Elie GAGNEBIN (1891-1949)


ELIE GAGNEBIN 1891-1949 par Maurice Lugeon.
Un Portrait.

Notice lue à la séance du 5 juin 1950 de la Société Géologique de France.

Malade depuis plusieurs mois, Elie Gagnebin, professeur de géologie à l'Université de Lausanne, est décédé à Zurich, à la suite d'une grave opération, le 16 juillet 1949.

Il était né à Liège le 4 février 1891, où son père, originaire du Jura bernois, était pasteur protestant et chef d'une famille de douze enfants dont Elie était le cadet. La mère était hollandaise. La famille rentre en Suisse en 1892, de sorte qu'Elie pourra faire toutes ses classes à Lausanne. Il est bachelier es lettres en 1899 et on aurait pu se demander si la littérature ou la philosophie, voire même le théâtre, ne feraient pas les objets de sa carrière. Esprit étonnamment ouvert, curieux de toute chose, doublé d'une mémoire prodigieuse, il aborde la science pour parfaire ses connaissances, sans trop savoir s'il continuera dans cette direction; mais la géologie l'enthousiasme et il ne l'abandonnera plus, c'est-à-dire, pour dire vrai, c'est à elle qu'il restera fidèle sans jamais pourtant abandonner ses premières amours.

C'est ce qui explique l'universalité du savoir de cet homme possédant une facilité étonnante à répondre spontanément à de multiples questions dans le domaine des sciences naturelles, de la littérature, de la philosophie, de la musique et du théâtre. Ajoutons que cet encyclopédiste, et à notre époque d'extrême spécialisation ces êtres sont très exceptionnels, était d'un dévouement sans limite, prêt à entrer en bataille dans tout ce qu'il considérait comme une atteinte à la liberté de pensée, même si la pensée à défendre n'était pas partagée par lui. Il devenait alors un lutteur ou un critique redouté aussi bien par la plume que par la parole qui faisait de lui un orateur de grande classe. Quand, à Lausanne, il était annoncé une conférence d'Elie Gagnebin, les salles où il parlait étaient toujours trop petites.

Physiquement on ne peut pas dire qu'il était un bel homme ; de grandeur moyenne et de corps fluet, son visage dévoilait immédiatement la clarté de l'esprit. Il était atteint d'un léger strabisme et qui laissait à tout interlocuteur une impression particulière, parfois un peu gênante, car on ne savait de quel œil il vous regardait. Mais quand il parlait, on était immédiatement subjugué par une diction élégante, souvent imagée, sans la moindre trace d'hésitation, argumentant avec aisance et précision.

Il n'y a qu'une chose qu'il ne pouvait accepter, celle de présider. Il voulait bien être d'un comité quelconque, mais à titre temporaire. Tout dévouement dans l'ombre était son affaire. On le vit bien lorsque la Société géologique suisse fêta, en 1934, le Cinquantenaire de sa fondation ; c'est lui, en collaboration avec Peter Christ de Bâle, qui se chargea de la mise sur pied d'un Guide géologique de la Suisse dont chacun connaît l'importance. Près d'une année de sa vie fut donnée à ce travail.

Sa première publication géologique fut écrite lorsqu'il avait 22 ans (1913) et dès lors, chaque année, paraissaient quelques travaux. Mais pour donner une idée de son incroyable universalité de connaissances, il faut que je cite un exemple : dans sa liste bibliographique, lorsqu'on 1922, sa belle carte géologique des Préalpes bordières est indiquée, cette mention est précédée par le compte rendu d'une visite à Jean Cocteau et suivie d'un article sur l'Antigone de Sophocle !

Son œuvre géologique est presque exclusivement consacrée à l'étude des Préalpes romandes et chablaisiennes. On lui doit en particulier comme cartes géologiques, celle des Préalpes bordières (carte géologique suisse au 1/23 000e, carte spéciale n° 99), puis une grande partie de la feuille Saint-Maurice de l'Atlas géologique de la Suisse au l/2ii.000e. La mort l'a surpris alors qu il achevait les levers des Préalpes suisses de la rive gauche du Rhône et il est à souhaiter que la deuxième édition de la feuille Thonon de la carte géologique de France au 1/80.000e ne tarde pas à paraître.

Durant ces dernières années, il s'était passionné pour le Quaternaire. Son mémoire, publié en 1937, sur les invasions glaciaires dans le bassin du Léman, est un modèle d'analyse et de description. Signalons encore deux charmants petits volumes de belle vulgarisation sur l'Histoire de la terre et des êtres vivants et sur le Transformisme. Dans une biographie détaillée, publiée dans les Actes de la Société helvétique des Sciences naturelles (Académie suisse des sciences), session de Lausanne 1949, j'ai publié une notice biographique détaillée à laquelle on pourra recourir.

C'est en 1922 qu'il se fait connaître en France en publiant, dans la Revue générale des Sciences, un article, sur la théorie de Wegener de la dérive des continents.

En France, il a souvent travaillé dans le laboratoire de géologie de la Sorbonne. Haug l'aimait beaucoup à cause de sa franchise et de son savoir. Il a séjourné également à Grenoble chez l'illustre Kilian. La France peut donc aussi le revendiquer comme up élève et disciple.

Parmi les grandes joies de sa vie, il faut compter celle d'avoir été nommé collaborateur du Service de la Carte géologique de France, chargé de la révision de la feuille Thonon, puis vice-président de la Société géologique. Ses relations, soit à Paris, soit en Province, étaient, on peut le dire, innombrables aussi bien dans les milieux littéraires, philosophiques, musicaux que géologiques, aussi la France a-t-elle perdu en lui un de ses plus fidèles admirateurs et un grand ami.


On doit aussi à Elie Gagnebin des publications plus littéraires : "Jules Lafforgue" (1911), "A propos d'André Gide" (1913), "Les cahiers vaudois" (1914), "Les poèmes de M.P.L. Matthew" et "Rimbaud" (1915), "Suarès devant Pascal" (1917), "L'orgie dans l'art" (1918), etc. A la fin de sa vie, il verse carrément dans la philosophie avec "déterminisme et libre-arbitre" '1945), "La morale et l'histoire de la vie" (1948), "Le transformisme et l'origine de l'homme" (1949).