Bulletin de l'Association amicale des anciens élèves de l'Ecole des Mines, Janvier-février 1886
William Fraisse, né à Lausanne en 1803, montra de bonne heure des aptitudes remarquables pour les sciences mathématiques qui le portaient vers la carrière d'ingénieur. Destiné d'abord à d'autres études par sa famille, il ne put réaliser son rêve qu'en 1827, où il entra à l'Ecole des Mines, préparé par une instruction générale très complète. Après de brillants examens de sortie, il revint mettre ses connaissances au service de son pays, auquel il était vivement attaché. Il fonctionna d'abord comme adjoint de l'ingénieur cantonal en chef, M. Pichard, et lorsque celui-ci mourut en 1842, il fut appelé à le remplacer. Comme en Suisse chacun doit être militaire, il choisit l'arme du génie, qui le compta au nombre de ses officiers les plus capables. En cette qualité, il prit une part active aux travaux de défense du défilé de Saint-Maurice et de la route du Simplon. Aux camps de Thoune et de Frauenfeld, il fut l'instructeur de l'aspirant d'artillerie Louis Bonaparte.
Un projet de canal entre les lacs Léman et de Neuchâtel, présenté par Fraisse peu de temps après son retour en Suisse, attira l'attention des techniciens sur le jeune ingénieur. En 1840, il remplaça son canal, dont l'exécution se heurtait à des difficultés financières, par le projet, plus hardi pour cette époque, d'un chemin de fer de Morges à Yverdon. L'opposition que l'idée des voies ferrées rencontrait partout à ses débuts, se manifesta chez nous comme ailleurs, et retarda la publication du projet de Fraisse jusqu'en 1844. Peu à peu cependant l'opinion publique commençait à se familiariser avec l'idée nouvelle, lorsque des événements politiques vinrent la rejeter à l'arrière-plan et briser la carrière de son auteur. Le 12 février 1845, Fraisse, qui siégeait au Grand-Conseil comme député de Lausanne, combattit dans un discours éloquent une mesure, réclamée par une pétition populaire, qu'il regardait avec raison comme le prélude d'une guerre civile et religieuse pouvant mettre en danger l'indépendance suisse. Le lendemain, l'émeute triomphait dans la rue, et le peuple souverain, qui n'aime pas à être contrarié, ne pardonnait pas à Fraisse son opposition courageuse. Sa vie était sérieusement menacée, et les nombreux amis personnels qu'il comptait dans le camp de ses adversaires politiques, le presseront de partir sans retard avec sa famille, désespérant de le sauver autrement. Il quitta donc en fugitif cette patrie à laquelle il avait consacré ses connaissances et son travail pendant tant d'années. En France, il trouva le meilleur accueil et l'occupation désirée, en premier lieu à Lyon, dans un établissement de construction de machines. Puis il fut appelé par de Montricher aux travaux du canal de la Durance, où il se distingua bientôt en dirigeant la construction du bel aqueduc de Roquefavour, bien connu des ingenieurs français. Il s'établit ensuite à Avignon, où il occupa un poste important dans l'entreprise du fameux canal de Crillon. En 1851, le prince-président, de passage à Avignon, fit l'accueil le plus chaleureux à son ancien professeur militaire du camp de Thoune. De hautes protections, l'estime et l'amitié des ingénieurs français qui avaient été ses chefs et ses collègues, promettaient à Fraisse une carrière sûre et brillante en France ; mais encore une fois, son profond attachement à la patrie suisse l'emporta dans son coeur.
En 1852, une concession avait été accordée par le gouvernement vaudois pour un chemin de fer de Morges à Yverdon, à la condition expresse que l'avant-projet de Fraisse, publié en 1844, servirait de base au tracé. Au bout d'une année, la concession passa entre les mains d'une compagnie vaudoise, qui prit le nom d'Ouest-Suisse et choisit pour directeur l'auteur même du premier projet. Les passions politiques s'étaient calmées, et Fraisse, oubliant les injures et l'ingratitude de ses compatriotes, accepta la mission de construire la première ligne ferrée de la Suisse occidentale (la Suisse allemande ne possédait encore que le petit tronçon de Zurich-Baden, qui n'offrait guère de difficultés techniques). Notre camarade sut mener promptement à bonne fin sa tâche nouvelle, au milieu de difficultés et de résistances de tout genre dont l'ingénieur moderne aurait de la peine à se faire une idée. En 1855, on se décida à prolonger le Morges-Yverdon à la fois du côté de Neuchâtel, de Genève et du Valais. Un comité de direction de trois membres, dont deux appartenaient aux nouveaux cantons intéressés, fut placé à la tête de l'entreprise agrandie. Fraisse y représentait le canton de Vaud ; il était chargé de la surveillance de la ligne principale qui longe le lac Léman.
Après l'achèvement de ces lignes, notre camarade fut nommé, par le Conseil fédéral, inspecteur de la correction du Rhin. Les travaux devaient être exécutés d'un commun accord, mais séparément, par l'Autriche et par les cantons suisses de Saint-Gall et des Grisons, avec subside fédéral. L'expérience que Fraisse avait acquise dans la direction de grands travaux hydrologiques en France, son coup d'oeil sûr, sa parfaite courtoisie alliée à une grande fermeté, le désignaient pour ces fonctions délicates d'ingénieur-diplomate qu'il remplit avec distinction jusqu'à la fin de sa vie. Tout en défendant avec beaucoup d'habileté les intérêts suisses, il conquit bientôt la sympathie de ses collègues autrichiens avec lesquels il entretenait les meilleurs rapports. Le gouvernement vaudois, qui avait su apprécier les importants services rendus par Fraisse, le chargea, de son côté, en 1865, d'étudier la correction de l'Orbe et de la Broye, vivement réclamée par les populations riveraines. Son étude très consciencieuse devint le point de départ d'une entreprise considérable qui comprenait, outre la correction des deux rivières vaudoises, celle de la Thièle, et celle de l'Aar surtout, la plus importante et la plus coûteuse, ainsi que l'abaissement du niveau des trois lacs de Neuchâtel, de Morat et de Bienne. Il s'agissait de répondre à tous ces besoins et intérêts, souvent contraires, par un grand projet qui les embrassait tous, sous le nom de correction de eaux du Jura, et de répartir la dépense entre cinq cantons intéressés. Ce n'était pas chose facile, et le canton de Vaud s'opposa d'abord à l'adoption du projet d'ensemble de l'ingénieur La Nicca, lui reprochant de sacrifier ses intérêts à ceux du canton de Berne. La grande oeuvre qui exigeaitle concours et l'entente parfaite de tous les intéressés, était sur le point d'échouer, lorsque Fraisse, dans un mémoire qui fit sensation, insista sur les avantages considérables que tous les cantons réaliseraient à l'oeuvre commune, et combattit par d'excellents arguments les craintes exagérées de ses compatriotes vaudois. Grâce à la confiance qu'inspiraient à tous le savoir et le patriotisme éclairé de notre camarade, on parvint à s'entendre et le peuple vaudois se prononça par 16,000 voix contre 4,000 pour le projet La Nicca, modifié dans le sens indiqué par Fraisse. La Confédération, qui offrait un subside de 5 millions, sur les 14 à 15 prévus, nomma Fraisse, à côté de La Nicca, inspecteur fédéral de tous les travaux décrétés. Ces derniers commencèrent en 1868 et ne sont pas encore encore entièrement terminés. Cependant la partie essentielle fut achevée en 1881, sous les yeux de Fraisse, qui résuma à ce moment la marche suivie dans le grand travail, ainsi que les résultats obtenus, dans la Gazette de Lausanne : 18,000 hectares de terrains stériles et marécageux ont été ainsi rendus à la culture ; une vaste plaine qui s'étend sur une longueur de plus de 100 kilomètres (occupée par un seul grand lac vers la fin de l'époque quaternaire) est désormais à l'abri des inondations qui l'ont si souvent ravagée. Le niveau du lac de Neuchâtel a été abaissé de 2 mètres, celui du lac de Morat de lm,80, celui du lac de Bienne de 2m,40. Fraisse avait le droit de se réjouir de ces résultats auxquels il avait largement contribué et qui dépassaient ses prédictions les plus optimistes.
Ces fonctions officielles qui exigeaient de longs voyages à pied et en petit bateau, des rapports détaillés annuels au Conseil fédéral, ne suffisaient pas à l'activité de l'ingénieur, à un âge où beaucoup d'autres ne songent qu'à se reposer. Sa compétence en matière d'hydrologie était si bien établie que plusieurs gouvernements cantonaux, des communes et des sociétés suisses et italiennes venaient sans cesse lui demander des préavis, des directions et des expertises sur place. Pendant de longues années, jusqu'à l'âge de 75 ans, il remplit, à la grande satisfaction de ses concitoyens lausannois, des fonctions municipales gratuites et assez absorbantes. Il n'y a guère chez nous de société scientifique, d'utilité publique ou de bienfaisance qui n'ait fait appel à ses lumières, à son coup d'oeil pratique et à son dévouement infatigable. Partout son avis était recherché et écouté. Son caractère droit et désintéressé le rendait sévère pour tout ce qui sentait la mauvaise foi, le charlatanisme en affaires et en science. Mais, en général, il se montrait plus sévère pour lui-même que pour les autres auxquels il était toujours prêt à pardonner. La fermeté inébranlable de ses principes, à laquelle tous rendaient hommage, s'alliait chez lui à une bonté, une bienveillance que n'oublieront jamais ceux qui ont eu le privilège de le connaître. Et ces qualités de coeur étaient rehaussées par une politesse exquise, un esprit fin et cultivé.
En été 1883, l'octogénaire parcourait encore à pied ses deux vastes champs d'inspection du Rhin et du Jura. L'hiver suivant, il exposait, dans une séance de notre Société des Ingénieurs et Architectes, puis dans un mémoire lucide, l'état actuel de la correction du Rhin qui le préoccupait toujours. Mais le même hiver, un refroidissement brisa cette vigoureuse constitution. Il se rétablit en apparence, mais on avait beau le rassurer, il se sentait condamné et se préparait à la mort avec la sérénité du chrétien et de l'homme dont toute la vie a été travail et dévouement. Entouré des soins les plus affectueux par sa famille, il vécut une année encore pendant laquelle sa belle tenue militaire toujours irréprochable, son intelligence sans cesse occupée, semblaient défier la mort. Après avoir revu une dernière fois son fils, ingénieur de la « Sudbahn » autrichienne, accouru de Trieste, il s'éteignit doucement le 19 août 1885.
Sa disparition laisse un grand vide en Suisse. « Certes, s'il fut parmi nous un homme respectable, disait la Gazette de Lausanne dans un émouvant article nécrologique, c'est William Fraisse. » Il mérite aussi une place dans la mémoire de ses camarades, comme un des ingénieurs étrangers qui ont fait le plus grand honneur leur titre d'ancien élève de l'Ecole des Mines, par leur valeur scientifique, par l'exemple de leur vie et les services éminents rendus à leur pays.