Entre l'État et l'usine : L'École des Mines de Saint-Étienne au XIXe siècle
par
Anne-Françoise GARÇON
« Que voulez-vous... Nous sommes trop noirs et trop loin de Paris... ». Le propos, désabusé, reflète le peu de cas que faisait l'intelligentsia française de la fin du XIXe siècle des Écoles professionnelles et provinciales de surcroît. Un désintérêt relayé par l'Histoire...
Et pourtant... S'intéresser à l'École des Mines de Saint-Étienne, au XIXe siècle, c'est découvrir qu'elle forma Fourneyron, Boussingault, Pourcel et Fayol, qu'elle procura à l'industrie du pays l'essentiel de ses cadres supérieurs, directeurs, ingénieurs. Cette étude historique s'attache à définir les trois temps de l'ingénieur dans la France du xixe siècle, celui de l'ingénieur pédagogue, celui de l'ingénieur expérimentateur, celui de l'ingénieur administrateur. A contrario des idées reçues, elle montre que le pays n'a pas manqué d'ingénieurs ; que le désir de « Science industrielle » est né avec l'industrialisation ; enfin, qu'une École d'État a été parfaitement capable de former des ingénieurs performants, rompus à la pratique industrielle, à l'innovation, aux sciences expérimentales.
Technologie et technocratie ne se confondent pas. Les débuts de l'industrialisation ont fait émerger à partir du modèle allemand, un profil d'ingénieur industriel, arc-bouté sur la mixité privé/public, avec le soutien de l'État libéral, au nom de l'utilité publique. Il a fallu la grande crise technique du milieu de siècle pour que cette figure prenne corps et trouve une légitimité autre que celle que lui donnait l'entreprise. Dans les années 1880, la crise économique a frappé l'industrie. Le diplôme est né, comme une parade tandis qu'une lutte sévère se livrait entre grandes Écoles. Alors, la figure de l'ingénieur s'est intellectualisée... L'ouvrage ouvre de nombreuses perspectives pour une réflexion actuelle sur la figure de l'ingénieur. Une figure placée entre l'État, la science et l'industrie.
Professeur à l'Université Rennes 2, Anne-Françoise GARÇON est spécialiste d'histoire des techniques et d'histoire des entreprises. Ses travaux portent tout particulièrement sur l'innovation, la pensée technique et la constitution des identités professionnelles entre époques moderne et contemporaine.
Commentaires de R. Mahl :
Si l'histoire de l'Ecole des mines de Saint-Etienne vous intéresse, vous devez absolument commander cet ouvrage. Mon grand regret est de ne pas pouvoir le rendre disponible gratuitement et intégralement sur le web ; je me console en publiant quelques extraits.
La plume de Anne-Françoise GARÇON est admirable de simplicité et de richesse. L'ensemble de l'ouvrage est fort bien documenté. Il est structuré en 3 grandes parties : le temps de l'ingénieur pédagogue (en gros de 1816 à 1835, date de la mort du fondateur Louis Beaunier) ; le temps de l'ingénieur expérimentateur ; et le temps de l'ingénieur administrateur.
Lorsque j'avais été nommé jeune professeur à l'Ecole des mines de Saint-Etienne en 1970, je fus presque immédiatement présenté à Paul CAMOUS, alors préfet de la Loire. Ce jour-là, il développa devant moi une théorie du progrès par les conflits et les crises : rien ne progresse dans la continuité, il faut créer une crise. Le livre de A.F. GARÇON illustre magnifiquement cette théorie : il décrit les grands combats qu'a connus l'Ecole des mineurs, dont voici les plus importants :
- La création de l'Ecole elle-même : la France perd la Savoie en 1814 et la Sarre en 1815, il faut absolument créer une Ecole pratique des mines le plus vite possible pour remplacer les écoles disparues du Mont-Blanc et de Geislautern. Difficultés : budget, locaux, recrutement des élèves, organisation administrative.
- L'évolution difficile du corps des gardes-mines : ce corps de techniciens de l'Etat (qui ne pouvaient même pas accéder au grade de sous-ingénieurs du corps des mines comme c'était le cas de leurs homologues des ponts et chaussées), mal rétribué, mais effectuant des tâches de contrôle souvent très importantes, recrutait (entre 1840 et 1880) 41 % de ses effectifs à l'Ecole des mineurs.
- Les batailles entre Ecoles : la centralisation des décisions à Paris tendait à maintenir l'Ecole de province dans un statut "subalterne" par rapport à celle de Paris. Georges Friedel, par exemple, dénonçait "l'intervention néfaste de Paris", "un pouvoir absolu sans limites et sans contrôle, qui n'est pas tenu d'expliquer ce qu'il fait", une "machine faussée", le "gâchis administratif", le "frein parisien". On refusait à Saint-Etienne un personnel autonome et stable, un minimum d'autonomie de gestion. Ce n'est pas par hasard qu'un ingénieur de Saint-Etienne, Henri Fayol, développa la théorie de l'incapacité industrielle de l'Etat !
- La création conflictuelle du diplôme d'ingénieur civil des mines : dès 1854, Gruner utilisait lors de la création de la Société de l'Industrie Minérale les termes d' "Ecole des mines" et d' "ingénieurs civils". Or l'usage de ces termes était interdit par les parisiens, pour lesquels il y avait une seule Ecole des mines, celle de Paris. L'Ecole de Saint-Etienne ne fut autorisée qu'en 1882 à changer son titre d'"Ecole des mineurs" en "Ecole des mines". Les élèves n'obtinrent le diplôme d'ingénieur que par des décrets successifs parus de 1887 à 1891. Et pourtant, lorsque en 1891 le même diplôme d'"ingénieur civil des mines" est attribué aux anciens élèves de Saint-Etienne et de Paris, les stéphanois réservent à cette mesure tant demandée un accueil glacial : en effet, depuis 1865, le Conseil de l'Ecole demandait le diplome d'"ingénieur civil pour les mines et les usines métallurgiques" !
- Les mutations industrielles, à partir de 1865, ont brutalement mis au chômage les élèves fraichement diplômés, en moyenne pendant 24 mois après la sortie de l'Ecole, et ont obligé les plus anciens à modifier radicalement le cours de leurs carrières.
- La loi militaire de 1872 qui avait créé le service actif universel instituait un sursis jusqu'à l'age de 24 ans pour des grandes Ecoles parisiennes. Les élèves se voyaient donc conscrits aléatoirement au milieu de leur scolarité. Ce n'est qu'au bout de nombreuses démarches que l'Ecole de Saint-Etienne obtint en 1889 d'être mise sur un plan d'égalité avec les Ecoles parisiennes.