DISCOURS
M. L'INSPECTEUR GÉNÉRAL DAUBREE,
Membre de l'Académie des sciences, président les cinq Académies de l'Institut.
Ce discours a été prononcé le 25 octobre 1879 à la publique annuelle des cinq Académies.
Extrait concernant M. JEAN REYNAUD, ingénieur des mines.
Annales des Mines, 7e série, vol. 16, 1879.
Une seconde et très généreuse fondation nous a été offerte, depuis notre dernière réunion générale. Le prix Jean Reynaud consiste en une somme annuelle de 10.000 francs que « chacune de nos cinq Académies doit, à son tour, et sans pouvoir le diviser, attribuer à une oeuvre originale, élevée, ayant le caractère d'invention et de nouveauté et qui se serait produite dans une période de cinq ans. Le prix sera toujours accordé intégralement ; mais, dans le cas où aucun ouvrage ne paraîtrait le mériter entièrement, la valeur serait décernée à quelque grande infortune scientifique, littéraire ou artistique. »
Tel est le teste de la donation, par laquelle une noble femme a voulu honorer la mémoire de celui dont elle fut la digne compagne et « perpétuer son zèle pour tout ce qui touche aux gloires de la France. »
Sans attendre que des hommes d'élite bénissent dans l'avenir la pieuse volonté dont ils recevront le bienfait, l'Institut est heureux de présenter à la fondatrice du Jean Reynaud l'expression de sa gratitude.
Quoique doué, lui aussi, des facultés qui font le poète, c'est dans les sciences exactes que Jean Reynaud avait révélé, dès sa première jeunesse, les plus heureuses aptitudes. Sorti l'un des premiers de l'École polytechnique, il entra dans le Corps des mines, où il a terminé sa carrière officielle en professant, pendant trois années, à notre École, le cours d'économie et de législation des mines. Parmi les études auxquelles l'élève-ingénieur fut conduit, la géologie l'attira tout particulièrement, ainsi que l'attestent ses premières publications ; l'une sur la région volcanique des bords du Rhin, dont l'intérêt, comparable à celui de notre Auvergne, avait vivement frappé le jeune observateur ; l'autre sur la constitution minérale, alors peu connue, de l'île de Corse, qu'il s'était empressé d'explorer, aussitôt qu'il fut appelé à y faire ses débuts d'ingénieur.
Une extrême générosité de caractère le porta à renoncer à ces fonctions, malgré le désir de sa mère, à laquelle il portait un profond amour. Il se sentait entraîné vers les théories sociales, qui fascinaient alors d'éminents esprits, et il voulait se consacrer entièrement à la propagation d'une doctrine qu'il croyait profitable tout ensemble à la science et à l'humanité.
La diversité des questions qu'aborda Jean Reynaud, à partir du jour où il se dévoua chaleureusement à ce qu'il croyait un apostolat, nous saisit d'étonnement. Qu'on lise l'exposé général des connaissances humaines, qui forme l'introduction de son Encyclopédie, ou l'analyse de la sensation, ou l'appréciation des travaux de Cuvier, ou l'étude sur Pascal, considéré comme géomètre, on retrouve toujours, comme dans ses premiers ouvrages, le penseur et l'écrivain.
Des hautes régions spéculatives qu'habitait son esprit, le fécond auteur revenait, avec une prédilection marquée, aux sujets qui d'abord l'avaient captivé. Ainsi, partant des déformations que la surface terrestre a dû subir, sous l'influence de la répercussion d'une énergie souterraine et d'un refroidissement séculaire, il rechercha les lois générales de la géographie, qui, soumise jusque dans ses derniers détails à la science géométrique, offre, dit-il, des problèmes de même nature que ceux de l'astronomie.
Pendant un loisir forcé de quelques semaines que lui avait valu un trait de courageuse sincérité, il écrivit une Histoire élémentaire des minéraux usuels, afin de faire contempler « en quelle admirable source de biens de toute espèce la terre se transforme sous l'influence du génie de l'homme ». Publié d'abord sans nom d'auteur, ce modeste volume attire encore, au bout d'un demi-siècle, de nombreux lecteurs. C'est un petit chef-d'oeuvre d'exposition, et, quelque aride que le sujet puisse paraître, on y rencontre à chaque instant, à propos des corps bruts, des aperçus d'un haut intérêt.
Toujours dominé par le désir d'être utile, Jean Reynaud a maintes fois employé le même talent pour rendre accessibles à tous, dans une Revue justement populaire, des notions très diverses de physique et d'histoire naturelle.
En supposant que les courts instants qui me sont comptés me le permissent, je ne pourrais qu'affaiblir l'appréciation émue qui a été faite de Jean Reynaud par plusieurs de nos confrères (MM. Legouvé, Charton, Henri Martin),qui s'honorent d'avoir été ses amis, ses admirateurs et presque ses disciples. Ils sont unanimes à reconnaître la puissance entraînante de sa parole, la vigueur de ses conceptions synthétiques, en même temps que le charme de son caractère. « On trouve chez lui, dit M. Henri Martin, un esprit vraiment encyclopédique, une surabondance de vues, la belle faculté de s'intéresser et d'intéresser à tout, une fermeté de sens moral inébranlable, et une lumière de l'idéal qui transfigure les vulgaires objets et qui jette un reflet de l'infini jusque dans les plus basses conditions des choses finies. »
Ainsi, par l'universalité des oeuvres auxquelles il s'adresse, en même temps que par la diversité des mérites qu'il est appelé à récompenser, le prix Jean Reynaud répond à la fois à la vaste intelligence et aux grandes aspirations que son nom ne cessera de rappeler.
Quand nous relisions les pages, pleines d'éloquence et de poésie, de Terre et Ciel, où était tracé, il y a vingt-cinq ans, un magnifique tableau du monde physique, nous ne pouvions nous empêcher de penser à la vive satisfaction avec laquelle Jean Reynaud aurait accueilli les découvertes qui, depuis lors, ont confirmé et fortifié les rapprochements auxquels il se plaisait.
D'une part, l'analyse spectrale est parvenue à surprendre dans le Soleil, et jusque dans les étoiles, les indices d'éléments matériels semblables à ceux qui abondent dans notre planète. D'autre part, une ressemblance, bien plus intime encore qu'on n'aurait osé le croire, trouve sa démonstration tangible dans ces nombreux débris errants qui, venant échouer sur notre planète, nous apportent des échantillons des astres dont ils sont détachés. Non-seulement les météorites n'ont fourni aux investigations les plus approfondies ancun corps simple qui nous soit étranger, mais aussi, parmi les combinaisons minérales qui constituent ces débris célestes, la plupart sont absolument les mêmes, dans leur forme cristalline comme dans leur nature chimique, que celles qui appartiennent à certaines masses terrestres; ou, lorsqu'elles en diffèrent, il est facile, par une opération chimique des plus simples, de les réduire à l'identité.
De telles affinités achèvent de nous prouver que les astres lointains, dont ces fragments nous fournissent des témoignages, ont passé par les mêmes évolutions que celles qu'a subies notre planète, et que nous entrevoyons déjà dans le Soleil et dans les étoiles. Ainsi l'histoire notre terre s'agrandit, dans la profondeur de l'espace aussi bien que dans celle du temps, et elle devient un exemplaire abrégé de l'histoire de l'univers.
Aujourd'hui donc que resplendit, plus clairement que jamais, l'unité qui règne dans la constitution matérielle du monde, combien ne devons-nous pas rendre hommage au grand homme qui, parmi nous, il y a plus de deux siècles a ouvert de tels horizons ?
Dans une synthèse des plus hardies, et dont l'esprit humain n'avait pas encore offert d'exemple, Descartes, continuant à transporter la mathématique dans des régions entièrement nouvelles, osait, le premier, considérer tous les phénomènes célestes, comme de simples déductions des lois de la mécanique.
Affirmer l'idée-mère de la belle théorie cosmogonique, par laquelle Laplace a couronné le magnifique édifice dont Copernic, Kepler et Newton avaient élevé les assises, proclamer l'unité de composition de l'univers physique, démontrer, pour ainsi dire, l'incandescence initiale de notre globe, aussi bien que des autres astres, telles sont les propositions fondamentales qu'avait suggérées à Descartes une intuition, qui n'appartient qu'au génie.
« Je montre, dit-il, comment la plus grande partie de ce chaos devait, en suite de ces lois, se disposer et s'arranger d'une façon, qui le rendait semblable à nos Cieux ; comment quelques-unes de ses parties devaient composer une Terre, et quelques-unes, des comètes, et quelques autres, un Soleil et des étoiles fixes. »
Ailleurs : « il n'est pas malaisé d'inférer de tout ceci, que la Terre et les Cieux sont faits d'une même matière »
Et encore : « Feignons que cette Terre où nous sommes a été autrefois un Astre, en sorte qu'elle ne différait en rien du Soleil, sinon qu'elle était plus petite. »
Enfin, le puissant philosophe poursuit sa pensée avec méthode et rigueur, et rattache les dislocations que présente de toutes parts la « voûte terrestre » au refroidissement et à la contraction de la masse interne qui la supporte.
Une telle vue s'était présenté à l'esprit de Descartes, quoique l'étude du sol n'eût encore pu lui fournir aucune base d'induction. Il y a plus : malgré les observations conformes du géologue danois Stenon, la justesse de cette pensée resta bien longtemps méconnue. Au commencement même de notre siècle, la doctrine, alors très en vogue, de Werner attribuait les montagnes à une disposition originelle, produite au sein d'un Océan primitif. Il ne fallut rien de moins que les ingénieuses et persévérantes investigations d'esprits élevés et hardis, tels que Hutton, de Saussure, Léopold de Buch, Elie de Beaumont, pour forcer à reconnaître qu'une étroite relation existe entre l'activité intérieure du globe et les innombrables cassures qui en traversent l'écorce en tous sens.
Comme si ce n'était pas assez de tant d'autres titres qui le recommandent aux siècles futurs, et malgré des erreurs qui sont de son temps et de l'humanité, Descartes nous apparaît donc en outre comme initiateur de ces sciences, que nous nommons aujourd'hui « Cosmologie » et « Géologie. »
Dans nos jours d'activité fiévreuse, où chacun poursuit ses recherches, sans s'inquiéter toujours de ceux qui lui ont préparé les voies, il m'a paru équitable et opportun d'exercer ici une sorte de revendication publique, en signalant à la reconnaissance de tous ces idées sublimes de l'homme qui, à l'éternel honneur de la France, sut pénétrer d'un même regard le monde de la matière et celui de l'esprit : c'est là une gloire plus durable encore que le marbre qui le représente au milieu de nous, dans ce sanctuaire de la pensée.