TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.IV (1990)

Jean-Claude Plaziat

Les fossiles du Tertiaire parisien dans l'oeuvre de Bernard Palissy (1510 ?-1590), en commémoration du quatrième centenaire de sa mort.

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 28 novembre 1990)

Tous les géologues savent que Bernard Palissy s'est intéressé aux mollusques fossiles. On l'a même crédité abusivement d'une interprétation actualiste moderne : un commentaire excessivement flatteur de Fontenelle (1720), plus accessible que les travaux de Palissy, a fait croire que ce "potier de terre" avait compris avant les savants des Temps Modernes que les fossiles trouvés loin des côtes y avaient été laissés par une ancienne mer. C'est F. Ellenberger (1988) qui a mis le doigt sur cette erreur et démontré l'origine de cette légende. Cependant, l'intérêt fondamental de l'oeuvre de Bernard Palissy ne doit pas être remis en question : sa compréhension de la nature biologique des fossiles et de la fossilisation reste digne de notre admiration.

Pour ma part, c'est sur les coquilles récoltées en Ile de France que je veux attirer l'attention. Elles n'interviennent dans son oeuvre que lorsque il est en pleine possession de son métier de céramiste, en son âge mûr : après quarante ans au moins, ou même dix ans plus tard si on rattache cette récolte à son installation à Paris à partir de 1566.

Dans ses écrits, les allusions aux fossiles du Tertiaire se trouvent seulement à l'intérieur des Discours admirables de la nature, des eaux, des fontaines (...) des pierres (...) avec plusieurs autres excellents secrets des choses naturelles publiés en 1580 à Paris. D'autre part, ses "leçons" publiques qui ont été données de 1575 à 1584, s'appuyaient sur un véritable petit musée didactique ; cependant, la "copie des escrits qui sont mis au dessous des choses merveilleuses que 1'auteur a préparé et mis par ordre dans son cabinet" ne fait pas référence à ces fossiles mais à ceux du Crétacé de Saintonge (séjour entre 1535 et 1566) et du Jurassique de la bordure des Ardennes (séjour après la Saint-Barthélémy : 1572-1573 selon La Rocque, mais sa famille y a résidé plus longtemps, au moins jusqu'en 1576, cf. Ellenberger, 1988, P.145).

L'autre source est encore plus difficile à dater : il s'agit des "rustiques figulines" elles-mêmes, plats à décor animalier en relief que l'on peut voir dans un grand nombre de musées et qui ont été si prisées par les collectionneurs privés.

Il y a près de trente ans, j'ai été étonné de reconnaître sur les plats du Musée du Louvre attribués à B. Palissy, des représentations de fossiles indiscutables. Depuis lors, j'ai noté que tous les plats ornés de coquilles de gastéropodes comportent des fossiles du Lutétien du Bassin de Paris. F. Ellenberger s'en est fait l'écho (1988, fig.l, p.142) et donne quelques identifications que j'ai proposées d'après photos et que l'on doit considérer comme préliminaires.

Une étude plus complète est envisagée, avec l'aide des Musées nationaux. Cependant, dès à présent, que peut-on déduire à partir des données les plus solides ?

Les moulages de fossiles.

On peut considérer comme certain que Palissy a utilisé des fossiles marins du Lutétien moyen et supérieur et très vraisemblablement du Cuisien ou du Sparnacien (Yprésien). Ces fossiles ont été récoltés à l'état de coquilles et non de moules externes, compte tenu de leur conservation et de la technique de moulage appliquée, pour les mêmes plats, aux lézards, serpents, écrevisses, insectes, végétaux... On doit donc exclure les gisements de calcaire grossier et limiter leur provenance aux gisements meubles du Nord et de l'Est de Paris : du Vexin à la vallée de la Marne.

Il semblerait que Palissy n'ait pas pu découvrir ces coquilles avant son séjour à Paris : entre 1566 et 1580, date de parution de l'ouvrage où il en parle (Discours des pierres). Ce serait donc le moyen de dater avec une certaine précision les débuts des "rustiques figulines" qui en sont décorées. Il faut cependant tenir compte de ce que les premières "rustiques figulines" sont antérieures à 1566 et du fait que Bernard Palissy a travaillé dans la région parisienne avant de s'y installer définitivement.

En effet, Leroux (1927) a montré que la production de plats ornés de coquilles a commencé avant 1563, à Saintes où la Reine-mère a rencontré Palissy en 1564. C'est alors qu'elle est si séduite par ses productions qu'elle l'attire à Paris (1566). Mais c'est sur la recommandation d'Anne de Montmorency, son premier protecteur, qu'il a été attaché à la maison royale en tant qu'"inventeur des rustiques figulines du roi et de la reine sa mère" avant 1563, on doit donc se demander si ce n'est pas au cours de la période où Bernard Palissy est "décorateur ambulant" (Gibbon, 1986), et où il orne la grotte du château d'Ecouen pour le connétable de Montmorency (vers 1555), qu'il a découvert les gisements de fossiles et récolté les premières coquilles dans l'Eocène parisien.

Pourtant, dans son premier ouvrage, Recepte véritable par laquelle tous les hommes de la France pourront apprendre à multiplier et augmenter leurs trésors... (1563), il ne fait pas allusion à d'autres fossiles que ceux qu'il a vus en Saintonge. Il paraît donc raisonnable d'admettre une découverte tardive du Tertiaire parisien. La preuve devrait être recherchée dans les "rustiques figulines" elles-mêmes : existe-t-il des plats décorés uniquement de coquilles modernes ? On sait par Bernard Palissy qu'il a récolté à St Denis d'Oléron, "sur les roches maritimes, certaines coquilles, desquelles" il avait "nécessairement affaire...". On s'attend donc à trouver des Patelles, des Nasses ou des Turritelles (rejetées sur le rivage) à côté des Coques (Cerastoderma), Donax et Tellines modernes. L'étude reste à faire ; par contre, il est clair que la majorité des plats ornés de coquilles ne portent que des gastéropodes fossiles.

Par ailleurs, il n'est pas exclu que ce matériel fossile ait été utilisé longtemps après la mort de Bernard Palissy, dans son atelier si celui-ci a subsisté, et par ses continuateurs des ateliers d'Avon et/ou de Manerbe - le Pré d'Auge.

Les textes.

Nous avons vu que c'est dans l'ouvrage de sa maturité, Les Discours admirables (1580), que Bernard Palissy traite des fossiles du Tertiaire. Ce sont à la fois des "poissons armés" (coquilles plus ou moins épineuses) et leurs moulages : "coquilles et poissons pétrifiés". Il distingue en effet les deux modes de fossilisation et précise "lesquelles coquilles n'ont point été pétrifiées, ainsi sont encore telles comme elles étaient quand le poisson était dedans", ce qu'il rattache au fait que "la montagne ne s'est pas lapifiée" (sic).

Les moules externes de coquilles tertiaires sont représentés par les coquilles pétrifiées du "faubourg St Marceau près Paris", dont la "limace pyramidale" (Batillaria) forme des peuplements monospécifiques : "en une même pierre il y a grande quantité d'une même genre".

Mais le texte le plus explicite concerne une localité sujette à discussion : "au pays de Valois, près d'un lieu nommé Venteul, il y avait grande quantité de coquilles pétrifiées (...) je trouvais grand nombre de diverses espèces de coquilles de poissons semblables à celles de la mer Océane et autres : pourpres, bucines de diverses grandeurs, bien souvent d'aussi longues que la jambe d'un homme, lesquelles coquilles n'ont point été pétrifiées...". La liste des fossiles peut être traduite par Muricidés, Volutes, Clavilithes, Cérithes, Potamides et le fameux Cérithe géant (Campanile giganteum) qui indique un gisement du Lutétien moyen. Faujas de Saint-Fond et Gobet (1777) ont écrit qu'il n'existe pas de village de ce nom en Valois. Ils suggèrent une confusion avec Nanteul (=Nanteuil). Je crois plutôt qu'il s'agit de Venteuil, près de Damery (Marne), qui se situe à l'extrémité orientale du Valois, ou même à quelques kilomètres au delà des limites du Valois, mais qui répond parfaitement à la description de la faune. J. Gaudant est arrivé indépendamment à la même interprétation (sous presse). On peut même se demander s'il ne s'agit pas de la célèbre carrière du ravin de Damery qui se situe plus près de Venteuil (1,5 km) que du village de Damery, sur la route de Venteuil à Fleury-la-rivière.

Palissy cite aussi "une autre montagne près de la ville de Soissons, où il y a par milliers de diverses espèces de coquilles pétrifiées". On connaît en effet dans ce secteur un calcaire grossier (à coquilles dissoutes) très fossilifère, dans le Lutétien. Cependant, certains Potamides des "rustiques figulines" semblent provenir du Cuisien de la même région ou du Sparnacien (faciès de Pourcy entre Reims et Venteuil). Il reste donc à inventorier les coquilles identifiables sur les "rustiques figulines" pour établir un recensement significatif des niveaux échantillonnés par Bernard Palissy ou ses collaborateurs et ses continuateurs.

L'interprétation écologique de ces fossiles selon Palissy.

Je voudrais aussi compléter la remarque fondamentale de F. Ellenberger concernant la signification écologique et paléogéographique des fossiles. Pour Palissy, ces coquilles ou leurs moules sont dus à des animaux qui "ont été engendrés" (ont vécu) "au lieu même où ils ont changé de nature". Il en tire argument pour dire que les coquilles "en la terre" - c'est-à-dire trouvées loin des côtes actuelles - ne sont pas d'origine marine mais "de rivières, fontaines et ruisseaux" et "que la terre ou rivières d'icelle produisent aussi bien des poissons armés comme la mer". Il va même jusqu'à dire qu'"en plusieurs contrées de la terre les eaux sont salées, non si fort comme celles de la mer, mais elles le sont assez pour produire des poissons armés". Au sujet des fossiles marins du Jurassique des Ardennes, il précise que "ce lieu-là où se trouvent les dits poissons, était pour lors eaux ou étangs ou autres réceptacles d'eau, où les dits poissons habitaient et prenaient nourriture". De même, selon lui, les Potamides du Lutétien supérieur de Paris (Faubourg St Marcel) vivaient "en quelque grand lac".

Il est vraisemblable que cette conception continentale a été élaborée pour réfuter l'interprétation diluvienne des fossiles d'apparence marine récoltés sur le continent, qu'il attribue abusivement à Cardan (= Girolano Cardano cf. Ellenberger, 1988). Il s'agissait de rejeter l'hypothèse du transport des coquilles marines vers l'intérieur et sur les reliefs du continent, ce qu'il jugeait invraisemblable, en bon fontainier conscient qu'un déluge de pluie ne peut s'écouler que de haut en bas, et impie puisqu'en contradiction avec la Bible qui exclut les grands déplacements de la mer (Ellenberger, 1988).

Bernard Palissy n'exclut pourtant pas la possibilité d'une fossilisation de coquilles marines au sein d'un dépôt marin ultérieurement émergé : il l'a observé "entre Maresne et la Rochelle". Mais il ne l'accepte que pour un retrait minime de la mer, de quelques kilomètres au plus.

On pourrait donc interpréter le mélange de fossiles marins et d'animaux terrestres et d'eau douce actuels, typique des rustiques figulines, comme le fruit d'une conception écologique cohérente mais faussée par un a priori malheureux : Palissy affirme que le continent produit "aussi bien des poissons armés comme la mer" et il "le prouve par les coquilles pétrifiées lesquelles on trouve en plusieurs endroits par milliers et millions...". On doit donc lire que, pour lui, les "coquilles de poissons" de Venteuil, "semblables à celles de la mer Océane", ne sont pas considérées comme marines.

On peut opposer cette attitude singulière, contraire à celle des Anciens (Aristote, etc.) en ce qui concerne les huitres et autres coquilles fossiles péri-méditerranéennes, au bon sens pénétrant dont il fait preuve dans l'interprétation des fossiles de groupes disparus comme les restes d'anciens êtres vivants.

En fait, l'assemblage d'animaux proposé pour la décoration de son "jardin délectable" montre qu'il s'agit simplement d'une conception pré-écologique, essentiellement intuitive : voulant imiter la nature, Bernard Palissy réunit des éléments écologiquement incompatibles, aussi bien sur le plan climatique que sur celui, plus fondamental, de la salinité des eaux : des coquilles, toutes marines, et des grenouilles, tortues, crabes (chancres), écrevisses, coraux, serpents, lézards, insectes, etc.

Et pourtant, on peut aussi sourire à l'idée que Palissy vient d'être justifié, paradoxalement, par les observations écologiques les plus récentes. En Afrique, il existe bien des lacs intracontinentaux, actuels et quaternaires, dont la faune marine (= thalassique = lagunaire), à Cardiums, Potamides et Foraminifères, vit dans des eaux salées sans relations génétiques avec le domaine marin, à des centaines de kilomètres de la Méditerranée (cf. Plaziat, 1982, 1990). Mais bien entendu, la modernité de Bernard Palissy ne saurait être fondée sur une telle coïncidence ; c'est la sûreté de son intuition à propos de l'origine biologique des fossiles qui reste son plus éminent titre de gloire dans le domaine paléontologique.

Références.

  1. Ellenberger F. (1988). Histoire de la Géologie, t.1. Petite collection d'histoire des Sciences. Technique et documentation-Lavoisier, Paris 352 p., 12 fig.

  2. Faujas de Saint-Fond et Gobet. (1777). Les oeuvres de Bernard Palissy revues sur les exemplaires de la bibliothèque du roi, avec des notes et des additions. Ruault, Paris, 734 p.

  3. Fontenelle B. de- (1720). Résumé du mémoire de Réaumur sur les coquilles fossiles de Touraine. Hist. Acad. Roy. Sc, p.5-6.

  4. Gibbon A. (1986). Céramiques de Bernard Palissy. Ed. Garamont, Librairie Séguier-Vagabondages, Paris, 133 p., 104 fig.

  5. La Rocque A. (1969). Bernard Palissy in Schneer C.J. (éd.), Toward a history of geology. Proc. New-Hampshire inter-disciplinary conf. on the History of Geology, 1967. M.I.T. press, p.226-241, 1 fig.

  6. Leroux D. (1927). La vie de Bernard Palissy. Librairie Ancienne Honoré Champion, Paris, 129 p., 5 pl.

  7. Palissy B. (1563). Recepte véritable par laquelle tous les hommes de la France pourront apprendre à multiplier et augmenter leurs thresors ... demeurant en la ville de Xainctes. Barthélémy Berton, 130 p.

  8. Palissy B. (1580). Discours admirables, de la nature des eaux et fontaines ... des pierres, des terres ... le tout dressé par dialogues esquels sont introduits la Théorique et la Practique. Chez Martin le Jeune, à l'Enseigne du Serpent, devant le Collège de Cambrai, Paris, 399 p.

  9. Plaziat J.C. (1982). Introduction à l'écologie des milieux de transition eau douce-eau salée pour l'identification des paléoenvironnements correspondants. Critique de la notion de milieux margino-littoraux. Mém. Soc. géol. France, 144, p.187-206, 1 tabl., 8 fig.

  10. Plaziat J.C. (1991). Paleogeographic significance of the Cardium, Potamids and Foraminifera living in intra-continental salt-lakes of North Africa (Sahara Quaternary, Egypt Présent Lakes) in Kogbe C. & Lang J. (eds) : African continental Sédiments, Journ. of African Earth Sciences, 1.10, 3 fig., sous presse.