Charles de Freycinet
Volume 2, paru en 1913 chez Ch. Delagrave éd.
Le 28 juillet 1881, M. Gambetta me convia à dîner, au Palais-Bourbon, dans les conditions où il me conviait périodiquement avant notre séparation momentanée. Dès que nous fûmes seuls dans le fumoir, il sembla que nos entretiens n'eussent jamais été interrompus, tant nous nous retrouvâmes les mêmes. « Vous voyez, dit-il, les efforts qu'on déploie pour m'amener au pouvoir. D'abord cela ne dépend pas uniquement de moi, il faut que Grévy m'appelle; je crois bien que si je m'y prête, il m'adressera des offres, car la pression de l'opinion est telle qu'il ne peut plus maintenant se dérober. La question est de savoir si, moi, je dois m'y prêter. Je ne me dissimule pas que ce sont surtout mes ennemis qui veulent me voir au ministère, dans l'espoir que je m'userai rapidement. En vérité je ne suis pas créé pour leur donner cette satisfaction. Si je prends le pouvoir, ce doit être pour durer et faire des choses utiles. Les circonstances sont-elles propices? » Là-dessus, nous examinâmes la situation : « Tout dépendra, conclut-il, des élections. Seront-elles animées du souffle qui permet d'accomplir de grands desseins? Je sais qu'elles seront républicaines, que nous gagnerons des sièges; je connais même les noms des futurs élus. Cela ne suffit pas. Dans quelles dispositions entreront-ils au Palais-Bourbon ?... Ah ! si nous avions le scrutin de liste, je serais tranquille : la Chambre serait réformatrice, au large sens du mot, car le pays veut le progrès. Avec le scrutin étriqué que nous a valu le Sénat, je crains l'esprit de clocher, les vues étroites, bref l'impuissance pour le ministère à venir. La perspective n'est guère tentante.
Passant ensuite à un autre ordre d'idées, il reprit : « Il faut pourtant que nous organisions quelque chose. Ferry est à bout, il ne peut pas durer. J'ai eu toutes les peines du monde à empêcher mes amis de le renverser. Avec ses grandes qualités, il a réussi à se mettre tout le monde à dos. Il est bon qu'il préside aux élections et qu'il liquide l'affaire tunisienne, qui, à la rentrée, provoquera des discussions irritantes. Ensuite, il disparaîtra. Nous ne devons pas laisser tomber le pouvoir entre les mains de nos adversaires. » De nouveau, il examina la question de son propre avènement. « Vous ou moi, termina-t-il, il n'y a pas d'autre solution. Si je ne dois pas faire bon ménage avec le scrutin d'arrondissement, vous vous alignerez. Grévy, au fond, le souhaite, et mes amis seront heureux de vous voir revenir. Au surplus, je le répète, attendons le résultat des élections. Pour le moment je vais à Tours, où je dirai son fait au Sénat, sans toutefois me l'aliéner. Je veux le préparer à la revision constitutionnelle, que ses derniers votes ont rendue nécessaire. En ce qui concerne les réformes, je resterai dans des termes assez vagues pour qu'on ne puisse pas prétendre que j'ai rédigé un programme ministériel. »
Nous effleurâmes la question extérieure : « La Tunisie nous a, dit-il, brouillés avec l'Italie, on s'y est mal pris; mais cela peut se réparer. L'Allemagne voudrait nous attirer dans son orbite et nous éloigner de l'Angleterre et de la Russie. Tenons-nous bien; gardons l'alliance avec ces deux puissances en reserve pour l'avenir. » Je remarquai la nuance de langage : en 1880, il parlait de cette double alliance ou entente d'une façon plus pressante. Il finit par un mot sur l'armée : « La démocratie veut une réduction de la durée du service militaire. Nous en viendrons là, peut-être bientôt. Il y aura des mesures à prendre pour que notre force n'en souffre pas. Ce sera votre affaire. » Il insista sur la nécessité de bons cadres. Je l'assurai que, si un jour nous abordions le service de trois ans, ce point fixerait toute mon attention. Nous convînmes de nous revoir à la fin du mois d'août, à mon retour du conseil général de Tarn-et-Garonne. Sur le pas de la porte : « La République française, dit-il, vous ménage une petite surprise. Elle publiera le rapport que mon ami Latrade, président de la commission des chemins de fer, a rédigé sur l'exécution de votre programme. ». L'insertion de ce document dans le numéro du 3 août 1881 fut très remarquée. Elle apprit à ceux qui l'ignoraient ma réconciliation avec M. Gambetta.
Le discours qu'il prononça à Tours, le 4 août, fut tel qu'il me l'avait fait pressentir. Très explicite sur la nécessité de la révision, il se tint volontairement dans le vague sur tout le reste. Voici sa formule : « Je résume ma pensée dans ces trois mois : au point de vue constitutionnel, réforme partielle, limitée, telle que je l'ai indiquée; au point de vue politique, constitution de cette majorité où la France pourra se reconnaître sans qu'il y ait rien de disparate, de brisé, de rapetissé dans cette image, et reconstitution du respect et de l'indépendance des pouvoirs administratifs. En ce qui concerne le troisième point, la question économique et sociale, vous trouverez le complément des données que je n'ai fait qu'indiquer et que nous débattrons plus longuement à une autre occasion; vous le trouverez dans votre cœur, car, sachez-le bien, on ne seritpas la démocratie longtemps quand on ne l'a que dans la tête : il faut aussi l'avoir dans les entrailles. » Il ne put s'empêcher d'ajouter, tant la calomnie s'acharnait contre lui : « C'est ce qui me permet — je le dis hautement — c'est ce qui me permet, à travers les calomnies et les diffamations, de passer la tête haute et le cœur confiant, car je le sais, et je le sens, il ne peut être dit en ce pays que dans cette poitrine ne bat pas le cœur d'un républicain, le cœur d'un démocrate. » • Gambetta obligé de protester de son républicanisme, quelle tristesse !
Ce discours fut immédiatement dénoncé comme évasif, passant à côté des grandes questions sur lesquelles, dans quelques jours, le Suffrage universel aurait à se prononcer. On y vit l'indice d'une renonciation anticipée à l'exercice du pouvoir. M. Gambetta dut faire un pas en avant. Le 12 août, à Belleville, il traça le programme du futur gouvernement : réforme de la magistrature, réduction du service militaire à trois ans (avec les précautions qu'il m'avait signalées), laïcité absolue de l'école, suppression des biens de mainmorte, stricte application du Concordai, impôt sur le revenu (ainsi qu'il l'avait exposé à la commission du budget), décentralisation administrative, respectant la nécessaire centralisation politique, liberté des associations, à l'exclusion des ordres religieux. Tels furent les principaux articles de cette énumération, qui paraissait résumer les revendications radicales. « Quant à la politique extérieure de la France, ajouta-t-il, je ne lui demande qu'une chose : c'est d'être digne et ferme; c'est de se maintenir les mains libres et les mains nettes... »
Dans ces mots: mains libres, je retrouvai la pensée de réserve, qui m'avait déjà frappé lors de notre dernier entretien. L'ensemble du discours ne me laissa pas d'ailleurs l'impression de netteté et de vigueur à laquelle M. Gambetta m'avait habitué. Depuis, j'ai suppose que sa santé commençait sans doute à s'altérer.
Quelques jours après, une odieuse intransigeance l'empêcha de se faire entendre dans la deuxième circonscription de Belleville. Poussé à bout par les assourdissantes clameurs, il lança la fameuse apostrophe aux « esclaves ivres ». Malgré cet échec relatif, il n'en restait pas moins la personnalité dominante de la campagne électorale et l'héritier désigné de M. Jules Ferry.
Celui-ci, qui voyait son étoile pâlir et sentait approcher l'échéance fatale, ne se résignait pas à être congédié comme un mauvais serviteur. Il avait conscience de sa valeur: il rappelait avec orgueil sa guerre au cléricalisme, l'exécution des décrets sur les congrégations qui constituait, dans son opinion, un titre imprescriptible. « Nous avons en cela, proclamait-il, fait notre devoir, tout notre devoir. Nous aurions le droit de dire aux intransigeants qui nous raillent : A notre place, en eussiez-vous fait autant?» Il trouvait le pays un peu oublieux. Il se rappelait à l'attention de ses amis Lorrains, dans un banquet à Raon-1'Étape, le 7 août.Plus confiant que jamais dans le succès de sa politique, il anticipait sur la réponse du suffrage universel : « J'ai dit à Épinal que les élections seraient modérées. Cela a soulèvé une tempête dans une certaine presse. Mais, je le répète, je prophétise (et avec les renseignements que je possède je n'ai pas grand mérite à faire cette prophétie) que dans quinze jours il sortira l'esprit de sagesse et de concorde entre républicains. » • Si par « esprit de sagesse » il faut entendre l'esprit conforme aux idées de l'orateur, la prophétie ne fut guère réalisée, car les deux cinquièmes à peine des républicains élus se réclamaient de lui. Ce qui, dans sa harangue, frappa plus que ces supputations incertaines, c'est— spectacle peu banal chez un président du conseil en exercice— l'abdication évidente qu'il pronçait entre les mains de M. Gambetta :
« Que cette union des républicains se continue par la volonté du pays, et peu importe l'homme qui continuera, qui achèvera cette oeuvre. Que s'il se trouve quelqu'un qui puisse effectuer ce groupement mieux que moi et d'une main plus puissante, je le déclare dès aujourd'hui, JE SUIS PRÊT À L'AIDER ET À L'ASSISTER COMME SON PREMIER LIEUTENANT. » Tout le monde crut à un accord entre M. Ferry et M. Gambetta. Il n'en était rien cependant et M. Gambetta fut plutôt embarrassé d'une adhésion qui tendait à donner à sa politique un aspect trop modéré.
L'union recommandée par M. Jules Ferry ne paraissait pas sur le point de s'établir. Cinq jours plus tard, le 12 août, M. Clemenceau faisait, au cirque Fernando, la critique la plus mordante des actes du ministère et, à certains moments, de la majorité elle-même. Il mesurait l'insuffisance et parfois le néant des réformes amorcées ou promises. Ainsi, au seuil de la grande consultation nationale, trois courants se formaient, trois courants allaient se heurter : celui de M. Clemenceau, celui de M. Jules Ferry et celui de M. Gambetta. L'affirmation de la République, certes, devait en résulter, mais en même temps la dispersion des bonnes volontés et cette divergence de vues qui, d'après M. Gambetta,rendrait si difficile la constitution d'une majorité de gouvernement.
J'étais venu à Montauban pour présider le conseil général et surtout pour appuyer la propagande qui visait à l'élimination de certains députés monarchistes ou bonapartistes. Les républicains affichèrent une lettre que je me permettais d'adresser aux électeurs du département et dans laquelle je leur recommandais la candidature de MM. Garrisson, Pagès, Chabrié et Lasserre. Cet affichage me valut des attaques furieuses, dont je me consolai par le succès de nos candidats : nous enlevâmes deux sièges aux adversaires. Je me disposais à rentrer à Paris, quand je reçus de M. Gambetta le billet suivant, daté du 29 août :
« Cher ami.
« Tout est bien qui finit bien et nous voilà tirés d'un rude défilé où nous avions, en nous y engageant, fait preuve de plus d'audace que de confiance. En dépit du scrutin d'arrondissement, les élections sont excellentes, mais la difficulté est grosse de savoir exactement ce que sera la majorité possible. J'ai déjà entrepris un sérieux travail de classification. Je vous le communiquerai à votre retour; nous causerons à fond sur les résolutions définitives à prendre.
« Quand rentrez-vous? Mes félicitations pour votre beau succès électoral.
« Bien cordialement.
« L. Gambetta. »
Je partis immédiatement et le 2 septembre nous dînions ensemble au Palais-Bourbon. M. Joseph Arnaud (de l'Ariège), alors secrétaire de M. Gambetta, se trouvait en tiers au repas; il nous quitta quand nous entrâmes au fumoir. Là, nous analysâmes la situation parlementaire. D'après les résultats du premier tour de scrutin et les probabilités du second, que M. Gambetta était en mesure d'escompter exactement, la nouvelle Chambre comprendrait environ quatre cent soixante républicains et une centaine de monarchistes ou bonapartistes. A part les cinquante-cinq à soixante membres de l'extrême gauche, les républicains se divisaient à peu près également en modérés et en radicaux. « Vous le voyez, dit M. Gambetta, c'est excellent au point de vue de la République; ses adversaires sont écrasés. Au point de vue du gouvernement, c'est une tout autre question. Comment faire sortir de là une majorité stable? La moitié voudra aller de l'avant, tandis que l'autre moitié, voudra rester sur place. Ah ! le scrutin de liste nous aurait donné autre chose ! Je prévois de grandes difficultés pour réaliser ce qu'on attend de moi. Mes idées sont demeurées celles que je vous exprimais il y a un mois. On me pousse, mais je ne suis nullement décidé. Au surplus je ne vois pas pourquoi je serais forcé de gouverner, alors qu'on m'en a refusé les moyens. J'ai toujours réclamé une Chambre élue au scrutin de liste. Ils n'ont pas voulu me la donner; qu'ils s'en prennent à eux ! »
Nous parlâmes ensuite du programme et particulièrement, de la politique extérieure. « Nous devons, dit-il, cultiver nos amis de Russie et d'Angleterre. Pas d'alliance en ce moment, ce serait dangereux. Bismarck nous guette, ne lui fournissons pas de prétexte. Il nous faut en rester à ce que j'ai dit à Belleville. » J'avais, en effet, remarqué cette phrase, qui, sur l'heure, m'avait étonné : « Ne choisir personne dans le concert européen et y être également bien avec tout le monde. » Ce langage n'était pas d'accord avec celui qu'il me tenait en 1880. Le changement provenait-il de ce qu'en 1878 il avait été question d'une entrevue entre lui et M. de Bismarck, et de ce qu'au dernier moment M. Gambetta s'était dérobé? M. de Bismarck, plus habitué à être recherché qu'évité, en avait sans nul doute été fort blessé. Maintenant que M. Gambetta s'acheminait au pouvoir, M. de Bismarck avait peut-être, avec sa brutalité voulue, exprimé sa malveillance, de manière que M. Gambetta en fut instruit. Comme personne ne voulait rompre en visière avec l'Allemagne, M. Gambetta se voyait porté vers une politique fort circonspecte.
Notre conversation ne se prolongea pas très tard. M. Gambetta se rendait le soir même à Ville-d'Avray et partait ensuite pour la Normandie. Il me déposa à ma porte, en m'annonçant un nouveau et prochain tête-à-tête. Le surlendemain, 4 septembre, il répondait à M. Develle au banquet de Neubourg et, malgré la prudence des termes, coupait à moitié les ponts derrière lui : « Je n'ai pas la prétention ni l'impertinence de vouloir, avant que cette Chambre soit réunie, tracer l'esquisse d'un programme parlementaire et encore moins d'un programme ministériel. » Mais il s'avança bientôt — appuyant d'ailleurs sur la « métbode » plutôt que sur le fond des choses : « Elle (la méthode) consiste à bien se préoccuper de ce que veut réellement le pays dans sa grande majorité, à faire de la politique pour le pays tout entier, à chercher le véritable point d'appui de la démocratie en elle-même, à renoncer soit à vouloir lui faire marquer le pas sur place, soit à vouloir la faire reculer, soit à vouloir l'emporter trop rapidement sans avoir bien assuré le sol sur lequel elle doit poser le pied... Il ne s'agit pas de ne pas marcher : mais il faut marcher d'une manière pondérée et mesurée. » Puis il se défendait de vouloir abréger le mandat de la future Chambre, au cas où le scrutin de liste entrerait dans la loi : « Je le dis bien haut, pour répondre à certaines rêveries ou à certaines insinuations, il ne serait pas politique, il ne serait pas sage de remettre en question la législature nationale à la rentrée de cette Chambre. Non, Messieurs, la question du scrutin de liste, il ne faut pas y renoncer, mais il faut l'ajourner jusqu'à l'expiration des pouvoirs de cette Assemblée, ou à une rénovation constitutionnelle, si elle a lieu... Donc, assurée de son existence, etc. » Ces déclarations, commandées par les suspicions dont il se savait l'objet, valaient à M. Gambetta de nouvelles attaques ou des insinuations perfides. On relevait la similitude de son langage avec celui du maréchal de Mac-Mahon, en décembre 1877, alors que le pouvoir personnel accordait des gages à la Chambre nouvellement élue. Qu'était donc ce simple député, pour disposer ainsi du sort de la représentation nationale? Décidément, tout se retournait contre lui. Car il y a eu ceci de dramatique dans la destinée de M. Gambetta, qu'après avoir été pendant plus de trois ans le président du conseil nécessaire et vainement désiré, alors que l'heure allait enfin sonner il était repoussé par une fraction du parti républicain et dénoncé comme un péril pour la démocratie.
Le 15 septembre, nouveau billet : « Cher ami, j'avais besoin de quelques jours de repos, c'est fait et, si vous voulez bien, venez dîner avec moi demain vendredi, à 7 heures un quart, chez moi, au Palais. Nous serons seuls, et bien cordialement. Léon GAMBETTA. » Comme précédemment, Joseph Arnaud se retira discrètement au moment du café : « J'ai tâté le pouls de l'opinion, me dit M. Gambetta, il faut franchir le pas. Donc je serai président du conseil dans cette Chambre élue au petit scrutin... si toutefois Grévy accepte mes conditions. D'abord, je veux carte blanche sur le programme. » — « A cet égard, interrompis-je, vous n'aurez pas de difficulté. M. Grévy n'entend pas déplacer les responsabilités, et il laisse le conseil entièrement libre de ses résolutions. Il formule des remarques, des observations, il ne va pas plus loin. » — « Oui, dit M. Gambetta, mais les choses peut-être ne se passeront pas comme elles se passaient avec vous. Le président de la République ne devrait pas assister aux séances du conseil : il ne doit communiquer qu'avec son premier ministre. C'est l'essence même du régime constitutionnel : voyez ce qui se pratique en Angleterre. Pour mieux surveiller l'ensemble, je compte ne pas prendre de portefeuille; j'aurai ainsi l'esprit plus libre et je m'exonérerai d'un travail de cabinet, qui n'est pas beaucoup dans mes goûts. » Je témoignai quelque surprise : « La présidence du conseil sans portefeuille, remarquai-je, peut très bien se justifier, seulement l'opinion n'y est pas préparée et vos ennemis diront que vous avez voulu nous créer une situation exceptionnelle. L'exclusion de M. Grévy me paraîtrait plus grave; c'est une dérogation à des habitudes qui remontent à M. Thiers. Le public ne manquerait pas d'y voir la confirmation des bruits qui courent sur le prétendu antagonisme existant entre vous et M. Grévy; il ne ferait pas le rapprochement avec l'Angleterre. » — « Nous expliquerions tout cela quand le moment serait venu, on verrait que c'est la correction même. Occupons-nous de mettre sur pied une combinaison ministérielle. Il est toujours bon d'avoir un canevas prêt d'avance. Quelles sont vos vues à cet égard? » • « A votre place, dis-je, je commencerais par embarquer avec moi tous ceux qui ont été présidents du conseil ou qui peuvent le devenir. » — « L'idée n'est pas mauvaise, répartit M. Gambetta, voyons les noms. » — « Mettons d'abord Ferry, Léon Say, Challemel Lacour, Brisson. » — « Soit; pour les autres noms parcourons les annuaires des Chambres. » Je me permis de recommander l'amiral Jauréguiberry pour la Marine et M. Varroy pour les Travaux publics. Il accepta le premier avec empressement. Quant au second, qu'il appréciait, il l'écarta cependant afin de « rompre la série des ingénieurs » et de placer à la tête de ce ministère quelque grand industriel, M. Lebaudy, par exemple, qui apporterait là des vues neuves et dont il croyait le concours assuré. Bref, nous dressâmes la liste suivante : Présidence du conseil sans portefeuille, M. Gambetta; Justice, M. Brisson; Affaires étrangères, M. Tissot (de la carrière) ; Intérieur, M. Challemel Lacour; Finances, M. Léon Say; Guerre, M. de Freycinet; Marine, amiral Jauréguiberry; Instruction publique, M. Jules Ferry; Travaux publics, M. Lebaudy; Agriculture (détachée du Commerce), M. Hervé Mangon; Commerce et Colonies, M. Rouvier; Cultes (détachés de l'Intérieur), M. Waldeck-Rousseau ; Postes et Télégraphes, M. Cochery. Nous parlâmes du ministère de la Guerre et du projet de loi sur l'administration de l'armée, dont il ne s'était pas montré partisan : « Je vous l'abandonne, dit-il, et vous pourrez le défendre à la Chambre, puisque vous le croyez bon. Après quelques réflexions d'ordre général, il ajouta: « Nous gouvernerons ensemble. Je n'ai pas l'intention de m'éterniser au pouvoir; je vous passerai la main et j'irai faire un tour d'Europe, pour voir ce qu'on pense de nous à l'étranger. »
Il me ramena dans sa voiture, se rendant à Ville-d'Avray. Durant le trajet, je repris les objections que je lui avais présentées; je l'engageai à gérer lui-même les Affaires étrangères et surtout à ne pas innover en ce qui concernait les conseils des ministres. Il parut ébranlé, mais ne dit rien. En me quittant, il m'annonça son départ pour l'Allemagne et m'ajourna au commencement d'octobre.
Il rentra le 7 ou le 8 et passa deux semaines à Ville-d'Avray. Le voyage qu'il venait d'effectuer, et sur lequel on avait beaucoup glosé, était dépourvu de tout caractère politique. Il en a rendu compte, en ces termes fort simples, au banquet du Havre, le 26 octobre : « Je vous avouerai — il m'est agréable de vous le confesser à vous, mes amis, mes coreligionnaires politiques — après toutes les inventions que l'on a imprimées et racontées dans la presse, il m'est, je le répète, agréable de vous dire ce que j'étais allé voir et observer en Allemagne : c'était justement le développement des ports de commerce de Brème, de Hambourg, de Lubeck, de Stettin, et je viens vous dire précisément : Il faut travailler, il faut vous presser, vos concurrents se sont engagés dans la route: voilà une lutte pacifique dont vous pouvez sortir victorieux, car la nature vous a plus favorisés. Il ne s'agit que de vouloir et de se mettre résolument à l'œuvre. » Les demi-promesses qu'il formulait ensuite, son exclamation : « C'est une situation qui ne peut pas durer ! » semblaient indiquer qu'il se considérait déjà comme chef du gouvernement.
Les jours qui suivirent furent pleins d'anxiété. Chacun se demandait ce que réservait la rentrée des Chambres. Les rapports de M. Grévy avec M. Gambetta, d'une part, ceux de M. Ferry avec la nouvelle majorité, d'autre part, amèneraient-ils la formation du ministère attendu? Car la France offrait ce spectacle original que tous les yeux étaient fixés non sur le gouvernement en exercice, mais sur le gouvernement en expectative. M. Jules Ferry souffrait justement dans sa dignité de cet abandon anticipé. Il prononçait des discours destinés à vaincre l'indifférence, lesquels avaient l'inconvénient de creuser davantage le fossé entre lui et les radicaux et par conséquent pouvaient compromettre son entrée dans le nouveau cabinet. Au moment où la France réclamait, avec exagération, des réformes, il semblait presque les nier toutes : « Il faudrait pourtant en prendre son parti, s'écriait-il à Saint-Dié. Le gouvernement d'une grande nation laborieuse comme la France, d'une grande démocratie, affamée de paix et de travail, ne peut être une série de coups de théâtre. Il ne peut pas y avoir de révolution à faire tous les matins. Il n'y a pas toujours des nouveautés à introduire. » Il s'attardait aux congrégations, dont l'opinion était lasse d'entendre parler : « Quelles que soient les lumières et la bonne volonté de la nouvelle Chambre, quels que soient son courage et sa résolution, elle ne fera pas, je le dis sans crainte d'être démenti par l'avenir, de réforme plus grande, plus audacieuse, plus aventureuse, que celle de la dispersion des congrégations. » Ce langage déconcertait. L'union demeurait-elle possible au milieu de ces déclarations contradictoires?
Bien que l'arrivée au pouvoir de M. Gambetta ne parût plus douteuse et que lui-même s'y préparât ostensiblement, il ne m'adressa pas la convocation annoncée pour le commencement d'octobre. Le mois s'écoula sans que je le revisse. De nombreux parlementaires, qui avaient appris notre réconciliation et qui avaient ouï dire que nous formerions ensemble le ministère, venaient chez moi aux nouvelles. Quelques jours avant la rentrée des Chambres, fixée au 28 octobre, M. Léon Say me rendit visite. Avec sa vivacité d'esprit habituelle, il entra tout de suite en matière : « Je viens chercher la lumière, vous me voyez fort embarrassé. Gambetta m'a fait dire par Pallain, il y a un mois, de me tenir prêt pour les Finances, et depuis je n'entends parler de rien. \ <>us devez savoir quelque chose, puisque tout le monde assure que vous êtes le pivoi de sa combinaison. J'ai besoin d'être fixé : l'ouverture de la session approche et déjà les compétiteurs se disputent ma succession à la présidence du Sénat. J'ai vu Ferry qui n'en sait pas plus long que moi et qui voudrait bien qu'on évitât un débat public sur la Tunisie. » Je répondis à M. Léon Say que je n'avais pas causé avec Gambetta depuis six semaines et que j'étais certain qu'il comptait toujours sur sa collaboration. La dernière fois que nous nous étions entretenus, il m'avait dit textuellement : « Léon Say est membre de droit de mon cabinet; c'est le ministre des Finances de la République ». Rien ne me donnait à croire qu'il eût changé d'idée. — « Pensez-vous, interrogea M. Say, que le cabinet se formera dès la rentrée? » — « Je ne le suppose pas, car en septembre M. Gambetta paraissait décidé à ne prendre le pouvoir qu'après une interpellation qui liquiderait toute l'affaire tunisienne. » —« Alors, reprit M. Say, je vais me laisser porter de nouveau à la présidence du Sénat, en indiquant seulement à mes amis que c'est provisoire. » — « Quant à moi, dis-je, je continue à me préparer pour le ministère de la Guerre. De nombreux généraux m'ont rendu visite et j'ai déjà arrêté une partie de mes choix. »
La nouvelle Chambre se réunit dans le brouhaha universel. L'avènement de M. Gambetta remplissait toutes les bouches. Pour le désigner, pour l'imposer au choix de M. Grévy, les députés recoururent à une procédure ingénieuse : ils le nommèrent « président provisoire » de la Chambre. Lui, à son tour, répondit qu' « il ne méconnaissait ni le caractère ni la portée » de cette manifestation. Il semble pourtant, par la publication de ses lettres intimes, que, même à ce moment, des combats se livraient dans son âme et qu'il aurait fui volontiers « vers Sorrente pour échapper aux honneurs » qui venaient à lui. Sa santé, sourdement minée par le mal inconnu qui devait l'emporter l'année suivante, ne soutenait-elle plus le puissant ressort de cette vie agitée? Faut-il attribuer à cette cause les irrésolutions dont j'avais été témoin depuis la fin de juillet?
Le 5 novembre, commença, devant une Chambre enfiévrée, le débat destiné à marquer le terme du ministère Ferry. Les députés demandaient compte des opérations militaires conduites pendant les vacances et qui avaient échappé au contrôle de l'Assemblée précédente. Quatre jours suffirent à peine pour épuiser les récriminations. Car, si l'occupation de la Tunisie était louable, la manière dont on s'y était pris prétait singulièrement à la critique. Le gouvernement avait manqué de prévoyance, les services fonctionnaient mal, les envois de troupes avaient été tardifs et désordonnés. En présence d'un ennemi sérieux, que fût-il advenu? Le général Farre plaida les circonstances atténuantes. M. Jules Ferry, malgré son tempérament de lutteur, plia sous les coups répétés de M. Clemenceau. Vinrent ensuite les ordres du jour, sanction de ce débat confus. Plus de vingt rédactions furent proposées à la Chambre. Celle-ci ne parut capable que de négations. Elle refusa la confiance sous toutes les formes. Elle refusa l'indulgence voilée par l'ordre du jour pur et simple. Elle refusa le blâme, qui atteignait l'ancienne majorité. M. Gambetta parut, tenant à la main le papier sauveur. Il affirmait uniquement la volonté de la France d'exécuter le traité du Bardo. Il fut acclamé. La Chambre respira, mettant fin à son lamentable effort. Le texte fut voté par 355 voix contre 68, et du coup, M. Gambetta se trouva sacré chef du gouvernement, en attendant la ratification de M. Grévy. « Mon intervention m'engage, écrivit-il le soir même à sa correspondante habituelle, et je suis obligé de discourir avec le président de la République, s'il est prêt à subir la dictature, puisque dictature il y a. » Le lendemain, 10 novembre, M. Jules Ferry remettait sa démission et M. Gambetta était appelé par M. Grévy.
Que se passa-t-il entre les deux hauts personnages ? Quels propos furent échangés ? M. Gambetta, évidemment, renonça à son projet sur la tenue des conseils de ministres, puisque M. Grévy a continué d'y assister comme par le passé. Quant à la présidence sans portefeuille, M. Gambetta dut faire agréer cette condition, car c'est une circonstance fortuite qui seule l'empêcha de la mettre en pratique. Je n'ai su ces choses qu'imparfaitement, notre conférence du 16 septembre ne s'étant pas renouvelée. Comme le public, je recueillais les informations dans les journaux. Le vendredi, 11 novembre, vers quatre heures, M. Gambetta vint chez moi, rue de la Faisanderie. « Mon ministère, dit-il, est fort avancé; je vous offre les Affaires étrangères. » — « Nous étions convenus de la Guerre... », répondis-je étonné. — « C'est vrai, mais votre nomination soulèverait des objections chez les militaires. » — « Chez quelques-uns, c'est possible; beaucoup d'autres m'ont offert leurs services; Canrobert, Gresley, Galliffet, Saussier m'ont exprimé leur satisfaction. » — « Quoi qu'il en soit, répliqua M. Gambetta, c'est maintenant trop tard, j'ai choisi le général Campenon pour la Guerre. » — « Vous renoncez donc à Tissot? Vous désiriez cependant aux Affaires étrangères un ministre non politique, pour les diriger vous-même plus sûrement. » — « Tissot ne me rendrait pas les mêmes services que vous au Sénat, où vous pourrez parler avec plus d'autorité. » — « Et Léon Say, et Ferry, et Challemel, que deviennent-ils? » — « Challemel a refusé, Léon Say hésite, Ferry est combattu par l'Union républicaine. » — « Alors, qui prenez-vous, s'il n'est pas indiscret de vous le demander? » Il m'énuméra ses choix, qui presque tous différaient de ceux que nous avions notés ensemble le 16 septembre. « La disparition de certains noms, Ferry, Challemel. Jauréguiberry, m'affecte désagréablement, lui dis-je en nous séparant; l'absence de Léon Say me met dans une fausse position. D'après ce que vous m'aviez autorisé à lui répéter, il devait compter absolument être des nôtres. Je vous en supplie, tâchez de vous arranger avec lui. Il me serait très pénible d'entrer dans le cabinet, sans aucun des collègues que j'espérais le plus y trouver. »
Demeuré seul, je me sentis fort perplexe. Ce ministère ne ressemblait en rien à celui que j'attendais — ni à celui qu'attendait le public. Quel y serait mon rôle ? Assurément pas celui de la collaboration étroite que M. Gambetta m'avait annoncée. En ce qui concerne spécialement les Affaires étrangères, la situation me parut obscure. M. Gambetta, sans portefeuille — il n'en prenait pas à cette heure — ne pourrait s'empêcher d'intervenir très fréquemment. Ses goûts, son tempérament, ses capacités l'y poussaient. Que deviendrait l'unité de direction, dans un département qui la réclame au plus haut point, où non seulement les écrits, mais les paroles, les gestes, un jeu de physionomie peuvent avoir de l'importance? M. Gambetta ne ferait-il pas mieux d'exercer lui-même cette direction, sans partage, ainsi que je le lui avais conseillé dans notre dernière entrevue? J'en étais là de mes réflexions, lorsqu'un incident me détermina. J'appris que M. Say refusait les Finances ou, comme dit mon interlocuteur, qu' « il lui avait été impossible de les accepter ». Dans cette soirée du 11 novembre, quelques heures après mon entretien avec M. Gambetta, M. Léon Say reçut la visite de M. Pallain, auquel il répondit le lendemain en ces termes :
12 novembre, 7 beures du matin.
« Vous êtes venu me trouver hier au soir et vous m'avez dit de la part de M. Gambetta qu'il pensait que nous pourrions nous mettre d'accord (pour le rachat du réseau d'Orléans).
« Vous m'avez demandé une réponse pour ce matin, afin de ne pas arrêter les négociations que M. Gambetta a besoin de poursuivre avec ses autres amis.
« Vous voudrez bien dire à M. Gambetta que, placé en dehors de son cabinet, je n'en ferai pas moins tous mes efforts pour le seconder, car tous les bons citoyens sont intéressés au succès de sa politique et à l'établissement d'une autorité gouvernementale incontestée. »
Les opinions bien connues de M. Léon Say en matière de chemins de fer ne lui permettaient pas une autre réponse.
Le matin, à sept heures, j'envoyai chez M. Gambetta, rue St-Didier, le billet suivant :
Samedi matin.
« Mon cher ami.
« Après une nuit de réflexions, je ne me sens pas en état de remplir convenablement le rôle que vous me destinez. Permettez-moi donc de rester à mon banc de sénateur, où vous aurez toujours en moi un ami sûr et dévoué.
« Il faut chez moi une conviction bien profonde pour me faire résister à un appel comme celui que vous m'adressez.
« Votre bien affectionné. »
On a supposé, dans l'entourage de M. Gambetta, que cette lettre avait été écrite à l'instigation du président de la République. C'est une erreur. Je n'ai eu avec M. Grévy, pendant la durée de la crise, aucune communication directe ou indirecte. Loin d'avoir suggéré ma détermination, il l'a blâmée après coup.
Ce billet s'est trouvé mêlé à d'autres papiers, provenant de la succession de Gambetta, et mis en vente à l'hôtel Drouot. Il fut racheté par M. Gaston Bouniols, mon secrétaire, le 24 décembre 1902.
Je ne tardai pas à savoir que mon refus était auprès de M. Gambetta l'objet d'interprétations fâcheuses, dont notre amitié pouvait souffrir. Je ne voulus pas les laisser s'accréditer. Dès que j'appris, le 14 novembre, que son ministère était définitivement constitué, je lui écrivis, à neuf heures du matin :
« Mon cher ami.
« Maintenant que votre cabinet est formé et qu'une démarche, de ma part, est par conséquent désintéressée, je vous exprime le désir d'avoir un entretien avec vous le plus tôt possible. Je tiens à vous exposer les raisons qui ont dicté ma conduite. Vous reconnaîtrez qu'elles n'atteignent en rien les sentiments que je vous ai voués depuis la Défense nationale et qui persisteront à travers tous les incidents de la politique. J'espère que, de votre côté, quoi qu'on puisse dire autour de vous, vous vous rappellerez le pacte de Tours et de Bordeaux.
« Votre bien affectionné. »
Sur sa réponse, je courus chez lui à dix heures et demie. Je lui exposai les considérations qu'on vient de lire : « Puisque vous ne m'aviez pas consulté, ajoutai-je, sur le choix de vos collaborateurs, après ce qui s'était dit entre nous, qu'eût-ce été par la suite ? Je ne me sentais plus assuré de votre confiance. » Et, comme il se défendait faiblement :
« Laissons la politique, vous avez eu vos raisons. Ce à quoi je tiens, c'est à conserver votre amitié. Ne prêtez pas l'oreille à ceux qui voudraient nous séparer. Me le promettez-vous? » — « Je vous le promets », répondit-il, et nous nous embrassâmes. Je partis le cœur soulagé.
Par suite de mon refus, M. Gambetta se décida à prendre lui-même le portefeuille des Affaires étrangères, et je m'en félicitai pour lui. Le Journal officiel du 15 novembre enregistra la combinaison, qualifiée par avance de « Grand ministère » : Présidence du conseil et Affaires étrangères, M. Gambetta; Justice, M. Jules Cazot; Intérieur, M. Waldeck-Rousseau; Finances, M. Allain Targé; Guerre, général Campenon ; Marine, capitaine de vaisseau Gougeard; Instruction publique, M. Paul Bert ; Travaux publics, M. Raynal; Commerce, M. Rouvier; Agriculture, M. Paul Devès ; Arts, M. Antonin Proust ; Postes et Télégraphes, M. Cochery. La plupart de ces ministres étaient des hommes de valeur ; quelques-uns même ont jeté plus tard un vif éclat. Mais à cette époque ils n'occupaient pas le premier plan et le public estima que le ministère n'était grand que par la personne de son chef.
La déclaration fut accueillie froidement au Sénat, plus froidement encore à la Chambre. On n'y trouva pas les choses exceptionnelles qu'on attendait. Elle affirmait avec énergie la nécessité d' « assurer par la stricte application du régime concordataire le respect des pouvoirs établis, dans les rapports des Eglises et de l'État ». Une brève allusion à la « révision sagement limitée des lois constitutionnelles » fit dresser l'oreille des sénateurs, qui n'auguraient rien de bon d'un débat sur leurs attributions, et celle des députés, qui crurent apercevoir le spectre de la dissolution derrière le scrutin de liste.
Le 8 décembre, une passe d'armes inopinée, où le gouvernement n'eut pas le dessus, s'engagea entre M. Ribot et M. Gambetta, au sujet des crédits nécessités par la création du ministère des Arts et de celui de l'Agriculture. La commission du budget accordait les crédits, en exprimant le regret que ces graves changements eussent été opérés sans l'approbation des Chambres. M. Gambetta défendit les droits du pouvoir exécutif et demanda la suppression du blâme. M. Ribot, rapporteur, soutint la thèse contraire et mit hors d'atteinte les droits financiers de la Chambre. Celle-ci lui donna raison : les crédits furent votés et les réserves maintenues. Cette intervention parut de mauvais augure pour l'avenir du cabinet. On se regardait surpris qu'un député, jeune encore, eût pu résister au colosse de la tribune.
Sur ces entrefaites, je vis M. Gambetta au quai d'Orsay. Je présidais la commission des finances et celle de l'Armée; à ce double titre, j'avais à l'entretenir des crédits tunisiens, pendants devant le Sénat. J'en profitai pour lui renouveler l'assurance de mon dévouement bien sincère et de mon amitié. Il en fut touché, mais son remerciement avait une nuance de tristesse. Je le regardai plus attentivement et je fus frappé de ce que M. Hanotaux, dans son Histoire contemporaine, appelle « sa physionomie tendue, ses yeux rougis, ses traits tirés ». Il avait devant lui, sur son bureau, un amas de dossiers, qu'il compulsait studieusement : « C'est vous, dit-il, qui devriez être assis dans ce fauteuil. Si vous saviez combien ce travail me fatigue ! J'ai besoin d'air et de mouvement. » Je sentis qu'il souffrait et mon affection en fut augmentée. A ce moment, je regrettai de n'avoir pas accepté son offre, je lui aurais épargné ce labeur. Pour la première fois je me demandai s'il n'était pas atteint de quelque mal profond, cause des dépressions et des incertitudes que j'observais. Faisant un effort sur lui-même il se reprit à sourire et nous parlâmes des crédits qui allaient venir en discussion.
Ils furent pour lui l'occasion d'un succès personnel. Par son esprit et sa bonne grâce, il dissipa les préventions du Sénat. Les droitiers eux-mêmes rendirent hommage à sa largeur d'idées, à la franchise de ses déclarations, à la netteté de ses explications. Les crédits, montant à vingt-neuf millions environ, furent, après deux jours de discussion, adoptés à l'unanimité des votants : « Vous avez conquis le Sénat », lui dis-je, avant qu'il quittât son banc. Il en paraissait tout heureux, car, chose étrange chez un orateur de cette trempe, il appréhendait de parler devant le Sénat : « On ne sait pas ce qu'ils pensent, me disait-il ; ce n'est pas comme à la Chambre, où, au bout de cinq minutes, je lis en eux. »
Le mois de décembre n'amena pas d'incidents notables. L'orage ne devait éclater que le mois suivant. Certains détails cependant témoignaient que les hostilités couvaient dans la Chambre, prêtes à venir au jour. La composition du ministère pesait sur son chef. On lui reprochait de s'être entouré d'hommes à sa dévotion, pour exercer la « dictature ». Ses moindres démarches étaient observées et commentées. Certains choix, ceux de Miribel, de Weiss, de Chaudordy, provoquaient d'amères critiques. La nomination de Miribel fut l'objet d'une interpellation, dont le général Campenon se tira honorablement. Ce choix se justifiait; il n'avait que le tort d'être inopiné, d'arriver devant un public non préparé. La nomination de Chaudordy était irréprochable. Ce diplomate de carrière avait fait ses preuves à Tours et à Bordeaux. Seul le choix de Weiss donnait prise à la critique. Polémiste fin et redoutable, sujet à des soubresauts imprévus, tirant presque vanité de son opposition à la République, il n'était pas à sa place à la direction des affaires politiques du quai d'Orsay, où il faut avant tout un esprit calme et pondéré, dépourvu de formes agressives, professant le respect du régime qu'il représente vis-à-vis des étrangers. Je l'ai eu sous mes ordres pendant quelques semaines et, tout en rendant hommage à ses qualités, j'avais hâte de le remplacer par un collaborateur plus familier avec les mœurs de la maison.
M. Gambetta, que j'allais voir de temps à autre à son cabinet et chez qui je retrouvais son ancien abandon, m'entretint de ses projets de révision constitutionnelle. Je l'en détournai nettement : « Vous vous aliénerez le Sénat, qui redoute toujours qu'on touche à ses attributions ; quant à la Chambre, elle ne vous pardonnera pas de soulever la question du scrutin de liste : elle y découvrira le moyen plus ou moins prochain d'abréger son mandat. » Il me donnait les raisons très solides, selon lui, qui motivaient l'inscription de ce mode électoral dans la Constitution : « Au point de vue doctrinal, répondais-je. c'est possible. Mais la Chambre ne s'attardera pas aux principes ; elle envisagera tout de suite l'application qui la menace. Plutôt que d'y souscrire, elle vous renversera. » Cette perspective ne paraissait pas trop l'effrayer. J'ai toujours cru — bien qu'aucun mot de sa part n'ait trahi devant moi une telle pensée — que M. Gambetta allait sans grande répugnance au-devant d'une défaite. La vie qu'il menait, si contraire à sa santé ébranlée, les déboires qu'il rencontrait, les calomnies dont il se savait l'objet avaient fini par détruire sa belle humeur et déterminaient chez lui une lassitude morale autant que physique. Il accomplissait avec courage sa tâche quotidienne, et peut-être ne regretterait pas d'en être déchargé. Pourquoi dès lors ajourner, à la supplication de ses amis, un projet de révision, dont il ne se dissimulait pas lui-même les dangers?
L'approche des élections sénatoriales me força de quitter Paris à la fin de décembre. Je faisais partie du tiers renouvelable le 8 janvier 1882. Malgré mon attachement au département de la Seine, si bienveillant pour moi six ans auparavant, je ne songeais pas à lui demander la continuation de mon mandat. L'épisode des décrets, ma démission m'avaient aliéné nombre de radicaux. Je tins seulement à rendre compte de ma conduite, afin de garder en me retirant l'estime de mes anciens électeurs. Une réunion plénière eut lieu le 29 décembre. Mes explications furent accueillies avec une faveur inespérée ; ceux-là mêmes, qui m'avaient détourné de me représenter, m'engagèrent à ne pas décliner les suffrages qui pourraient se porter sur mon nom. Je n'assistai pas à la réunion suivante, ayant dû partir pour Montauban, où ma vraie candidature était posée et où le succès des républicains dépendait de quelques voix. Tandis que je réchauffais en Tarn-et-Garonne le zèle de nos partisans, les habitants de Foix, mon lieu de naissance, me demandèrent, par télégraphe, de me laisser inscrire sur leur liste, pour mettre fin à des compétitions locales. Dernière surprise de cette période électorale, M. Alype, député de l'Inde française, m'offrit, à la dernière heure, une candidature dont le succès, dit-il, n'était pas douteux. Me voilà donc, par l'effet du hasard, à la tête de quatre candidatures, plus ou moins incertaines, que j'aurais volontiers troquées pour une seule assurée. Quelle ne fut pas ma stupéfaction, alors que j'osais à peine espérer une seule réussite, de me voir élu à la fois dans la Seine, l'Ariège, en Tarn-et-Garonne, et quelques jours après dans l'Inde ! Aussitôt rentre à Paris, je consultai M. Gambetta sur le siège pour lequel je devais opter. J'hésitais entre Tarn-et-Garonne et la Seine : « La Seine sans balancer, dit-il. Vous n'avez eu qu'une voix de majorité, c'est vrai, mais vous étiez absent et beaucoup d'électeurs ont cru que vous les abandonniez pour la province. La prochaine fois, vous aurez les deux tiers des voix. » Je n'ai pas regretté d'avoir suivi son conseil, car, depuis lors, le collège sénatorial m'a réélu sans interruption.
La politique extérieure compliqua tout à coup la situation parlementaire. Au moment où M. Gambetta se préparait à jouer la partie décisive de la révision, il fut amené à prendre, le 7 janvier 1882, une initiative hardie dans les affaires d'Egypte. L'importante note qu'il adressa, de concert avec l'Angleterre, au vice-roi Tewfick, et sur laquelle je reviendrai, revêtit, au regard d'une partie de l'opinion, une signification belliqueuse. Les défiances savamment semées autour de lui depuis deux ans s'éveillèrent. On entendit de nouveau, comme au lendemain du discours de Cherbourg, le cri : « Gambetta veut la guerre ! » Les couloirs de la Chambre en étaient remués. On sait avec quelle facilité de pareils bruits s'accréditent. Plus la nouvelle est grave, mieux elle est acceptée. Ne devenait-il pas urgent, insinuaient les meneurs, de se débarrasser d'un cabinet qui conduisait la France aux pires aventures?
C'est dans cette atmosphère chargée d'orage que, le 14 janvier 1882, M. Gambetta déposa sur le bureau de la Chambre son projet de révision partielle. « J'ai fait ce que j'ai pu pour l'en détourner, me dit M. Grévy. Je lui ai déclaré en plein conseil qu'il courait à sa perte, aucun de ses ministres n'a osé le désapprouver. » M. Gambetta atténua cependant le paragraphe relatif au scrutin de liste : « Aujourd'hui, nous ne vous proposons que d'en établir le principe dans la Constitution. » Par contre, il s'étendait complaisamment sur les questions qui touchaient au Sénat : « Nous venons vous demander, en ce qui concerne le Sénat, non seulement d'inscrire dans l'article 1er de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 le principe général de son mode d'élection, mais encore et simultanément, au cours de la même opération, de procéder à la révision de la loi constitutionnelle du 24 février relative à l'organisation de la haute Assemblée... Nous vous demandons d'exprimer, dans un texte dépourvu d'ambiguïté, que la Chambre haute n'a, en matière de budget, qu'un droit de contrôle, et de décider ensuite qu'elle ne peut, en aucun cas, rétablir un crédit supprimé par la Chambre des députés; en sorte que, dans toutes les questions de taxes et de crédits, c'est la Chambre, issue directement du suffrage universel, qui aura le premier et le dernier mot. »
On n'a pas oublié les commentaires ardents, passionnés auxquels se livra la commission, unanimement hostile, à l'exception d'un membre ou deux. Elle discuta tout d'abord la question de savoir si, en matière de révision, les pouvoirs du Congrès pouvaient être à l'avance limités par les délibérations séparées des deux Chambres. Le Congres ne resterait-il pas maître d'élargir à son gré le champ de la révision ? M. Gambetta, interrogé à ce sujet, donna plus ou moins à entendre qu'en cas d'extension abusive, il arrêterait les délibérations de l'Assemblée. Aussitôt les commissaires se répandirent dans les couloirs, en proie à une émotion intense ou qui semblait telle : « Gambetta veut porter la main sur la représentation nationale ! » — « C'est un coup d'État qu'il prépare ! » répétaient les plus exaltés. D'autres, rassurés au fond, se faisaient l'écho de ces terreurs bruyantes, qu'ils feignaient de partager.
Ainsi qu'il arrive souvent dans le champ clos parlementaire, on se battit à côté; la vraie question, celle qui intéressait tous les partis de la Chambre, c'était l'inscription du scrutin de liste dans la Constitution, parce que derrière cette inscription se profilait la dissolution, dont personne ne voulait. Or, la controverse porta sur la limitation des pouvoirs du Congrès : controverse byzantine et stérile, car qu'est-ce qui peut pratiquement arrêter une Assemblée souveraine? Que valent les textes? M. Gambetta aurait pu refuser d'entrer dans un tel débat. Il accepta, et c'était habile : sur la question des pouvoirs du Congrès, il trouvait ses adversaires divisés, tandis que sur celle du scrutin de liste il les eût trouvés réunis. Je vis M. Gambetta peu de jours avant la séance. L'approche de la bataille lui avait rendu son entrain et ses forces. La maladie sournoise paraissait l'avoir abandonné. « Les sophismes de la commission s'évanouiront au grand jour de la tribune », disait-il, plein de confiance. Jamais il ne fut mieux « en forme ». Je me pris à espérer.
L'heure solennelle sonna. Les tribunes de la Chambre virent, ce 26 janvier 1882, s'entasser jusque dans les moindres recoins plus de monde qu'elles n'en pouvaient contenir. Chacun voulait assister au spectacle de la lutte où se joueraient, dans une large mesure, les destinées de la République. Les attaques partirent de divers côtés. M. Louis Legrand, un modéré, qui semblait ministériel par tempérament, écarta les voiles et prouva qu'au fond on se battait pour ou contre le scrutin de liste. Le ministère, en posant la question de confiance, créait, disait-il, une alternative qui pouvait se traduire ainsi : « Vous allez vous suicider, vous, Chambre, ou moi, gouvernement, je me suicide. » M. Lockroy, dans un de ces discours satiriques grâce auxquels il mettait la confusion dans les deux camps, plaida la cause de la compétence absolue du Congrès et démontra l'impuissance de la commission.
Enfin M. Gambetta parut à la tribune. Le silence se fit profond, religieux, mêlé de crainte et de respect. Une fois encore, le grand citoyen offensé, méconnu, crut devoir protester contre les calomnies qui flottaient obscurément dans la salle et d'avance affaiblissaient sa démonstration : « Je veux, s'écria-t-il, m'expliquer devant cette Chambre, car de toutes les douleurs qu'on peut ressentir de la politique — et Dieu sait s'il m'en a été épargné ! — il y en a une que je ne peux supporter et subir en silence : c'est d'être constamment présenté à cette Chambre, que dis-je? au parti républicain tout entier comme un homme qui méditerait de se séparer ou de s'écarter de lui, d'arrêter, de ternir sa carrière, de paralyser son développement, d'affaiblir son autorité dans le pays. Et par qui donc pourrait-on espérer de remplacer la force et l'honneur du parti républicain dans la nation? Est-ce qu'on osera venir à cette tribune et dire que j'ai, sous la suggestion de je ne sais quelle passion personnelle, par je ne sais quelle avilissante pensée qu'on décore du nom de dictature et qui ne serait que la risée du monde, si je pouvais descendre à la conception d'une pareille et si misérable idée à qui donc fera-t-on croire... »
Qui ne sent, à ces phrases entrechoquées et parfois incorrectes, l'amertume et l'indignation qui bouillonnaient dans son cœur et qu'il avait peine à contenir? Passant ensuite en revue les arguments de la commission, dégagé de la question personnelle et l'esprit plus libre, il les réfuta un à un dans une succession enchaînée et lumineuse. Le grand orateur se retrouvait tout entier. La Chambre écoutait muette, captivée, confuse. S'il ne s'était agi que de décerner le prix d'éloquence, elle se fût montrée unanime. Mais derrière l'admiration subsistait la volonté ferme d'écarter l'homme qui depuis deux ans portait ombrage à l'omnipotence parlementaire. M. Gambetta se rassit au milieu d'applaudissements qui durent faire illusion à ceux qui n'avaient pas pénétré l'Ame de l'Assemblée.
La tâche du rapporteur n'était pas aisée. Comment ramener les esprits, après un si écrasant succès? M. Andrieux ne se laissa pas déconcerter. Négligeant la partie doctrinale, il insista sur les points qui touchaient aux préoccupations secrètes de l'auditoire. Vers la fin de sa réplique, l'enthousiasme soulevé par le discours de M. Gambetta était tombé, la défiance seule hélas ! subsistait. Le parti de la Chambre était pris, beaucoup plus même que ne le donnerait à croire la proportion des suffrages, dont plusieurs furent influencés par d'anciens souvenirs ou par le respect humain. Avant de renverser celui qu'ils avaient si longtemps reconnu pour chef, nombre de députés hésitaient, comme si la voix publique allait les accuser de trahison. Au scrutin, 268 bulletins se rencontrèrent contre 218 pour adopter les conclusions de la commission et repousser le projet du gouvernement. M. Gambetta quitta aussitôt la salle, suivi de tous ses collègues, afin de déposer sa démission entre les mains du président de La République. La Chambre, soulagée au fond, le vit partir avec stupeur. Le chêne était abattu, mais quel vide il laissait après lui !
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