Charles de Freycinet
Volume 1, paru en 1912 chez Ch. Delagrave éd. (4ème édition)
Quelque importance qu'aient eue les événements dont je vais parler, et malgré la part personnelle que j'y ai prise, je n'ai pas l'intention d'en donner un récit détaillé. Nombre d'ouvrages leur ont été consacrés; moi-même j'en ai publié une relation, au lendemain de la conclusion de la paix (La guerre en province, 1871, chez Calmann-Levy, éditeur). Je me bornerai à les rappeler à grands traits, pour jalonner en quelque sorte la route aux yeux du lecteur.
Au moment où M. Gambetta prit les affaires et m'appela auprès de lui, le 11 octobre, la situation militaire de la province pouvait se résumer ainsi :
Paris, étroitement bloqué, ne communiquait avec Tours que par intermittence, au moyen de ballons et de pigeons voyageurs.
Le maréchal Bazaine, enfermé dans Metz, avait renoncé à toute offensive et préparait en secret sa capitulation.
Sur les bords dé la Loire, vingt à vingt-cinq mille hommes, battus à Arthenay et bientôt à Orléans, commençaient une retraite qui ne devait s'arrêter qu'au fond de la Sologne.
Le corps allemand, qui les poursuivait, montrait ses têtes de colonne jusqu'à Lamothe Beuvron. On pouvait craindre qu'il ne s'avançât jusqu'à Vierzon pour, de là, détruire les établissements de Bourges et de Vierzon, OU, à son choix, se porter sur Tours et enlever la Délégation. Le danger paraissait tel qu'un premier conseil de guerre, tenu dans la nuit du 14 au 15 octobre, auquel assistaient l'amiral Pourichon et le général Bourbaki, arrivé de Metz, conclut a l'impossibilité de couvrir Vierzon. Toutefois, dans un second conseil, tenu le lendemain, auquel j'assistai, on revint à d'autres idées et l'on décida de tenter une résistance désespérée à Salbris, derrière la Sauldre.
Dans l'est, l'armée du général Cambriels, réduite par le feu, la fatigue et surtout les désertions à vingt-quatre mille hommes, abandonnait les Vosges et cherchait un abri à Besançon.
Dans l'ouest, trente mille gardes nationaux mobiles, mal équipés, mal armés et non encore embrigadés, sans cavalerie ni artillerie, formaient de Chartres à Evreux un fragile cordon, destiné à se rompre au premier choc.
Dans le nord, aucune force constituée ; des garnisons dans les places, mais pas de corps tenant la campagne.
Au total, une quarantaine de mille hommes de troupes régulières, autant de gardes nationaux mobiles, cinq à six mille cavaliers, une centaine de pièces de canon, le tout en assez mauvais état et fort éprouvé, tel était l'ensemble des ressources pour repousser une invasion qui disposait déjà de sept à huit cent mille soldats parfaitement organisés, de deux mille pièces de canon non compris les batteries de siège, et de puissantes réserves échelonnées sur le Rhin pour maintenir l'armée envahissante à un constant niveau.
C'est dans ces conditions que nous devions essayer de créer des forces capables d'arrêter les progrès de l'ennemi et — suprême objectif — de délivrer Paris. Pour atteindre le but, nous trouvions l'outil administratif que j'ai décrit, dont la réfection n'était ni moins urgente ni moins indispensable que celle de l'armée elle-même.
Heureusement, nous avions un certain temps devant nous. Le gros des troupes allemandes était employé à l'investissement de la capitale et préparait la mise en position des pièces de siège qui traversaient lentement la France. L'armée du prince Frédéric-Charles était retenue autour de Metz par le blocus de l'armée française. Les Bavarois, commandés par le général de Thann, occupaient Orléans, mais n'étaient pas assez nombreux pour nous inquiéter. Sur divers points, des partis ennemis se montraient en force, sans pouvoir cependant se permettre des expéditions de grande portée. Bref, jusqu'à la chute de Paris ou celle de Metz, nous restions à peu près libres de nos mouvements. Rien ne faisant soupçonner la trahison de Bazaine, notre temps de répit était mesuré par la durée du siège de Paris.
Quelle était cette durée probable? Les appréciations ont beaucoup varié. M. Gambetta, plutôt optimiste selon son tempérament, avait apporté à Tours la conviction que Paris ne pourrait résister au delà du 15 décembre. Le général Trochu, plutôt pessimiste, fixait une date moins éloignée. Dans la séance de l'Assemblée nationale du 13 juin 1871, il a déclaré que la durée du siège, comptée à partir de l'investissement (milieu de septembre), « ne paraissait pas pouvoir dépasser soixante jours », donc s'étendre au delà du milieu de novembre. En prenant la moyenne entre ces deux dates, on semblait bien près de la vérité. En fait, les approvisionnements de Paris ont permis d'atteindre le 28 janvier, mais il ne nous était pas donné de le prévoir et nous devions tabler sur le 1er décembre. Il est très fâcheux que le gouvernement de Paris n'ait pas mieux évalué ses approvisionnements et ne nous ait pas renseignés avec plus de précision, car la connaissance du terme exact aurait modifié notre plan de campagne. Quoi qu'il en soit, la date du 1er décembre nous laissait environ six semaines. C'était court, mais d'un pays comme la France on peut obtenir beaucoup en six semaines. Comment utiliser ce délai?
J'en conférai dès le premier jour avec M. Gambetta. Après un examen approfondi de la situation, il fut décidé qu'une puissante armée — qui a pris le le nom d'« armée de la Loire » — serait réunie sous la main du général d'Aurelle, commandant du 15e corps à Salbris, en Sologne. Cet officier général s'était imposé à l'attention par la façon énergique dont il avait reconstitué les troupes du général de La Motterouge, en retraite depuis Arthenay. La discipline et un ordre parfait régnaient actuellement dans son corps d'armée. Il paraissait le plus apte à façonner et à agglomérer les troupes nouvelles qui seraient mises sur pied, et il a, en effet, rempli admirablement cette partie de sa mission. J'avais cru pouvoir promettre à M. Gambetta que quatre corps d'armée, cinq peut-être, seraient aux ordres de d'Aurelle, du 15 au 20 novembre. Cette armée, de deux cent mille hommes environ, pourrait se mettre en marche quelques jours après et arriver sous les murs de Paris avant l'échéance du 1er décembre. Pareille offensive, coïncidant avec un mouvement des assiégés, était de nature à déconcerter considérablement l'ennemi.
On touche ici du doigt le vice de la conception originelle, qui avait placé tout l'espoir et toute la souveraineté dans la capitale. Nous étions condamnés, dès notre premier pas, à nous orienter vers la levée du siège; tandis que d'autres opérations auraient pu être plus profitables, notamment une expédition dans l'est, susceptible de couper les communications des assiégeants. Mais, avec la direction donnée aux esprits et sous la pression de l'opinion, Paris se trouvait le premier, je dirais presque le seul objectif. Ce n'était plus de la stratégie pure, elle se compliquait de politique. Sous l'empire du même sentiment, le gouvernement central se crut en droit de provoquer nos résolutions par ses initiatives; en sorte que nos mouvements militaires furent à la merci de communications essentiellement précaires et se trouvèrent souvent déjoués par les modifications que le gouvernement central dut apporter à ses plans et dont il ne put nous instruire en temps utile. L'armée de la Loire n'allait pas tarder à faire une première expérience de ce système dangereux.
A peine avais-je donné des ordres et mes chefs de service s'étaient-ils mis à l'œuvre pour organiser, dans les délais convenus avec M. Gambetta, les quatre nouveaux corps d'armée que j'avais promis, que la Délégation de Tours apprenait, le 21 octobre, par une dépêche de M. Jules Favre du 17, arrivée par ballon, que dans les vingt jours de sa date, c'est-à-dire vers le 6 novembre, le général Trochu, comptant sur une expédition de la province pour lui donner la main, « serait en mesure de passer sur le corps de l'ennemi ». Nos projets se trouvèrent, par là, subitement changés. Il ne s'agissait plus de marcher sur Paris avec deux cent mille hommes, au commencement de décembre, mais il s'agissait de tenter une démonstration, dès le commencement de novembre, avec les forces qu'on aurait alors sous la main.
Je fis connaître à M. Gambetta qu'en y mettant toute diligence nous ne pouvions néanmoins avoir pour cette date que deux corps d'armée, les 15e et 16e, soit de quatre-vingts à quatre-vingt-dix mille hommes (les corps d'armée étaient à cette époque à trois divisions et comptaient près de quarante-cinq mille hommes); plus, en seconde ligne, une division commandée par le général Faye, qui poursuivait ses préparatifs; en tout, environ cent mille hommes. C'était assez pour reprendre et garder Orléans et refouler l'armée bavaroise, mais ce n'était pas assez pour débloquer Paris. Ce dernier objectif nécessitait les deux cent mille hommes, que nous aurions eus un mois plus tard. Toutefois, M. Gambetta estima que nous ne pouvions pas rester sourds à l'appel du général Trochu et qu'un mouvement même limité, de notre part, pourrait produire une diversion utile au succès de l'opération que celui-ci méditait. Quelque regret que j'éprouvasse de voir modifier le plan primitif, il ne me parut pas possible d'agir autrement et je fus chargé de rallier à cette idée le général d'Aurelle et ses principaux lieutenants.
Le 24 octobre, je me rendis au quartier général de Salbris. J'étais accompagné de MM. Sourdeaux et de Serres, attachés à mon cabinet; ce dernier m'était précieux, car il avait une grande connaissance des cartes et, quoique jeune, un véritable instinct des mouvements militaires. J'avais convoqué pour la conférence : le général d'Aurelle, son chef d'état-major le général Borel, le général Pourcet, commandant le 16e corps, et le général Martin des Pallières, dont la division, exceptionnellement forte, était appelée à jouer un rôle important.
C'était la première fois que je voyais ces personnages. Je les observais avec un intérêt bien naturel. D'Aurelle, froid, réfléchi, un peu soupçonneux, donnait l'impression de l'obstination et de la vigueur. Il suivait fermement son idée, sans beaucoup s'arrêter aux considérations qu'on lui faisait valoir. Borel, sagace, méthodique, ouvert aux suggestions mais prudent, calculant posément, sans parti pris, attirait par sa franchise et sa droiture. Pourcet, courtois et fin, ayant ses vues propres, se défendait de toute initiative et se renfermait dans l'exécution ponctuelle des ordres de son chef. Enfin des Pallières, hardi, brillant, aimé des troupes, admirable au second rang, sorte de Bourbaki de l'infanterie de marine, paraissait se complaire à l'action de préférence au conseil.
Le thème à discuter était le suivant : l'armée bavaroise, renforcée d'un corps d'armée prussien, occupait Orléans et les environs. On n'aurait vraisemblablement pas affaire à plus de cinquante mille hommes et peut-être même à plus de quarante mille. Le général d'Aurelle se concentrerait à Blois, au moyen de la ligne ferrée Salbris, Tours et Blois; il conduirait l'attaque principale, en remontant le long de la rive droite, avec le 16e corps et deux divisions du 15e. Le général des Pallières passerait la Loire à Gien et se rabattrait sur la route d'Orléans à Arthenay, de manière à placer l'ennemi entre deux feux et lui barrer la retraite vers Paris. Un corps de cavalerie, soutenu par les francs-tireurs du colonel Lipowski, intercepterait la route d'Orléans à Châteaudun. Si l'opération était bien menée, l'ennemi pouvait se trouver dans une position très critique ; non seulement il était vaincu, mais obligé peut-être de mettre bas les armes, car les issues lui seraient fermées.
Le général d'Aurelle fit des objections qui ne manquaient pas de justesse. Nos troupes, dit-il, étaient jeunes et l'ennemi, actuellement inférieur en nombre, se renforcerait à l'annonce de notre projet. Mais cela ne répondait pas à l'argument essentiel, à savoir : l'obligation de faciliter la sortie de Trochu. Pourcet opina dans le même sens que d'Aurelle. Le général Borel, d'abord assez froid, se rangea de mon côté, après examen attentif de la carte. Quant au général des Pallières, il se déclara prêt à exécuter la tâche qu'on lui assignerait. Bref, nous prîmes rendez-vous pour le surlendemain à Tours, dans un second conseil de guerre que présiderait M. Gambetta.
Ce conseil se tint le 26 au maréchalat, dans la grande salle des cartes attenant à mon cabinet. Je résumai les échanges de vues du 24 et aussitôt la discussion s'engagea. Le général d'Aurelle renouvela ses objections, mais avec moins de force, me sembla-t-il, que l'avant-veille. Sans doute les explications du général Borel l'avaient quelque peu ébranlé. Celui-ci présenta alors un travail très minutieux et très complet sur les moyens d'exécution, qui impressionna favorablement tous les auditeurs. M. Gambetta ayant reproduit, avec l'autorité qui lui appartenait et le prestige de sa parole, l'argument décisif tiré de la sortie de Trochu, toutes les hésitations tombèrent et le général d'Aurelle finit par accepter avec entrain la mission proposée.
La mise en marche des troupes fut fixée au lendemain 27. D'après les prévisions, l'armée arriverait à Orléans le 31 au soir ou le 1er novembre. Les calculs du général Borel ne laissaient pas de doute à cet égard.
A aucune époque de ma vie, je n'ai ressenti à un pareil degré les émotions de l'attente. Je suivais par la pensée tous les mouvements de l'armée de d'Aurelle, j'étais partagé entre la crainte et l'espérance. Quoique peu enclin, par tempérament, à me bercer d'illusions, je sentais cependant la confiance l'emporter. Nous supputions, M. Gambetta et moi, les chances de succès; il nous semblait impossible que nos troupes n'obtinssent pas la victoire. Les dispositions avaient été bien prises; le général Borel avait méticuleusement calculé; les chefs se montraient résolus. Nos désirs étaient aiguillonnés par les dépèches répétées de Jules Favre : « Paris débloqué, la guerre est finie ! » s'écriait-il enthousiasmé, le 23 octobre; « il faut donc marcher sur Paris, qui doit être l'objectif ». — « Nous pouvons, confirmait-il le 25, agir efficacement dans quinze jours », donc le 10 novembre. « Il faut que vous agissiez à ce moment, avec cent vingt mille hommes de vos meilleures troupes au point convenu. » Nous n'emmenions pas cent vingt mille hommes, mais nous en emmenions cent mille, y compris la division du général Faye, qui anticipait sur la date prévue.
Le secret de notre mouvement avait été bien gardé. A peine l'avions-nous confié à quelques intimes, que notre apparente inaction commençait à inquiéter. Pour mieux le dissimuler à l'ennemi, je feignis d'envoyer nos troupes sur Le Mans, menacé à ce même moment par une attaque de faible envergure. Il devait paraître assez naturel que, prenant le change sur la portée de cette attaque, nous expédions des renforts pour la déjouer. Or, tandis que des trains militaires aux trois quarts vides débarquaient bruyamment au Mans les hommes des dépôts, les 2e et 3e divisions du 15e corps filaient silencieusement sur Blois, où elles rejoignaient le 10e corps.
Le 28 au soir, j'étais chez M. Gambetta, auquel je rendais compte des dernières dispositions et je donnais comme certain le départ de Blois le lendemain matin, quand une dépêche du général d'Aurelle nous informa que tout était suspendu. Le mauvais temps, les chemins difficiles, l'équipement défectueux des mobilisés ne permettaient pas, selon lui, de tenter une action vigoureuse. Surpris de ce revirement et n'étant qu'à moitié convaincus par les motifs invoqués, nous ne voulûmes cependant pas prescrire d'avancer quand même. Séance tenante, le ministre répondit au général : « Vos hésitations et les craintes exprimées dans votre dépêche en date de Blois, le 28 octobre, 10 h. 20 du soir, m'obligent à ajourner un plan sur la valeur duquel mon opinion n'a pas varié. En conséquence, arrêtez le mouvement et prenez de bonnes positions en faisant exécuter immédiatement des ouvrages de défense, en utilisant la forêt de Marchenoir et en commandant les deux rives de la Loire. Avertissez des Pallières, auquel d'ailleurs j'envoie une dépèche. » Nous nous séparâmes navrés. Cet ajournement risquait d'avoir les plus graves conséquences. L'ennemi pouvait apprendre la concentration opérée en avant de Blois et alors il appellerait des renforts, ces renforts que le général d'Aurelle, dès le début de l'entreprise, avait craint de trouver devant lui. Je rentrai donc au maréchalat fort désappointé.
Le lendemain, 29 octobre, le gouvernement recevait la nouvelle de la capitulation de Metz. La trahison imbécile de Bazaine livrait au prince Frédéric-Charles la dernière armée de l'Empire, la meilleure, avec tous ses cadres, ses canons, ses étendards. Le 30, la catastrophe fut rendue publique par la proclamation fameuse : « Français, élevez vos âmes et vos résolutions à la hauteur des effroyables périls qui fondent sur la patrie... Metz a capitulé. Le maréchal Bazaine a trahi... Jurons de ne jamais nous rendre. » Ces mâles paroles ne pouvaient atténuer la gravité de la situation. L'armée du prince Frédéric-Charles, libre désormais de ses mouvements, allait devenir un facteur des plus redoutables. Dans trois ou quatre semaines, le général d'Aurelle la rencontrerait infailliblement devant lui.
Nous ne doutâmes pas que cet événement ne fût la vraie cause de l'arrêt imprévu de l'armée de la Loire. Le jour même où cet arrêt nous fut notifie, le 28, M. Thiers traversait nos lignes, se rendant à Paris pour y apporter le résultat malheureusement infructueux de sa mission diplomatique auprès des souverains de l'Europe. Aussitôt qu'il eut quitté nos avant-postes, le général Tripart, qui les commandait, vint au quartier général à neuf heures du soir et annonça la capitulation, que le gouvernement de Tours ignorait encore. M. Thiers, partisan convaincu d'un armistice, dut insister pour qu'il fût sursis à toute offensive. J'hésite d'autant moins à le penser que déjà, avant de quitter Tours, il avait fait une démarche dans ce sens auprès de moi. M. Paul de Rémusat m'ayant demandé, de sa part, une entrevue, je m'étais, avec l'autorisation de M. Gambetta, rendu à son hôtel. Là, l'illustre homme d'État avait employé une partie de la soirée à tâcher de me convaincre de l'inutilité, de l'inopportunité de nouvelles hostilités qui rendraient, disait-il, la paix plus difficile. Je devrais, selon lui, décommander la marche sur Orléans, « dangereuse en cas de succès comme en cas de revers ». J'essayai de le rassurer sur l'état de nos forces et voyant que tous mes raisonnements échouaient, je finis par lui dire que le gouvernement seul avait qualité pour donner le contre-ordre qu'il réclamait de moi. Nous nous quittâmes assez froidement. Depuis, il a reconnu de bonne grâce que je ne pouvais lui répondre autrement. « Votre obstination était naturelle, me disait-il en 1872 à Paris, car je ne pouvais vous donner la vraie raison. Mais vous m'avez beaucoup géné. » La « vraie raison », c'est qu'il jugeait la paix nécessaire à ce moment, qu'il en avait été question avec M. de Bismarck et que notre offensive dérangeait l'échiquier diplomatique. La reddition de Metz entraînait, d'après lui, la cessation immédiate des hostilités. Il a exprimé cette pensée en termes durs, outrageants, lorsqu'à l'Assemblée nationale il a qualifié de « politique de fou furieux » le dessein de prolonger la résistance. M. Thiers oubliait que cette résistance, si elle ne nous a pas valu d'avantages matériels, si même elle nous a imposé de nouveaux sacrifices, a du moins sauvé l'honneur de la France et nous a relevés devant le monde.
Ces incidents et quelques propos prêtés à des membres de la Délégation, qui semblaient trouver notre action intempestive, rendirent ma situation délicate. Je donnais en effet des ordres en l'absence du ministre : je ne voulais pas risquer d'aller à l'encontre de sa pensée. Dès lors, et pour fixer les responsabilités, j'adressai à M. Gambetta, avec son assentiment, la lettre suivante :
- Tours, le 1 novembre 1870, neuf heures du matin.
« Monsieur le Ministre,
« Je vous prie de vouloir bien me donner des instructions exactes et précises sur la conduite que je dois tenir à l'égard de nos opérations militaires.
« Depuis quelques jours, l'armée et moi-même ignorons si le gouvernement veut la paix ou la guerre. Au moment où nous nous disposons à accomplir des projets laborieusement préparés, des bruits d'armistice tout à coup répandus jettent le trouble dans l'âme de nos généraux. Alors se produisent de leur part des objections, comme celles contenues dans la lettre ci-jointe du général d'Aurelle. qui dissimulent mal leur désir de se soustraire à une responsabilité qui les inquiète. Moi-même, si je cherche à remonter leur moral et à les pousser en avant, j'ignore si demain je ne serai pas désavoué. Déjà, vous le savez, la nouvelle de la capitulation de Metz, répandue dans l'armée de la Loire, à la suite du passage d'un de nos hommes d'Etat à travers nos lignes, a arrêté un mouvement qui devait infailliblement nous conduire à Orléans, et nous faire mettre la main sur un corps prussien et une nombreuse artillerie.
« Je ne saurais accepter, pour ma part, de voir constamment nos projets militaires déjoués par la politique. Mais il est une considération plus puissante qui s'impose aux méditations du gouvernement.
« Tandis que notre armée hésitante n'ose faire un pas en avant, les Prussiens, qui poursuivent leur but avec ténacité, se concentrent de plus en plus au-devant de nos forces et d'un moment à l'autre se trouveront rejoints par l'armée de Metz. Ils choisiront leur jour et leur heure, et attaqueront victorieusement le général d'Aurelle campé entre Blois et Marchenoir. Ainsi, nous laissons passer l'occasion propice, pendant que l'ennemi prépare une action à son gré.
« Cette situation ne saurait durer. Il faut que le gouvernement dise résolument si nous devons faire la paix ou la guerre. Dans le premier cas, nous abandonnerons nos lignes, nous repasserons la Loire et nous ramènerons l'armée en arrière, sur un point où elle n'ait rien à craindre de l'ennemi. Dans le second cas, nous reprendrons nos combinaisons interrompues et nous ferons un mouvement offensif avant que l'ennemi ait réuni des forces supérieures.
« Je vous prie donc, Monsieur le Ministre, de vouloir bien me faire connaître d'une manière catégorique :
« Si nous devons pousser vigoureusement les opérations en nous plaçant au seul point de vue militaire;
« Ou si, en présence d'un armistice prochain, nous devons éviter les engagements et dès lors nous reporter en arrière. Car, je le répète, le maintien pur et simple de nos positions actuelles serait dangereux et pourrait, au gré des Prussiens, aboutir à un désastre pour nos armes.
« Agréez, etc. »
M. Gambetta me répondit le jour même :
- Tours, le 4 novembre 1870.
« Monsieur le Délégué.
« Je constate avec vous, avec une égale inquiétude, la détestable influence des hésitations politiques du gouvernement, dont le résultat évident est d'énerver et de déconcerter nos efforts militaires et le moral de nos généraux et de nos soldats. Mais il faut réagir et redoubler d'énergie. J'ignore si le gouvernement de l'Hôtel de ville est enclin à traiter. Pour moi, je ne connais que mon mandat et mon devoir, qui est la guerre à outrance.
« En conséquence, en dépit de toutes fausses manœuvres, de toute mauvaise direction diplomatique ou autre, ne vous laissez arrêter ni retenir par des tentatives de négociations dont je repousse la responsabilité.
« Nous avons eu le malheur de voir une première fois notre plan offensif, si sagement combiné, entravé par l'intervention de M. Thiers. Il ne faut point rester plus longtemps sous le coup de cette ingérence. Il faut reprendre notre ligne de conduite et arrêter dès aujourd'hui nos mouvements en avant dont vous me communiquerez tous les moyens d'exécution. Je mettrai à votre disposition les mesures les plus énergiques et, si la fortune peut être forcée par notre résolution, nos études, nos dévouements, la patrie ne pourra rien nous reprocher et nous trouverons dans notre conscience la récompense du devoir accompli.
« Donc c'est la guerre, ne perdez pas une minute et en avant!
« Mes meilleurs sentiments.
« Léon Gambetta. »
En conséquence, j'activai la formation de nos corps d'armée et je pressai le général d'Aurelle de reprendre son mouvement.
L'armée se remit en marche le 7 novembre. Elle avançait dans l'ordre précédemment fixé : les 2e et 3e divisions du 15e corps s'appuyant au fleuve et, sur la gauche, le 10e corps. Celui-ci était présentement commandé par le général Chanzy que nous avions rappelé d'Algérie pour remplacer le général Pourcet, tombé malade. Le général des Pallières, dont le mouvement était plus long, avait quitté ses positions la veille. Le général Faye, avec sa division de fraîche date, se portait directement sur Orléans, en prévision du cas où l'ennemi, profitant de notre inaction, aurait appelé des renforts. Chose surprenante, celui-ci ne paraît pas, jusqu'à la dernière heure, s'être douté de nos intentions, tant l'impuissance de la province était admise. Ce même jour, M. Thiers revint des lignes prussiennes et le piquet allemand qui l'escortait n'attacha aucune importance au déplacement de nos avant-postes.
Tout allait donc à souhait quand de nouveau, dans la nuit du 8 au 9, une dépêche du général d'Aurelle remit en question le mouvement projeté. Le temps redevenu mauvais, les chemins peu praticables pour l'artillerie et les convois, la crainte d'une surprise sur la gauche, l'annonce de renforts venant de Pithiviers lui semblaient rendre le succès fort problématique. M. Gambetta me donna l'ordre d'insister. Heureusement l'alerte dura peu ; à neuf heures du matin, l'armée s'ébranla et dans l'après-midi elle arriva devant Coulmiers. Aussitôt s'engagea la bataille à laquelle cette localité a donné son nom. Le lendemain, 10 novembre, nos troupes victorieuses réoccupaient Orléans. L'armée bavaroise s'enfuit en désordre, laissant entre nos mains de l'artillerie, de nombreux blessés et près de deux mille prisonniers.
Notre joie fut tempérée par le regret d'avoir laissé échapper le gros de l'ennemi qui, d'après notre plan, devait être forcé de mettre bas les armes. Le général des Pallières, chargé d'intercepter la route d'Etampes, n'avait pu arriver à temps ; la victoire l'avait devancé. Von der Thann put dès lors se retirer dans cette direction. La route d'Orléans à Chartres, par laquelle une partie de ses forces en retraite opéra sa jonction avec le duc de Mecklembourg, aurait dû être gardée par la cavalerie du général Reyau, que soutenaient les francs-tireurs du colonel Lipowski. Mais ce général, trompé par de faux renseignements, se crut tourné et abandonna la position ; les francs-tireurs suivirent. Les Bavarois purent ainsi se dérober avec tous leurs bagages et leur artillerie. En 1883, j'ai rencontré chez le prince de Hohenlohe, ambassadeur d'Allemagne à Paris, le duc de Mecklembourg qui avait assisté à cette journée : « Je croyais, me dit-il, l'armée bavaroise perdue et je ne m'explique pas pourquoi vous avez dégarni les routes de Chartres et d'Étampes. » Je lui en donnai les raisons. « Tant mieux pour nous, reprit-il, car c'eût été un désastre. » On juge, en effet, du retentissement qu'aurait eu cette capitulation venant après tant de succès allemands.
Le public, qui ne connaissait pas ces particularités, se réjouit sans réserve. Les habitants de Tours pavoisèrent et illuminèrent; les télégrammes de félicitations affluèrent de toutes parts. Avec cette mobilité qui caractérise le tempérament national, on passa de l'abattement à une confiance exagérée. On voyait déjà Paris débloqué et l'ennemi forcé de nous accorder une paix honorable. M. Gambetta et moi ne partagions pas cette illusion. Nous avions trop mesuré les difficultés et nous ignorions où en était le général Trochu. Néanmoins, nous puisions dans cette victoire un puissant réconfort.
L'effet produit sur l'ennemi fut très grand, d'autant plus grand que la veille encore il croyait la France à bout de ressources. Une lettre écrite par un officier bavarois à sa mère, le 12 novembre, et tombée entre nos mains exprime ce sentiment : « ... Il n'y a plus d'armée de la Loire, disait-on, les forces de l'ennemi (les Français) sont épuisées; et maintenant, je trouve tout un corps bien organisé, avec une artillerie formidable, une cavalerie admirablement montée et une infanterie qui nous a prouvé ce dont elle était capable à la bataille de Coulmiers. D'après mon opinion, la position a changé pour nous d'une façon des plus inquiétantes, et je crains que la fin de tout cela ne soit aussi déplorable que le début en a été heureux et glorieux. »
Ces journées valurent au général d'Aurelle une juste popularité; le pays lui était reconnaissant de la seule joie qu'il eût goûtée dans cette guerre maudite. Une fois surmontées les hésitations du début — assez compréhensibles d'ailleurs —, il avait montré des qualités maîtresses : solidité, décision, sang-froid. Sa fermeté maintenait les troupes dans une exacte discipline: grâce à lui, nous possédions une armée. A ses côtés trois hommes fixèrent l'attention. Le général Borel dans l'exécution du plan se révéla chef d'état-major accompli. Tout fut calculé, rigoureux; les instructions libellées avec clarté et précision ne livraient rien au hasard. Le général Chanzy, hier brigadier, venait sans transition d'être investi d'un commandement de corps d'armée ; il sembla que cette haute situation avait de tout temps été la sienne; du premier jour, il eut les dons d'un chef expérimenté. Sa confiance contagieuse doublait la valeur de ses troupes. Elle s'unissait au calme et a la maturité du jugement. Jauréguiberry, marin éprouvé, mais étranger aux opérations terrestres, fut subitement porté à la tête d'une division. Cinq jours avant de combattre, il ignorait sa destination. Je le vois encore entrant dans mon cabinet et demandant d'un ton tranquille : « Où dois-je aller? et quand? » — « Au quartier général, et dès demain; vous commanderez une division. » — « C'est bien, dit-il avec simplicité, j'y serai. » Il y fut en effet, et même contribua largement au succès; Chanzy lui rendit un public hommage. Bientôt commandant de corps d'armée, plus tard ministre de la Marine, il ne cessa de montrer les mêmes qualités : fermeté d'âme, désintéressement, absence d'hésitation devant le devoir.
Le lendemain de la prise d'Orléans, M. Gambetta se rendit au quartier général pour féliciter l'armée et pour délibérer sur la suite à donner aux opérations ; je l'accompagnais. Nous eûmes une conférence avec les généraux d'Aurelle, Borel et des Pallières. Le général Chanzy, trop éloigné et fort occupé, n'avait pu venir. Le général Borel, selon son habitude, fit un résumé scrupuleux de la situation, laissant à son chef le soin de conclure. Le général d'Aurelle combattit tout d'abord l'idée d'une marche sur Paris, visée par hypothèse dans les explications du général Borel. Si l'on avait sous la main le 17e corps — qui ne serait prêt que dans quatre ou cinq jours — et les 18e et 20e — qui ne le seraient que dans huit ou dix — l'entreprise, dit-il, pourrait être tentée; mais avec les forces restreintes dont il disposait — deux corps d'armée et une division — ce serait une folie. On ne savait même pas si les assiégés effectueraient une sortie. Il fut donc convenu qu'on attendrait des nouvelles de Paris et que, provisoirement, on se fortifierait à Orléans de manière à prévenir toute surprise. « Avant-garde du pays tout entier, dit le ministre, dans sa proclamation à l'armée, vous êtes aujourd'hui sur le chemin de Paris. N'oublions jamais que Paris nous attend et qu'il y va de notre honneur de l'arracher aux étreintes des barbares qui le menacent du pillage et de l'incendie. » Ces paroles étaient appropriées aux circonstances, mais le vice de la situation sautait aux yeux. Obligés de devancer l'heure pour obéir au gouvernement de Paris, et laissés ensuite dans l'ignorance de ses actes, nous nous arrêtions à mi-chemin, dévoilant ainsi notre but à l'ennemi. Le plan primitif se trouvait par là sérieusement compromis.
De toute façon, il importait de ne pas prolonger la station à Orléans au delà du temps strictement nécessaire pour la mise en ligne des trois corps d'armée supplémentaires. Ces corps, dès le 20 novembre, étaient constitués et échelonnés le long de la Loire, sous les commandements respectifs des généraux de Sonis, Billot et Crouzat. Il y avait un double intérêt à procéder, sans plus tarder, au mouvement d'ensemble. Nous prévenions ainsi l'armée du prince Frédéric-Charles, qui pouvait apparaître devant Orléans vers le 1er décembre, et nous répondions au vœu des assiégés, dont les vivres, pensions-nous, s'épuisaient rapidement. « Nous ne dépasserons pas la date du 15 décembre, si même nous pouvons l'atteindre », écrivait Jules Favre.
Les Allemands n'étaient pas très rassurés, si l'on s'en rapporte aux réflexions du correspondant du Times, attaché à l'état-major du duc de Mecklembourg. « En fait, écrivait-il dans le numéro du 20 janvier 1872, il y a eu une période (après la bataille de Coulmiers) pendant laquelle la marche sur Paris n'aurait pas pu être empêchée. L'armée du prince Frédéric-Charles était à dix jours de marche dans une direction ; celle du duc de Mecklembourg à plusieurs jours de marche dans une autre, et la grande route depuis Orléans jusqu'à l'armée d'investissement autour de Paris est restée quatre jours entièrement ouverte. Ni la jeunesse des troupes ni l'imperfection de leur équipement ne semblent suffisantes pour justifier l'inaction à un moment aussi critique. »
Le général d'Aurelle était placé à un autre point de vue. Dominé par la préoccupation de ne pas compromettre son armée, il préférait attendre l'attaque du prince Frédéric-Charles dans les positions d'Orléans, qu'il avait bien étudiées et fortifiées, plutôt que de l'affronter en rase campagne. « Avec quarante mille hommes, déclarait-il au ministre, nous y pourrions tenir tête à deux cent mille ». Mais rien ne prouvait que le prince Frédéric-Charles irait chercher le général d'Aurelle sur le terrain où celui-ci l'appelait. Et si Paris venait à se rendre, que pourrait alors l'armée de la Loire contre les forces allemandes combinées? L'expectative prolongée paraissait donc fort dangereuse et n'était pas une solution. Les événements du reste se chargèrent d'y mettre fin.
Le 30 novembre, la Délégation eut une commotion électrique. Le général Trochu lui mandait : « Les nouvelles reçues de l'armée de la Loire m'ont naturellement décidé à sortir par le sud et à aller au devant d'elle coûte que coûte; c'est lundi (28 novembre) que j'aurai fini mes préparatifs poussés de jour et de nuit. Mardi 29, l'armée entière, commandée par le général Ducrot, le plus énergique de nous, abordera les positions fortifiées de l'ennemi et, s'il les enlève, poussera vers la Loire... » Cette dépêche, datée du 24, aurait dû nous parvenir le 25 ou le 26. Mais, par une de ces fatalités que nous n'avons que trop connues pendant la guerre, le ballon qui l'apportait, poussé par les vents contraires, était allé s'abattre en Norvège, dans une région privée de communications ; en sorte quelle nous arrivait en retard de quatre ou cinq jours. Nous nous trouvions ainsi privés du délai nécessaire à nos propres préparatifs. Il est bien regrettable que, pour une nouvelle de cette importance, le général Trochu ait négligé l'élémentaire précaution d'expédier un deuxième ballon, à vingt-quatre heures d'intervalle.
Mais il n'y avait pas à gémir ou récriminer, l'action s'imposait. La Délégation de Tours décida que, toute affaire cessante, nous coopérerions avec l'armée de Ducrot. Après avoir pris les instructions de M. Gambetta, je me mis en mesure de conférer le soir même avec le général d'Aurelle. Je lui passai, à trois heures et demie, cette dépêche : « Continuez les préparatifs en vue de vous porter en avant, route d'Étampes et route de Pithiviers, avec le 16e corps et les deux divisions du 15e, et en vue de ramener de Sonis (17e corps) à Orléans. Ne changez pas la position de la division qui est avec des Pallières. Je vous expliquerai de vive voix ce que nous attendons de vous et nous l'étudierons ensemble. Si le général Chanzy et même le général des Pallières peuvent se rendre à votre quartier général, ce soir à huit heures, sans compromettre en quoi que ce soit, bien entendu, la sécurité des troupes, je serai charmé de les associer à notre conférence. » Cette dépêche était le résultat d'une étude sommaire que je venais de faire avec mes services, touchant les mouvements présumés de Ducrot. Puisqu'il visait à nous donner la main, dans la direction d'Orléans, il franchirait certainement la Marne et suivrait la rive droite de la Seine jusque vers Melun. Là, sans doute, il passerait le fleuve et se rabattrait sur Montargis en traversant la forêt de Fontainebleau. Pour le rejoindre, nous devions nous-mêmes tendre vers Fontainebleau par Beaune-la-Rolande et Pithiviers, où les 18e et 20e corps se trouvaient déjà réunis. Tel était l'itinéraire que, d'accord avec les généraux du ministère, nous jugions le plus rationnel.
Une heure après avoir télégraphié cet avis, je partis en train spécial pour Orléans. J'étais escorté de deux secrétaires, de Selves et de Serres ; en outre j'emmenais le général Bourbaki, auquel venait d'être conféré le commandement en chef des 18e et 20e corps, sous l'autorité supérieure du général d'Aurelle. J'étudiais curieusement pendant le trajet la figure de mon brillant compagnon. Je l'avais aperçu deux fois, chez M. Gambetta et au maréchalat, mais je n'avais échangé que peu de mots avec lui. Tout ce que la renommée en disait me le rendait encore plus intéressant. Ceux qui l'ont approché n'ont jamais oublié ce masque chevaleresque, cette démarche souple et aisée, cette physionomie très fine sous les dehors d'une grande rondeur. Il exerçait sur la troupe une attraction indéfinissable ; sa bravoure était légendaire, son insouciance du danger proverbiale. Je cherchai à connaître son opinion sur les opérations auxquelles il allait participer ; mais il me parut s'en remettre entièrement aux ordres qu'il recevrait de son chef. J'eus l'impression très nette que j'avais sous les yeux un merveilleux « second », qui ne pouvait, qui ne désirait pas être un « premier ».
J'arrivai au quartier général, distant de quelques kilomètres d'Orléans, vers huit heures et demie du soir. De Serres était muni d'un paquet de cartes et de documents ; de Selves m'avait précédé à l'hôtel. Les généraux d'Aurelle, Borel et Chanzy m'attendaient; des Pallières était retenu à son poste. Mes interlocuteurs furent très impressionnés des nouvelles que je leur apportais et en particulier de la dépêche de Trochu. Avec un patriotisme qui les honore, et malgré leur très vif regret d'être ainsi pris de court, ils se déclarèrent prêts à marcher immédiatement. Le général d'Aurelle, dont les répugnances s'étaient affirmées pendant le mois de novembre, ne se montra pas ici le moins résolu ; l'action des assiégés, à ses yeux, commandait la nôtre.
Nous examinâmes avec attention les données établies à Tours d'après une première et rapide étude. Les généraux acceptèrent unanimement dans ses grandes lignes le plan d'une marche sur Fontainebleau, qui commencerait dès le lendemain matin. Les 15e et 16e corps se mettraient en mouvement les premiers pour dessiner leur concentration avec les 18e et 20e; à partir du 2 décembre, les quatre corps groupés sous le commandement du général d'Aurelle, soit environ cent soixante mille hommes, prendraient part à une action commune. Pithiviers, actuellement aux mains de l'ennemi, serait occupé d'abord et l'armée se dirigerait ensuite vers la forêt de Fontainebleau, dans la direction de Malesherbes. En vue de ravitailler l'armée de Ducrot, des approvisionnements considérables, réunis par les soins de l'intendance, suivraient aussitôt que le général d'Aurelle en donnerait le signal. Le 17e corps couvrirait Orléans en attendant des ordres ultérieurs ; il serait au besoin remplacé dans sa faction par le 21e corps qui achevait de se former dans la forêt de Marchenoir, sous le commandement du capitaine de vaisseau Jaurès. Ce dernier corps n'était pas encore remis au général d'Aurelle et restait provisoirement à notre disposition.
Séance tenante, les généraux Borel et Chanzy, avec leur promptitude d'esprit et leur lucidité habituelles, dessinèrent les traits de ce vaste plan, auxquels d'Aurelle donna son assentiment. A onze heures et demie du soir nous nous séparâmes et je passai la nuit à Orléans. Le lendemain matin, me rendant à la gare avec de Selves, je rencontrai le général Bourbaki que je croyais déjà à son quartier général. Il n'avait pu, m'assura-t-il, trouver un moyen de transport dans la soirée et me promit de partir sans perdre un instant. Je le prévins que ce jour même il recevrait probablement du général d'Aurelle des instructions en vue de sa coopération pour le lendemain.
Rentré à Tours vers onze heures, je m'empressai de rendre compte à M. Gambetta du résultat de ma mission. Il m'embrassa gaiement : « Nous touchons à la délivrance, dit-il; la République aura réparé les désastres de l'Empire. — Quel contraste! ajouta-t-il ; deux décembre, anniversaire du coup d'Etat! » Nous esquissâmes sur une carte l'itinéraire du général d'Aurelle, en correspondance avec l'itinéraire présumé de Ducrot. Je lui exprimai la confiance que m'avaient laissée les excellentes dispositions de nos généraux, particulièrement du commandant en chef, qui semblait transfiguré par les nouvelles de Paris. Sa temporisation qui nous avait parfois irrités faisait place à une patriotique ardeur. Un seul point noir existait dans mon esprit. Nous étions exposés à rencontrer l'armée du prince Frédéric-Charles dont les avant-gardes commençaient à poindre aux limites du Loiret. Vraisembablement il n'emmenait pas toutes ses forces, mais l'entrée en scène de quatre-vingt mille hommes de troupes exercées constituerait une grave diversion, nonobstant notre supériorité numérique. En outre notre mouvement, commandé par les dépèches de Trochu, s'effectuait avec une précipitation qui pouvait entraîner des inconvénients de plus d'une sorte.
Mis sur le web par R. Mahl en 2006