Charles de Freycinet
CHAPITRE PREMIER
LA TRÊVE DES PARTIS. — L'EXPOSITION UNIVERSELLE. — LE PROGRAMME DES TRAVAUX PUBLICS.
On n'a pas oublié les circonstances graves, presque tragiques, dans lesquelles le maréchal de Mac-Mahon constitua le ministère Dufaure, le 13 décembre 1877, et souscrivit au projet de message présidentiel que nous avions élaboré. Ce ministère, chargé de ramener la paix entre les pouvoirs publics, était ainsi composé : Présidence du conseil et Justice, M. Dufaure; Affaires étrangères, M. W. Waddington; Intérieur, M. de Marcère; Finances, M. Léon Say; Guerre, général Borel; Marine, amiral Pothuau; Instruction publique. M. Bardoux; Travaux publics, M. de Freycinet; Agriculture et Commerce, M. Teisserenc de Bort.
L'accord étant conclu avec le Maréchal, nous le quittâmes vers dix heures du soir. M. de Marcère nous entraîna, M. Léon Say, M. Bardoux et moi, à son domicile particulier, rue Montaigne, où l'attendaient les membres du comité des Dix-Huit, impatients de connaître le résultat de nos derniers pourparlers. [Ce comité, qui avait dirigé la résistance des républicains de la Chambre pendant le Seize-Mai, comprenait les noms suivants, par ordre alphabétique : Bethmont, Blanc (Louis), Brisson, Casse (Germain), de Choiseul, Clemenceau, Ferry (Jules), Floquet, Gambetta, Goblet, Grévy (Albert), Lepère, Lockroy, Madier de Montjau, de Marcere, Proust (Antonin), Renault (Léon) et Tirard]. Aussitôt entré dans le salon. M. de Marcère fit son exposé et cita textuellement la phrase du mesage qui rassurait la Chambre contre l'éventualité d'une seconde dissolution. La satisfaction fut générale. M. Gambetta déclara qu'il n'y avait plus qu'à voter le budget de 1878, tenu en suspens par les craintes de coup d'État. Quelques membres de la réunion émirent l'avis qu'il serait préférable d accorder seulement des douzièmes provisoires, de mois en mois, afin de prévenir tout retour offensif de l'Elysée. Nous nous récriâmes ; nous nous portâmes garants de la bonne foi du Maréchal et nous ajoutâmes que cette procédure, qui semblerait dirigée contre nous, ne manquerait pas de nous affaiblir. M. Gambetta nous ayant appuyés, la motion fut abandonnée : la nécessité de maintenir l'union des républicains primait tout à ce moment.
Le lendemain matin, nous eûmes à l'Elysée un conseil qui devait être de pure forme. Mais le Maréchal ayant manifesté de nouveau des scrupules au sujet de l'abandon de son droit de dissolution, l'entrevue se prolongea, si bien que nous manquâmes le train parlementaire et n'arrivâmes à Versailles (les Chambres y siégeaient encore) qu'après l'ouverture de la séance. Notre absence commençait à donner des inquiétudes, lorsqu'on nous vit prendre place au banc ministériel. M. Dufaure au Sénat et M. de Marcère à la Chambre montèrent à la tribune pour lire ce document mémorable :
« Messieurs,
« Les élections du 14 octobre ont affirmé une fois de plus la confiance du pays dans les institutions républicaines.
« Pour obéir aux règles parlementaires, j'ai formé un cabinet choisi dans les deux Chambres, composé d'hommes résolus à défendre et à maintenir ces institutions par la pratique sincère des lois constitutionnelles.
« L'intérêt du pays exige que la crise que nous traversons soit apaisée: il exige avec non moins de force qu'elle ne se renouvelle pas.
« L'exercice du droit de dissolution n'est, en effet, qu'un mode de consultation suprême auprès d'un juge sans appel et ne saurait être érigé en système de gouvernement. J'ai cru devoir user de ce droit, et je me conforme à la réponse du pays.
« La Constitution de 1875 a fondé une République parlementaire en établissant mon irresponsabilité, tandis qu'elle a institué la responsabilité solidaire et individuelle des ministres. Ainsi sont déterminés nos devoirs et nos droits respectifs; l'indépendance des ministres est la condition de leur responsabilité. Ces principes, tirés de la Constitution, sont ceux de mon gouvernement.
« La fin de cette crise sera le point de départ d'une nouvelle ère de prospérité. Tous les pouvoirs publics concourront à en favoriser le développement. L'accord établi entre le Sénat et la Chambre des députés, assurée désormais d'arriver régulièrement au terme de son mandat, permettra d'achever les grands travaux législatifs que l'intérêt public réclame.
« L'Exposition universelle va s'ouvrir; le commerce et l'industrie vont prendre un nouvel essor et nous offrirons au monde un nouveau témoignage de la vitalité de notre pays qui s'est toujours relevé par le travail, par l'épargne et par son profond attachement aux idées de conservation, d'ordre et de liberté.
« Mal de Mac-Mahon. »
Cette lecture fut saluée par les applaudissements unanimes des républicains. Les sénateurs, quoique moins engagés dans le conflit que les députés, furent peul-être les plus chaleureux. Ils avaient sous les yeux l'auteur du dénouement dont se réjouissait la France et ils saisissaient cette occasion de lui témoigner leur gratitude. M. Dufaure, à sa descente de la tribune, trouva devant lui de nombreux amis, massés pour le féliciter. Le vieil homme d'Etat, profondément ému, serrait silencieusement les mains qui cherchaient la sienne. Un léger tremblement des lèvres indiquait la peine qu'il avait à se contenir. Le Sénat tout entier sembla gagné par cette démonstration. La séance fut aussitôt levée; elle avait duré une demi-heure.
D'un commun accord avec les présidents des deux Chambres, nous clôturâmes la session le 18 décembre, pour reprendre les travaux parlementaires le 9 janvier. Ces trois semaines de répit nous étaient bien nécessaires; non seulement chacun de nous avait à s'installer dans son département ministériel, mais nous devions procéder ensemble à une sorte de rénovation administrative, qui ne souffrait pas de retard. L'ouragan du Seize-Mai, en dispersant les fonctionnaires républicains, avait rempli les cadres — surtout à l'Intérieur et à la Justice — d'une foule de créatures qui ne se recommandaient que par une hostilité déclarée aux institutions. L'épuration du personnel, pour employer le mot de l'époque, n'irait pas sans frottements avec le Maréchal. Comment faire comprendre à un homme imbu de l'honneur militaire qu'il doit sacrifier ceux qui viennent de le servir, et sans qu'ils aient démérité à ses yeux? M. de Marcère, bien qu'appartenant à la fraction modérée du parti, se mit courageusement à l'oeuvre; il m'étonna, je l'avoue, par la promptitude et la vigueur de ses résolutions. Le 18 décembre — cinq jours après son installation — il apporta au conseil un décret qui révoquait, déplaçait ou mettait à la retraite quatre-vingt-deux préfets, et il pria le Président de le revêtir de sa signature : « Mais il y a là beaucoup de braves gens! s'écria le Maréchal après avoir parcouru la liste; ils se sont conformés aux ordres reçus : pourquoi les frappez-vous? » — « Monsieur le Président, dit M. Léon Say, toujours prompt à la réplique, ces messieurs ont joué la partie, ils l'ont perdue ; il est juste qu'ils s'exécutent... ou qu'on les exécute. » Le Maréchal signa nerveusement et repoussa le papier, comme si la vue lui en était odieuse. Ces mouvements d'humeur n'empêchèrent pas M. de Marcère de poursuivre imperturbablement sa marche. Avant le 31 décembre, il avait changé tous les préfets à l'exception de M. Saisset-Schneider, demeuré pendant le Seize-Mai à la demande des républicains; soixante-dix-huit secrétaires généraux et deux cent quatre-vingts sous-préfets étaient également emportés. Dans les parquets, où la politique ne s'était fait que trop sentir, les exécutions furent moindres. M. Dufaure avait un coeur de père pour ses collaborateurs, il ne pouvait se résoudre à s'en séparer; ce fut même là un des griefs invoqués plus tard contre lui. Cependant il révoqua cinq procureurs généraux, une soixantaine de procureurs ou de substituts et près de cent quatre-vingts juges de paix, ce qui lui parut énorme.
A côté de ces devoirs pénibles, s'en présentèrent d'autres plus agréables à remplir. M. Dufaure nous dit : « Ce pays est fatigué de luttes, il a besoin de calme et de paix. Nous devons, dans la mesure de nos moyens, les lui procurer. Vous, Teisserenc, par L'Exposition vous pouvez beaucoup. Dans ces fêtes de L'industrie on fraternise volontiers. Veillez donc à ce que cette Exposition soit réussie, à ce que rien n'y manque, à ce qu'on sente partout la bonne humeur et la cordialité. Et vous, Monsieur de Freycinet, ne pouvez-vous rien avec les Travaux publics? N'y aurait-il pas lieu de leur donner de l'essor? Les populations oublient leurs querelles devant des entreprises qui les intéressent. » — « J'ai justement en vue, répondis-je, un programme auquel je réfléchis depuis des années et qui répondrait, je crois, à voire pensée. Je vous le soumettrai et, s'il vous agrée, j'en entretiendrai le conseil. »— « Bien! dit M. Dufaure, faites au plus tôt. Il serait bon que les Chambres, à leur rentrée, trouvassent ces questions déjà engagées. »
Deux jours après, j'étais chez M. Dufaure. Je lui exposai à grands traits le plan que j'avais conçu. Il consistait à procéder au recensement méthodique des travaux qui paraissaient nécessaires pour compléter notre reseau de chemins de fer ainsi que celui des voies navigables, et pour outiller convenablement nos principaux ports de commerce, négligés depuis trop longtemps. Je lui rappelai en outre que plusieurs compagnies de chemins de fer secondaires étaient en détresse et sur le point de suspendre leur exploitation. Il convenait, selon moi, que l'Etat se substituât à elles sans retard, afin d'assurer la continuité du service : « Ce recensement préalable, ajoutai-je, fera ressortir une dépense que je ne saurais actuellement chiffrer, et qui sera certainement de plusieurs milliards. Il ne s'agit pas, bien entendu, de se lier dès maintenant pour une pareille somme. Nous nous bornerions à classer ; nous soumettrions au parlement l'ensemble des travaux et nous lui demanderions de les approuver en principe. Dans le tableau ainsi dressé, on choisirait successivement ceux qu'on jugerait bon d'entreprendre et on les déclarerait d'utilité publique. On aurait devant soi un programme de longue baleine, dont l'exécution exigerait dix ou douze ans, quinze ans peut-être, et qui coordonnerait les efforts que devrait accomplir le pays. »
Contrairement à ce que je présumais, M. Dufaure ne se montra nullement effrayé à cette idée de milliards : « Vous allez faire là, dit-il, ce que j'ai fait moi-même en 1842, au début de l'industrie des chemins de fer, quand j'ai proposé l'établissement de grandes lignes partant de Paris. On me traitait un peu de visionnaire, mais finalement toutes ces lignes ont été construites, d'après la méthode que je préconisais. La difficulté, en ce qui vous concerne, résidera dans le classement; il faut qu'il soit logique, qu'il réponde à des besoins certains. Comment comptez-vous opérer? » — « Je vous l'expliquerai en détail, répondis-je, si le conseil en accepte avec vous le principe. Je vous soumettrai alors des projets de décrets qui créeront des organes de classement et fixeront les méthodes de travail. » — « Soit, dit M. Dufaure; je vous autorise à introduire la question dans notre prochain conseil de cabinet. Si, comme je l'espère, vous tombez d'accord avec nos collègues, vous exposerez votre plan au Maréchal, quand nous nous réunirons à l'Elysée. » Telle est l'origine du « Programme des travaux publics », dont on a beaucoup parlé, quelquefois avec peu de justice, et qui en fin de compte a été réalisé, sauf pour quelques lignes de navigation, provisoirement ajournées, sur lesquelles l'attention se porte à nouveau.
Au conseil, la discussion fut assez orageuse. Certains ministres, particulièrement ceux des Finances et du Commerce, exprimèrent des craintes sur les perspectives qu'on allait ouvrir. Le crédit public, d'après eux, s'en ressentirait fâcheusement. Je répétai qu'il n'était question que d'un classement, que les dépenses effectives seraient proportionnées aux ressources, mais que ce dernier problème ne se posait pas aujourd'hui. M. Léon Say répondit qu'une fois les populations nanties d'un titre véritable, il serait bien difficile de résister à leurs demandes, qu'on glisserait dès lors sur la pente. Sans m'attarder aux objections, j'invoquai la nécessité d'exécuter des travaux utiles, que personne ne contestait, que la situation du pays commandait. Ne valait-il pas mieux y procéder avec méthode qu'au jour le jour, suivre un plan que de s'abandonner aux influences dominantes, ce qui conduit à mécontenter le grand nombre pour satisfaire quelques-uns ? Je ne serais pas venu à bout des scrupules de mes collègues, si M. Dufaure ne m'avait vigoureusement appuyé. En voyant un homme si prudent, si expérimenté affronter, comme chef du gouvernement, la responsabilité de ce plan, ils se rassurèrent et ne firent plus obstacle à ce qu'il fût apporté devant le Maréchal.
Celui-ci me causa une double surprise. Au lieu de m'écouter avec cette demi-indifférence dans laquelle il se renfermait souvent pour éviter de nous contredire, il prit feu immédiatement. Il donna des signes brusques d'adhésion et ponctua mon exposé de mots approbatifs. Il félicita M. Dufaure de couvrir de tels projets de son haut patronage et lui rappela fort à propos le rôle éminent qu'il avait joué sous la monarchie de Juillet dans les questions de Travaux publics. Le Maréchal se révéla à nous comme beaucoup plus versé en ces matières qu'on ne s'y serait attendu. Il paraissait avoir réfléchi mûrement aux rôles respectifs de la voie ferrée et de la voie d'eau : il formula sur ce point des remarques très judicieuses. A l'issue de la séance, il m'entraîna dans son cabinet : « Ces questions, murmura-t-il, valent mieux que les révocations de fonctionnaires... Mais je veux vous parler d'autre chose. Dans votre exposé vous n'avez pas mentionné l'Algérie. Est-ce que vous ne préparez rien pour elle? » Je lui répondis que les études préliminaires n'étaient pas terminées et que plus tard j'aborderais ce sujet. « Quand vous serez prêt, reprit-il, et avant de saisir le conseil, venez me trouver, je vous donnerai des indications qui pourront vous être utiles, j'ai beaucoup étudié l'Algérie, il y a là de grands besoins à satisfaire. »
Dans le conseil suivant, le 2 janvier 1878, le Maréchal signa le décret qui posait les bases du programme en ce qui concernait les chemins de fer. Par ce décret étaient instituées des « commissions régionales », une pour chaque grande compagnie. Elles comprenaient des ingénieurs, des membres du conseil d'Etat, des conseillers généraux, et avaient pour mission de déterminer les lignes ou tronçons de lignes qui devraient compléter le réseau existant et assurer des débouchés aux localités de quelque importance, encore privées de ce mode de communication. Le moment semblait venu de corriger les inégalités qui s'étaient perpétuées jusqu'à ce jour et de s'occuper, dans une mesure raisonnable, des contrées déshéritées. On pouvait prévoir, en tenant compte des lignes déjà décrétées par l'Assemblée nationale, pour lesquelles nul moyen d'exécution n'était indiqué, que quinze mille kilomètres au moins s'ajouteraient au réseau construit ou concédé. Celui-ci serait ainsi porté à près de quarante mille kilomètres, chiffre sensiblement égal à celui de nos routes nationales. En fait le nombre des nouveaux kilomètres a dépassé dix-huit mille et le réseau total atteint quarante-trois mille kilomètres. Les commissions étaient d'ailleurs invitées à fournir leurs rapports avant le 31 mars, de façon que le conseil général des Ponts et Chaussées eût le temps de les réviser, de les ajuster et de préparer un projet d'ensemble que je comptais présenter aux Chambres dans les premiers jours du mois de juin. Le 16 janvier un autre décret institua des commissions analogues pour les bassins fluviaux de la France. Le rapport à l'appui mettait en relief le vrai rôle des voies navigables et montrait qu'elles n'avaient pas pour but de faire concurrence aux voies ferrées, mais de les débarrasser de matières lourdes, de peu de valeur, qui les encombrent et empêchent la régularité du trafic.
Je n'avais pu joindre M. Gambetta avant la publication du premier de ces documents. Il s'était absenté dès la clôture de la session pour ne revenir qu'à la rentrée. Il connaissait mes idées et, quand je le vis, le 7 janvier, il approuva mon initiative, qui, dit-il, correspondait au vœu des populations et aux sentiments du parti républicain. Il s'informa aussitôt de l'attitude de M. Léon Say : « Est-il complètement avec vous? Accepte-t-il L'intégralité de votre programme? C'est important. Car sans lui vous seriez vite arrêté. » Je lui répondis que M. Say me prêtait un concours cordial, mais que je ne le croyais pas exempt d'inquiétude. Il avait à ménager les milieux financiers et se préoccupait des objections qu'il rencontrerait dans les commissions du budget des deux Chambres. « Il est indispensable, reprit-il, de vider cette question, avant que vous vous engagiez davantage. Venez demain soir à neuf heures et demie. Je convoquerai Léon Say et, à nous trois, nous arrêterons la marche à suivre. » Le 8 donc, nous eûmes une conférence, qui se prolongea jusqu'à minuit. M. Say, dans un de ses discours, l'a qualifiée de « soirée historique », parce qu'elle décida du sort de cette vaste entreprise. Mon collègue s'y montra tel que je l'avais dépeint, très désireux de m'aider, encore hésitant en raison des difficultés qu'il entrevoyait : « Du coté du monde des affaires, lui dit M. Gambetta, je puis vous rassurer. Nos amis mèneront dans la presse une campagne soutenue pour expliquer nos intentions prudentes. Il ne s'agit pas d'ébranler le crédit public par des emprunts inconsidérés ni de toucher aux situations acquises. Nous ne déclarons pas la guerre aux compagnies, nous leur proposerons d'être nos collaborateurs. Nous travaillons à côté d'elles, nous ne travaillons pas contre elles. Quant à la commission du budget (qu'il présidait), je vous promets son adhésion. Seulement elle vous demandera d'échelonner les emprunts et d'en assurer l'amortissement. Sur ce dernier point, elle est catégorique : elle ne veut pas augmenter le fonds du trois pour cent perpétuel: elle entend que l'avenir soit dégagé au bout d'un délai raisonnable, par exemple au bout d'un délai analogue à celui qu'adoptent les compagnies pour le remboursement de leur capital. »
Nous nous mîmes à rechercher la forme du titre qu'il conviendrait d'adopter. J'aurais souhaité et je proposai la création d' « obligations de travaux publics », sur le modèle de celles des compagnies, et soumises aux mêmes impôts. L'idée plut à M. Gambetta. Mais M. Léon Say la repoussa, soit qu'il craignit de déprécier les titres déjà existants, soit qu'il désirât, comme il le dit, prévenir une confusion entre les deux espèces d'obligations. Il préféra créer une rente trois pour cent, différant de la rente perpétuelle en ce qu'elle comporterait un amortissement obligatoire par voie de tirage au sort. Les coupures seraient de quinze francs de rente ou des multiples de quinze francs. Bien que cette solution ne me satisfît pas entièrement, je m'y ralliai, car je voulais, avant tout, m'assurer le franc appui du ministre des Finances. M. Gambetta s'y rallia aussi, pour le même motif, et l'union entre nous trois fut scellée le soir même. En sortant de chez M. Gambetta, mon collègue me déclara : « Maintenant c'est une affaire entendue: je m'embarque avec vous et nous courrons ensemble les mêmes bordées. » Il tint parole. Jamais associé ne prêta un concours plus actif et plus efficace que celui dont m'a fait bénéficier M. Léon Say.
Nous déposâmes sous nos deux signatures, le 7 février, le projet de loi portant création de la rente trois pour cent « amortissable ». J'avais tenu à rappeler dans ce document que les titres ne seraient émis qu'au fur et à mesure des besoins, « de telle façon que les Chambres fussent constamment maîtresses de ralentir ou d'activer, selon les circonstances, l'exécution du programme échelonné sur une certaine suite d'années ».
Comme si M. Say eût prévu qu'on tenterait un jour de frapper la rente d'un Impôt, sons prétexte que l'État n'a pas pris d'engagement avec ses créanciers, il répondait par avance : « Les porteurs (d'obligations des compagnies) ont à subir une retenue pour les impôts sur la transmission et sur le revenu. Notre futur 3 pour 100 amortissable en sera naturellement exempt, comme tous les titres de rente sur l'État, créés en France ». Et, dans le dispositif même, il insérait ces mots : « Tous les privilèges et immunités attaches aux rentes sur l'État sont assurés aux rentes 3 pour 100 amortissables, qui jouissent notamment des exemptions d'impôt garanties actuellement aux titres de la dette consolidée par les lois en vigueur ». La seconde moitié de la phrase, à partir des mots : « qui jouissent notamment », fut jugée inutile.
Vers le milieu du mois de mars, mon programme fut inopinément mis en jeu par un projet de loi antérieur à mon administration, mais avec lequel l'opinion parlementaire établissait un lien. Ce projet avait en vue le rachat de plusieurs compagnies secondaires, devenues incapables d'assurer leur exploitation. Après de vaines tentatives pour les incorporer au réseau d'Orléans, la Chambre avait voté la reprise des lignes et maintenant il s'agissait de fixer les voies et moyens. La mesure soulevait contre elle les adversaires — et ils étaient nombreux — de l'exploitation par l'Etat. La première bataille, intéressant le programme, allait donc se livrer à côté et dans de mauvaises conditions. Par surcroît, j'avais dû demander, pour raison de santé, la remise de la discussion. ce qui avait produit un effet fâcheux. J'abordai la tribune, le 15 mars, plein d'inquiétude. Mes forces physiques me trahissaient et je crois que je n'aurais pas pu parvenir au bout de ma démonstration, si M. Gambetta, placé au premier rang des auditeurs, ne m'avait soutenu par des signes encourageants. A ma descente de la tribune, il me dit : « Notre cause est gagnée » et m'entraîna dans le cabinet des ministres, où MM. Spuller, Proust, Allain Targé ne tardèrent pas à nous rejoindre. On m'engagea à me restaurer pour dissiper la fatigue et je rentrai bientôt dans la salle des séances; là les symptômes non équivoques d'adhésion que je recueillis achevèrent de guérir mon malaise. Le lendemain la Chambre, par 339 voix contre 84, vota la loi qui consacrait près de cinq cents millions au rachat et m'autorisait à exploiter les lignes dans les conditions que je jugerais les moins onéreuses pour le Trésor. Ainsi commença modestement le réseau d'Etat, qui devait se maintenir à titre provisoire jusqu'en 1908. A cette date, le rachat de la compagnie de l'Ouest la consacré définitivement, en triplant son étendue.
J'avais une seconde étape à franchir, non moins périlleuse que la précédente : celle du Sénat. La majorité conservatrice de l'Assemblée n'admettait que l'exploitation privée; elle aurait repoussé le projet s'il lui avait paru faire brèche au principe. Je m'appliquai donc à le représenter comme devant uniquement résoudre des difficultés dont le gouvernement actuel n'était pas responsable. Quant au programme lui-même, auquel ce projet servait, disait-on, de préface, il n'avait pas de caractère politique : le Sénat s'en convaincrait lorsque viendrait le moment de le discuter. Son seul but était de favoriser notre développement économique et de tourner les esprits vers les travaux utiles : « Quand nous sommes arrivés au pouvoir, dans les conditions que vous savez, dis-je le 8 mai 1878, notre premier soin a été de nous efforcer de nous rendre compte des sentiments du pays. Il nous a paru qu'après les sept années de dissensions intestines, de discordes politiques que nous venions de traverser, il y avait dans le pays un immense besoin de se reposer — passez-moi le mot — dans le travail ». J'avais eu la bonne fortune de rallier à ma cause trois membres de la commission sénatoriale appartenant à la droite : MM. Raoul Duval père [Charles Raoul Edmond RAOUL-DUVAL (1807-1893), président de la Cour d'appel de Bordeaux, sénateur, est le père de Edgar RAOUL-DUVAL (1832-1887), avocat, député de Rouen], de Lareinty et Béraldi. Non contents d'accepter le projet de loi, ils le défendirent à la tribune. Leur intervention détacha une moitié de l'opposition conservatrice, de sorte qu'après un tournoi de quatre jours nous obtîmes 183 voix contre 74, résultat qui dépassa beaucoup mes espérances et me valut les félicitations de M. Dufaure.
Ce succès m'enhardit à proposer le rachat d'autres lignes, présentant le même caractère d'intérêt général et dont la situation n'était pas moins critique. Un nouveau demi-milliard fut affecté à ces opérations. Quatre mille cinq cents kilomètres en tout se trouvèrent ainsi préservés de la ruine. Enfin, le 4 juin, je déposai sur le bureau de la Chambre le projet de classement des voies ferrées, dûment vérifié et arrêté par le conseil général des Ponts et Chaussées. Le 4 novembre suivant je déposai les projets relatifs aux voies navigables et aux ports maritimes. Un quatrième et dernier projet, moins vaste, visait la création de deux mille huit cents kilomètres de chemins de fer en Algérie; je l'avais soumis au Maréchal qui formula d'utiles remarques. Mon programme entier se trouva donc devant le parlement avant la fin de l'année 1878. Les commissions de la Chambre firent diligence et la discussion put s'engager dès les premiers mois de l'année suivante.
De son côté, M. Teisserenc de Bort, secondé par deux collaborateurs hors ligne, MM. Krantz et Alphand, ne négligeait rien pour que l'ouverture de l'Exposition universelle eût lieu à la date prescrite, 1er mai 1878.
[Charles Camille Julien KRANTZ (1848-1924 ; X 1868) fut chef de cabinet du commissaire général de l'exposition de 1878 ; maître des requêtes au Conseil d'Etat en 1879, professeur de droit administratif à l'Ecole des ponts et chaussées, il est député des Vosges (1891-1910), vice-président de la Chambre (1898), ministre des travaux publics puis de la guerre ; c'est le neveu de Jean Baptiste Sébastien KRANTZ (1817-1899 ; X 1836), inspecteur général des ponts et chaussées, député, sénateur.
Jean Charles Adolphe ALPHAND (1817-1891 ; X 1835, corps des ponts et chaussées) avait été responsable de grands travaux d'assainissement de Paris sous le second Empire ; il dirigea l'Exposition universelle, fut maintenu en activité hors limite d'âge, grand-croix de la légion d'honneur, membre de l'Académie des beaux-arts].
Le Maréchal s'y intéressait particulièrement. Je crois que, dans son esprit, l'exposition devait caractériser son septennat. Elle, était le symbole visible du relèvement de la France; il éprouvait une légitime fierté à penser que ce relèvement s'affirmait sous sa présidence. Peut-être même n'eût-il pas été fâché que sa carrière politique s'arrêtat à ce moment précis, car elle en recevait comme une auréole, tandis que se poursuivant au delà elle risquait de s'en voir dépouillée. Son impatience d'arriver à l'inauguration se traduisait par de fréquentes interrogations au ministre du Commerce : « Etes-vous sûr que vous aboutirez dans les délais? Toutes vos mesures sont-elles bien prises ? Je me suis promené du côté de votre Exposition et j'ai constaté qu'elle est loin d'être prête. » M. Teisserenc de Bort cherchait à le rassurer, non sans une pointe d'inquiétude, que sa loyauté laissait percer. La politique avait passé sur l'Exposition comme sur tout le reste. Beaucoup d'industriels, durant le Seize-Mai, s'étaient pris à douter et retardaient leurs envois. Il fallait donc s'attendre à de nombreuses lacunes le jour de l'ouverture.
Néanmoins le gouvernement décida de n'en pas changer la date. Le 1er mai, à l'heure dite, le Maréchal parut devant le palais du Trocadéro. Malgré l'inclémence du temps, un brillant cortège l'entourait : cortège qui, sans égaler celui de l'Empereur en 1867, avait encore un fort bon air. A défaut de souverains, figuraient les représentants de plusieurs maisons royales : prince de Galles, prince héritier de Danemark, duc d'Aoste, prince Henri des Pays-Bas, don François d'Assise, etc. Le Maréchal, dans la grande salle, prit place sur une large estrade, un peu en avant des bureaux des chambres et des ministres. Sa haute taille, son allure martiale, son geste de commandement ne faisaient point tort à la République. Quelles paroles allait-il prononcer? S'harmonise-raient-elles avec celles du ministre chargé de le saluer? Entre lui et son gouvernement, quelque nuance trahirait-elle un secret antagonisme? Il n'en fut rien. Après que M. Teisserenc de Bort eut terminé sa harangue, le Maréchal, d'un air aisé, au milieu d'un profond silence, répondit : « Je m'associe de grand cœur aux sentiments que vous venez d'exprimer et je compte connue vous que notre Exposition aura un grand et légitime succès... Nous devons remercier les nations étrangères d'avoir si complètement répondu à l'appel que leur adressait la France. » Puis, renforçant sa voix : « Au nom de la République, je proclame ouverte l'Exposition universelle de 1878! »
Quand le Maréchal se retourna vers nous pour nous inviter à descendre et à visiter avec lui le palais et ses abords, nous fûmes frappés du contentement et de la fierté qui se peignaient sur son visage. Chez cet homme souriant et qui venait de prononcer sans embarras le mot de « République », nous avions peine à reconnaître le Président plutôt morose à qui ses devoirs constitutionnels pesaient souvent d'un poids si lourd. Nous admirâmes ensemble la beauté de la perspective qu'offrait le Champ de Mars avec ses constructions improvisées et la foule bigarrée qui se pressait autour d'elles.
La population parisienne montrait une allégresse particulière. Elle n'attendit pas le signal officiel pour manifester sa joie. Il semblait qu'elle prenait une revanche lointaine des jours lugubres du siège. Faisant de l'Exposition sa chose, elle s'ingéniait à l'orner, à la parer; elle la consacrait par ses acclamations bruyantes. Le gouvernement, pour répondre à cet élan, décida que le 30 juin serait un jour férié, la fête de l'Exposition. Ce jour-là les étrangers virent avec etonnement, dans les rues et sur les places, se dresser des estrades où des orchestres improvisés invitaient les passants à la danse. Ces bals populaires, rappelant ceux de la campagne, se prolongèrent fort avant dans la nuit, sans amener aucun désordre.
Le parlement s'était associé au sentiment général en suspendant ses séances. M. Gambetta, jaloux de l'honneur de la République, m'avait déclaré : « Il ne faut pas que les étrangers assistent au spectacle de nos querelles. Je veux obtenir de la Chambre qu'elle se sépare dès les premiers jours de juin. Le budget est voté, on peut se passer de nous. » Grâce à son influence personnelle, l'idée d'une prorogation anticipée gagna du terrain et. le 11 juin, les deux Chambres s'ajournèrent au 28 octobre. Je dis : « s'ajournèrent », car le pouvoir exécutif tint à leur laisser l'honneur de l'initiative; contrairement aux précédents, il ne prononça pas la clôture de la session, ainsi qu'il en avait le droit.
Je profitai de ce long intermède pour entreprendre à travers la France une sorte d'apostolat qui me semblait utile à la vulgarisation de mon programme. Au moment de demander aux municipalités et aux départements de concourir aux dépenses, il n'était pas superflu de donner sur place des explications qui pourraient inciter les intéressés à étendre leurs sacrifices. Je m'en étais ouvert à M. Dufaure, qui fut de cet avis. Il obtint de M. Léon Say qu il se joignît à moi pendant les premières visites : « La présence du ministre des Finances, me dit-il, augmentera votre crédit. En outre, M. Say discutera certaines combinaisons avec les chambres de commerce et vous facilitera les voies. » Je me mis donc en route avec mon collègue pour Boulogne et Calais, où d'importants travaux étaient à l'étude.
Ces quelques journées de vie en commun me montrèrent un côté de M. Léon Say que je ne soupçonnais pas. Au conseil, j'avais admiré sa compétence et la netteté de sa parole. Parlementaire accompli, nourri aux traditions de l'école anglaise, il représentait parmi nous l'esprit du gouvernement constitutionnel. Nul comme lui ne comprenait le mécanisme de l'irresponsabilité présidentielle et de la responsabilité ministérielle. Il savait rappeler discrètement le Maréchal au respect de ces règles tutélaires, quand parfois il s'en écartait. Sa science d'économiste et de financier, son érudition, son ferme bon sens enveloppé d'esprit lui valaient également la confiance du Président et de M. Dufaure. Comme tous mes collègues, je lui rendais un juste hommage, mais nos relations n'avaient pas pris un caractère d'intimité. Dans son rôle officiel, il gardait quelque raideur. Il montrait un peu de cette « férocité » que M. Thiers disait être la première qualité d'un ministre des Finances. A peine monté en chemin de fer, son attitude changea, je trouvai en lui le gai compagnon, le causeur charmant, l'homme d'humeur facile et accommodante qu'il était dans le privé — comme je l'ai constate depuis.
Son premier discours à Boulogne-sur-Mer, où nous venions, le 10 septembre, inaugurer les chantiers du port en eau profonde, fut une merveille de grâce et d'abandon. Les quatre cents auditeurs qu'avait groupés M. Huguet, maire de la ville, ne se lassaient pas d'applaudir. Il avait eu la délicate attention de me laisser parler le premier, alin que je pusse développer mes idées en toute liberté. Il s'appliqua, pour couper court aux propos qui couraient sur nos prétendues divergences, à confirmer toutes mes assertions, à justifier l'ampleur que je ne craignais pas de donner au programme : » Que demandons-nous ? disait-il. Nous demandons à employer, dans
des travaux publics de chemins de fer, de canaux, de ports, des épargnes pour une quantité égale à celle qui a été employée en France à ces sortes de travaux depuis une vingtaine d'années. Nous ne demandons pas plus... En demandant trois, quatre, cinq cents millions par an pour les travaux publics, nous laisserons encore à l'initiative privée des capitaux considérables pour vivifier le commerce, l'agriculture et l'industrie... Ainsi donc, vous le voyez, nous vous apportons ici d'un commun accord un plan qui ne doit point inquiéter, qui est dans la faculté de la nation et que nous pourrons achever si nous conservons ces deux biens, et nous les conserverons : la paix intérieure et la paix extérieure. » C'étaient les chiffres mêmes que je devais bientôt articuler devant la Chambre et devant le Sénat. Ces déclarations, M. Say les renouvelait à Calais : « Pendant les vacances que les événements de 1877 (le Seize-Mai) m'avaient faites, dit-il, j'ai été visiter le port d'Anvers et le port de Liverpool et j'ai vu là des instruments magnifiques dont malheureusement mon pays n'était pas doté. Je me suis bien promis alors, si jamais j'exerçais encore une action dans la politique de mon pays, de prendre pour exemple ce que j'avais vu de l'autre côté de la Manche et de la frontière belge, et d'aider de tout mon pouvoir ceux de mes collègues qui, en raison de leur compétence technique, seraient chargés d'étudier et de résoudre les grandes questions de travaux publics. » Notre accord publiquement constaté, M. Say me laissa continuer seul mes voyages aux ports maritimes.
J'y consacrai la fin de septembre et la plus grande partie du mois d'octobre. Je parcourus le littoral de la Manche, de l'Atlantique et de la Méditerranée. A Dunkerque, je trouvai une population toute frémissante du voisinage d'Anvers et qui mesurait avec désespoir son infériorité. Assisté de M. Guillain, ingénieur des Ponts et Chaussées, et du maire. M. Trystram, dont le nom est lié à l'expansion de la ville, je décidai la création de grands bassins qui, avec leurs compléments, ont absorbé plus de quatre-vingts millions et ont permis au commerce de quadrupler en trente ans. [Antoine Florent GUILLAIN (1844-1915 ; X 1862) qui a attaché son nom à la construction des bassins de Dunkerque, fut par la suite chef du service maritime du Pas de Calais ; il dirigea les travaux de Boulogne et de Calais ; il fut nommé directeur des routes au ministère des travaux publics en 1888 ; élu conseiller général du Nord en 1893 puis député, il fut ministre des colonies (1898-1899) puis vice-président de la Chambre des députés (1902-1906)].
Une fortune analogue est échue à Rouen et à La Rochelle. Le Havre, Bordeaux, Marseille, sans avoir pris un pareil développement, doivent aux nouveaux travaux des progrès considérables. Cette partie du programme est aujourd'hui exécutée et même dépassée sur certains points. Mais à peine les chantiers sont-ils fermés que d'autres doivent se rouvrir, tant sont pressantes les nécessités de la navigation. Celle-ci, depuis un quart de siècle surtout, est en perpétuel devenir ; la longueur et le tirant d'eau des navires augmentent sans cesse, appelant des bassins plus profonds et des formes de radoub plus vastes.
Indépendamment de ces questions techniques, je poursuivais un autre but, assigné par M. Dufaure : « Mettez à profit vos voyages, m'avait-il dit, pour prêcher l'apaisement et la conciliation, dont s'inspire notre gouvernement. Tâchez de gagner des adeptes à la République. Les élections sénatoriales sont proches. La date du 5 janvier 1879 peut être décisive pour nos institutions. L'influence d'un ministre qui apporte de grands travaux n'est pas négligeable.». M. Gambetta, de son côté, m'avait adressé des recommandations analogues. Elles cadraient avec mes propres sentiments. Je déplorais nos divisions, cause de tant de mal. Certes les divergences politiques sont inévitables, nécessaires même à l'existence d'une grande démocratie; mais elles ne doivent point revêtir le caractère d'une lutte fratricide. L' «ordre moral » et le Seize-Mai avaient tourné les deux parties de la nation l'une contre l'autre, elles semblaient prètes à en venir aux mains. Nous devions travaillera les désarmer.
Dans mes harangues aux municipalités et aux chambres de commerce, où se rencontraient les opinions les plus opposées, je répétais que la guerre était close, que les vainqueurs n entendaient ni exercer de représailles ni prononcer d'ostracisme et que les Vaincus pouvaient approcher en toute confiance. Je montrais la République ouvrant ses bras à tous les Français.A Nantes,je ne craignis pas de dire : « C'est à nous de faire la moitié, les trois quarts du chemin, puisque nous sommes les plus forts; c'est à nous de provoquer la réconciliation. » Ailleurs j'avais parlé d`« ouvriers de la douzième heure » méritant d'être accueillis comme ceux de la première. Quand j'arrivai à Bordeaux, peu de jours après, je trouvai certains de nos amis assez émus. Ils avaient compris que j'appelais dans nos rangs les pires ennemis, ceux qui avaient perpétré le Seize-Mai, et que je les conviais à partager avec nous la direction de la République. Spuller vint me voir à la préfecture, le 26 septembre : « Vous allez trop loin, me dit-il. Nos adversaires exultent; ils prétendent que vous capitulez en rase Campagne. Saisissez la première occasion de couper court à ces fausses interprétations. » Je manifestai mon étonnement : « Mes avances, lui répondis-je, s'adressent aux troupes, non aux Etats-majors. Je parle à de braves gens qui ont suivi l'impulsion et qui le regrettent : aujourd'hui désabusés, ils ne demandent qu'à nous revenir. Gambetta lui-même m'a dit de prêcher la République ouverte, c'est ce à quoi je m'applique. Quoi qu'il en soit, puisqu'on s'y méprend, je m'arrangerai pour dissiper toute erreur. » Le soir même, j'assistai au banquet offert par le conseil municipal de Bordeaux. J'eus soin de glisser dans mon discours la phrase suivante : « Ah! nous ne ramènerons pas à nous certaines individualités inquiètes et remuantes, des esprits aigris, déçus dans leur ambition, qui ne nous pardonnent pas d'avoir eu raison sur eux, et qui seront les ennemis irréconciliables de tout régime dans lequel ils n'occuperont pas la première place; ceux-là, pour les convertir, il faudrait leur livrer la République, et, vous le sentez, à ce prix il vaut mieux se passer d'eux. » Spuller se déclara satisfait et, le surlendemain, la République française me consacra un bel article : «M. le ministre des Travaux publics, lit-on, a trouvé, en répondant à M. le maire de Bordeaux, l'occasion de donner un éloquent commentaire de quelques paroles qu'il avait prononcées à Nantes et dont la presse de la coalition cléricale et monarchique s'était empressée de forcer le sens et d'abuser... Il accorde confiance à l'esprit d'équité du grand nombre des Français que le dépit, la rancune ou l'ambition n'ont pas définitivement compromis au service des factions contre-révolutionnaires. Ce sont seulement les conspirateurs dont l'acharnement est connu qui doivent être traités en irréconciliables. Nous ne saurions trop louer M. le ministre des Travaux publics d'avoir si bien exposé la véritable doctrine de la démocratie. » Néanmoins quelques esprits chagrins continuèrent à me tenir rigueur et Mme Juliette Adam a plaisamment raconté les sévices dont un soir, chez elle, je fus victime : j'eus beau protester de mon innocence, je ne réussis pas à convaincre les plus échauffés.
L'approbation de la République française avait pour moi d'autant plus de valeur qu'à ce même moment M. Gambetta exposait, à Romans et à Grenoble, le programme de notre parti et que je désirais pardessus tout qu'aucun desaccord ne parût exister entre nous. Le discours de Romans eut un retentissement immense et il le méritait, par les déclarations capitales qu'il renfermait. Elles arrivaient à leur heure, elles éclairaient le gouvernement sur la route qu'il devait suivre pour garder la confiance de la majorité. Malgré l'accent très radical que M. Gambetta se voyait obligé de prendre, il ne craignait pas cependant de se montrer ministériel, au moment où bon nombre de républicains très loyaux, très sincères, commençaient à trouver notre cabinet trop modéré. Il énumérait les réformes auxquelles nous devions nous préparer si nous ne voulions pas être débordés par l'opinion. Épuration du personnel, réorganisation de la magistrature, réduction du service militaire, règlement des rapports de l'Eglise et de l'Etat d'après les vrais principes du Concordat : autant de questions, selon lui, qu'il faudrait résoudre aussitôt après les élections sénatoriales. Il répétait le fameux cri : « Le cléricalisme, voilà l'ennemi! » D'autre part, il prêchait l'union des républicains et ouvrait — comme je l'avais fait moi-même — la porte aux recrues de bonne foi. Au fond ce discours, d'une portée très étendue, conseillait la stabilité gouvernementale. Quelques ministres pourtant s'en émurent et crurent y lire leur arrêt de mort. Ils ne se rendaient pas compte que, chef d'une armée ombrageuse, M. Gambetta ne pouvait, sans compromettre son influence, tenir un langage plus conciliant. Il donnait l'orientation à la majorité et devait éviter de la heurter.
Cette période marque le sommet de la carrière du grand tribun. Gambetta jouissait alors d'un double prestige : il avait sauvé l'honneur national en 1870, il venait de vaincre le Seize-Mai. Nul ne songeait à lui contester ces deux titres: l'un était trop récent, l'autre trop éclatant. Du parti républicain encore uni il demeurait le guide indiscuté. En 1880 et 1881, il a reçu plus d'honneurs, se trouvant investi de charges officielles. Mais, en 1878, il devait tout à sa parole, à son ascendant personnel. Simple citoyen dans la République, il en était réellement le maître. Il inspirait les pouvoirs publics, il leur montrait leur voie. Cette influence légitime, due à ses services et à son génie, n'avait pas encore été baptisée du nom de « pouvoir occulte », elle n'était pas traitée d'usurpation. Lui-même était en pleine possession de ses Facultés, il gardait exactement la mesure, il se dominait. Il offrait le modèle de la plus noble ambition et du plus grand désintéressement. Ses moyens physiques étaient à la hauteur de sa tâche: il ne souffrait pas, du moins en apparence, du mal qui devait le terrasser à la fin de 1882. En un mot, le grand ressort n'avait subi chez lui aucune atteinte. Il n'est pas jusqu'à sa vie modeste, que les circonstances allaient changer, qui ne contribuât à son auréole. Tant de puissance unie à tant de simplicité, quel contraste aux yeux d'un public impressionnable et sentimental!
Pendant ce temps, la politique extérieure de la France s'associait à l'acte le plus important qui ait marqué le dernier quart du siècle. La guerre ouverte entre la Russie et la Turquie, en 1877, avait entraîné de tels changements dans la situation de l'empire ottoman, que l'intervention de l'Europe devenait nécessaire. Son abstention eût peut-être été suivie d'une conflagration générale. L'initiative de la réunion d'un congrès à Berlin fut prise par l'Autriche-Hongrie, à l'instigation sans doute du prince de Bismarck, qui ne dédaignait pas l'honneur de présider à ces solennelles assises. La France devait-elle, comme les autres grandes puissances, déférer à l'invitation qui lui était adressée par le chancelier allemand, pour le 13 juin 1878 ? M . Gambetta d'abord hésita. Deux considérations pouvaient détourner la France de paraître à Berlin. En premier lieu, occulterait-elle dans le congrès une position digne de son passé, aurait-elle quelque chance d'y faire prévaloir son opinion ? En second lien, ne risquait-elle pas, dans une délibération dirigée plutôt contre la Russie, de s'aliéner cette puissance, avec laquelle, dès ce moment, l'éventualité d'une alliance devait être envisagée? Par contre, notre absence de Berlin ne serait-elle pas interprétée comme une abdication volontaire? Ne renoncerions-nous pas définitivement à notre rôle de grande puissance? Et puis, quelle serait notre attitude au regard de l'acte qui interviendrait? Il modifierait les traités de 1856 et de 1871, signés par nous, et il les modifierait sans notre consentement. Admettrions-nous une telle procédure? Cette dernière considération décida M. Gambetta. Il fut d'avis que la France devait se rendre au congrès.
Le ministère, de son côté, était arrivé à la même conclusion. Avant d'entrer dans la voie pratique, M. Waddington voulut avoir une conversation avec M. Gambetta. Il nous invita tous les deux à dîner et, après le repas, nous causâmes longuement, ou plutôt M. Waddington et M. Gambetta causèrent, car, en ma qualité de ministre des Travaux publics, je crus plus convenable de m'effacer. Mais j'écoutai avec attention. Nos intérêts en Egypte, dans le Liban, les Lieux Saints, d'une manière générale notre protectorat en Orient, firent l'objet d'un sérieux examen. Il fut convenu que ces points resteraient hors de toute discussion dans le congrès, qu ils seraient intangibles : à cette condition seule nous participerions aux délibérations. Il fut décidé en outre que nous pratiquerions la politique des « mains nettes », pour ne donner prise sur nous d'aucun côté. M. Waddington repoussait, avec l'indignation d'une âme honnête, tout calcul intéressé, toute arrière-pensée de lucre. Notre intervention, disait-il, en sera justifiée et rehaussée. Malheureusement les autres nations ne devaient pas être retenues par les mêmes scrupules.
Le 7 juin, devant une salle comble. M. Waddington, en réponse à une interpellation concertée, exposa, dans les meilleurs termes, la cause et le but du congrès, ainsi que les intentions qu'y apporterait le gouvernement de la République. La Chambre fut admirable. Sans distinction de partis, elle acclama la politique nationale et, à l'unanimité des 485 votants, elle adopta cet ordre du jour : « La Chambre accepte avec une entière confiance les déclarations du ministre des Affaires étrangères, et, certaine que son action s'exercera en faveur de la paix, de la neutralité de la France et des intérêts généraux de l'Europe, passe à l'ordre du jour. »
Le 13 juillet, après un mois de délibérations, le congrès se sépara, sous les félicitations, quelque peu ironiques, du prince de Bismarck. Celui-ci était arrivé à ses fins. Ami apparent de la Russie, mais ne lui pardonnant pas ses sympathies pour la France, il avait réussi à réduire considérablement les profits que lui promettait le traité de San-Stefano. Du même coup, il avantageait son alliée l'Autriche, par la cession à peine voilée de la Bosnie et de l'Herzégovine, et lui montrait le chemin de Salonique. Les négociateurs anglais rentraient triomphalement chez eux, emportant la domination de Chypre. Quant à nous, nous revenions les « mains nettes ». « Et la Tunisie? » avaient dit successivement Lord Salisbury et le prince de Bismarck. M. Waddington avait refusé d'écouter ces démons tentateurs. Toutefois, réinstallé au quai d'Orsay, il se demanda s'il n'avait pas été trop honnête et, à tout hasard, il se fit continuer par Lord Salisbury sa suggestion sur la Tunisie. Le ministre anglais répondit que l'Angleterre resterait « indifférente » à ce que la France pourrait accomplir dans la Régence. Lettre de change dont M. Jules Ferry devait toucher le montant trois ans plus tard. N'eût-il pas mieux valu le toucher tout de suite? Le ressentiment de l'Italie eût été moins vif et nous nous serions épargné les dehors de la dissimulation.
L'Exposition universelle s'achevait dans la splendeur. Les étrangers avaient afflué au delà des prévisions. La France s'était surpassée; elle reprenait glorieusement son rang dans le domaine de l'industrie et des arts. Le Maréchal voulut présider à la distribution des récompenses. Suivi d'un cortège plus nombreux encore que celui du 1er mai, il remonta sur l'estrade d'où il avait proclamé l'Exposition ouverte. Son visage exprimait la fierté des succès remportés par nos compatriotes. Il promenait un regard assuré sur la foule impatiente de l'entendre. Le silence enfin établi, il prononça l'allocution dont le conseil avait approuvé les termes. Sa voix devint particulièrement forte aux passages suivants : « Quand le gouvernement de la République convia les savants, les artistes et les travailleurs de toutes les nations à se réunir dans notre capitale, la France venait de traverser de douloureuses épreuves.... et cependant l'Exposition de 1878 a égalé, sinon surpassé ses devancières. Remercions Dieu qui, pour consoler notre pays, a permis que cette grande et pacifique gloire lui fût réservée. Il ne s'agissait pas seulement pour nous d'encourager les arts et de constater les perfectionnements apportés à tous les moyens de production, nous avions surtout à coeur de démontrer ce que sept années passées dans le recueillement et consacrées au travail avaient pu faire pour réparer les plus terribles désastres... Notre ambition nationale ne s'arrêtera pas là. Si nous sommes devenus plus prévoyants et plus laborieux, nous devrons encore au souvenir de nos malheurs de maintenir et de développer parmi nous l'esprit de concorde, le respect absolu des institutions et des lois, l'amour ardent et désintéressé de la patrie. »
Moment véritablement unique dans l'histoire de la troisième République. Les esprits, lassés des agitations du Seize-Mai, aspiraient au repos. Les divisions nous avaient été si funestes que nous appelions la concorde. Les mains se tendaient les unes vers les autres, comme j'en avais si souvent été témoin dans mes voyages. La démocratie se faisait large, accueillante, apaisée. Le silence des Chambres aidait au calme général. Le rideau de l'Exposition tomba sur ces impressions. La brillante féerie s'éteignit pour céder la place aux réalités. Quant à nous, ouvriers de la réconciliation nationale, nous devions particulièrement être dominés par l'illusion. Nous marchions pleins de confiance vers les élections du 5 janvier 1879, sans nous douter qu'en affranchissant la République elles donneraient le signal de notre chute, emportant M. Dufaure et le Maréchal lui-même.
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