Charles de Freycinet
Volume 2, paru en 1913 chez Ch. Delagrave éd.
L'homme politique que M. Carnot appelait à la tête du gouvernement était un des vétérans du parti républicain. Il appartenait à cette génération brillante et fougueuse qui, par la plume et par la parole, avait combattu l'Empire. Il occupait dans la Chambre une place éminente. Remarqué par ses interventions fréquentes et parfois décisives à la tribune, non moins que par son passage à la préfecture de la Seine, il venait d'acquérir une autorité particulière, grâce à la façon dont il présidait depuis trois ans aux débats du Palais-Bourbon. Un mot de lui, adroitement placé, avait plus d'une fois prévenu les tempêtes; des discussions qui s'annonçaient violentes s'étaient déroulées dans le calme et la sérénité. Son magistère, mélange d'esprit et de fermeté. de bonhomie et de dignité, lui avait fait des amis et, je crois, pas un ennemi.
Cependant il existait contre M. Floquet quelque chose qui semblait lui barrer l'avenue du pouvoir. Quoi? Un rien, une impression, une vague légende, un de ces bruits insaisissables qui flottent dans l'atmosphère des Assemblées et qui souvent ont des effets durables. M. Floquet passait pour avoir outragé jadis l'empereur de Russie. Personne n'avait vérifié le fait, mais tout le monde y croyait. M. Grévy lui-même, malgré sa sérénité de jugement, en avait tenu compte dans ses choix ministériels. M. Floquet ne s'était pas mis en peine de démentir, de ramener à ses justes proportions un incident qui vraiment ne méritait que le sourire. En quoi il avait eu tort, car les légendes ne disparaissent pas toujours d'elles-mêmes; le temps parfois les renforce. Des amis estimèrent qu'il ne fallait pas laisser davantage une barrière dressée entre le président de la Chambre et l'ambassadeur de Russie. Ils furent présentés l'un à l'autre dans une soirée officielle et, le 23 février 1888, le baron de Mohrenheim, autorisé par son gouvernement, assistait au dîner que M. Floquet offrait au président de la République.
Par sa situation dans la Chambre et son crédit chez les radicaux, M. Floquet pouvait mieux qu'aucun autre former un ministère d'allure avancée et le faire accepter par le parlement. Il pouvait en même temps le contenir et le diriger dans des voies suffisamment prudentes. J'en avais la conviction; aussi n'hésitai-je pas à lui donner mon concours. J'y mis deux conditions : la première, dont il se félicita, que l'armée resterait absolument en dehors de la politique; la seconde, que j'aurais toute licence pour demander aux Chambres les crédits que je jugerais nécessaires à sa réorganisation. Il me le promit et l'accord entre nous persista jusqu'à la fin.
Le ministère fut ainsi composé : Présidence du conseil et Intérieur, M. Floquet; Justice. M. Ferrouillat; Affaires étrangères, M. Goblet; Finances, M. Peytral; Guerre, M. de Freycinet: Marine, amiral Krantz; Instruction publique, M. Lockroy; Travaux publics, M. Deluns-Montaud; Commerce et Industrie, M. Pierre Legrand; Agriculture, M. Viette. Parmi les noms nouveaux, celui de M. Peytral parut heureusement choisi. Il donnait satisfaction au parti des réformes et, d'un autre côté, par ses antécédents, par sa collaboration avec M. Carnot, dont il avait été le sous-secrétaire d'Etat, il rassurait le monde des affaires, mis tout d'abord en éveil sur l'annonce d'un cabinet radical. Personnellement, j'eus beaucoup à me louer de lui; il fut pour mon programme de la Guerre, s'élevant à près d'un milliard, ce qu'avait été M. Léon Say pour mon programme de grands travaux.
Le point faible de la combinaison était l'insuffisante représentation accordée à l'Union républicaine. Par les deux seuls ministères des Travaux publics et du Commerce, elle ne se trouvait pas assez associée et surtout assez solidarisée avec la politique du cabinet.
Le Sénat nous le fit comprendre par la manière plus que réservée dont il accueillit notre déclaration du 3 avril. La majorité de l'Assemblée, acquise aux idées de M. Gambetta et de M. Jules Ferry, craignait que nous nous laissions entraîner vers l'extrême gauche. Elle doutait en outre — sans que j'aie jamais pu savoir sur quoi ce sentiment reposait - de la fermeté de M. Floquet vis-à-vis du boulangisme. Si elle avait pu lire dans un prochain avenir, elle aurait vu le chef du gouvernement croisant allègrement son épée avec celle du général. Au Palais-Bourbon, où les dispositions étaient meilleures, l'attention se trouvait en ce moment absorbée par l'élection à la présidence de la Chambre. On sait qu'après une lutte serrée M. Méline l'emporta sur M. Clemenceau au bénéfice de l'âge.
J'entrais en contact avec l'armée dans des conditions qui n'étaient point celles que j'eusse souhaitées. Le passage du général Boulanger au ministère avait laissé des germes pernicieux. Entouré d'amis, de créatures qui répercutaient au loin ses paroles et ses gestes, il avait déterminé, dans un milieu qui doit être homogène, des dispositions très diverses. Les uns avaient foi en son étoile, le considéraient comme le futur auteur des grandes réparations, en tout cas comme l'homme le plus propre à porter le drapeau de la France devant l'étranger. Leur dévouement allait à lui dans un élan sincère et peu raisonné. D'autres, plus rassis, ayant passé l'âge des enthousiasmes faciles, s'inquiétaient du bruit mené autour de son nom. La victoire, pensaient-ils, ne se prépare pas ainsi. Boulanger parti, cet état d'esprit avait survécu. L'armée continuait de se diviser à son sujet. Il était urgent de rétablir son unité, de restaurer la discipline, de ramener les habitudes de travail silencieux qui avaient fait son honneur. Un ministre civil, succédant à une longue lignée de ministres militaires, aurait-il l'autorité nécessaire pour remplir cette tâche? Question troublante, de nature à provoquer mes hésitations. Je passai outre et m'expliquant en toute franchise avec mes collaborateurs : « Je n'ai, leur dis-je dans ma première circulaire, qu'une pensée : justifier l'innovation accomplie en ma personne par un dévouement sans bornes à l'armée et un souci vigilant de ses intérêts les plus chers. Je n'en connais pas de plus grand pour elle que d'être tenue en dehors de la politique et des questions qui s'agitent entre les partis. Tant que je serai à votre tête, l'armée, dans tous ses rangs, sera exclusivement l'armée de la France, l'armée du devoir, gardienne des institutions républicaines et des lois. » Je crois avoir été fidèle à ce programme pendant les cinq années de mon administration. Il était, à mes yeux, le prélude obligé du développement de nos forces nationales, impérieusement commandé par la situation extérieure.
Celle-ci devenait de plus en plus préoccupante. L'empereur Frédéric III, à peine monté sur le trone, parut voué à une mort prochaine. Il ne s'était montré debout à son peuple que par un prodige de volonté. A travers les réticences des dépêches officielles, on pouvait supputer le nombre de mois, de semaines qui s'écouleraient avant un nouveau règne. Le chancelier, depuis deux ans, nous avait donné des preuves non équivoques de malveillance. Si la peinture qu'on faisait du futur Guillaume II était exacte, que sortirait-il de la collaboration d'un tel maître et d'un tel serviteur? Encore dépourvus d'alliances, le danger nous trouverait réduits à nos seules forces. Nous risquions en outre d'être surpris en flagrant délit d'armement. Le général Boulanger avait amorcé des réformes considérables : l'introduction du fusil Lebel et l'emploi des obus à la mélinite. Je l'y avais beaucoup poussé en 1886, mais les lenteurs de la mise en train, les changements successifs de ministres, les préoccupations intérieures n'avaient pas permis une rapide fabrication. A la date de mon installation, les manufactures produisaient trois cents fusils par jour; à ce compte, il eût fallu vingt ans pour doter notre infanterie. L'ayant reconnu, je fus obsédé par deux idées : décupler la rapidité de notre fabrication en armes et projectiles; amener, s'il se pouvait, l'alliance avec la Russie. Ce second objet semblait plutôt du ressort du président du conseil et du ministre des Affaires étrangères. Par un concours de circonstances assez singulier le ministre de la Guerre eut la charge imprévue de préparer le rapprochement et même plus tard d'en formuler les conditions essentielles.
Les événements me laisseraient-ils le temps d'atteindre le but? Me permettraient-ils aussi de prendre les mesures que je croyais nécessaires à la force de notre armée, telles que l'organisation du haut commandement; la réglementation militaire des voies ferrées, l'achèvement de nos places, le développement des formations de réserve? Je les avais en vue lors de la constitution du cabinet Gambetta. Combien plus urgentes m'apparaissaient-elles aujourd'hui!
Les difficultés suscitées par la politique intérieure ont, dès ce moment, dépassé toute mesure. Les fées bienfaisantes qui se penchent, dit-on, sur le berceau des nouveau-nés pour faciliter leurs pas dans la vie n'ont pas dû se rencontrer autour du cabinet Floquet. Il a commencé dans les orages, sans que la responsabilité puisse lui en être imputée. Il ne détenait pas le pouvoir depuis cinq jours que le général Boulanger, trouvant enfin sa voie, se faisait élire député dans la Dordogne, le 8 avril, par cinquante mille voix. Et cette élection n'était que le prodrome des agitations profondes du suffrage universel. La popularité du général s'annonçait tellement irrésistible qu'il osa dire à ses électeurs qu' « il ne pourrait représenter que le département du Nord, dans lequel il se porterait le 15 avril. » Cette fanfaronnade fut justifiée par l'événement. Après une ardente campagne, il recueillit cent soixante-douze mille voix, alors que ses concurrents réunis n'en obtenaient que quatre-vingt-cinq mille. Inexplicable vertige, qui s'emparait des masses et ne laissait place à aucun raisonnement. Quels titres exhibait le général Boulanger pour capter ainsi les suffrages ? Quels services venait-il de rendre? Par quoi s'affirmait son génie? Qu'apportait-il à la France en don de joyeux avènement?
Devant ces prémisses de dictature, l'extrême gauche, à quelques exceptions près, s'éloigna vivement de lui. Les bonapartistes, au contraire, croyant reconnaître un des leurs, grossirent son cortège, et bientôt les orléanistes, oublieux des anciens démêlés, ne dédaignèrent pas de mettre leurs mains dans les siennes en dépit de ses protestations d'attachement à la République. Qui trompait-on ou qui se trompait, pendant ces deux années de collaboration paradoxale ? De Boulanger ou de son nouveau parti, lequel devait servir de marchepied à l'autre? L'historien, qui voudra retracer exactement la période 1888-1889, aura de la peine à le démêler.
M. Floquet ne se laissa pas déconcerter par les caprices du scrutin. L'affolement de la foule ne lui enleva ni son sang-froid, ni sa résolution. Les modérés du Sénat n'étaient pas équitables lorsque, le 21 avril 1888, ils lui reprochaient ses « hésitations », ses « atermoiements », ses « équivoques ». M. Trarieux, d'ordinaire plus juste et plus mesuré, se rendit l'interprète de ces craintes exagérées. M. Floquet ne put répondre qu'en termes imprécis, comme était imprécise l'accusation elle-même. Le général Boulanger ne violait la lettre d'aucune loi. En multipliant ses candidatures, il usait à sa façon des facilités que lui laissait la charte électorale. Son langage atteignait, mais ne dépassait pas les extrêmes limites permises aux candidats d'opposition. Que pouvait le cabinet, sinon redoubler de vigilance ? Le Sénat le comprit et, à trente voix de majorité, accorda à M. Floquet l'ordre du jour pur et simple qu'il réclamait.
L'agitation grandissait. Boulangistes et anti-boulangistes se préparaient au combat. Les rangs républicains se resserrèrent. Le 23 mai eut lieu au Grand Orient de Paris une réunion mémorable. MM. Clemenceau, Ranc et Joffrin, abjurant leurs anciennes divisions, se promirent de faire front contre l'ennemi commun. C'était le pacte entre les radicaux, les modérés et les socialistes. De son côté, le général Boulanger multipliait les manifestations contre les parlementaires; ces « rois fainéants », comme il les appelait, et en même temps il se défendait avec énergie d'en vouloir à la République et de viser à la dictature. Son programme, aussi concis que mystérieux, tenait en un mot : « Révision », dont il se gardait bien d'ailleurs d'expliquer la portée. Le 4 juin, il lut à la tribune un projet, remarquable par sa violence : « La France, proclamait-il, est lasse jusqu'au dégoût de ce régime qui n'est qu'agitation dans le vide, désordre, corruption, mensonge et stérilité. » MM. Floquet et Clemenceau s'opposèrent à l'urgence, qui fut repoussée par 359 voix contre 189. La droite, fidèle à sa tactique, s'était jointe presque entière aux amis personnels du général.
Cette agitation atteignit son paroxysme le 12 juillet. Boulanger présenta une motion tendant à la dissolution de la Chambre, laquelle « est en fragments, en poussière ». Le président du conseil lui répondit dédaigneusement : « Vous, que nous n'avons jamais connu dans nos rangs, vous qui avez passé des sacristies dans les antichambres des princes... » Le général répliqua que par quatre fois il lui avait crié : « Vous en avez impudemment menti »; et comme les interruptions se croisaient plus bruyantes, il déclara que, ne pouvant dominer le tumulte; il en appelait au pays et remettait entre les mains du président sa démission de député du Nord. Le lendemain, M. Floquet se battit à l'épée avec lui et le blessa grièvement à la gorge.
Ce duel fit grand bruit. On admira la bravoure souriante avec laquelle le président du conseil, malgré ses soixante ans. se campa sur le terrain. Il abordait un adversaire plus jeune que lui de neuf ans et que son éducation militaire semblait avoir mieux préparé à ce genre de lutte. On loua la simplicité de son attitude, quand, mis en retard par cette rencontre, il arriva place du Carrousel, où j'inaugurais, le 13 juillet, le monument élevé à Gambetta. Des applaudissements unanimes l'accueillirent. Les sénateurs et les députés qui se pressaient autour du piédestal saluaient l'heureux coup d'épée qui, croyaient-ils, ruinait à jamais les entreprises du factieux. Comment douter, en effet, que le peuple français, si sensible au prestige, se détournât du militaire que la main d'un civil venait de mettre en si fâcheuse posture ? L'idole assurément paraîtrait désormais trop fragile. Eh bien! il n'en fut rien. C'est même là une des particularités les plus étonnantes de la vie du général Boulanger. La mésaventure qui aurait perdu tout autre le rendit plus intéressant et lui prépara de nouveaux succès. Les mystères du cœur des foules sont insondables. Le 19 août 1888, il fut réélu dans le Nord, qu'il avait si cavalièrement quitté, et, en même temps, dans la Charente-Inférieure et dans la Somme.
Parmi les réformes que je projetais d'introduire dans l'organisation de l'année, il en est une qui me tenait particulièrement à cœur, car j'en avais constaté la nécessité en 1870 : c'était la création d'un « état-major de l'armée », analogue à celui qui avait permis au maréchal de Moltke d'obtenir de si grands résultats. Malheureusement elle était liée à une personnalité que tout le monde déclarait indispensable, mais à laquelle il était défendu de recourir, parce qu'elle s'était, disait-on, compromise dans les machinations contre le régime établi. Je veux parler du général de Miribel que M. Gambetta lui-même, malgré son ascendant, n'avait pu imposer à l'opinion républicaine. J'employai un biais qui me réussit. Je commençai par le nommer commandant du 6e corps. Il bénéficia de la popularité qui s'attache à nos valeureuses troupes de l'est. La triomphante revue de Saint-Mihiel, en septembre 1889, emporta les dernières préventions. Ma réforme n'en avait pas moins été retardée de deux ans.
Je pus, sans l'attendre, procéder à la constitution du haut commandement. Depuis de longues années existait un conseil supérieur de la Guerre. Sa composition et ses attributions avaient souvent varié. On le consultait facultativement et ses réunions étaient rares. Une année s'écoulait parfois sans qu'il fût convoqué; de 1874 à 1881 il avait, en réalité, cessé de fonctionner. Il faisait, en certains cas, double emploi avec un autre conseil de « défense » qui, lui aussi, s'assemblait rarement. Sur ma proposition, un décret du 12 mai 1888 fondit ces deux conseils en un seul, lequel fut désormais obligatoirement consulté sur les objets essentiels : mobilisation. concentration, création ou suppression de places fortes, défense des côtes, organisation générale de l'armée, etc. Les réunions étaient à jours fixes, et répétées selon les besoins. Durant mon ministère, de 1888 à 1893, le nombre des séances a atteint la centaine.
Par un décret du 26 mai, les membres de ce conseil, investis de commandements d'armée en temps de guerre, furent chargés d'inspecter en temps de paix les troupes de leur ressort. Innovation délicate, comportant beaucoup de ménagements. Il ne fallait ni froisser les commandants de corps d'armée, ni éveiller les scrupules du parlement, opposé à toute résurrection des grands commandements militaires. Dès la deuxième année, l'institution fut acceptée sans réserve. Mon principal collaborateur, dans cette réforme comme dans beaucoup d'autres, fut le général Saussier, gouverneur militaire de Paris et généralissime désigné des forces de l'est. Je l'avais connu en 1870 et nous nous étions vus souvent depuis cette époque. Il m'inspirait une profonde estime; je dirai qu'il m'attirait extrêmement. Esprit fin, cultivé, ouvert, il était un précieux conseiller, même sur les choses étrangères à sa spécialité. Dans le poste élevé où le gouvernement l'avait placé, il déployait les qualités qu'on se représente, chez un chef d'année, comme la condition du succès : droiture, main ferme sans rudesse, décision rapide, poursuite obstinée du but et, par-dessus tout, jugement clair et bon sens que rien n'altère. Sur tous ses collègues, destinés à devenir ses subordonnés au moment suprême, il exerçait une autorité singulière. Non seulement ils la subissaient, mais ils la recherchaient. Leur conscience se sentait rassurée, quand ils avaient à suivre ses directions. Grâce à lui, nos armées de l'Est n'auraient eu qu'une volonté, qu'une âme.
Au conseil supérieur de la Guerre, dont je l'avais institué vice-président et où je provoquais ses avis — qu'il ne prodiguait pas, n'aimant pas à grossir son personnage — je voyais qu'ils étaient presque toujours décisifs. Un mot de lui, à la fin d'une discussion, changeait parfois l'orientation des esprits et ceux-là mêmes qui s'étaient le plus avancés revenaient sans faux amour-propre se ranger à son point de vue. C'est aux grandes manœuvres qu'on pouvait se rendre compte de ce qu'il serait le jour de l'action. Il pensait à tout, prévoyait tout, s'assurait de tout. Son état-major, ses services de l'arrière, ses approvisionnements de munitions, son service de santé recevaient de lui des ordres nets, brefs et précis. Le ton, sans être hautain, sans se départir jamais d'un grand fonds de bienveillance, ne permettait pas la réplique, ni l'hésitation. Son attention, toujours éveillée, n'était accompagnée d'aucune de ces agitations fébriles qui sont le propre des hommes médiocres ou surchargés, Quand il parcourait les bivouacs, il trouvait, en s'adressant au soldat, le mot gai, le propos familier qui redoublent l'entrain de la troupe. Sa sollicitude s'étendait à tout, au gîte, à la nourriture, au chauffage. En 1891, j'avais mis sous ses ordres — c'était la première fois qu'on tentait l'expérience — cent vingt mille hommes à conduire dans les plaines de Champagne. Il était aussi calme, aussi à l'aise qu'au conseil supérieur ou dans son cabinet du gouvernement de Paris. Tel était le confident, l'ami dont j'avais fait choix et qui m'est resté fidèle jusqu'au bout de ma mission.
Il fut le premier à appeler mon attention sur les moyens de combattre les ravages de la fièvre typhoïde dans l'armée. Mes études antérieures sur l'hygiène me préparaient à la solution de ce problème, alors assez nouveau. J'orientai les recherches du corps de santé militaire vers l'analyse bactériologique des eaux, potables. L'inspecteur général Dujardin-Beaumetz entra avec empressement dans cette voie. Le microbe de la fièvre typhoïde fut constaté dans les eaux de toutes les garnisons où la maladie sévissait. Cette révélation eut son contrecoup dans les services du ministère de l'Intérieur et le Dr Brouardel ne tarda pas à rivaliser avec son confrère de la Guerre. Partout les municipalités furent incitées à se pourvoir d'eaux pures. Lorsque cette solution souffrait des difficultés, nous installions, dans les casernes, des filtres Pasteur ou Chamberland, dont l'entretien fut soigneusement surveillé. Dès 1890, j'ai pu dire, dans un rapport au président de la République, du 18 février : « Je ne crois pas trop m'avancer en annonçant que la mortalité et la morbidité de la fièvre typhoïde seront diminuées des trois quarts. Le fait n'apparaîtra pas entièrement dans la statistique de l'année 1890, mais il sera manifeste en 1891. » Effectivement, un rapport du 12 février 1891 constatait qu'en 1890, dans le gouvernement militaire de Paris, le nombre des cas était tombé de douze cent soixante-dix à trois cent neuf, c'est-à-dire avait diminué de soixante-dix-sept pour cent, et que dans la province, où les filtres n'étaient pas encore installés partout, la décroissance atteignait déjà cinquante-deux pour cent.
C'est également avec le général Saussier que je jetai les bases du ravitaillement des places fortes et des armées en campagne. En 1870, Paris avait été pris au dépourvu. Bien qu'un nouveau siège soit invraisemblable, à la guerre on doit mettre tout au pire. Nous avons réglé le ravitaillement à la fois par routes, par eau et par voies ferrées. Les quantités de chaque denrée ont été calculées, les marchés et les réquisitions ont été préparés, les rouages administratifs ont été créés. Que les hostilités éclatent demain, chacun aura sa tâche clairement tracée. La mesure prise pour Paris fut successivement étendue aux autres places et devint l'objet d'un service spécial, dont le général Haillot reçut la direction. Je cite volontiers le nom de ce collaborateur, dont les travaux, poursuivis sans bruit, ont été des plus féconds. Grâce à lui, la France possède un réseau de comités de ravitaillement, qui ne laisse aucune ressource dans l'ombre et ne livre rien au hasard.
Je passe sous silence diverses améliorations réalisées ou amorcées en 1888 et poursuivies les années suivantes, telles que la garde des voies ferrées en temps de guerre, la prolongation du service dans les réserves, la construction de chemins de fer dans les places fortes, l'extension donnée à l'aérostation, qui tâtonnait encore et n'osait aborder le « plus lourd que l'air ». Je citerai l'accroissement du nombre de nos formations qui nous a permis de compenser, à l'aide des réservistes, l'infériorité de notre population par rapport à celle de nos voisins. Dans l'infanterie, il a été créé : armée, active, 26 bataillons et 22 compagnies de chasseurs à pied; réserve; 108 bataillons et 13 de chasseurs. Ensemble, 152 bataillons en temps de guerre. Cavalerie : année active, 26 escadrons; réserve, 106. Ensemble, 132 escadrons. Artillerie : armée active, 35 batteries; réserve, 148. Ensemble 183 batteries et 3.215 caissons de munitions. Génie : 35 compagnies en temps de guerre. Il serait injuste de ne pas mentionner les noms de mes collaborateurs : les généraux Gallimard, Mathieu, Mensier, qui m'ont donné le concours le plus dévoué et le plus efficace.
Le 12 juillet 1888, se termina devant le Sénat, la discussion du projet de loi qui réduisait à trois ans la durée du service dans l'armée active. Cette importante réforme avait été préparée, de concert avec moi, par le général Boulanger en 1880. Voté par la Chambre en 1887, le projet avait été remanié par la commission sénatoriale que je présidais avant d'entrer au ministère de la Guerre. La discussion publique fut très approfondie et dura deux mois et demi, j'eus à répondre aux mêmes objections qui avaient été déjà formulées, sous l'Assemblée nationale, quand le service de sept ans fit place à celui de cinq ans, contre le gré de M. Thiers. Devant la réduction à trois ans, les professionnels exprimèrent de nouveau de grandes craintes pour la valeur de l'armée. Quelques années plus tard cependant, avant que j'eusse quitté le ministère de la Guerre, ils reconnaissaient que l'armée constituée d'après la loi nouvelle ne le cédait pas à sa devancière et que, en temps de guerre, elle pourrait lui être supérieure. Cette contradiction apparente tient à ce qu'au début de la discussion un côté seulement de la question était envisagé. Si l'on compare intrinsèquement un soldat ayant fait trois ans de service au soldat qui en a fait cinq, celui-ci paraît l'emporter. Mais la question ne se pose pas dans ces termes simples. On doit se demander ce que vaudra, au moment de la guerre, l'armée totale, active et réserve, composée d'après l'un ou l'autre système. Des considérations multiples interviennent. Une nation, si la situation extérieure le lui permet, ne veut entretenir sous les drapeaux qu'un nombre d'hommes tel que sa force productive, et ses facultés financières ne se trouvent pas compromises. Donc, plus courte sera la durée du service, plus grand sera le nombre d'hommes ayant passé par la caserne et, dès lors, exercé. De sorte qu'en temps de guerre l'armée du service réduit sera plus nombreuse et pourra être plus puissante que l'armée du service à long terme. C'est précisément ce que réalisait la substitution de la loi de trois ans à celle de cinq ans. Cette considération me permit de vaincre la forte opposition que je rencontrais au Sénat.
Le texte qui sortit de la délibération de 1888. et que la Chambre devait ratifier l'année suivante, présentait une particularité qui mérite l'attention. L'impossibilité où l'on était d'incorporer en totalité les trois classes, afin de ne pas dépasser la limite de l'effectif, qu'on jugeait alors nécessaire, conduisit la commission et, à sa suite, le Sénat à établir une série de dispenses dans l'intérêt des familles ou pour faciliter la culture intellectuelle. De ces deux chefs, un tiers de la classe environ ne faisait qu'un an, tandis que, les deux autres tiers faisaient trois ans. Bien que le progrès sur la législation antérieure fût très grand, une telle inégalité sollicitait fortement les esprits à rechercher un nouvel abaissement, permettant d'assujettir la classe entière à une durée uniforme de service. Car en cette matière et dans une démocratie il est difficile d'admettre que le devoir ne soit pas le même pour tous les citoyens. A partir du jour où la conception de l'« armée nationale » ou de la « nation armée » a pris naissance, l'idée de l'égalité, absolue s'est imposée comme une conséquence naturelle. Elle a inspiré, à des degrés croissants, les lois de 1875, de 1889 et finalement celle de 1905.
Cette dernière loi, que j'ai défendue à la tribune du Sénat en ma qualité de président de la commission de l'Armée, abaissait, comme on sait, la dune du service à deux ans, sans aucune exception ni atténuation. Cette durée réduite avait été reconnue suffisante pour l'Instruction. Sauf dans la cavalerie et l'artillerie à cheval, qui réclament trois années. La loi ne pouvant faire de distinction, la difficulté, de l'assentiment général, devait être résolue par des engagements et des rengagements. Tout le possible n'a pas été tenté à cet égard, mais on aurait atteint le but plus tard, si les circonstances extérieures n'avaient en ces derniers temps imposé d'autres devoirs. L'Allemagne a procédé, particulièrement en 1912 et 1913, à des armements tellement formidables que nous nous sommes vus obligés, de notre côté, d'accroître considérablement nos effectifs du temps de paix. Le gouvernement a proposé et les Chambres ont adopté un projet qui rétablit le service de trois ans, avec cette différence essentielle par rapport à la loi de 1880 qu'aucune des anciennes dispenses n'y trouve place. Le principe d'égalité, consacré en 1905, a de tels avantages, au point de vue militaire et social, que personne n'a songé à l'abandonner. La nouvelle loi est dure; elle pèsera sur la production et sur les finances, elle nuira peut-être à la haute culture: mais le pays, sous peine d'abdiquer, ne pouvait se dispenser d'un effort exceptionnel. Souhaitons que, dans l'avenir, le développement des engagements, l'extension des troupes Indigènes, d'autres moyens encore puissent amener une abréviation de la durée du service. On ne redescendra pas cependant, c'est fort à craindre, au service de deux ans, qu'un instant on avait pu croire définitif. Les nations européennes pratiquent avec trop de conviction le système de la paix « armée ».
Les mesures que j'avais en vue, notamment la réfection de l'armement, l'achèvement de nos places fortes et la constitution des approvisionnements de réserve, m'ont conduit à dresser un plan très dispendieux, qui avait pour but de mettre les Chambres en présence de la totalité des sacrifices à répartir sur un certain nombre d'années. Mon collègue des Finances, M. Peytral, accepta ce programme et en facilita l'adoption par les commissions du budget. De concert avec le rapporteur à la Chambre, M. Ribot, je ramenai le total de la dépense aux environs de huit cents millions.
Ces importants subsides me permirent de pousser très activement les travaux de nos quatre grandes places : Belfort, Épinal, Toul et Verdun. D'autre part les magasins du gouvernement de Paris et des corps d'armée reçurent les approvisionnements nécessaires à la mobilisation. Je pus surtout développer la fabrication des armes et des munitions, qui présentait un caractère particulier d'urgence. Le changement survenu sur le trône de Prusse nous forçait à envisager l'éventualité d'une guerre plus ou moins prochaine ; personne en France ne prévoyait que le nouvel Empereur démentirait l'héritier présomptif de la couronne. Il fallait donc, sans trêve ni répit, nous mettre en état de défense. J'ai revécu, avec plus de liberté d'esprit, les heures de fébrile activité de 1870. Je retrouvais pour cet objet mon ancien collaborateur de Tours, le commandant Mathieu, devenu directeur de l'artillerie. Il m'apportait le même entrain, la même capacité de travail dont il avait prodigué les marques dix-huit ans auparavant. Extension des ateliers, multiplication des machines, recrutement du personnel furent un jeu entre ses mains. De trois cents par jour, la production du fusil Lebel s'éleva à trois mille. A la fin de 1890 toute l'infanterie française aurait pu combattre avec le nouvel armement.
La confection des munitions et des projectiles à la mélinite suivit la même progression. En deux ans nos arsenaux furent remplis et nous attendîmes des lors, avec une sérénité relative, les complications dont nous nous croyions menacés. Certains même ont pensé que, pour nous, le moment n'eût pas été mal choisi. En 1890 et 1891, tandis que notre armement était terminé et que nos nouvelles formations recueillaient de justes éloges dans les grandes manœuvres de Champagne, j'ai plus d'une fois entendu chuchoter que, la guerre étant inévitable, mieux vaudrait en courir la chance tout de suite. Je me trouvais à cette époque président du conseil et je pensais aussi que notre situation était bonne: mais pareille tentation, on le croira, n'a jamais effleuré mon esprit. Qui voudrait déchaîner une guerre préventive ?
Dans les premiers jours de novembre 1888, un incident d'apparence futile devait avoir sur notre politique extérieure une influence considérable. Il en est toujours ainsi quand un événement est dans la logique : il se trouve, à point nommé, quelqu'un ou quelque chose pour l'amener. Ce qui semble le hasard n'est que l'occasion déterminante de l'inévitable. Notre alliance avec la Russie ne pouvait échapper à cette loi. Le grand-duc Wladimir, que j'avais eu l'honneur de voir, me fit exprimer le désir de s'entretenir avec moi. Je me rendis à l'hôtel du Louvre, où j'était descendu et là, sans recourir aux transitions, le Grand-Duc me dit qu'il savait l'activité que nous mettions à fabriquer notre nouveau fusil et qu'il serait bien aise de manier lui-même cette arme dont on lui disait merveille : « Je m'y connais un peu, ajouta-t-il, et il me serait agréable d'en posséder un exemplaire, avec quelques cartouches; je m'amuserais à l'expérimenter. Vous pouvez être assuré qu'il ne sortira pas de mes mains. » Assez surpris de cette requête inopinée, je lui demandai la permission d'en référer à mes collègues du gouvernement, « le matériel de guerre étant propriété de l'Etat et ne pouvant être aliéné, pour la plus faible part, sans l'accomplissement de certaines formalités ».
Au conseil des ministres du 6, je racontai ma visite à Son Altesse, en rappelant que le fusil ne pourrait être cédé qu'en vertu d'un décret du président de la République. Nous tombâmes très vite d'accord que, si le Grand-Duc insistait, nous ne pouvions nous dérober : il faudrait au préalable appeler son attention expresse sur la nécessité de tenir secret non seulement le mécanisme de l'arme, mais le fait même de sa cession, celle-ci pouvant, en cas de divulgation, entraîner des inconvénients de plus d'un genre. En même temps nous décidâmes que cette communication s'effectuerait par l'intermédiaire du général Mathieu qui, en qualité de fonctionnaire s'acquittait d'un mandat, pourrait mettre dans ses paroles plus de précision que je n'en mettrais dans les miennes. Le lendemain le général vit le Grand-Duc, dont le désir parut s'être encore accru et qui s'engagea à la plus absolue discrétion. Le 8 novembre, le décret fut signé en conseil, et le jour même le général Mathieu opéra directement la remise du fusil et des cartouches à Son Altesse Impériale, qui le chargea de me transmettre ses chaleureux remerciements.
Il faut croire que l'examen de l'arme produisit sur son détenteur une impression favorable, car deux mois plus tard l'attaché militaire de Russie, baron Freedericksz, vint me demander si notre direction de l'artillerie serait disposée à étudier un type de fusil se rapprochant du nôtre et qui pourrait ultérieurement être fabriqué dans nos ateliers pour le compte de son gouvernement. Je lui promis d'examiner la question et de lui donner une réponse dans quelques jours. Je rapportai cet entretien au conseil en faisant observer que nous trouverions là sans doute l'occasion de contacts plus intimes avec la Russie. Tous mes collègues, MM. Floquet et Goblet en tête, partagèrent cette opinion. Je fus, en conséquence, autorisé à continuer les pourparlers, qui prirent un tour plus actif, par suite de l'arrivée à Paris des généraux de l'artillerie russe. Le général Mathieu reçut ordre de se mettre à leur entière disposition et bientôt s'établirent entre eux et nos artilleurs des relations de véritable camaraderie. Quelque temps après, l'ambassadeur me pria d'accueillir favorablement trois ingénieurs des poudres, chargés d'étudier notre fabrication en vue de l'érection en Russie d'établissements similaires. Je leur fis visiter, en réservant certains détails, la manufacture de Sevran-Livry, dont ils admirèrent les dispositions. Ils travaillèrent avec notre directeur M. Arnoux, qui déploya la même complaisance que le général Mathieu pour faciliter leurs recherches.
Les études du fusil russe furent longues, en raison des fréquentes retouches réclamées par les bureaux de Saint-Pétersbourg. Au coins de cette élaboration, le général Freedericksz s'informa si nos ateliers de Chatellerault accepteraient une commande de cinq cent mille fusils, qui sérait sans doute suivie d'une commande égale. « Très volontiers, lui répondis-je, et nous en reparlerons quand j'aurai consulté notre direction de l'artillerie. Toutefois, ajoutai-je moitié riant, nous voudrions être assurés que ces fusils ne tireront jamais sur nous. » Il me répliqua sur le même ton : « Nous l'entendons bien ainsi et nous vous donnerons toute garantie à cet égard. » Le baron de Mohrenheim, avec lequel j'échangeais des visites de courtoisie, me dit incidemment : « J'approuve entièrement la réponse de notre attaché militaire. Êtes-vous satisfait ? »— « Oui, répondis-je; mais je le serais encore davantage, si vous la confirmiez à notre minisire des Affaires étrangères » — « Je n'y manquerai pas, à l'occasion », acquiesça l'ambassadeur. Effectivement il en parla avec M. Spuller, qui, en février 1889, avait remplacé M. Goblet au quai d'Orsay. Les conversations se précisèrent quand la fabrication ouvrit à Châtellerault. A ce moment j'étais président du conseil et M. Ribot avait succédé à M. Spuller, le 17 mars 1890. Je dirai plus loin comment elles aboutirent aux accords politiques et à la convention militaire actuellement en vigueur.
Le boulangisme continuait ses progrès et les amis du général ne cachaient pas leur intention de le faire plébisciter aux élections législatives de septembre 1889. Les adversaires du régime décidèrent de servir sa cause, en attendant qu'ils pussent se servir de lui pour leurs propres desseins. Leurs suffrages, s'ajoutant à ceux des républicains que le nom de Boulanger égarait, pouvaient, si rien ne dérangeait la marche des événements, lui donner dans quelques mois une situation absolument prépondérante. Le 27 janvier 1889, éclata comme un coup de foudre l'élection partielle du département de la Seine. En dépit de l'union des fractions républicaines, qui patronnaient M. Jacques, président du conseil général, Boulanger, député du Nord, l'emporta par deux cent quarante-quatre mille voix contre moins de cent soixante-trois mille.
Ce résultat, auquel personne dans les sphères officielles ne s'attendait, troubla beaucoup le gouvernement. Le soir même de l'élection, aussitôt le scrutin dépouillé, nous fûmes convoqués à l'Elysée. Dans ce conseil improvise, les motions les plus extraordinaires se produisirent. Certains ministres proposèrent d'appréhender le nouvel élu, suspect de complot contre la République. Le sens juridique de M. Floquet et de M. Goblet fit promptement justice d'une pareille suggestion. Ils n'eurent pas de peine à démontrer ce qu'un tel acte aurait de contraire au droit. Le conseil décida alors de réunir sans délai les éléments d'une information qui permît d'opérer sur le terrain légal. En tout état de cause, le cabinet déposerait un projet tendant au rétablissement du scrutin uninominal, considéré comme le meilleur moyen de couper court aux manifestations plébiscitaires. C'était pour M. Floquet un grand sacrifice, car il avait toujours défendu le scrutin de liste. Devant la raison supérieure de l'intérêt public, il mit de côté ses préférences.
La date du 27 janvier 1889 est à retenir, car elle marque le sommet de la courbe ascendante du boulangisme. Désormais cette courbe redescend et même avec une surprenante rapidité. Le suffrage universel, qui paraissait s'être donné tout entier, brusquement se retire et deux mois seront à peine écoulés que le général Boulanger, sentant la partie lui échapper, désertera le champ de bataille, à la stupéfaction de ses amis. A quoi tient ce revirement? Peut-être à ce que la fortune n'aime que les audacieux et que Boulanger manqua d'audace ou ne fut pas assez dénué de scrupules. Si le soir même de l'élection, il s'était porté sur l'Elysée à la tête de la ligue des patriotes et suivi du flot de ses partisans, qui peut dire qu'il n'eût pas balayé les obstacles? Il y avait alors bien de l'ébranlement chez les gardiens de l'ordre public.
Le rétablissement du scrutin uninominal ne fut pas aussi aisé que le gouvernement l'avait présumé. L'extrême gauche ne suivit pas l'impulsion des modérés; la droite entière résista, si bien que, le 11 février, l'urgence ne fut prononcée par la Chambre qu'à neuf voix de majorité. M. Jaurès appela sur lui l'attention par un de ces discours où perçaient déjà les qualités de son éloquence : « Il existe, dit-il, une partie considérable de la classe ouvrière qui échappe, non pas à la République, mais qui, entraînée par je ne sais quel idéalisme où il se mêle beaucoup de témérité et d'aveuglement, est en train de chercher, comme à tâtons, un ordre de choses nouveau. » La loi fut votée, séance tenante, par 268 voix contre 222. Portée immédiatement au Sénat que la préoccupation du boulangisme assiégeait, elle y fut adoptée, le 13 février, à une énorme majorité.
Le parlement n'attendait que ce dernier office du cabinet Floquet pour le congédier. Dès le lendemain, 14 février, vint en discussion, à la Chambre, le projet de loi sur la révision des lois constitutionnelles. M. Floquet l'avait déposé le 13 octobre pour enlever aux boulangistes leur plate-forme électorale.
Il était tacitement entendu que les deux mesures, scrutin et révision, seraient volées l'une et l'autre par la Chambre, sauf à ce que la seconde allât s'ensevelir dans les cartons du Sénat. Mais, sur un discours humoristique de M. Douville-Maillefeu, 307 voix contre 218 prononcèrent l'ajournement indéfini. M. Floquet comprit à demi-mot et donna sur l'heure sa démission.
On n'a pas apprécié à leur juste valeur les services rendus par cet homme politique. On reconnaissait son talent, on paraissait douter de son esprit de gouvernement, dont cependant il multipliait les preuves. La raison de cette injustice se trouve, je crois, dans son long antagonisme avec M. Jules Ferry. Celui-ci, hors du pouvoir, restait l'âme du groupe influent qui l'avait soutenu au ministère et qui ne désespérait pas de l'y voir revenir. Ce groupe ne pardonnait pas à M. Floquet sa rude opposition, il la mettait sur le compte d'une méconnaissance des vrais principes ou d'une mesquine jalousie à l'endroit de M. Ferry, son parent par alliance. Moi, qui l'ai vu de près, je puis attester que les questions de personnes et les visées ambitieuses n'avaient aucune prise sur son esprit. Ses dehors combatifs dissimulaient sa vraie nature, faite de bienveillance et de générosité. Il n'est pas jusqu'à son sourire narquois qui ne donnait le change : il paraissait dû à une pointe de scepticisme, alors que ses convictions reposaient sur le fonds le plus solide. Son attitude légèrement oratoire tenait à l'habitude du barreau et de la tribune; en réalité, son commerce se distinguait par la simplicité et l'abandon. Sous sa parole enjouée se devinait le sagace observateur : il n'y avait pas de personnage de marque dont il ne sût reproduire avec esprit le ton et les expressions favorites.
M. Tirard, qui lui succéda, me demanda mon concours. Il eût voulu, avec M. Carnot, qu'en prévision de l'Exposition je me transférasse au quai d'Orsay. Mais diverses réformes, encore en suspens, me retenaient au ministère de la Guerre : je n'avais pas constitué le grand état-major de l'armée, et la loi sur le service de trois ans poursuivait ses va-et-vient entre les deux Chambres. Je restai donc rue Saint-Dominique. Les principaux collaborateurs de M. Tirard furent M. Constans à l'Intérieur, M. Fallières à l'Instruction publique et M. Rouvier aux Finances. A défaut de mon ami Goblet aux Affaires étrangères, j'eus le plaisir d'y voir arriver M. Spuller, dont l'entente avec moi était d'avance assurée.
Dans sa déclaration, le ministère promit que « il déjouerait et réprimerait au besoin les entreprises factieuses ». Et tout de suite il entra dans la voie des mesures coercitives. Son premier acte fut la dissolution de la ligue des patriotes et la poursuite exercée contre ses membres en vertu des articles 291 et 292 du code pénal. Le procès aboutit le 6 avril à plusieurs condamnations à 100 francs d'amende. Le second acte, plus retentissant et plus décisif, consista dans la demande en autorisation de poursuites, présentée le 4 avril contre le général Boulanger, sous prévention de complot tendant à changer la forme du gouvernement. Le général n'avait pas attendu la réponse de la Chambre. En compagnie de M. Henri Rochefort et de M. Arthur Dillon, impliqués de complicité, il avait passé la frontière dès le 1er avril. On connaît la stratégie employée par M. Constans en cette affaire. Il savait de source sûre que le général se déroberait à l'incarcération. D'autre part, il estimait, d'accord avec M. Tirard, que la présence d'un tel accusé, au cours du procès, susciterait des embarras à la République. Il eut soin, nous a-t-il dit au conseil, de laisser transpirer devant des visiteurs, qu'il savait être en relations avec le général, son intention de s'assurer sans retard de sa personne. Boulanger averti prit le train pour Bruxelles, sous l'œil bénévole d'agents qui avaient ordre de ne pas le reconnaître. Bientôt après, le général se rendit à Londres, où il était certain qu'une demande d'extradition ne viendrait pas le chercher.
Le Sénat fut constitué en Haute Cour de justice et l'instruction en forme commença le 12 avril. Les débats s'ouvrirent le 8 août 1880 et, le 14 août, sur les réquisitions du procureur général Quesnay de Beaurepaire, MM. Boulanger, Rochefort et Dillon furent condamnés par contumace à la déportations dans une enceinte fortifiée. Il ne faut pas trop regarder aux chefs d'accusation. Le procès était politique et le tribunal, malgré la haute conscience de ses membres, était politique également. Aussi l'opinion ne prit-elle pas très au sérieux le grief de détournement des fonds secrets, articulé contre l'ancien ministre de la Guerre. Sans discuter la matérialité du fait, elle ne croyait pas Boulanger capable d'avoir affecté les deniers de l'Etat à son usage personnel. Elle réservait ses sévérités au factieux.
Parallèlement à ces débats, dont l'intérêt fut diminué par l'absence des accusés, l'Exposition universelle déroulait ses magnificences. Elles s'entre-mêlaient avec les cérémonies commémoratives des principaux actes de la Révolution de 1789. Le 5 mai, jour anniversaire de l'ouverture des États généraux, le président de la République, entouré de ses ministres, se rendit à Versailles pour inaugurer les fêtes du centenaire. Le lendemain il ouvrit l'Exposition à Paris : « Nous venons, dit-il, saluer les travailleurs du monde entier, qui ont apporté ici le fruit de leurs efforts et les productions de leur génie. Nous venons tendre une main amie à tous ceux qui se sont faits nos collaborateurs dans l'œuvre de paix et de concorde à laquelle nous avons convié les nations. Nous venons souhaiter la bienvenue aux visiteurs qui déjà, de tous les points de l'horizon, en deçà et au delà des frontières, arrivent, sans compter les distances, pour prendre part à nos fêtes. »
Je ne me rappelle pas de plus émouvant spectacle que celui du défilé des sections étrangères. Déjà le défilé de 1878 m'avait impressionné. En 1889, je fus gagné par l'enthousiasme. On eût dit que le souffle de la grande Révolution animait les délégations des divers pays. L'univers entier s'avouait tributaire de la France. L'absence même des gouvernements, peu enclins à la glorification de la République, donnait plus de prix à la manifestation spontanée des exposants. C'étaient les peuples eux-mêmes qui venaient, à tour de rôle, incliner leurs bannières devant la tribune où siégeaient les pouvoirs publics. Par leur empressement et leur déférence ils semblaient dire à la noble vaincue de 1870 que sa place dans le monde n'avait pas changé, que son rayonnement était toujours le même, que ses enseignements étaient attendus avec autant d'impatience. Je me réjouissais de cette sorte de revanche à d'inoubliables malheurs. Autour de moi, dans le gouvernement, dans les représentations des Chambres, dans les grands corps de l'Etat, les coeurs battaient à l'unisson.
La distribution des récompenses n'eut pas moins d'éclat que l'inauguration. Le 29 septembre, se réunirent de nouveau les pouvoirs publics et les délégués de toutes les nations. On lisait sur les visages comme une feinte de mélancolie au moment où cessait la féerie qui venait d'enchanter le monde et dont chacun eût souhaité prolonger l'existence. Sons l'empire de ce sentiment, M. Carnot prit la parole : « Cette Exposition, dit-il, voit aujourd'hui approcher le terme assigné à sa durée — trop tôt sans doute si nous écoutons nos regrets - et nous venons, au nom de la France, décerner les récompenses qu'ont méritées les exposants dans ce grand tournoi de l'industrie. » Il termina par ces mots : « Ses bienfaits ne doivent pas s'arrêter à nos frontières. Les hôtes que la France a accueillis avec joie et qu'elle ne verra pas s'éloigner sans regrets auront appris à la connaître. Les jugements éclairés qu'ils auront pu se former, les sentiments qu'ils emporteront dans leur pays ne peuvent rester sans effets sur les relations entre les peuples; la politique à laquelle la France est fidèle aura trouvé de nouveaux défenseurs, et l'Exposition de 1889 aura encore servi la grande cause de la paix et de l'humanité. » Le nombre des entrées avait dépassé vingt-cinq millions, le double du nombre enregistré en 1878.
Ces fêtes, ce centenaire, le rappel de tant d'actes mémorables avaient élevé les cœurs et les disposaient à la clémence. Au commencement de juillet, les Chambres votèrent une amnistie générale pour faits de grève, de presse, de réunion et d'association illégale. Elles l'étendirent même aux déserteurs et aux insoumis : mesure trop bienveillante, dont il ne faudrait pas abuser. Le gouvernement, de son côté, accorda des grâces nombreuses. Dès son installation il avait pris une initiative remarquée : il avait rapporté, le 7 mars, le décret qui proscrivait le duc d'Aumale. Déjà M. Floquet nourrissait cette pensée; sa chute imprévue ne lui laissa pas le temps de la réaliser. Je signalai cette situation au cabinet nouveau, qui tint à honneur, comme le dit M. Tirard. d'acquitter le legs de son prédécesseur,
Mis sur le web par R. Mahl en 2006