de l'"Explication de la carte géologique de la France", publié en 1841. Malgré son échelle réduite, qui obligea à sacrifier le dessin du relief, il offre encore "une image fidèle et presque complète de la disposition des masses minérales dont le sol de la France se compose" [7]. Pour représenter les formations géologiques, on s'inspira de la "Carte géognostique des pays du Rhin, entre Bâle et Mayence" de C. von Oeynhausen, H. von La Roche et H. von Dechen (1825). Il fut en effet décidé de "ne consacrer de couleur particulière qu'à chaque formation" (géologique) et d'indiquer "les différentes divisions qui existent dans cette formation (...), soit par une double teinte, soit par un système particulier de hachures ou de points" [8]. Enfin, l'impression fut réalisée en lithographie par l'Imprimerie nationale.

Le "Tableau d'assemblage des six feuilles de la carte géologique de la France" permet d'appréhender aisément les principales qualités et les défauts majeurs de cette carte, par comparaison avec l'actuelle "Carte géologique de la France" à 1/1 500 000 éditée par le Bureau de Recherches géologiques et minières. On constate ainsi que, dans les deux cas, les auréoles jurassiques du Bassin Parisien présentent une grande similitude. Il en est de même pour les deux auréoles crétacées dans la partie orientale du bassin. En revanche, à l'ouest du méridien de Chartres, le Crétacé supérieur a été confondu avec les "terrains tertiaires moyens" (notre Oligo-Miocène). Dans le bassin d'Aquitaine, les principales inexactitudes concernent la datation erronée du Crétacé de la marge septentrionale de ce bassin. En outre, l'Eocène des Corbières est attribué au Crétacé supérieur car, contrairement aux autres sédiments tertiaires, il a été fortement redressé par le plissement pyrénéen. Dans les massifs anciens, les "terrains anciens et terrains de transition" (Précambrien et Paléozoïque inférieur et moyen) étaient difficiles à dater, ce qui entraîna certaines confusions. Dans le Massif Armoricain, on distingue néanmoins la direction armoricaine (NW-SE) de la ride de Lanvaux et l'orientation cadomienne (SW-NE) des plissements à l'Est de Saint-Brieuc. De même, les "montagnes du Centre de la France" paraissent simplement constituées de "terrains cristallisés" au milieu desquels sont parfois individualisés des massifs granitiques, ainsi que des "micaschistes et gneiss". Si le Jura paraît avoir été assez correctement interprété, avec ses alignements de synclinaux jurassiques dont le coeur est rempli de Crétacé, il n'en fut pas de même pour les Alpes dont la structure extrêmement complexe ne put être déchiffrée que beaucoup plus tard.

Les explorations géologiques réalisées pour le lever de la "Carte géologique de la France" ne manquèrent pas de susciter également la rédaction de nombreux mémoires descriptifs que Dufrénoy et Elie de Beaumont publièrent généralement dans les Annales des Mines, avant de les regrouper dans les "Mémoires pour servir à une description géologique de la France" dont les quatre volumes parurent de 1830 à 1838. En outre, une nouvelle série intitulée "Explication de la carte géologique de la France" commença à paraître en 1841. Dans ces mémoires,les deux auteurs exprimaient également leurs conceptions théoriques, au premier rang desquelles prennent place les "cratères de soulèvement" et les "systèmes de montagnes", deux notions chères au géologue allemand Leopold von Buch (1774-1853). Dufrénoy et Elie de Beaumont crurent ainsi pouvoir interpréter, à la lumière de la théorie des "cratères de soulèvement", la genèse des massifs volcaniques du Cantal et des Monts-Dore, considérés de nos jours comme des strato-volcans, c'est-à-dire des volcans formés par des alternances de laves et de projections volcaniques. Leur argument fondamental ne manque toutefois pas de surprendre, lorsqu'ils affirment "qu'un cône revêtu de basaltes est nécessairement un cône de soulèvement" [9].

Par ailleurs, Dufrénoy et Elie de Beaumont exposèrent leurs conceptions relatives à la genèse des chaînes de montagnes. Ils soulignaient ainsi que l'histoire de la terre a été marquée par une succession de phases éruptives et que "le premier effet de chaque paroxysme de l'action ignée a consisté dans la sortie de matières demi-pâteuses qui se sont élevées sous forme de crêtes à bases plus ou moins larges, lesquelles ont donné naissance aux chaînes de montagnes" [10]. Ils en déduisaient ensuite qu'"un semblable surgissement, se faisant au milieu d'un sol résistant, doit avoir pour conséquence de le relever ou de le soulever" [11]. De ce fait, "les couches sédimentaires, initialement horizontales, se seraient trouvées redressées et même parfois hissées et perforées par les masses pâteuses surgies des profondeurs". Fort satisfaits de leur interprétation, les deux auteurs n'hésitaient pas à proclamer que "cette théorie de la formation des montagnes (...) rend compte de tous les phénomènes qu'on y observe" [11].

A leur avis, les Pyrénées illustraient parfaitement une telle façon de voir car "le granite (...) en occupe l'axe principal sur une grande partie de sa longueur, et forme les sommités saillantes des hautes Pyrénées (...). Les terrains de sédiment (...) se relèvent de chaque côté de la chaîne (...) ; de sorte qu'en France l'inclinaison des couches est vers le nord, tandis qu'en Espagne elles plongent vers le sud" [11]

Par rapport aux Pyrénées, dont la structure pouvait apparaître comme relativement simple, dans la mesure où Dufrénoy et Elie de Beaumont les avaient réduites à la seule "zone primaire axiale", les Alpes présentaient une telle complexité que seuls purent être reconnus les Préalpes et les massifs cristallins externes. Dans l'Oisans, Elie de Beaumont avait néanmoins constaté que "les roches granitiques observées en contact avec les assises jurassiques, n'étaient pas complètement réduites à l'état de masses froides et inertes, lorsque les superpositions décrites ci-dessus se sont définitivement opérées" [12]. Il avait en effet observé qu'en plusieurs points le granite repose sur des roches jurassiques "transformées", c'est-à-dire métamorphisées, un métamorphisme qu'il envisageait, semble-t-il, à la manière de notre métamorphisme de contact. C'est pourquoi, après avoir estimé que ces phénomènes "ont été peu nombreux mais énormes", il n'hésitait pas à proclamer qu'"il ne semble pas qu'il y ait rien d'exagéré à donner à des événemens de cette grandeur (...) le nom de Révolutions de la surface du globe" [13], revendiquant ainsi en quelque sorte le statut de disciple de Cuvier.

Si l'on peut considérer que l'acte de naissance de la géologie française porte le millésime 1811, date de parution de l'"Essai sur la géographie minéralogique des environs de Paris" de Cuvier et Brongniart, l'oeuvre accomplie à partir de 1825 par Dufrénoy et Elie de Beaumont, sous la direction de Brochant de Villiers, dans le cadre de la préparation de la "Carte géologique de la France", contribua à donner une impulsion décisive au développement de cette science dans notre pays. Les géologues britanniques, qui avaient initié Dufrénoy et Elie de Beaumont à la cartographie géologique et à la stratigraphie du Jurassique et du Crétacé, ne s'y trompèrent pas puisque la Société géologique de Londres leur décerna en 1843 sa plus haute distinction. Un tel hommage suffit à attester de la qualité d'une oeuvre dont l'influence continua à se faire sentir dans notre pays pendant des décennies. En effet, Dufrénoy et Elie de Beaumont ne tardèrent pas à être les promoteurs d'une nouvelle entreprise dont le but était de doter la France d'une carte géologique plus détaillée. Une première tentative eut lieu à l'occasion de l'Exposition universelle de 1855 où furent présentées une vingtaine de feuilles qui couvraient la partie septentrionale de la France (de la Seine inférieure à la Meuse). Dix ans plus tard, on confia à Elie de Beaumont (Dufrénoy était décédé en 1857) la préparation, en vue de l'Exposition universelle de 1867, de 62 feuilles destinées à constituer le prototype de la future "Carte géologique de la France" à l'échelle du 1/80 000. Leur fond topographique devait être emprunté à la nouvelle carte d'état-major dont le lever s'achevait. Le succès rencontré fut tel que, dès le 1er octobre 1868, un décret impérial décidait de la création du "Service de la carte géologique de la France". Une ère nouvelle commençait pour la cartographie géologique française.

Références.

Nota : Ce texte est, dans ses grandes lignes, semblable à celui publié sous le même titre en décembre 1991, dans le n°238 de La Recherche, pp.1498-1500.

Voir aussi : Les premières cartes géologiques de France dans le Fonds ancien de MINES ParisTech.


La carte géologique de France de Dufrénoy et Elie de Beaumont (vue d'ensemble)
(C) MINES ParisTech


Agrandissement de la légende de la carte géologique de France de Dufrénoy et Elie de Beaumont
(C) MINES ParisTech


Agrandissement du Massif Central dans la carte géologique de France de Dufrénoy et Elie de Beaumont
(C) MINES ParisTech