Mari de Claire LENTHÉRIC (1840-1914). Père de Jacques Charles Emile JOUGUET, ingénieur des mines.
Ingénieur civil des mines de la promotion 1851 de l'Ecole des Mines de Paris (admis en classe préparatoire le 16/9/1851, puis comme élève externe le 27/7/1852 classé 3, breveté le 2/6/1855 classé 2).
Bulletin de l'Association amicale des anciens élèves de l'Ecole des Mines, Mai 1887
M. Rigaud et M. Vialla, ingénieur en chef des mines de Lalle, ont présenté collectivement la notice nécrologique suivante à la Société de l'Industrie minérale.
L'industrie minérale a récemment perdu l'un de ses membres les plus éminents, M. Jouguet, l'habile directeur des mines et usines que la Compagnie de Terrenoire possède dans le Gard. Personne parmi vous n'ignore la part active prise par M. Jouguet dans le progrès métallurgique de nos contrées, ni la bonté efficace dont il donnait des preuves constantes vis-à-vis de tous, ni les regrets unanimes qui l'accompagnent dans la tombe. Le concours ému et empressé que toute la population de Bessèges a apporté à ses funérailles, les paroles élogieuses et affectueuses prononcées à cette occasion par les ingénieurs et les administrateurs, n'ont fait que donner la note du sentiment général. La mort de M. Jouguet est un deuil public.
Nous ne pouvons pas nous réunir ici sans nous associer à cette douleur : nous ressentons cruellement le chagrin de ne plus retrouver parmi nous cet homme bon et honorable, cette intelligence supérieure, ce caractère élevé, cet ingénieur de premier ordre que la maladie a prématurément arrêté dans ses travaux.
Car M. Jouguet était jeune encore : né le 18 avril 1831, à Parizet, commune de Saissinet, près Grenoble, il avait seulement 55 ans quand il a été enlevé par un mal cruel, dont les rapides progrès ont sans doute eu pour cause les incessants travaux et les préoccupations de toute nature qui remplirent la fin de sa vie.
Il aurait dû demeurer longtemps encore parmi nous, car il parvenait seulement à l'âge où l'intelligence humaine atteint son complet développement et donne toute la mesure de sa puissance. Sa carrière d'ingénieur a été relativement courte, mais bien remplie de travaux et de services rendus, d'efforts et de progrès accomplis.
Après de brillantes études à Lyon d'abord, puis au collège Monge, M. Jouguet était entré à la fin de 1851 à l'Ecole des mines de Paris ; trois ans dans cet établissement, et près d'une année encore consacrée à des voyages et à des études techniques l'avaient bien préparé à l'application industrielle, et, dès le mois d'août 1855, il arrivait comme ingénieur aux mines de la Grand'Combe, où il restait six ans. Chargé des travaux d'Abylon et de Luce, il s y fit connaître par les qualités éminentes dont il était doué, par l'habile organisation des divers détails de ses exploitations, et c'est là que beaucoup d'entre vous l'ont connu et ont formé avec lui d'amicales et solides relations que la mort seule a pu trancher.
Pourquoi, au commencement de 1861, M. Jouguet quitta-t-il la Grand'Combe et prit-il la direction de la mine de Cransac (Aveyron) ? Nous l'ignorons ; mais nous savons qu'à la fin de cette même année, la Compagnie de Terrenoire lui offrit un poste d'ingénieur aux mines de Lalle où son installation se fit le 1er janvier 1862.
A partir de ce moment, ses travaux sont si intimement combinés aux développements de Bessèges qu'il faut les suivre dans l'historique de ces mines et usines.
La Compagnie de Terrenoire était entrée dans le Gard en 1853 par l'acquisition des mines de Lalle ; elle avait mis en bon état d'activité l'exploitation de cette houillère, et avait acquis en 1859 les forges de Bessèges pour tirer un bon parti de ses houilles, quand la terrible inondation de Lalle, le 11 octobre 1861, où périrent 106 mineurs, vint lui porter un coup terrible. C'est alors qu'elle appela M. Jouguet dont le dévouement sans borne et l'activité incessante ne tardèrent pas à porter leurs fruits. En peu de temps il sut vaincre toutes les difficultés présentées par cette mine en désordre; il sut mettre l'exploitation à l'abri de tout grave danger ultérieur en maçonnant les affleurements qui traversaient l'affluent de la Cèze, cause du désastre ; il imagina le précieux expédient de remblayer les vides avec les laitiers des hauts-fourneaux. La houillère rétablit ses travaux et chacun reprit confiance, si bien qu'en 1863 la Compagnie de Terrenoire se trouva en situation d'acheter les hauts-fourneaux et les mines de fer de la région de Bessèges: mais presque aussitôt, le 11 juin 1863, une autre inondation vint priver l'usine des minerais de fer du Travers. Cependant la forge continua à marcher, produisant 8 à 10 mille tonnes de fer marchand chaque année ; la population de Bessèges était déjà assez nombreuse dès cette époque pour justifier l'institution d'une commune distincte, ce qui eut lieu à la fin de 1863, et aussitôt les habitants, nommant M. Jouguet au Conseil municipal, donnèrent une preuve de l'influence qu'il avait acquise sur le personnel et sur les ouvriers de Bessèges.
L'année suivante, sa situation s'accrut encore : il fut désigné comme directeur de toutes les mines et usines de la Compagnie de Terrenoire à Bessèges, et de ce moment date l'essor prodigieux de ces établissements.
L'obligation de chercher au dehors des minerais de fer pour compenser l'abandon du Travers, avait amené déjà la Compagnie de Terrenoire à se procurer de riches minerais d'Algérie, d'Espagne et des Pyrénées ; or, il paraissait illogique d'aller s'approvisionner aussi loin sans profiter de la qualité de ces matériaux pour faire de l'acier, comme le permettait leur nature : des projets furent mis à l'étude et M. Jouguet créa l'usine Bessemer qu'il ouvrit en 1868 ; l'année suivante, il commença les fours Martin ; puis il installa des batteries de fours à coke Carvès ; puis encore il améliora et transforma les hauts fourneaux, les trains de laminoirs, les souffleries. Puis, après la guerre, toutes les usines se trouvant insuffisantes pour satisfaire aux commandes immodérées arrivant de tous côtés, la Compagnie de Terrenoire accrut son domaine en louant les usines et les mines de fer de Tamaris. Là encore, sous la direction de M. Jouguet, s'installèrent des souffleries , des fours Carvès, des fours Martin, des fabrications exceptionnelles comme le ferro-manganèse et les longs rails en acier. On lui doit surtout l'emploi des minerais de fer du pays en forte proportion dans la fabrication de la fonte Bessemer, réalisée avec le plus grand succès malgré l'avis de la pluralité des métallurgistes qui croyaient auparavant impossible la préparation de l'acier sans les minerais exceptionnels d'Algérie ou d'Espagne.
Ces importantes installations métallurgiques n'empêchaient cependant pas M. Jouguet de penser sans cesse au développement de Lalle : il retrouva au nord de la concession les couches largement exploitables, il les poursuivit au sud au-delà de la faille du Castellas et commença le puits Julien qui, malheureusement arrêté aujourd'hui par économie, assurera plus tard l'avenir de la houillère. D'autre part, il rétablit successivement l'exploitation des mines de fer d'Alais et plus tard celle des mines du Travers où il trouva des ressources importantes pour la vie des forges de Bessèges.
L'apogée de cette période d'excessive production a coïncidé à peu près avec l'Exposition universelle de 1878 : au moment le plus considérable, on comptait, comme production effectuée sous les ordres de M. Jouguet :
A Bessèges :
Mines de Lalle............. 80.000 tonnes de houille. Mines de fer .............. 40.000 tonnes minerai. Fours à coke ............... 46.000 tonnes coke. 4 hauts-fourneaux .......... 50.000 tonnes fonte. Forges .................... 12.000 tonnes fer. Aciérie Bessemer ........... 40.000 tonnes rails. Aciérie Martin ............. 14.000 tonnes acier.
A Tamaris :
Mines de fer ................. 50.000 tonnes minerai. Fours à coke ................ 35.000 tonnes coke. G hauts-fourneaux ......... 50.000 tonnes fonte. Forge ...................... 24.000 tonnes fer. Aciérie Martin ............ 8.000 tonnes acier.
Le nombre total d'ouvriers et d'employés de ces établissements comprenait près de 5.000 personnes ; les produits fabriqués jouissaient d'une bonne réputation ; c'étaient là bien des motifs pour une haute distinction, et c'est à juste titre que la croix de chevalier de la Légion d'honneur fut décernée à M. Jouguet à l'occasion de l'Exposition.
Il la méritait d'ailleurs de toutes façons : par l'ardente impulsion qu'il imprimait à toutes les recherches, à tous les travaux, par le courage et le dévouement dont il faisait preuve dans les moments difficiles ; ses ouvriers savaient qu'en cas d'accident on le trouverait le premier prêt pour diriger le sauvetage, et ils mettaient en lui toute leur confiance ; ses employés connaissaient les efforts qu'il faisait pour améliorer leur situation et récompenser leurs travaux. Chacun d'ailleurs savait qu'il accepterait et remplirait avec courage les missions difficiles et délicates ; il l'a prouvé pendant les grèves de 1869 et de 1882, aussi l'avait-on désigné comme maire pendant toute la durée de la guerre de 1870 ; et plus tard, quand survint, en 1873, une sorte d'insurrection à propos des octrois, ce fut lui encore qui sut entraîner tout le personnel des forges à prêter main-forte pour protéger la sécurité publique. Sachant, malgré son exquise bienveillance, unir le sang-froid au courage et à la résolution, il avait pu, à cette époque, réunir autour de lui les éléments d'une résistance sérieuse aux violences qui paraissaient probables ; son attitude en imposait aux meneurs et obtint les meilleurs résultats pour l'apaisement général. Contrairement d'ailleurs à ce que l'on voit trop souvent, M. Jouguet ne perdit pas sa popularité pour avoir su se montrer ferme et fort en face des menaces : il fut choisi de nouveau comme maire en 1878, et il a conservé ces fonctions jusqu'à sa mort. Quant à son influence toute puissante sur les habitants et sur les ouvriers de Bessèges, elle trouve une éclatante confirmation dans le calme dont a joui cette commune pendant toute sa longue maladie, malgré les retards de paiement des salaires, calme qui a cessé dès la mort de ce bienfaiteur auquel les ouvriers avaient déjà, et bien spontanément, donné une exceptionnelle preuve de gratitude on lui décernant, en 1883, une médaille d'or, à laquelle s'ajouta, en 1885, la médaille d'honneur bien méritée par M. Jouguet lors de l'épidémie cholérique ; sa fermeté suffit alors à enrayer l'affolement public, tandis que sa prudence préparait les mesures préservatrices qui améliorèrent pour toujours l'état sanitaire de la commune.
Partout et toujours, chacun était heureux de le compter comme collègue. L'industrie minérale lui doit notamment un important mémoire sur les fours Carvès ; on réclamait son agréable collaboration au conseil d'administration de l'Ecole d'Alais comme à celui du collège spécial et comme plus tard à celui de la Compagnie de Terrenoire ; on savait pouvoir compter sur sa bienveillance éclairée en même temps que sur son intelligent concours.
On abusait ainsi de ses forces et il ne savait pas résister quand il se savait utile ; peut-être sentait-il que son temps était strictement mesuré, car il ne cherchait pas à s'épargner !
Comme ingénieur, M. Jouguet laisse un grand vide au moment où la lutte industrielle prend une acuité sans limites; comme administrateur intègre et dévoué, il fait défaut à sa Compagnie en même temps qu'à la commune de Bessèges ; comme citoyen animé d'un esprit libéral et conciliant, il manque à tout le monde; malheureusement nos regrets sont stériles et ne peuvent le rappeler parmi nous.
(Extrait du Bulletin de la Société de l'Industrie minérale).
Voir aussi : Biographies de Jean-Baptiste MARSAUT et de Daniel MURGUE, ingénieurs à Bessêges.