Publié dans la Revue des Ingénieurs des Ecoles nationales supérieures des mines, no 242, mai 1976
Le mardi 9 mars 1976, M. Michel d'ORNANO, ministre de l'Industrie et de la Recherche a remis la cravate de Commandeur à Raymond FISCHESSER, ingénieur général des Mines, président des Conseils de perfectionnement des Ecoles des Mines de Paris et de Saint-Étienne, après avoir été longtemps sous-directeur, puis directeur, de l'Ecole des Mines de Paris.
Monsieur l'Ingénieur général, Mesdames, Messieurs,
Nous honorons aujourd'hui une carrière exceptionnelle, celle d'un grand serviteur de l'État. Il y a quarante ans, cette année même, qu'elle a débuté et j'y vois, à travers les vicissitudes, les épreuves, les désillusions et les espérances que nous avons traversées, l'importance que représente pour notre pays l'action qu'ont menée et que mènent encore des hommes tels que vous.
Et si j'ai voulu réunir autour de vous le Conseil général des Mines d'une part, et les conseils de perfectionnement des Ecoles des Mines de Paris et de Saint-Etienne d'autre part, c'est bien pour pouvoir marquer ainsi publiquement ce témoignage.
Cette distinction éminente va d'abord, me semble-t-il, à l'Ingénieur des Mines, au " Mineur " ; elle va ensuite au professeur ; et enfin à l'homme.
I. L'Ingénieur des Mines
C'est, à travers votre carrière et votre expérience, toute la politique d'approvisionnement de la France que nous pouvons retracer.
La première étude qui vous a été confiée, à l'époque, au Ministère des Travaux publics, a porté sur le charbon et le marché charbonnier ; puis c'est l'approvisionnement de l'industrie chimique ; ensuite, un poste en Bretagne qui vous a montré, déjà, sur le terrain, les ressources de cette région en même temps que les réalités de l'action administrative ; et enfin la difficile période de la guerre et de l'occupation au Secrétariat général à l'Energie.
Actuellement, et vous savez combien j'en suis heureux, vous êtes encore engagé très activement dans cette politique, comme Président du Comité chargé de superviser l'inventaire national des ressources du sous-sol.
Nous avons eu, la semaine dernière, l'occasion de faire le point de cette action à laquelle, vous le savez, le gouvernement attache beaucoup d'importance ; je compte sur votre dynamisme et votre vigilance pour mener à bien cette tâche.
Bien sûr, chacun sait que nous resterons dépendants de l'étranger pour la plus grande partie de notre approvisionnement : mais là aussi nous disposons d'un atout considérable, celui que représente l'action quotidienne d'hommes comme vous, d'ingénieurs qui, dans le secteur minier ou énergétique, ont su prévoir, agir, et donner à la France les moyens d'une action internationale qui réduise sa dépendance.
C'est pour moi l'occasion de leur rendre cet hommage, et aussi de dire combien je me réjouis de compter, parmi mes collaborateurs les plus proches, à mon Cabinet, à la Direction des Mines ou dans d'autres Directions, des membres plus jeunes de ce Corps des Mines : une collaboration quotidienne depuis près de deux ans m'a montré tous les services qu'ils peuvent rendre à l'État.
II. Le professeur
Ils ont tous, en grande partie, été formés sous votre direction, et c'est votre rôle de professeur, d'enseignant, de chercheur, que je voudrais évoquer maintenant.
Depuis 30 ans, votre nom est associé aux Ecoles des Mines ; vous avez su faire évoluer l'enseignement de ces Ecoles de façon remarquable, et en faire un outil parfaitement adapté aux nécessités de notre temps.
D'abord en ouvrant l'enseignement scientifique, mathématique et technique, vers d'autres formations : économiques, juridiques et administratives, et vers une connaissance concrète des réalités industrielles par la pratique de stages approfondis.
Ensuite en développant, de façon étroitement liée à l'enseignement, les activités de recherche, lançant ainsi à Fontainebleau, à Antibes, à Corbeil, des opérations qui placent ces Ecoles au premier rang dans les secteurs qui sont les leurs, et qui, sans rompre avec une vieille tradition des sciences de la terre, ouvrent des voies nouvelles avec l'introduction des mathématiques les plus avancées.
Je dois dire que ces deux orientations que vous avez tracées, et qui sont poursuivies avec le concours des Conseils de perfectionnement, vont tout à fait dans le sens de la réflexion d'ensemble que mène actuellement le Gouvernement sur la formation technologique supérieure. En tant que responsable de la politique industrielle et de recherche, je tiens à dire combien l'organisation et la qualité de la recherche des Ecoles des Mines me paraît pouvoir servir d'exemple pour introduire la recherche appliquée dans la formation des ingénieurs.
III. L'homme
Et puis, je voudrais m'adresser aussi à l'homme et, en le faisant, je sais que je suis l'interprète de tous ceux qui voient en vous leur patron, parce qu'à un moment ou un autre de leurs études ou de leur carrière vous les avez guidés, conseillés, orientés ; et de tous ceux qui ont fait appel, et font encore appel à vous comme à un sage, dont les conseils sont écoutés, et vous savez combien, pour ma part, je me réjouis de pouvoir compter sur votre collaboration.
Voilà les éminentes qualités qui m'ont incité à proposer votre nom au Président de la République, le Conseil des Ministres en a délibéré, et il me reste à vous remettre maintenant les insignes de cette haute distinction.
Monsieur le Ministre,
La position de " récipiendaire " est toujours délicate. Elle se complique, dans mon cas, du fait qu'une regrettable défaillance de vision m'empêche de recourir à l'aide tutélaire d'un papier médité dans la tranquillité, et soigneusement balancé, et m'accule à une semi improvisation, vouée à racheter l'insuffisance inévitable de son style par la spontanéité.
Cette spontanéité va de soi, Monsieur le Ministre, en ce qui concerne les remerciements que je vous dois. Vous êtes l'initiateur de la haute distinction dont vous venez de me conférer les insignes. Votre présence parmi nous marque l'estime - et l'amitié - que vous portez aux Ecoles et aux Ingénieurs des Mines, dont je suis aujourd'hui, j'en ai bien conscience, le représentant. Et je ne puis, enfin, rester insensible - quelque confusion que j'aie eu à les entendre - aux éloges que vous venez de me décerner.
Vous me permettrez, Monsieur le Ministre, - (me réservant de revenir sur le dernier point !) - de vous dire ma reconnaissance. Elle est - vous n'en douterez pas - aussi profondément ressentie que chaleureusement émue.
Une longue et fidèle amitié me rend également aisés les mots qui s'imposent à l'égard de nos deux Directeurs des Mines - l'actuel, François de WISSOCQ - et son prédécesseur, Jean-Claude SORE - dont je sais - évidemment - le rôle qu'ils ont joué dans la genèse de cette réunion, et dont j'ai eu toutes les occasions d'apprécier l'attachement, la compréhension... et la patience. Ils savent ce qu'il en est, et je n'ai point besoin d'en dire davantage.
Quant à vous, mes chers amis, collègues et collaborateurs de tous les jours, membres des Conseils de nos Ecoles, personnalités de l'Administration et de l'Industrie, avec lesquels 40 ans de vie publique, parfois, et de difficultés plus ou moins partagées, m'ont donné le privilège de nouer tant d'amitiés durables, à vous tous qui me témoignez ici une sympathie qui m'est précieuse, je suis bien forcé de ne vous dire qu'un merci global, ne pouvant faire à chacun le sort personnel qui s'imposerait. Sa généralité, contrairement aux lois de la mécanique, n'enlève rien à sa force, soyez en assurés.
Vous m'avez, Monsieur le Ministre, avec une excessive bienveillance, crédité de mérites dont l'énoncé, je vous l'ai dit, m'emplit de confusion. Le troisième âge a un avantage - (la rançon en est, hélas, d'autres inconvénients !) : il ouvre à celui qui en est affligé une possibilité de tendre à l'objectivité vis-à-vis de soi. J'y suis trop aventuré pour ne pas voir clairement ce qui, dans ce que vous avez dit, me revient, et ce dont je suis redevable à ceux avec lesquels j'ai eu le bonheur de travailler.
A l'évidence j'ai bénéficié, dans ma vie professionnelle, d'une série de chances.
La première a été d'être coopté - à l'âge de la perte inévitable des illusions rudimentaires - par deux patrons hors série. Dans une conjoncture, disons, faute de mieux, mouvementée, Henri LAFOND et René NORGUET m'ont - très pragmatiquement - enseigné bien des choses qui ne se trouvent pas dans les livres. Ils m'ont légué, accessoirement, deux axiomes, de portée générale, et d'application universelle. Le premier disait que " diriger, c'est l'art de rendre possible les choses nécessaires ". Le second - emprunté à feu Méphistophélès, mais qui n'en n'est peut-être pas suspect pour autant - affirmait " qu'on est toujours sur la bonne voie, à condition qu'on ne se laisse pas distraire ".
Ma seconde chance a été d'avoir à mettre en pratique, précisément, ces axiomes dans le cadre privilégié des Ecoles des Mines - de l'Ecole des Mines de Paris, plus particulièrement. Quand, intronisé du fait des circonstances 22e Dalaï-Lama, on est appelé à succéder à une lignée où, de Balthasar SAGE à Edmond FRIEDEL, figurent des noms prestigieux, de grands talents, de hautes vertus et de fortes rigueurs morales - quand on se voit confier l'héritage de deux siècles d'une tradition de sérieux et d'efficacité sans tapage, et qu'on devient responsable d'un ensemble vivant qui, au cours d'une histoire mouvementée (aux nécessités de laquelle il a eu perpétuellement à s'adapter, en anticipant parfois sur ce que devait être cette adaptation !) - a marqué la Science, la Technique, l'Industrie et l'Administration françaises - il n'est que de se laisser porter !
Privilégiées, les Ecoles des Mines le sont, certes, à de multiples points de vue :
A ces équipes, je voudrais ici - puisque l'occasion s'en offre - rendre un hommage laconique.
Equipes de direction, équipes d'enseignement, équipes de recherche, souvent composées des mêmes hommes polyvalents - je ne saurais, bien sûr, en évoquer les personnalités marquantes actuelles ou passées. Qu'il me soit permis cependant - me limitant aux vivants - de prononcer deux noms, afin de porter témoignage pour tous ceux que je suis forcé d'omettre : le nom de Pierre LAFFITTE, actuel Directeur de l'Ecole Nationale Supérieure des Mines de Paris, (et 23e Dalaï-Lama !), et celui de Lucien VIELLEDENT, actuel Directeur de l'Ecole Nationale Supérieure des Mines de Saint-Etienne. Sans eux, je vous l'assure, et sans les collaborateurs de toutes spécificités qu'ils ont su animer, ce qui a été fait depuis 15 ans dans les Ecoles des Mines n'aurait jamais été réalisé !
Il était facile, Monsieur le Ministre, vous le voyez, et peu méritoire, dans un tel contexte, de rendre possible ce qui était nécessaire, et de se convaincre qu'on était sur la bonne voie. Quant à se laisser distraire, il n'en était pas question dans un milieu fertile en génies potentiels, voire confirmés,
toujours prompts à vous rappeler à l'ordre - " quand l'intendance ne suit pas ! ".
Ma troisième chance a été le corollaire des précédentes. J'ai vu quelque trente promotions d'élèves - tant civils que fonctionnaires - se succéder comme les vagues de la mer. Jusqu'en 1973, j'ai quelque peu partagé leur vie dans le cadre de l'Ecole. J'ai été amené aussi, tout naturellement, à les suivre, plus ou moins directement, dans leurs multiples carrières ultérieures. Les Ingénieurs du Corps des Mines, entre autres, vous l'avez souligné, me sont restés très proches ; leurs activités administratives m'en donnaient un prétexte évident, mais nombreux ont été les Ingénieurs civils avec lesquels je suis également resté en rapports suivis. La confiance et l'amitié de tous ces jeunes gens ont maintenu entre nous des liens que leur accès à la maturité, et à la réussite, n'a qu'exceptionnellement distendus. Ce que je leur ai apporté ? Dieu seul le sait. Une disponibilité amicale..., peut-être, l'appoint d'une certaine pratique des choses et des hommes... Ce qu'ils m'ont donné, en retour, j'en suis conscient ! Le contact détendu avec leur spontanéité - de loin en loin un peu tumultueuse - la chaleur de leurs enthousiasmes, voire de leur partis pris, ou de leurs illusions, riches de désintéressement, de générosité, de désir d'engagement. Ils m'ont obligé à garder quelque humour. Ils m'ont, surtout, valu de vivre - plus longtemps peut-être que de raison - dans un bain de jeunesse où il était impossible de ne pas puiser les rudiments d'une intime certitude vitale.
C'est cette jeunesse, Monsieur le Ministre, que je voulais évoquer en terminant.