SOUVENIRS

1848-1878

Charles de Freycinet

Volume 1, paru en 1912 chez Ch. Delagrave éd. (4ème édition)

CHAPITRE VII
RETRAITE DE L'ARMÉE DE LA LOIRE. — CAMPAGNE DU NORD.

La marche sur Paris commença le 1er décembre dans les conditions arrêtées la veille. Le général Chanzy quitta ses positions à dix heures du matin. Les troupes s'ébranlèrent avec allégresse, impatientes qu'elles étaient de rompre leur longue inaction. Au même moment, par un nouveau ballon parti de Paris le 30 et tombé à Belle-lsle-en-Mer, nous recevions les premières nouvelles de la sortie du général Ducrot. Il avait quitté ses retranchements le 29, après avoir prononcé des adieux à la manière antique et juré de vaincre ou de mourir : « J'en fais le serment devant la France entière, disait-il à ses troupes, je ne rentrerai que mort ou victorieux. Vous pourrez me voir tomber, mais vous ne me verrez pas reculer. Alors ne vous arrêtez pas, mais vengez-moi. » Son armée forte de cent mille hommes et de quatre cents pièces de canon avait traversé la Marne le 30 au matin et refoulé l'ennemi, dans un engagement des plus violents; elle couchait sur ses positions. L'amiral de la Roncière « s'était avancé sur Longjumeau et avait enlevé brillamment les positions retranchées d'Épinay ». C'est en ces termes que fut annoncé à la province le succès, en réalité fort modeste, d'Epinay, près de Saint-Denis. Le laconisme de la dépêche de Paris, les commentaires exaltés des aéronautes et le programme de la marche sur Gien induisirent en erreur le gouvernement de Tours et donnèrent l'illusion d'une opération beaucoup plus étendue.
La dépêche ajoutait que le combat reprendrait le 1er décembre et qu'une vigoureuse attaque serait dirigée au sud par le général Vinoy.

Je transmis immédiatement ces informations au général d'Aurelle qui les porta à la connaissance des troupes par le bel ordre du jour suivant :

« Officiers, sous-officiers et soldats de l'armée de la Loire,

« Paris, par un sublime effort de courage et de patriotisme, a rompu les lignes prussiennes. Le général Ducrot, à la tête de son armée, marche vers nous ; marchons vers lui avec l'élan dont l'armée de Paris nous donne l'exemple.

« Je fais appel aux sentiments de tous, des généraux comme des soldats; nous pouvons sauver la France. Vous avez devant vous cette armée prussienne que vous venez de vaincre sous Orléans ; vous la vaincrez encore ; marchons donc avec résolution et confiance.

« En avant sans calculer le danger! Dieu protégera la France !

« Quartier général de Saint-Jean, le 1er décembre 1870. »

Cette première journée fut très favorable à nos armes. Le général Chanzy, qui seul avait été engagé, annonça les résultats par une dépêche qui nous parvint au milieu de la nuit. • Partout, disait-il, nos troupes ont abordé l'ennemi avec un élan irrésistible. Les Prussiens ont été délogés des villages à la baïonnette. Notre artillerie a été d'une audace et d'une précision que je ne puis trop louer. Nos pertes ne paraissent pas sérieuses; celles de l'ennemi sont considérables. On recueille des prisonniers, parmi lesquels plusieurs officiers. Les honneurs de la journée sont pour l'amiral Jauréguiberry... » Sur la droite, le 18e corps, commandé par le général Billot, repoussait un détachement ennemi et l'obligeait à s'enfuir précipitamment sur Pithiviers.

Ces heureuses nouvelles parurent dans le Moniteur universel, en même temps que l'annonce du succès du général Ducrot. Dans la matinée du 2 décembre , la France lisait une proclamation où M. Gambetta, après avoir résumé les phases de la lutte sous Paris, ajoutait :

« Le génie de la France, un moment voilé, réapparaît.

« Grâce aux efforts du pays tout entier, la victoire nous revient et, comme pour nous faire oublier la longue série de nos infortunes, elle nous favorise sur presque tous les points. En effet notre armée de la Loire a déconcerté, depuis trois semaines, tous les plans des Prussiens et repoussé toutes leurs attaques. Leur tactique a été impuissante sur la solidité de nos troupes, à l'aile droite comme à l'aile gauche...

« Nos troupes d'Orléans sont vigoureusement lancées en avant. Nos deux grandes armées marchent à la rencontre l'une de l'autre. Dans leurs rangs, chaque officier, chaque soldat sait qu'il tient dans ses mains le sort même de la patrie ; cela seul les rend invincibles. Qui donc douterait désormais de l'issue finale de cette lutte gigantesque?... »

La ville de Tours retentissait encore des chants d'allégresse et déjà d'inquiétants messages nous parvenaient.

Le 16e corps avait, le 2 au matin, repris sa marche. La 3e division du 15e corps l'appuyait, tandis que le général en chef se transportait de sa personne à Arthenay, avec la 2e division; la 1re établissait la liaison avec les 18e et 20e corps. Le général Chanzy se heurta au duc de Mecklembourg, renforcé des 17e et 22e divisions prussiennes. La résistance de l'ennemi, beaucoup plus sérieuse que la veille, arrêta notre mouvement. Il fut visible, à travers les termes atténués des dépèches, que l'exécution du plan subissait une interruption. Dès lors, le général d'Aurelle, placé au centre, allait se trouver dépourvu de soutien, en cas d'une attaque directe du prince Frédéric-Charles.

Elle se produisit le lendemain avec une grande impétuosité. Le général d'Aurelle, avec le 15e corps, fut vivement rejeté sur Orléans. Il me l'annonça dans la nuit du 3 au 4 ; son télégramme se terminait ainsi : « Il ne nous reste plus qu'un parti à prendre, c'est de battre en retraite et voici comment je la comprendrais : Les 16e et 17e corps se retireraient vers Beaugency et Blois; les 18e et 20e corps par Gien; enfin le 15e passerait la Loire à Orléans pour aller en Sologne. De cette manière, les routes ne seraient pas encombrées et l'on aurait plus de facilités pour vivre. » Une telle détermination me frappa de stupeur. Je croyais à un échec, mais pas à une déroute. J'adjurai le général, à trois heures du matin, de tenter une concentration sur Orléans. Il me répondit que « c'était exposer l'armée à être détruite sans résultat » et qu'en conséquence « il croyait devoir maintenir les ordres qu'il avait donnés ». M. Gambetta à qui j'en référai aussitôt rédigea, à l'adresse du général, le télégramme ci-après, auquel ses collègues de la Délégation s'associèrent, et qu'il me chargea de lui transmettre :

« L'opinion du gouvernement, consulté, était de vous voir tenir ferme à Orléans, vous servir des travaux de défense, et ne pas vous éloigner de Paris. Mais puisque vous affirmez que la retraite est nécessaire, que vous êtes mieux à même, sur les lieux, de juger la situation, que vos troupes ne tiendraient pas, le gouvernement vous laisse le soin d'exécuter les mouvements de retraite sur la nécessité desquels vous insistez et que vous présentez comme de nature à éviter à la défense nationale un plus grand désastre que celui-là même de l'évacuation d'Orléans. En conséquence, je retire mes ordres de concentration active et forcée à Orléans et dans le périmètre de nos feux de défense, et donnez des ordres à tous vos généraux placés sous votre commandement en chef.

« Léon Gambetta.

« Ad. Crémieux, Glais-Bizoin, Fourichon. »

Ce télégramme se croisa avec ces quelques lignes du général, de onze heures quarante-cinq du matin : « Je change mes dispositions, dirige sur Orléans 16° et 17e corps, appelle 18e et 20e corps, organise résistance, suis à Orléans, à la place. » Mais hélas! ce ne fut qu'une lueur fugitive, bien vite disparue. Le général me mandait, à cinq heures quinze du soir : « J'avais espéré jusqu'au dernier moment pouvoir me dispenser d'évacuer la ville d'Orléans. Tous mes efforts ont été impuissants. Cette nuit la ville sera évacuée. » Les Prussiens l'occupèrent, après pourparlers, à onze heures et demie du soir. M. Gambetta avait tenté, dans l'après-midi, de conjurer cette extrémité; il était parti pour rejoindre d'Aurelle, mais son train, assailli par les coups de feu tirés de la rive droite, dut rebrousser chemin.

Telle fut la lamentable fin d'une entreprise qui nous avait donné de si grandes espérances. Le général Ducrot, de son côté, ne fut pas plus favorisé. Après son brillant début du 30 novembre et un engagement meurtrier du 2 décembre, il plia devant la supériorité du nombre : ses troupes repassèrent la Marne et bivouaquèrent dans le bois de Vincennes, d'où elles ne tardèrent pas à rentrer dans Paris.

Ces nouvelles, arrivées coup sur coup, jetèrent le pays dans la consternation. A Tours, où les événements étaient plus vivement discutés, on ne pouvait admettre un pareil désastre. On en cherchait les causes dans les hypothèses les plus invraisemblables. Quelques-uns allaient jusqu'à accuser d'Aurelle d'avoir trahi! C'était absurde. Mais les souvenirs de Metz hantaient les esprits. En réalité la défaite tenait surtout à deux causes, qui avaient elles-mêmes leur origine dans la précipitation extrême avec laquelle l'armée avait dû se mettre en marche, à la suite des dépêches reçues de Paris. D'une part, le général Chanzy s'était porté beaucoup trop au nord-ouest, au lieu d'incliner sur sa droite, vers l'est, de manière à se rapprocher du gros de l'armée. Il avait ainsi provoqué une offensive vigoureuse à laquelle il ne put opposer que ses seules forces. D'autre part, les 18e et 20e corps étaient restés dans l'immobilité alors qu'il auraient dû, dès le 2 décembre, opérer leur mouvement de concentration sur la gauche.

Si ce dernier mouvement eut été exécuté, le général d'Aurelle ne se serait pas trouvé isolé au centre, avec ses deux divisions. Le prince Frédéric-Charles n'aurait pas osé l'attaquer; il se serait probablement borné à prendre position sur la route de Paris et à faire venir des renforts empruntés à l'armée d'investissement. Sans doute nous n'aurions pas pu passer — car l'échec du général Ducrot nous privait de la diversion nécessaire — mais nous aurions du moins conservé une force imposante dont la proximité eût gêné considérablement l'ennemi.

Si le général d'Aurelle avait eu deux ou trois jours devant lui au moment de quitter Orléans, il aurait pu mieux calculer ses dispositions. Il aurait conféré avec le général Bourbaki, et le funeste malentendu relatif à l'emploi des 18e et 20e corps ne se serait pas produit. De même, une étude moins hâtive des cartes et de la situation probable de l'ennemi aurait conduit Chanzy à modifier son itinéraire. En tout cela notre armée se trouvait victime de l'erreur première qui subordonnait nos opérations aux initiatives du gouvernement de Paris.

Quelque éprouvée que fut l'armée de la Loire, elle renfermait encore de précieux éléments. Le 16e corps et deux divisions du 15e avaient seuls beaucoup souffert. Mais le 17e corps sur la gauche, les 18e et 20e corps sur la droite, ainsi que la 1re division du 15e n'avaient pas été engagés. Avec quelques jours de repos et un ravitaillement que nous étions en mesure d'assurer, on pouvait reconstituer des forces très sérieuses. Toutefois, il ne paraissait pas prudent de les placer sous un commandement unique. Nos chefs improvisés étaient suffisamment occupés par la conduite de deux ou trois corps d'armée. D'ailleurs les deux moitiés de l'armée se trouvaient actuellement fort éloignées l'une de l'autre et il n'eût pas été facile de les réunir. Je proposai donc à M. Gambetta de consacrer le fait et d'instituer deux armées distinctes : la première, avec les 15e, 18e et 20e corps ; la seconde, avec les 16e et 17e corps, auxquels s'adjoindrait incessamment le 21e qui achevait ses préparatifs sous les ordres du capitaine de vaisseau Jaurès. M. Gambetta ayant approuvé cette combinaison, le général Bourbaki fut placé à la tête de la première armée et le général Chanzy à la tète de la seconde. L'amiral Jauréguiberry prit le commandement du 16e corps et le général de Sonis celui du 17e. Le commandement en chef du général d'Aurelle étant ainsi supprimé, et lui-même ayant besoin de repos, un congé pour raison de santé lui fut accordé par le ministre.

Le général Bourbaki, ayant traversé la Loire à Gien sans trop de difficultés, gagna la Sologne, où il ramassa le 15e corps et se dirigea sur Bourges. Il eut à souffrir du froid et de la fatigue, mais fort peu de l'ennemi qui, se figurant que l'armée de Chanzy représentait à elle seule l'ancienne armée de la Loire, concentra sur elle tous ses efforts.

S'il est vrai qu'un grand capitaine se révèle surtout dans la retraite, on ne peut refuser ce titre au général Chanzy. Son attitude, entre Orléans et Le Mans, fit l'admiration du prince Frédéric-Charles lui-même. Profitant du répit que lui donnait l'ennemi, dont les pertes étaient considérables, il rallia ses troupes pendant les journées des 5 et 6 décembre, choisit de bonnes positions et établit son quartier général à Josnes. Sa droite s'appuyait à la Loire et sa gauche se reliait à la forêt de Marchenoir, où le 21e corps lui servait de soutien. Le général Camo, à la tête d'une division récemment formée, couvrait Beaugency jusqu'à l'arrivée du général Chanzy, auquel il fut, comme Jaurès, désormais subordonné. Chanzy commandait ainsi à cent vingt mille hommes, dont quatre-vingt mille immédiatement sous sa main.

Le 7 décembre, l'ennemi dessina une forte attaque. La lutte se prolongea avec beaucoup d'acharnement jusqu'à la nuit close. Chanzy garda toutes ses positions. En nous en informant, il ajoutait ces paroles de bon augure : « Il se peut que nous soyons attaqués demain ; je compte que nous nous en tirerons comme aujourd'hui. » Le lendemain, l'offensive fut prise à la fois des deux côtés. Le soir, Chanzy nous envoya cette laconique et virile dépêche : « Attaqués de nouveau sur tout notre front par l'armée du prince Charles, nous avons tenu toute la journée. Tous les corps ont été engagés, depuis Saint-Laurent-des-Bois jusqu'à Beaugency. Nous couchons sur les positions de cette nuit. » Mais nous devions prévoir une troisième attaque, plus forte peut-être encore que les précédentes et à laquelle l'armée ne pourrait résister. En ce cas, Tours serait découvert et les services de la Délégation obligés de déménager précipitamment.

Pour prévenir un tel risque et pour débarrasser Chanzy d'une préoccupation étrangère à la tactique, le gouvernement décida de transférer son siège à Bordeaux. Le déménagement s'effectua le 9 décembre. Ce ne fut pas une petite affaire d'installer les bureaux de manière à ne pas interrompre la correspondance. La municipalité mit à ma disposition l'Hôtel de ville, tandis que la préfecture recevait le ministère de l'Intérieur. Les autres membres de la Délégation s'établirent dans des maisons particulières; M. Crémieux fit choix de la trésorerie générale des Finances. L'avant-veille j'avais envoyé à Bordeaux mon chef de cabinet qui, en occupant les ouvriers jour et nuit, réussit à mettre les locaux en état. Arrivés à six heures du matin, nous pûmes reprendre immédiatement nos travaux.

Pendant ce temps, M. Gambetta se transporta de sa personne à Josnes pour féliciter Chanzy de sa belle résistance et s'enquérir de ses besoins. Il le trouva plein de confiance, se disposant à soutenir un nouveau choc. La bataille s'engagea le 10, à huit heures du matin. L'armée montra le même élan que si elle n'avait pas déjà traversé de rudes journées. Elle lutta jusqu'à cinq heures et demie du soir sans abandonner un pouce de terrain. L'ennemi dut se retirer, ayant subi des pertes sérieuses et laissant entre nos mains plus de quatre cents prisonniers. Ces succès répétés confirmèrent le prince Frédéric-Charles dans l'opinion qu'il avait devant lui toute l'armée de la Loire. « Le fait est, dit avec mauvaise humeur le correspondant anglais attaché à son état-major, qu'ils (les Français) nous sont supérieurs en nombre, deux contre un au moins, peut-être davantage (nous étions à peine en nombre égal), et qu'ils reçoivent continuellement des renforts. Ils ont en outre un choix de positions et un général qui semble ne pas ignorer quand il en possède une et qui sait la tenir. »

Néanmoins, la situation devenait critique. Le prince Frédéric-Charles avait reçu, par Chartres et Châteaudun, de nouveaux renforts. Se grossissant en outre des troupes envoyées d'abord dans les directions de Gien et de Salbris, il résolut de tourner la deuxième armée, à l'aide d'un détachement de vingt mille hommes qui cheminerait sur la rive gauche du fleuve et le traverserait en arrière de nos positions. Le général Chanzy vit le péril. Il fit appel au général Bourbaki, le conjurant de s'établir entre la Loire et le Cher. « Si ce mouvement s'exécute, lui mandait-il le 11, je me charge de tenir sur la rive droite. » De mon côté, mû par la même pensée, j'avais télégraphié la veille à Bourbaki : « ... Laissez à Bourges la partie de vos forces qui est incapable de marcher, et avec toute la partie valide mettez-vous immédiatement en marche sur Blois. » — « Si vous voulez sauver mon armée, répliqua Bourbaki, il faut la mettre en retraite. Si vous lui imposez une offensive qu'elle est incapable de soutenir dans les conditions actuelles, vous vous exposez à la perdre. » Ces désolantes réponses ne laissaient pas d'alternative. Le général Chanzy dut se porter sur Vendôme, où il arriva le 11 au soir, en bon ordre; de là, il continua vers Le Mans. Le 14, il fut rejoint à Fréteval par son infatigable adversaire. Il soutint un combat dont le résultat demeura indécis; enfin, le 19, il parvint au Mans sans avoir été de nouveau attaqué.

Cette retraite de quinze jours, digne de figurer parmi les plus mémorables, mit en vive lumière le général Chanzy. Il avait su maintenir la cohésion d'une armée qui venait d'être cruellement éprouvée et il avait supporté seul tout le poids de l'ennemi victorieux. Quand on voit dans quel état se trouvaient les troupes du général Bourbaki, qui n'étaient ni plus jeunes ni moins aguerries, et dont une partie n'avait même pas pris part à la lutte, on comprend mieux les qualités dont Chanzy dut faire preuve et l'ascendant qu'il exerçait autour de lui. C'était un vrai chef, dans toute l'acception du mot. Ferme sans hauteur, brave sans témérité, froid, méthodique, ne se laissant pas aller à l'illusion, et cependant pourvu de cette dose de confiance nécessaire aux grandes entreprises, il communiquait son ardeur au soldat, dont il était à la fois craint et aimé. Il avait le sentiment du terrain, l'intuition du champ de bataille, le coup d'œil sûr et la décision prompte. Il possédait à un haut degré la qualité qui manque parfois à notre race : la ténacité. Il ne se décourageait pas dans la mauvaise fortune et ne songeait qu'aux moyens de prendre sa revanche; il semblait que l'obstacle doublât chez lui la volonté et l'acuité de l'intelligence. A ces qualités guerrières il joignait une instruction fort étendue et l'aptitude à se prêter à toutes les tâches. Il en donna des marques nombreuses, une fois entré au parlement. On put croire que la politique ne lui avait jamais été étrangère. Gouverneur général de l'Algérie ou ambassadeur à Pétersbourg, il montra la souplesse et la fertilité de son esprit.

Deux marins ont partagé ses dangers et méritent de lui rester associés dans l'historique de cette rude campagne. L'amiral Jauréguiberry, l'un des héros de Coulmiers, garda jusqu'à la fin l'attitude calme et résolue qui lui avait valu ses premiers succès. Le jeune capitaine de vaisseau Jaurès m'avait tout de suite captivé par sa fougue, sa confiance et son sentiment de la discipline. Je fus quelque peu audacieux en le chargeant d'emblée de réunir les éléments du 21e corps et en proposant ensuite au ministre de lui en confier le commandement, quand il fallut le conduire au feu. M. Gambetta, qui se rendit au Mans pour juger de l'état des préparatifs, admira les résultats obtenus par ce chef improvisé et me complimenta de l'avoir deviné. Plus tard ministre de la Marine, il fut mon collaborateur pendant quelques mois; une mort prématurée l'enleva à mon affection et au service de la patrie.

Aussitôt parvenu au Mans, Chanzy s'occupa de reconstituer ses forces Nous fîmes toute diligence pour le ravitailler en hommes et en artillerie; les colonnes Ferri Pisani, Curten, qui opéraient dans le voisinage, les mobilisés du camp de Conlie commandés par le général Rousseau lui furent adjoints. A la date du 26 décembre, il comptait cent trente mille hommes et quatre cent cinquante pièces de canon. Il jugea la situation assez bonne pour concevoir le hardi projet de marcher sur Paris; du moins, il nous le proposa. Il se serait mis en route, disait-il, le 8 janvier, dans la direction Chartres, Versailles. Malgré notre impatience de voir tenter une pareille diversion, nous dûmes lui rappeler que l'armée du prince Frédéric-Charles s'était considérablement accrue, qu'elle ne le perdait pas de vue et que dès lors il convenait d'attendre le concours prochain des 19e et 25e corps, en formation à Besançon et à Bourges. Chanzy ajourna au 14 janvier ce départ qu'il ne devait jamais réaliser et qui m'avait paru, je l'avoue, fort problématique.

Mes prévisions sur les effectifs du prince Frédéric-Charles n'étaient que trop fondées. Il avait réussi, par de larges emprunts opérés sur l'armée d'investissement, à grouper environ cent quatre-vingt mille hommes. Déduction faite des garnisons laissées à Montargis, Orléans, Blois, il disposait immédiatement d'au moins cent cinquante mille hommes. Non seulement il était en mesure de contenir les entreprises de Chanzy, mais il résolut même de le déloger de ses positions actuelles. Le 10 janvier, il se présenta en deux colonnes : la première, qu'il commandait en personne, déboucha par la route de Saint-Calais ; la seconde, sous les ordres du duc de Mecklembourg, s'avança par la route de la Ferté-Bernard, sur la rive gauche de l'Huisne. Par une habile manœuvre il avait séparé définitivement les généraux Jouffroy, de Curten et Cléret du gros de l'armée de Chanzy, qui se trouva ainsi privé de seize à dix-huit mille hommes. Coïncidence très fâcheuse, celui-ci était souffrant, obligé de garder la chambre. Néanmoins il soutint bravement le choc. En nous annonçant l'issue plutôt favorable de la journée, il ajoutait qu'une attaque à fond était probable le lendemain. Elle se produisit, en effet, et très violemment. « Nous avons eu aujourd'hui, télégraphiait-il le 11 au soir, la bataille du Mans. L'ennemi nous a attaqués sur toute la ligne.

Nous couchons sur toutes nos positions, moins la Tuilerie, abandonnée devant un retour offensif tenté à la tombée de la nuit par l'ennemi. Nous avons fait des prisonniers dont j'ignore le nombre. Ils évaluent les forces prussiennes engagées ou en réserve à cent quatre-vingt mille hommes. Je crois à des pertes sensibles, mais j'espère en avoir infligé de cruelles à l'ennemi. »

L'exception relative à la Tuilerie m'inquiéta. Ce point, d'après les cartes, paraissait avoir de l'importance et je craignis que ce ne fût la fissure par laquelle l'ennemi réussirait à s'introduire. M. Gambetta et M. Spuller, auxquels je confiai mon appréhension, la partagèrent et nous attendîmes tous les trois, fort anxieux, le résultat de la troisième journée. Malheureusement Chanzy n'avait pu se rendre compte par lui-même de l'étendue du dommage. Non seulement les troupes trop peu solides (c'étaient des mobilisés) chargées de garder la position l'avaient abandonnée, mais elles s'étaient débandées, entraînant les postes voisins et semant la panique jusque dans la ville. Chanzy apprit à la fois la rupture de sa ligne de défense et l'ébranlement de l'armée. Après avoir vainement tenté de réoccuper la Tuilerie, sentant le terrain se dérober sous ses pas, il convoqua les chefs de corps. La retraite fut unanimement jugée inévitable. Elle commença aussitôt, dans un désordre que les journées précédentes ne permettaient pas de prévoir. Le 21e corps seul ne se laissa pas entamer : « C'est des trois corps celui qui a le mieux tenu, écrivait Chanzy; cela est dû à l'énergie du général Jaurès. » Aussi ce dernier fut-il, par décret du 16 janvier, incorporé à titre définitif dans l'armée régulière et élevé au rang de général de division, dont il exerçait les fonctions au titre auxiliaire. Après la guerre, Jaurès fut reversé dans la Marine, où il devint vice-amiral.
Un autre marin, le capitaine de vaisseau Gougeard, se distingua également à la tète d'une division qu'il avait su former lui-même et discipliner. Il fixa l'attention de M. Gambetta qui lui confia, en 1881, le portefeuille de la Marine.

Pendant sa retraite sur Laval, le général Chanzy, remis de son indisposition, se ressaisit tout entier et déploya les belles qualités qui avaient assuré sa retraite sur Le Mans. Il réussit à raffermir ses troupes, ramassa les nombreux fuyards, passa la Mayenne et mit l'armée à l'abri derrière la ligne d'escarpements qui bordent la rivière. L'ennemi, d'abord pressant, ralentit sa poursuite. Affaibli par les rudes pertes du 11, il hésitait à s'éloigner de sa base d'opération; il redoutait ces retours offensifs dont Chanzy avait illustré sa marche sur Josnes. Enfin notre armée put reprendre haleine à Laval. M. Gambetta s'y transporta aussitôt pour relever les courages. De mon côté, je hâtai la mise sur pied du 19e corps et lui assignai la position de Flers, de manière à empêcher un mouvement tournant de l'ennemi. Bientôt l'assurance reparut et lorsque M. Gambetta rentra à Bordeaux, il m'annonça que Chanzy se croyait en mesure d'exécuter prochainement son projet de marche sur Paris. Toutefois, il ne partageait pas les illusions du général, dont les troupes lui paraissaient encore trop ébranlées.

La première armée fit moins parler d'elle. Conduite par le général Bourbaki, elle opéra péniblement sa retraite et parvint à Bourges, où notre premier soin fut de la reconstituer. Nous lui envoyâmes des renforts et nous remaniâmes le haut commandement. Le général Martineau des Chesnez, qui venait de se distinguer dans les tristes journées d'Orléans, fut placé à la tête du 15e corps, en remplacement du général des Pallières, mis en congé sur sa demande. Le général Clinchant, officier vigoureux, échappé à la captivité, remplaça le général Crouzat dans le commandement du 20e corps. Le général Borel reçut auprès de Bourbaki les mêmes attributions qu'il avait savamment exercées auprès du général d'Aurelle. M. Gambetta, qui avait voulu présider sur place à cette sorte de résurrection, invita le général Bourbaki à préparer un plan d'opérations approprié aux circonstances. Mais, avant d'aborder cette dernière phase de la guerre, je mentionnerai brièvement les événements qui se déroulaient sur un théâtre plus éloigné et qui, par instants, ont jeté du lustre sur nos armes. Je veux parler de la campagne du Nord et du général Faidherbe, dont le nom en est inséparable.

Quand le général Bourbaki s'était rendu auprès de la Délégation, au mois d'octobre, nous avions tous eu le désir d'utiliser ses capacités. Non seulement il était précédé de sa renommée militaire, mais le général Trochu le recommandait au gouvernement de Tours avec une insistance toute particulière. Après examen de diverses combinaisons qui n'eurent pas de suite, le général ne s'y prêtant pas volontiers, M. Gambetta avait songé à l'employer pour organiser une armée dans le nord. Le commissaire extraordinaire Testelin, ami personnel du ministre, était convaincu qu'avec les ressources propres de la région et les garnisons qui s'y trouvaient encore il serait possible de réunir une soixantaine de mille hommes, qui s'armeraient et s'approvisionneraient sans l'intervention du gouvernement de Tours. Cette dernière condition était précieuse, car le moment ne tarderait pas à venir où nous ne communiquerions plus avec le nord. Le général Bourbaki accepta la mission, mais sans grand entrain; il disait lui-même qu' « il savait mieux se battre qu'administrer ». Malgré toute sa bonne volonté, il ne poussa pas très loin l'organisation. Dès le commencement de novembre, il demanda un poste mieux en harmonie avec ses goûts guerriers et c'est ainsi que, le 19 novembre, il fut appelé au commandement supérieur des 18e et 20e corps. Son chef d'état-major et successeur intérimaire, général Farre, continuait de son mieux les préparatifs, lorsque le général Faidherbe, ancien gouverneur du Sénégal, se présenta au maréchalat, le 1er décembre.

A peine entré dans mon cabinet, son aspect me frappa; c'était la première fois que je le voyais et j'eus immédiatement la sensation que j'avais devant moi une individualité peu commune. Ses apparences contrastaient d'ailleurs avec la réputation qu'il s'était acquise dans notre colonie africaine. Le brillant vainqueur des Maures était froid, silencieux et légèrement compassé. Il ne quittait pas ses lunettes, qui lui donnaient l'air plutôt d'un professeur que d'un homme de guerre. J'aurais eu quelque peine à me le représenter menant une armée au combat. Mais sur le terrain cet homme si réservé se transformait; il déployait l'entrain, la vivacité, l'expansion même, qui dans la vie ordinaire semblaient lui manquer. Il ne se départait pas d'ailleurs, même au fort de l'action, des habitudes de calcul et de l'esprit de méthode dont sa nature était imprégnée. Bienveillant sous des apparences de sécheresse, éminemment juste, il se faisait aimer du soldat, dont il s'occupait avec une paternelle sollicitude. Il avait le don inné de la stratégie, connaissait merveilleusement son échiquier et manœuvrait avec une facilité remarquable. Au total, âme fortement trempée, rigidité puritaine, désintéressement absolu.

Il partit aussitôt pour Lille et, en moins de trois semaines, son armée fut sur pied. Elle comptait cinquante-cinq mille hommes, qu'il partagea en deux corps, les 22e et 23e, commandés par les généraux Paulze d'Ivoy et Lecointe. Sa première rencontre avec l'ennemi eut lieu le 23 décembre, à Pont-Noyelles, dans le département de la Somme. Il occupait une position avantageuse sur un affluent de la Somme, entre Daours et Touly, son quartier général étant à Corbie. L'action dura de onze heures du matin à six heures du soir, avec beaucoup d'acharnement de part et d'autre. Vers cinq heures le succès paraissait assuré, grâce à la bravoure de l'infanterie qui partout avait repoussé l'ennemi à la baïonnette. Mais celui-ci, accru de renforts reçus dans la soirée, réoccupa plusieurs villages. Nos troupes se retirèrent derrière la Scarpe sans être poursuivies et cantonnèrent autour d'Arras. « Le froid est très rigoureux, mandait le général, nos soldats en souffrent; nous sommes du reste tout prêts à reprendre les opérations. »

Il les reprit, en effet, le 1er janvier, malgré un froid intense, et le 2 il aborda l'armée prussienne campée autour de Bapaume, petite ville située à moitié chemin entre Arras et Péronne. Il s'empara des villages d'Achiet-le-Grand et de Beaucourt, mais échoua devant Béhagnies. L'ennemi l'évacua pourtant pendant la nuit, dans la crainte de se voir tourné par Achiet-le-Grand. Le lendemain, à la pointe du jour, le combat s'engagea sur toute la ligne; les deux corps d'armée de Faidherbe rivalisèrent d'entrain et de vaillance. « A six heures du soir, manda-t-il, nous avons chassé les Prussiens de tout le champ de bataille, couvert de leurs morts; de très nombreux blessés restaient entre nos mains dans les villages où l'on avait combattu, ainsi que nombre de prisonniers... Les pertes ennemies pendant ces deux jours sont très considérables; les nôtres sont sérieuses. » Cet important succès, enregistré sous le nom de victoire de Bapaume, consacra la renommée de Faidherbe. Les écrivains militaires ont loué la tactique savante, la précision des mouvements, la méthode sûre qui ont présidé à ces opérations.

Malheureusement la ville de Péronne, presque au même moment, se rendait aux Prussiens, sans que rien eût fait prévoir une semblable défection. Ce fut pour l'armée du Nord un coup très sensible, car cette place gênait considérablement l'ennemi. Néanmoins Faidherbe se remit en marche le 12 janvier. Il revint sur Bapaume et de là sur Albert, où il entra, le 14, sans coup férir, l'armée prussienne se repliant devant lui. Le 17, une brigade délogea du bois de Buire, près de Templeux, quelques bataillons ennemis qui avaient tenté de lui barrer le passage. Mais son avant-garde fut sérieusement attaquée près de Vermand par une division du général Gaben et eut beaucoup de peine à se maintenir.

Le lendemain fut livrée la bataille de Saint-Quentin. L'armée du Nord, malgré ses succès, se trouvait notablement affaiblie. Nous n'avions pu la ravitailler, les communications par terre étant interceptées. Elle devait donc se refaire à l'aide de ses propres dépôts ; mais ceux-ci n'avaient pas suffi à réparer les pertes dues au feu, surtout aux fatigues et à la rigueur de la saison (le thermomètre était plus d'une fois descendu au-dessous de 20 degrés). Forte primitivement de cinquante-cinq mille hommes, elle en comptait à peine trente-cinq mille. Ce jour-là, elle avait affaire à toute la première armée prussienne. Durant la bataille, des renforts, empruntés aux lignes d'investissement, arrivaient de Paris par chemin de fer et entraient en ligne. Les troupes réduites de Faidherbe ne purent résister à ce flot montant; elles durent, après d'énergiques efforts, abandonner le terrain. « Les hommes, écrivait le général, étaient tellement harassés de fatigue, qu'il était impossible de songer à les maintenir sur leurs positions. Les faire entrer dans la ville, c'était en amener le bombardement; plusieurs obus étaient déjà tombés sur la place... La retraite sur un point en arrière de Saint-Quentin fut alors ordonnée. Nous avons subi de fortes pertes, mais nous avons dû en infliger de très fortes à l'ennemi. » Le mouvement s'opéra avec une habileté remarquée. Mais les troupes, jeunes pour la plupart, cruellement éprouvées par ces chocs successifs, laissaient sur les routes quantité de traînards, que recueillirent les paysans et qui rejoignirent leurs corps un peu plus tard. « Ce que vous avez souffert, dit Faidherbe à ses soldats, ceux qui ne l'ont pas vu ne pourront jamais l'imaginer, et il n'y a personne à accuser de ces souffrances : les circonstances seules les ont causées. »

M. Gambetta était alors à Laval, où il soutenait Chanzy dans la reconstitution de son armée. Dès que je lui eus transmis ces pénibles nouvelles, il se transporta par mer dans le nord et gagna Lille, accompagné de M. Spuller. Il y trouva la population en partie démoralisée; elle voyait déjà la Flandre livrée et l'ennemi aux portes de la ville. Le commissaire Testelin, dont l'énergie ne se démentit pas un instant, réagissait de son mieux, aidé par la ferme attitude du général en chef et de ses lieutenants. L'arrivée de M. Gambetta ramena un peu d'espérance. « Pas de faiblesse, ô mes chers concitoyens ! s'écria-t-il dans un appel vibrant. Si nous ne désespérons pas, nous sauverons la France. Faisons-nous un cœur et un front d'airain. » Mais ces mâles paroles ne réveillaient plus au même degré l'enthousiasme. Trop de déceptions avaient ruiné la foi dans le succès. Au nord, comme sur les autres parties du territoire, une visible lassitude succédait à la tension exceptionnelle des derniers mois.

Il fut convenu que l'armée de Faidherbe, épuisée mais encore debout, se maintiendrait en arrière, afin de conserver à la France une force susceptible de peser dans la balance, le jour prochain où se débattraient les conditions de la paix. Car, il n'y avait pas à se le dissimuler, Paris devait bientôt succomber. C'était même un prodige que l'échéance prévue pour le 15 décembre par les plus optimistes ne fût pas encore arrivée. Nous l'attendions à tout instant et nous sentions bien, le 20 janvier, que nos heures étaient comptées. Il eût été criminel de sacrifier tant de braves gens dans des combats qui ne pouvaient plus avoir un résultat utile pour la patrie.

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Mis sur le web par R. Mahl en 2006