Le sentiment de réaction, qui est devenu si fort en 1851, a commencé presque au lendemain de la révolution de février. Six semaines ne s'étaient pas écoulées depuis la proclamation de la République, que déjà l'on en apercevait les premiers symptômes. Mes promenades à travers les rues, mes contacts avec les ouvriers me remplissaient de mélancolie. Je démêlais la désaffection qui peu à peu les gagnait. Le Gouvernement provisoire n'avait pas réalisé les promesses contenues dans ses proclamations et, d'autre part, il ne se hâtait pas de créer la puissante diversion qui seule eût pu faire oublier ses avortements, à savoir : la réunion d'une Assemblée constituante et souveraine. Les élections eurent lieu le 23 avril ; elles auraient dû être avancées d'un mois. La satisfaction pour le pays d'exercer des droits qui lui étaient pour la première fois reconnus l'auraient rendu indulgent sur tout le reste. Il aurait acclamé du fond de l'àme cette République qui lui valait le suffrage universel ; il n'aurait eu ni le temps ni la pensée d'instituer le procès d'un gouvernement dont la durée avait été si courte. C'est pendant ce mois perdu, de la fin de mars à la fin d'avril, que les critiques ont pris naissance; critiques d'autant plus acerbes que certains ministres ont essayé de peser sur la conscience des électeurs. Ledru-Rollin et son principal collaborateur, Jules Favre, ont causé plus de tort à la République, par leur intervention déplacée, que tous les éléments hostiles coalisés. De là vient qu'au lieu d'une Assemblée en communion parfaite avec le peuple de Paris on a vu, le 4 mai, se réunir une Assemblée déjà suspecte et au fond divisée. Les acclamations en apparence unanimes, par lesquelles elle salua la République le jour de son installation, ne firent illusion à personne, pas même à elle. La réaction, dès cette heure, était en germe.
Elle prit corps rapidement. Le 10 mai, l'Assemblée avait à nommer une commission executive de cinq membres, en remplacement du Gouvernement provisoire qui venait de lui remettre ses pouvoirs. Tout lui suggérait de désigner d'emblée les cinq membres de ce gouvernement qui avaient rempli les rôles principaux. Les noms étaient sur toutes les lèvres : Lamartine, Arago, Garnier-Pagès, Marie, Ledru-Rollin. Ce dernier, malgré ses maladresses électorales, devait être admis sans conteste; il avait servi la cause de l'ordre aux heures difficiles et compromis pour elle sa popularité; en outre, il représentait une force qui n'était point à négliger. Lamartine, pour ces raisons, ne voulut pas se séparer de lui. L'Assemblée, au lieu de rendre hommage à cet acte de haute politique, le fit expier à Lamartine en lui marchandant ses suffrages. Alors qu'il aurait dû, et de beaucoup, arriver en tête de la liste, il ne fut que l'avant-dernier. Les voix se répartirent ainsi : Arago, 725; Garnier-Pagès, 715; Marie, 702; Lamartine, 643; Ledru-Rollin, 458. De ce scrutin Lamartine sortait affaibli et Ledru-Rollin aigri. La population parisienne ne pardonna pas l'offense faite à celui qui avait été son élu préféré et qu'elle avait si souvent acclamé, à celui que neuf autres départements venaient de nommer, le désignant ainsi pour le premier rang.
Dès ce jour flottèrent dans l'air des bruits de manifestation contre l'Assemblée. Non qu'on songeât à recourir à la violence, mais on tenait à lui montrer le peu de sympathie que ses débuts inspiraient. La remise des pétitions en faveur de la Pologne, le 15 mai, fournit un prétexte. Nous avions examiné, à l'Ecole [polytechnique], si nous nous joindrions à la manifestation. Devant le caractère agressif qu'elle semblait devoir prendre, nous décidâmes de nous abstenir. L'Assemblée, après tout, incarnait la souveraineté nationale. C'est donc en simple curieux que je me rendis aux abords du palais.
Ceux qui prétendent que l'invasion de la Chambre avait été préméditée par la masse se trompent absolument. Que certains meneurs en aient entrevu l'éventualité, c'est possible ; encore même, je crois qu'ils ont profité de l'occasion plutôt qu'ils ne l'ont fait naître. Quant aux milliers d'hommes qui cheminaient ce jour-là rue de Rivoli pour se déverser place de la Concorde, ils ne pensaient qu'à crier plus ou moins fort : « Vive la Pologne! » et peut-être aussi : « A bas l'Assemblée! » mais sans aller au delà. A maintes reprises, dans le trajet, j'ai été sollicité par des groupes d'ouvriers de marcher avec eux et, quand je leur demandais ce qu'ils comptaient faire, je voyais bien qu'ils n'avaient d'autre but que d'impressionner l'Assemblée par leur nombre; ils pensaient sans doute la rendre ainsi plus républicaine. L'invasion s'est opérée simplement parce qu'aucune disposition n'avait été prise pour contenir les manifestants. La Commission executive délibérait tranquillement au Luxembourg. Le commandant des forces, général Courtais, semblait étranger à ce qui se passait autour de lui; quand il commença à comprendre, il perdit la tête et donna des ordres contradictoires qui avaient l'apparence de la trahison. Les gardes, à l'intérieur, ne savaient s'ils devaient ou non interdire l'accès aux délégués. Pendant ce temps, quelques hommes agiles franchirent les grilles sans être inquiétés. Bientôt des flots de peuple pénètrent dans les bureaux, à la bibliothèque, à la buvette et finalement dans la salle des séances. Envahisseurs et envahis paraissent aussi surpris les uns que les autres. Les premiers gaspillent le temps en vociférations confuses et en sommations puériles. Enfin l'un des chefs de la manifestation, que cet exploit mit en vue, le « pompier » Huber, escalade la tribune et proclame l'Assemblée dissoute, en formulant la série des revendications révolutionnaires.
Tandis que cette scène grotesque se déroule, la Commission executive rassemble des forces, marche sur le palais, disperse les mutins et fait prisonniers ceux qui s'attardent. Puis le procès s'instruit. Les plus compromis sont Sohier, Blanqui, Raspail et, naturellement, le pompier Huber. Les députés Barbès et Albert, ainsi que le général Courtais. sont décrétés de complicité. On grossit à plaisir ce qui ne fut, j'en suis convaincu, qu'un accident fortuit. Témoin attristé de cette scène, je rentrai à l'Ecole sous l'impression d'une grossière parodie, d'une sorte de mascarade. Les révolutions ont un autre aspect.
Mais l'Assemblée ne sut pas distinguer entre une poignée d'agitateurs et le vrai peuple de Paris. Elle rendit celui-ci responsable et garda au cœur un ressentiment durable. Le divorce était désormais consommé. C'est devant cette Assemblée, gravement atteinte dans son prestige, que le prétendant à l'Empire allait engager son action.
Le prince Louis-Napoléon Bonaparte, neveu de l'Empereur et son héritier, auquel personne dans les milieux parlementaires ne prenait garde, entretenait depuis longtemps des intelligences dans la classe ouvrière. Ses théories humanitaires, contemporaines des plans de réforme de Fourier, Pierre Leroux, Cabet, Louis Blanc, lui valaient une situation privilégiée ; les masses oubliaient sa qualité de prince pour ne voir que le prisonnier de Ham et l'ami du peuple. Les sympathies qu'il avait obscurément recueillies se révélèrent tout à coup par l'offre d'une candidature aux élections de la Seine. Mais lui, avec cette prudence avisée dont il a fait preuve dans les années qui suivirent, ne jugea pas l'heure venue. Il se trouvait sous le coup de la loi de bannissement du 16 avril 1832, et une prétention à siéger au parlement se fût heurtée à l'opposition des pouvoirs publics. Se bornant donc à prendre acte, il justifia son refus dans une lettre du 12 mai, adressée à son confident et ami, M. Vieillard. Le tumulte des événements détourna l'attention et de l'incident et de la lettre, dont certains termes cependant pouvaient donner à réfléchir. «... Si la France avait besoin de moi, écrivait-il, si enfin je croyais pouvoir être utile à mon pays, je n'hésiterais pas à passer sur toutes ces considérations secondaires pour remplir mon devoir. »
Pour la même raison d'opportunité, le Prince, aux élections complémentaires du 5 juin, ne brigua pas ostensiblement le mandat. Mais grâce aux actives démarches de ses partisans il fut élu dans les quatre départements de la Seine, de l'Yonne, de la Charente-Inférieure et de la Corse. L'avertissement cette fois devait être entendu. Dans la séance du 12 juin, Lamartine donna lecture, aux acclamations de l'Assemblée, d'un arrêté de la Commission executive, rendu en vertu de la loi de 1832 (non explicitement abrogée) et qui interdisait provisoirement le territoire français au prince Louis-Napoléon Bonaparte. Lamartine fit précéder cette lecture d'une harangue enflammée, au cours de laquelle — en réponse à une interruption — il hasarda cette métaphore originale : • J'ai conspiré avec eux (les révolutionnaires), comme le paratonnerre conspire avec la foudre! » L'effet oratoire fut immense. Le lendemain, par un revirement à peine croyable, l'Assemblée valida la quadruple élection du Prince, en sorte que celui-ci se trouva dans cette situation bizarre d'être à la fois admis à la Chambre et banni de France.
Un homme moins réfléchi aurait fait son entrée au Palais-Bourbon, au risque de provoquer des désordres. Le bruit en avait couru. Je me rendis sur les lieux, avec mon camarade de Férussac, pour assister à ce curieux spectacle. Les abords du palais, les quais, le pont de la Concorde surtout, étaient noirs de monde. De nombreux émissaires postés sur le parcours présumé du Prince entretenaient l'enthousiasme en poussant des vivats, chaque fois qu'une voiture de maître se dirigeait vers la Chambre. On entendait même quelques cris de « Vive l'Empereur! » Ce qui me frappa plus que ces démonstrations, par elles-mêmes assez inoffensives, c'est l'attitude du public. Six semaines auparavant, de pareils cris auraient valu à leurs auteurs les bourrades de la foule. Celle-ci ne témoigna ni colère, ni étonnement. Elle se renfermait dans une indifférence de mauvais augure. Je me retirai très préoccupé : « Le danger est là », dis-je à mon compagnon. Lui, plus philosophe et médiocre républicain, me répliqua : « Qu'importe, si cet homme met à la raison les révolutionnaires! » De Férussac ne traduisait que trop bien le sentiment qui commençait à se répandre dans le pays. On avait besoin de calme et de sécurité, et ce besoin était si intense qu'il risquait de faire passer au second plan la conservation même de la République.
Quant au Prince, il ne parut pas. Il redoutait à bon droit les complications que sa présence ne manquerait pas d'entraîner; il ne se sentait pas assez maître des événements. Surtout, il voyait approcher l'effroyable cataclysme des journées de juin, dans lequel il ne voulait pas avoir sa part de responsabilité. Il « se réservait », selon l'habile tactique qu'il déploya jusqu'au coup d'Etat. Ne pas s'aliéner le peuple, sans pactiser avec le désordre, telle dût être ce jour-là sa préoccupation, à laquelle il n'aurait pas pu satisfaire s'il avait été obligé de se prononcer entre l'insurrection et le gouvernement. Le 14 juin, il écrivit de Londres une lettre calculée, dans laquelle il cherchait à calmer les inquiétudes de l'Assemblée; il se posait en victime des préjugés que son nom faisait naître et prononçait cette phrase énigmatique comme sa personne : « Si le peuple m'impose des devoirs, je saurai les remplir. » Laissant le pays sous cette impression, le lendemain, 15, il donna sa démission explicite.
On marchait à grands pas au terrible conflit que devait déchaînerla dissolution inévitable des ateliers nationaux, legs funeste de la révolution de février. Au lendemain de son installation, le Gouvernement provisoire n'avait pu s'empêcher de promettre du travail aux ouvriers inoccupés. Le chômage général des usines lui en créait le devoir. Mais on s'y prit mal pour réaliser cette promesse. Le ministère des Travaux Publics en eut la charge et, croyant procéder plus vite, il constitua un service spécial, en marge, pour ainsi dire, du ministère lui-même, sous la direction d'Emile Thomas. Celui-ci se mit à l'œuvre dès le 6 mars; l'organisation prévue d'abord pour une douzaine de mille hommes en comprenait à la fin du mois trente mille et, deux mois après, s'étendit à plus de cent mille. Il est fâcheux qu'on n'ait pas cru possible de recourir au seul moyen efficace, qui consistait à ouvrir ou développer des chantiers sur les lignes de chemins de fer dont la monarchie de juillet venait de faire voter la construction. Le Gouvernement provisoire était armé de pouvoirs dictatoriaux pour abréger et accélérer les formalités; des travaux utiles se seraient poursuivis sur divers points du territoire et l'on aurait éloigné de Paris une partie des bras inoccupés, permanente menace pour la tranquillité publique.
Emile Thomas, confiné dans son service autonome et obligé de se suffire à lui-même, installa des ateliers où il le pût à l'intérieur de Paris et à ses portes, appelant ainsi, bien malgré lui, les chômeurs de la province et créant le travail pour les ouvriers, tandis qu'il eût souhaité d'employer les ouvriers pour exécuter le travail. Un des spécimens qui illustre le mieux le système fut l'atelier du Champ-de-Mars. Les promeneurs, qui parcourent aujourd'hui les jardins de la tour Eiffel et contemplent les élégantes maisons élevées en bordure, ont de la peine à se représenter le Champ-de-Mars de 1848. Beaucoup plus vaste à cette époque que l'espace libre actuel, imparfaitement nivelé, complètement désert, limité par des fossés où s'écoulaient les eaux de la surface, il pouvait donner prétexte à certains travaux de voirie, mais il ne se prêtait pas à une activité prolongée. Dès l'instant que son affectation devait rester la même, il ne comportait pas un grand déploiement de personnel. On y avait cependant accumulé trente mille travailleurs, qui déplaçaient les fossés, abaissaient les talus, remuaient le sol de cent façons, en un mot exécutaient une toile de Pénélope.
Léon Lalanne, qui avait succédé à Emile Thomas vers la fin du mois de mai, gémissait profondément de cet état de choses dont il héritait et qu'il ne pouvait abolir. Je voyais de temps en temps cet ingénieur éminent, qui nous accueillait, mon ami de Férussac et moi, avec bienveillance. Il s'ouvrait à nous de l'inquiétude intense que lui causait une telle accumulation de bras si mal utilisés : « Qu'advien-dra-t-il, le jour plus ou moins prochain où l'on me commandera de disperser ce monde? nous disait-il. « Il y a là de braves gens, qui n'ont pas d'autre moyen d'existence et qui ont perdu leur place dans les fabriques. Que feront-ils? Ce sont les recrues désignées de l'émeute. » Provisoirement, il les maintenait dans l'ordre, car il avait su s'en faire aimer et respecter. Son républicanisme notoire, son tact, sa fermeté en imposaient à tous, malgré sa jeunesse; grâce à lui, la tranquillité régna jusqu'au dernier jour : « Si vous voyez les membres du gouvernement, reprenait-il, représentez-leur le danger d'un brusque renvoi. On devra procéder avec ménagement, licencier par fractions successives et donner de larges indemnités. Je l'ai dit au ministre, répétez-le lui quand vous le verrez. » Mais les polytechniciens n'avaient plus accès auprès du gouvernement ; nous n'eûmes pas l'occasion de lui transmettre ces sages paroles.
Les membres de la Commission executive, qui avaient à cœur de regagner auprès de l'Assemblée le crédit que la journée du 15 mai leur avait enlevé, montraient de la raideur; ils déclaraient ouvertement qu'il fallait en finir avec les ateliers nationaux et qu'ils sauraient prendre les mesures nécessaires. Ce langage flattait les députés, aux yeux desquels les ouvriers secourus étaient les vrais auteurs de l'attentat. Ils insistaient donc pour qu'une résolution virile ne se fit pas attendre. Le 18 juin, le licenciement fut prononcé, dans les conditions les plus dures. J'allai voir une dernière fois Léon Lalanne. Il était désespéré : « La grande faute est accomplie; puisse la République ne pas en mourir! » Elle en mourut, car le coup d'État n'eût pas été possible sans les souvenirs laissés par ce drame effroyable.
Je n'y assistai pas. Ma famille me rappela à Montauban, le 21 juin, veille du jour où le soulèvement éclata; elle trouvait que je m'attardais à Paris sans raison valable. La direction de l'École [polytechnique] avait décidé que les cours ne seraient pas repris et que nous serions classés d'après les examens des premiers mois. Je n'étais donc retenu que par une curiosité passionnée, dont en vérité je ne pouvais pas me prévaloir. Je partis, l'esprit obsédé de visions sinistres. A mon arrivée, j'appris les engagements du 22, et bientôt les journées atroces des 23, 24 et 25 juin. De loin, j'évoquais ces sinistres tableaux. Je ne pouvais croire que ces mêmes ouvriers si honnêtes, si bons, si résignés, si dévoués à la République, consentissent à lui porter le coup fatal. Ils avaient été conduits là par la misère et par la cruauté de la dépression. La répression, on le sait, fut terrible. Mais ce qui laissa dans l'âme populaire un long ressentiment, ce furent moins les exécutions sommaires, provoquées par les propres excès de l'insurrection, que les déportations en masse, sans jugement, décidées à froid après la victoire. Les iniquités inséparables de ces sortes de mesures et qu'amplifie toujours la légende nourrirent les haines, les rancœurs et les désirs de vengeance. Le jour où le parlement se verrait menacé, les travailleurs, on pouvait en être certain, ne se lèveraient pas pour le secourir. Quant à la Commission executive, qui avait déchaîné le fléau, elle en fut la première victime. Décrétée d'incapacité, elle dut céder la place au général Cavaignac, investi de tous les pouvoirs. Ainsi le pays faisait sans le vouloir l'apprentissage de la dictature.
Quand je rentrai à Paris, vers la fin d'octobre, pour m'asseoir sur les bancs de l'Ecole des Mines, l'atmosphère était chargée d'électricité. Depuis six semaines, les événements se succédaient, amenant chacun son cortège de fièvre et de préoccupations. Le 17 septembre, le prince Louis-Napoléon était réélu dans les quatre départements qui l'avaient déjà nommé et, de plus, dans celui de la Moselle. La Chambre sentit l'inutilité de la résistance et, le 20 septembre, elle s'empressait de valider cette quintuple élection, donnant clairement à entendre que la loi de bannissement était devenue lettre morte. Le 26, le Prince fit son entrée sans rencontrer d'opposition. Il eut soin d'ailleurs de fuir tout apparat et d'affecter la simplicité. Le 12 octobre, malgré les éloquentes adjurations de Lamartine, la Chambre abrogea la loi de 1832, en ce qui concernait personnellement Louis-Napoléon. Les événements plaçaient désormais en face d'elle l'adversaire avec lequel elle aurait, dans un avenir prochain, à mesurer ses forces.
L'Assemblée poursuivait le vote de la Constitution. Le 9 octobre, elle avait tranché la question importante entre toutes : celle du mode d'élection du président de la République. Tout le monde sentait que, dans l'état actuel des esprits, le mode entraînerait la personne. Si le président était nommé par l'Assemblée, comme le demandait le gouvernement, le général Cavaignac, chef du pouvoir exécutif, serait infailliblement choisi. S'il devait être élu par le suffrage universel, le prince Louis-Napoléon avait les plus grandes chances de réussir, car il bénéficiait, dans les campagnes, des souvenirs encore vivaces laissés par l'Empereur. La seconde thèse l'emporta, grâce à l'éloquence de Lamartine. Son intervention fut attribuée par certains à de misérables calculs personnels. C'était bien mal le connaître. Lamartine ne s'illusionnait pas sur la perte de sa popularité et, de fait, il ne posa pas sa candidature. Dix-huit mille suffrages seulement, discrètement donnés, lui apprirent que dans ce pays où naguère on l'eût porté en triomphe quelques amis lui restaient encore. Pourquoi ne pas admettre que, dans ce discours décisif du 9 octobre, il défendit le principe qui semblait être en cause, celui de la volonté nationale? Oui, c'est pour le respecter, par un amour immodéré des formules, que tant de bons républicains, un peu naïfs comme on l'était à cette époque, coururent le risque de laisser grandir un usurpateur, s'en remettant pour défendre le droit à cette « sentinelle invisible » dont parlait Michel (de Bourges). Quant à Lamartine lui-même, peut-être, à la dernière minute, eut-il quelque doute sur l'excellence de sa thèse, car il termina sa harangue sur ces mots mélancoliques : Alea jacta est ! On eût dit d'un homme qui ne voulait pas trop regarder devant lui. La Chambre à sa suite se précipita tête baissée dans l'inconnu, et 627 voix contre 130 ratifièrent le mode d'élection par le suffrage universel.
La consultation du pays eut lieu le 10 décembre. Le résultat déjoua les prévisions, en ce sens que ceux-là mêmes qui ne doutaient pas du succès du Prince ne l'avaient jamais imaginé aussi foudroyant. Cinq millions et demi de suffrages se portèrent sur lui, tandis que le général Cavaignac en recueillait à peine quinze cent mille. Ce dernier fut, dit-on, très déçu; on en doit conclure que ses ministres étaient bien mal renseignés par leurs préfets. Car de modestes observateurs, comme mes camarades des Mines et moi-même , rapportions de nos départements l'impression que la candidature du Prince avait fait d'énormes progrès. Les conservateurs de l'Assemblée se consolèrent de leur échec : leur amour pour le républicain Cavaignac n'allait pas très loin ; rassurés d'ailleurs par l'aspect effacé et débonnaire du nouvel élu, ils se flattaient intérieurement de l'accaparer à leur profit. Quant aux républicains sincères, ils cherchèrent à se donner confiance en répétant que l'auteur de tant d'écrits humanitaires était incapable de porter la main sur les libertés publiques!
La date du 10 décembre 1848 est mémorable. Non seulement elle marque la première élection d'un président de république en France, mais elle ouvre une ère qui ne ressemble à aucune autre. Il s'est trouvé des usurpateurs qui, à la faveur d'une révolution brusque ou du meurtre du souverain, ont été tout à coup portés au pouvoir suprême. Les séditions militaires enfantant des empereurs à Rome, un général victorieux se retournant contre le gouvernement de son pays, cela se voit dans l'histoire. Mais ce qui paraît nouveau, c'est un chef régulier du pouvoir exécutif conspirant durant trois années contre le pouvoir législatif, préparant patiemment la défaite de ce dernier, accomplissant dans ce but une série de travaux d'approche et réunissant peu à peu les moyens d'action, en un mot faisant le siège de la Constitution, comme on fait le siège d'une place forte qu'on veut réduire avec le temps; le tout, dans un pays qui voit et tolère, qui comprend admirablement la partie dont il est l'enjeu et par son indifférence semble s'en rendre complice; jusqu'au jour où, l'édifice étant savamment miné, il suffira d'une secousse pour le renverser. A ce point de vue, la période du 10 décembre 1848 au 2 décembre 1851 mérite véritablement d'être étudiée. Mes camarades et moi fûmes attirés, saisis par ce spectacle étrange. Nous en suivîmes fiévreusement les phases, jusqu'à la dernière, vers laquelle le pays marchait, conscient, poussé par une sorte de fatalité.
Louis-Napoléon procéda avec des ménagements infinis, en homme qui ne veut s'avancer qu'à coup sûr. Dans ce milieu parlementaire, encore nouveau pour lui, dont il ne connaissait ni les mœurs ni les caractères, il débuta par un rôle d'observation qui fut pris pour un manque de volonté. Il se laissa désigner plutôt qu'il ne les choisit les personnages destinés à composer son premier ministère. Ils correspondaient au tempérament moyen de la majorité. Lui sembla les suivre sans essayer de les guider. Ainsi se réalisait le rêve formé par les habiles de l'Assemblée. Il avait eu soin d'ailleurs, en recevant l'investiture, de prononcer des paroles propres à endormir les défiances. « Les suffrages de la nation, avait-il dit, et le serment que je viens de prêter commandent ma conduite future. Mon devoir est tracé : je le remplirai en homme d'honneur. Je verrai des ennemis de la patrie dans tous ceux qui tenteraient de changer par des voies illégales ce que la France entière a établi. » L'air placide et sincère de l'orateur entraînait les convictions. Qui, à ce moment, aurait pu supposer une arrière-pensée? J'entendis, au sortir de la séance, plusieurs représentants déclarer que décidément le Prince avait été calomnié et qu'il valait mieux que ses partisans.
L'Assemblée constituante eut une fin peu glorieuse. Elle aurait dû, aussitôt la Constitution votée et l'élection présidentielle accomplie, retourner devant le pays. Elle préféra, sous prétexte de lois organiques, prolonger une existence contestée. Elle eut l'humiliation de se voir assaillie de continuelles pétitions qui réclamaient son départ. Vis-à-vis du gouvernement elle manquait d'autorité. C'est ainsi que le 3 février 1849 elle émettait un vote impuissant contre Léon Faucher qui l'avait traitée irrévérencieusement. De même, le 7 mai, elle avait blâmé le général Oudinot qui, en pénétrant dans Rome, avait méconnu sa volonté; et, quatre jours après, par crainte de trouble dans la rue, elle accordait sa confiance au cabinet. Enfin, sur la proposition d'un de ses membres, au nom symbolique de Rateau, elle se résigna à débarrasser la scène de sa présence. Le 28 mai 1849, elle fit place à l'Assemblée législative.
Ces agitations avaient leur contre-coup dans notre paisible École des Mines. Nous nous étions partagés en deux camps, l'un pour le Président, l'autre pour l'Assemblée. Je me rappelle les disputes quotidiennes que j'avais avec mon cher et infortuné camarade de l'Épée, destiné à périr en 1871 sous les coups de l'émeute. Comme s'il pressentait son sort à venir, il se défiait de la multitude et réclamait un pouvoir fort. Pauvre de l'Épée, si distingué, si brave, si loyal ! Sa mauvaise étoile voulut qu'on lui donnât, qu'on lui imposât après la guerre le poste de préfet à Saint-Étienne. Il y laissa sa vie, dans des conditions atroces.
L'Assemblée législative est, après Louis-Napoléon, la cause principale du coup d'État. C'est elle du moins qui le rendit possible par son imprévoyance et ses indécisions, et le justifia, aux yeux de beaucoup de Français, par l'insécurité que sa politique engendrait. Le pays était affamé d'ordre ; il ressentait encore l'épouvante des journées de Juin; il voulait à tout prix être défendu contre les progrès de théories subversives qu'illuminait parfois comme un éclair quelque élection partielle, symbole du bouleversement social. Le suffrage universel venait de montrer sa résolution d'en finir avec les agitations. Dépassant même les bornes raisonnables, méconnaissant ce qu'avaient de légitime certaines revendications, confondant républicains et révolutionnaires, il avait donné sa confiance aux « hommes d'ordre », c'est-à-dire aux hommes imbus des idées du passé ou disposés à exagérer le principe d'autorité. Cinq cents représentants animés de cet esprit étaient chargés de réduire à l'impuissance les éléments avancés qui formaient la grosse part de la minorité républicaine. Toutefois ce vote ne visait pas la République elle-même; la nation souhaitait encore, espérait la pratique loyale des institutions.
Le tort de la nouvelle majorité fut de méconnaître ces aspirations. Elle se crut en droit, sinon de saper la République, du moins de lui imprimer une allure monarchique; même elle eut l'imprudence de paraître favorable à quelque restauration. Qu'une telle entreprise l'ait réellement tentée ou qu'elle se soit bornée à exagérer la réaction, sa conduite eut ce résultat singulier que le prince Louis-Napoléon put prendre figure de gardien de la Constitution et que les républicains, malgré tant de motifs de soupçon, ne lui furent pas hostiles. Dans les conflits qui s élevèrent entre lui et la majorité, ils se tournèrent de son côté, par crainte du pire et croyant déjouer des manœuvres anticonstitutionnelles. Le Président profita adroitement de cette équivoque. Il rechercha le concours de la majorité pour la défense de l'ordre et dans les strictes limites où l'ordre l'exigeait, mais il eut bien soin de lui laisser l'odieux des mesures qui allaient au delà. En même temps, il la rendait suspecte d'arrière-pensées royalistes; les journaux à sa dévotion ne manquèrent jamais, dans les conjonctures délicates, d'évoquer le spectre du soi-disant complot tramé contre la République. De sorte que le vrai conspirateur détournait l'attention sur ceux qui ne l'étaient qu'en apparence. D'autre part, les fautes du parti républicain, les coups de tête de certains de ses chefs préparaient graduellement les esprits à la nécessité d'un « gouvernement fort et réparateur ».
La Législative eut dès le début l'occasion d'affirmer ses tendances réactionnaires et ultramontaines. Le général Oudinot, en portant le dernier coup à la jeune république romaine, avait froissé en France beaucoup de susceptibilités. Dans les premiers jours de juin 1849, les « montagnards » de l'Assemblée organisèrent de bruyantes manifestations. Il semble, d'après le procès qui a suivi, qu'ils aient nourri l'espoir de provoquer de nouvelles élections. Il fallait bien mal connaître l'esprit de la population parisienne pour se flatter de la soulever. La classe ouvrière, décimée moins d'un an auparavant, était incapable de reprendre les armes. La foule qui pendant une dizaine de soirées consécutives se porta sur les boulevards, particulièrement entre la rue Montmartre et le Gymnase, était surtout formée de curieux. Quelques cris de « Vive la république romaine! Vive la sociale! » restaient sans écho. Je m'y rendais quotidiennement, en compagnie de camarades des Mines ou de mes amis Armand Audoy et Henri Lasserre (Le premier devint préfet sous la Défense nationale; le second était le futur historien de Notre-Dame de Lourdes). Nous interrogions les ouvriers qui paraissaient prendre le plus d'intérêt à ces démonstrations. Ils croyaient de leur devoir d'exprimer leur sympathie à leurs frères d'Italie, mais quant à s'insurger, ils n'y songeaient point. La cause était trop lointaine et ne les touchait pas au vif.
Cette parodie d'insurrection ne pouvait cependant durer indéfiniment; les comparses se seraient lassés et la tentative eût expiré dans l'indifférence. Les volontés occultes qui faisaient marcher Ledru-Rollin et quelques-uns de ses collègues de la Chambre résolurent d'en finir. Le 13 juin, une sorte de Convention au petit pied s'érigea au Conservatoire des Arts-et-Métiers et prononça la déchéance de l'Assemblée qui venait de refuser de mettre les ministres en accusation. Quand nous vîmes passer le général Changarnier, commandant des troupes dans Paris, à la tête de son brillant état-major, apprêté comme pour la parade, nous comprîmes que la pseudorévolution n'inquiétait personne. Effectivement, les Arts-et-Métiers capitulèrent à la première sommation, et Ledru-Rollin, avec ses collègues, n'eut que le temps de s'échapper par les toits. J'ai toujours été étonné que cet homme, que j'avais connu si fin et si avisé, se soit laissé entraîner dans une pareille aventure. C'est à ce sujet qu'on lui a prêté le mot : « J'étais leur chef, je devais les suivre. »
L'Assemblée aurait été mieux inspirée en laissant les auteurs de cette échauffourée sous le coup du ridicule, et en se bornant à atteindre quelques auteurs d'actes matériels sur lesquels il n'était pas possible de fermer les yeux. Mais elle voulut faire grand: ou plutôt elle donna issue à ses instincts de compression. Elle poursuivit trente-trois de ses membres devant la Haute-Cour, déclara Paris et Lyon en état de siège, suspendit les clubs, rétablit le cautionnement des journaux et arma l'administration du droit d'en interdire la vente sur la voie publique. L'affolement gagna jusqu'à des républicains avérés, qui crurent l'ordre social en péril. Seul ou presque seul, M. Grévy fit à ces mesures une courageuse opposition.
Louis-Napoléon, fidèle au jeu de bascule qu'il n'a cessé de pratiquer, écrivit sa fameuse lettre à Edgar Ney, par laquelle il demandait des réformes libérales dans les États pontificaux. En restaurant le pouvoir temporel du pape, il plaisait aux catholiques de France; en réclamant des réformes, il plaisait aux républicains. Son ministère, qui n'avait pas été initié à la rédaction de cette pièce, se trouva dans une position fausse : il assumait, aux yeux du pays, l'odieux de la violence et n'avait pas le bénéfice des inspirations démocratiques. Son chef, M. Odilon Barrot, le sentit et, pour se dégager d'une politique qui contrastait péniblement avec son passé, il ne tarda pas à donner sa démission. Le nouveau cabinet, formé le 9 octobre 1849, comprenait pour la première fois des hommes notoirement dévoués au Prince : Rouher, Fould, de Parrieu, Ferdinand Barrot, etc. C'était l'affirmation de la politique personnelle qui désormais prévaudra. La majorité royaliste, qui, au début, conduite par les Thiers, les Mole, les Berryer, les Falloux, avait espéré gouverner sous le nom de Louis-Napoléon, s'apercevait maintenant de son erreur. Elle en éprouva autant de surprise que de dépit.
A partir de cette date, le conflit devient plus sensible. Jusque-là le prétendant cachait sa pensée sous le masque constitutionnel. Pendant dix mois, il avait reconnu le terrain et tâté ses adversaires ; il ne se croira plus obligé à la même réserve. Le parti républicain aurait pu profiter admirablement de cette situation. Le pays qui ne demandait que le repos était d'avance acquis à ceux qui feraient preuve de sagesse. Il répudiait la lutte, d'où qu'en vint le signal. Si donc la minorité républicaine de l'Assemblée s'était appliquée à jouer le rôle d'arbitre entre la majorité et le Président, appuyant les bonnes mesures, blâmant les mauvaises, si elle avait fait entendre en toute occurrence un langage de prudence et de modération, en un mot si elle avait apparu comme représentant la paix intérieure et la légalité, elle n'aurait pas tardé à prendre une influence décisive. Aucun des deux adversaires n'aurait osé la négliger. Elle pouvait arrêter chacun d'eux sur la pente où il s'engageait. Malheureusement elle agit à l'inverse de ce qu'il aurait fallu. Bien intentionnée mais novice encore, elle ne sut pas se défier assez des pièges qui lui étaient tendus. Elle donna trop souvent carrière à des opinions sincères, mais excessives. Elle encouragea, sans le vouloir, par son exemple et son langage, les manifestations outrées auxquelles sur certains points le suffrage universel se laissait aller. Elle parut sympathique à des choix intempérants. En mars et avril 1850 vingt-neuf nouveaux élus, dont beaucoup signifiaient désordre et atteinte à la propriété, vinrent grossir ses rangs et diminuer son crédit. Loin donc de contenir le prétendant, la minorité républicaine lui donnait des forces en effrayant les classes moyennes, en les rejetant vers lui, dans un besoin immodéré de protection.
Ces élections menaçantes rapprochèrent un instant le Président et la majorité. Le gouvernement proposa une loi restrictive du suffrage universel. La majorité l'accepta d'enthousiasme et du coup crut reconnaître que le Président était en communion d'idées avec elle. Les anciens froissements furent oubliés. Cette loi, du 31 mai 1850, excluait des listes électorales près de trois millions de citoyens. Par sa passion, par les commentaires dont elle l'accompagna (c'est à son sujet que M. Thiers , dans la discussion, prononça les mots de vile multitude), la majorité réussit à assumer l'impopularité de la mesure et se donna l'air d'en avoir pris l'initiative. Après une session tumultueuse le Prince, qui depuis le premier jour cherchait son point d'appui hors de l'Assemblée, entreprit de visiter un certain nombre de départements. Il prononça des allocutions strictement correctes, qui laissaient transparaître cependant des ambitions secrètes. Il en disait juste assez pour provoquer les méditations du pays, mais il avait l'habileté de donner à sa pensée une forme impersonnelle. Il ne semblait pas que ses propres intérêts fussent en jeu, mais uniquement ceux de la nation. Il insistait sur la brièveté du mandat présidentiel, sur l'instabilité du pouvoir, sur l'impossibilité où elle mettait le titulaire d'accomplir quelque œuvre de longue haleine. En même temps, il affirmait son respect de la Constitution, dont il était le zélé gardien; à l'en croire, il suivait sa route sans autre préoccupation que de remplir loyalement sa tâche, dans les limites étroites où il se mouvait. Ces appels discrets achevaient de recevoir leur signification par la propagande des préfets auprès des conseils généraux. Ceux-ci, en grand nombre, émettaient le vœu que la Constitution fût prochainement révisée.
La reprise des travaux parlementaires, le 14 novembre 1850, trouva le Président singulièrement fortifié et l'Assemblée affaiblie. Il résuma dans son message, en termes impeccables, la question qu'il avait posée lui-même et qu'il affectait de considérer comme étant posée par le pays : « La règle immuable de ma vie politique, disait-il, sera, dans toutes les circonstances, de faire mon devoir, rien que mon devoir. Il est aujourd'hui permis à tout le monde, excepté à moi, de vouloir hâter la révision de notre loi fondamentale. Si la Constitution renferme des vices et des dangers, vous êtes tous libres de les faire ressortir aux yeux du pays. Moi seul, lié par mon serment, je me renferme dans les strictes limites qu'elle a tracées. » Il est certain que la clause de non-rééligibilité du Président après quatre ans de pouvoir prêtait beaucoup à la critique; elle bornait trop l'horizon et éteignait toute émulation. Il eût été plus expédient de laisser réélire le président au moins une fois, ainsi que le pratiquent les États-Unis. Mais Louis-Napoléon se gardait bien de le demander; il était, en vérité, trop désintéressé; il se contentait que les autres le demandassent pour lui. Toutefois le message fut bien accueilli par l'Assemblée, qui crut y voir un hommage rendu à sa souveraineté.
Cette illusion devait être de courte durée. Le 3 janvier 1851, le général Changarnier, qui commandait encore dans Paris, fut amené à s'expliquer sur les incidents fâcheux qui avaient marqué les dernières revues passées par le Président. Les troupes, sous les armes, s'étaient livrées à des manifestations contraires à la discipline; elles avaient acclamé Louis-Napoléon. Tout autre que Changarnier aurait donné des explications sobres, se serait borné à faire connaître les mesures prises pour empêcher le retour de pareils écarts. Mais lui se mettait en scène volontiers et grossissait à plaisir un rôle que son mérite aurait suffi cependant à rendre important. Il ne résista pas à la tentation de dramatiser le récit et découvrit à plaisir le Président. La Chambre sanctionna ces explications par un ordre du jour de confiance au général. Louis-Napoléon, vivement blessé et pour la première fois peut-être cédant à son impulsion, répondit par la révocation pure et simple de Changarnier, le 9 janvier. Cet acte hardi équivalait au passage du Rubicon; la personne du général disparaissait et le conflit s'ouvrait aigu, direct, entre le Prince et l'Assemblée.
Celle-ci releva le défi et le 18 janvier, par 415 voix contre 286, elle blâma le ministère. Dans cette discussion mémorable, M. Thiers n'avait pas craint d'arracher les voiles et de prononcer de ces paroles qui contribuent quelquefois à précipiter les événements quelles visent à empêcher : « Il n'y a que deux pouvoirs, disait-il : le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Si l'Assemblée cède, il n'y en aura plus qu'un; et quand il n'y aura plus qu'un pouvoir, la forme du gouvernement sera changée. Et, soyez-en sûrs, les mots viendront plus tard; quand? Je ne sais, peu importe; le mot viendra quand il pourra : l'Empire est fait! » Mots prophétiques, que l'histoire a enregistrés à l'honneur de la clairvoyance de l'homme d'État. Mais n'étaient-ils pas dangereux? N'y avait-il pas imprudence à donner un corps à la pensée qui germait dans les esprits? Cette lumière crue projetée au fond des consciences sert souvent à dissiper les derniers scrupules.
On est surpris que dans une telle question, où la dignité de l'Assemblée se trouvait directement engagée, il ait pu se rencontrer 286 dissidents. Et ce n'étaient pas seulement des bonapartistes, c'étaient la plupart des républicains ! Conséquence de la politique artificieuse du Président. Il avait su leur persuader que la Constitution était menacée et que le général Changarnier était l'épée de la coalition monarchiste ; état d'esprit qui se retrouvera dix mois plus tard, quand se discutera la « proposition des questeurs », destinée à assurer la sécurité de l'Assemblée. Jamais l'apologue de L'astrologue tombant dans un puits n'a mieux été de circonstance qu'en cette année 1851.
L'hiver s'écoula, voyant naître des incidents divers qui trahissaient l'approche du danger. Je me rendais assez souvent aux abords de la Chambre, pénétrant à l'intérieur du palais quand je le pouvais, afin d'observer la marche d'une crise qui me remuait profondément. Un jour que je parlementais avec les gardiens, un inconnu qui sortait me dit : « Si vous voulez entrer, voici mon billet; je crois que la séance sera intéressante. » Elle le fut, en effet, au delà de mon attente. On discutait au sujet de l'attitude des troupes sous les armes. Question brûlante que de nouvelles démonstrations en faveur de Louis-Napoléon venaient de remettre à l'ordre du jour. Toutefois, le débat languissait, lorsque le général Changarnier, obéissant à un mot d'ordre de la majorité, parut à la tribune. Il n'exerçait plus de commandement, mais sa haute personnalité militaire donnait de la gravité à ses déclarations. D'un débit assuré, d'un ton un peu théâtral, au milieu de l'attention générale, il prononça ces paroles :
« A en croire certains hommes, l'armée serait prête, dans un moment d'enthousiasme, à porter la main sur les lois du pays et à changer la forme de son gouvernement. Pour vous rassurer, il me suffirait peut-être de vous demander où est le prétexte à l'enthousiasme. J'ajouterai que, profondément pénétrée du sentiment de ses devoirs et du sentiment de sa propre dignité, l'armée ne désire pas plus que vous voir infliger à la France les misères et les hontes du gouvernement des Césars, alternativement imposé et renversé par des prétoriens en débauche. La discipline est fondée dans l'armée française sur les bases les plus solides ; le soldat entendra toujours la voix de ses chefs. Mais personne n'obligerait nos soldats à marcher contre la loi et à marcher contre cette Assemblée. Dans cette voie fatale, on n'entraînerait pas un bataillon, pas une compagnie, pas une escouade, et on trouverait devant soi les chefs que nos soldats sont accoutumés à suivre sur le chemin du devoir et de l'honneur. MANDATAIRES DE LA FRANCE, DELIBÉREZ EN PAIX! »
Ces derniers mots sont restés légendaires et ils méritent de l'être; car ceci se passait le 4 juin 1851 et, six mois après, ces mêmes mandataires étaient sous les verrous, à commencer par celui qui rassurait si ingénuement ses collègues. Mais, ce jour-là, le bandeau était encore sur les yeux ; orateur et auditeurs se grisaient de vaines paroles ; ils prenaient le bruit pour la force et se flattaient d'intimider l'adversaire. Je fus, quant à moi, particulièrement frappé du contraste qui existait entre le public des tribunes et les députés. Tandis que ceux-ci trépignaient d'enthousiasme et faisaient au général une ovation sans précédent, mes voisins demeuraient indifférents ou narquois. J'entendais même des réflexions à mi-voix qui équivalaient au vulgaire dicton : « Ah! le bon billet! »
Je sortis convaincu que la Chambre allait mettre en accusation le Président ou que le Président disperserait la Chambre. Celle-ci n'ayant pas adopté le bon parti, la seconde alternative devenait inévitable. Dès ce moment il fut évident, pour l'observateur le plus superficiel, que Louis-Napoléon prenait ses dispositions en vue d'une action prochaine. L'aveuglement obstiné des représentants évoque le Quos vult perdere Jupiter dementat !
Le Prince, insensible en apparence à la provocation de l'Assemblée, employa l'intersession à renouveler dans les départements les visites qui lui avaient si bien réussi l'année précédente. Par les discours qu'il adressait et surtout par ceux qu'il se faisait adresser, il mettait en relief la nécessité de réviser la Constitution. Il avait eu soin, avant la prorogation, d'en appeler à la Chambre elle-même. Une proposition de révision ne fut repoussée, le 14 juillet, que par suite de la procédure constitutionnelle, qui exigeait une majorité des trois quarts du nombre des votants. Mais le fait que 446 voix s'étaient prononcées pour, et 278 seulement contre, constituait un grand succès moral et donnait au Président un titre indéniable. Sa campagne à cet égard fut des plus fructueuses. En même temps, afin de se concilier ou tout au moins de neutraliser le parti républicain, il faisait dénoncer avec insistance les projets de la coalition royaliste. Enfin, pour donner un gage à la démocratie, il proclamait la nécessité d'abroger l'odieuse loi du 31 mai 1850.
Tout étant ainsi préparé devant le parlement et devant le pays, il créa, le 29 octobre, l'instrument d'exécution. Son nouveau ministère avait pour caractéristique la présence, au département de la Guerre, du général Saint-Arnaud, dont les talents, la hardiesse et le manque de républicanisme n'étaient mis en doute par personne. D'autres choix non moins significatifs, tels que celui de M. de Maupas à la préfecture de police, montraient clairement les fins où tendait le Président.
Mais rien ne devait dessiller les yeux de l'Assemblée. Elle allait au-devant de son destin dans une sécurité béate, se répétant tout bas : « Il n'osera! » A la rentrée des vacances, elle se trouva en présence d'un message présidentiel qui lui proposait sans détour de revenir sur son œuvre néfaste du 31 mai. C'était pour elle l'occasion de regagner un peu de crédit auprès du peuple. Mais toujours impuissante et divisée, elle ne sut aboutir à une manifestation imposante dans aucun sens. La proposition fut repoussée à quelques voix seulement de majorité. Un tel partage dénonçait son incurable faiblesse. Ce n'était plus la réaction compacte qui, par sa supériorité numérique, pouvait forcer le respect : c'était un corps sans volonté et sans direction, prêt à subir toutes les fluctuations des événements. Le 17 novembre, le pas décisif fut franchi. La proposition tardive des questeurs, qui devait mettre aux mains du président de la Chambre le droit de requérir directement la force armée, fut rejetée par 403 voix contre 300. La majorité comprenait tous les républicains avancés, auxquels on avait eu le talent de faire accroire que cette mesure était destinée à favoriser une restauration!
Louis-Napoléon était désormais maître de l'heure. Sous l'empire de réminiscences historiques, dit-on, il la fixa au 2 décembre suivant. Dans la nuit du 1er au 2, tous les ordres furent donnés et, le 2 au matin, Paris se réveilla dans le décor d'un coup d'Etat. Cet événement n'aurait pas dû me surprendre, car depuis de longs mois il me paraissait inévitable. Néanmoins il me plongea dans la stupeur. C'est qu'il y a loin d'une prévision en quelque sorte théorique à la réalité brutale et soudaine qui se dresse devant vous. J'habitais à cette époque rue des Beaux-Arts, avec mon ami Audoy. Le 2 décembre, au point du jour, le concierge fit irruption dans notre appartement, en s'écriant : « Il y a eu un coup d'État cette nuit! Les rues sont pleines de monde. » Nous nous habillâmes vivement et, sur le pas de la porte, nous rencontrâmes Lasserre, accouru de la rue de Seine pour avoir des nouvelles.
Nous nous dirigeâmes tous les trois vers la place du Louvre et la rue de Rivoli où, malgré l'heure matinale, la foule était déjà considérable. Nous nous approchâmes d'un groupe arrêté devant une affiche en gros caractères. On lisait :
« Au nom du peuple français, le Président de la République décrète : « Art. 1er. — L'Assemblée nationale est dissoute. « Art. 2. — Le suffrage universel est rétabli. « La loi du 31 mai est abrogée. « Art. 3. — Le peuple français est convoqué dans « ses comices à partir du 14 décembre jusqu'au « 31 décembre suivant. « Art. 4. — L'état de siège est décrété dans l'étendue « de la 1ère division militaire. « Art. 5. — Le conseil d'État est dissous. « Art. 6. — Le ministre de l'Intérieur est chargé « de l'exécution du présent décret. « Fait au palais de l'Elysée, le 1er décembre 1851. « LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE. « Le Ministre de l'Intérieur, « de MORNY. »A côté de ce décret s'étalaient deux proclamations : l'une, qui rassurait les Français sur la famille, la propriété, la religion, le maintien de l'ordre ; l'autre, qui posait les bases de la Constitution que le suffrage universel aurait bientôt à sanctionner. Dès maintenant, il était appelé à dire par oui ou par non s'il approuvait la conduite du Président, qui, selon son expression, « était sorti de la légalité pour rentrer dans le droit ».
D'autres groupes se formaient un peu plus loin. Chez tous l'attitude était la même. Après avoir parcouru les affiches, les passants reprenaient leur chemin sans émettre de réflexions ; quelques-uns paraissaient contenir leur colère; d'autres, plus nombreux, réprimaient un sourire. J'ai entendu des ouvriers murmurer entre eux : « C'est bien fait ! » L'Assemblée avait lassé la patience du pays; d'ailleurs, la forme du gouvernement n'étant pas mise en question, il ne semblait pas à beaucoup de gens qu'il y eût lieu de s'émouvoir.
Le coup d'Etat ne rencontra pas à Paris de résistance sérieuse. Sauf au boulevard Montmartre, où la répression fut sanglante et où les victimes appartenaient surtout à la bourgeoisie, la population se montra plutôt passive. Les ouvriers se tenaient à l'écart, comme s'ils éprouvaient une joie secrète à voir se retourner contre le parlement la violence dont celui-ci avait usé vis-à-vis d'eux trois ans et demi auparavant. Le souvenir des journées de Juin planait sur le Deux-Décembre. Aussi, lorsque de courageux représentants tels que Baudin lirent appel à la foule, leur voix ne fut pas entendue. Le gouvernement, au surplus, avait pris ses mesures. Pendant la nuit, tous les points stratégiques furent occupés; les membres importants de la Chambre, Thiers, Changarnier, Cavaignac, Bedeau, Lamoricière, Charras, les questeurs Baze et Le Flô, etc., arrêtés à leur domicile, furent conduits à Mazas. — Dans les départements, en dépit de la tendance à recevoir de Paris les révolutions toutes faites, de nombreux soulèvements éclatèrent; mais leur défaut d'ensemble les rendit peu dangereux et l'autorité sévit avec la dernière rigueur. (Lire sur ce sujet le livre vibrant et documenté d'Eugène Ténot.)
Dans ses comices, le peuple français, par près de sept millions et demi de suffrages contre moins de sept cent mille, ratifia la conduite du Prince. A la même majorité, les 20 et 21 janvier 1852, il accepta la Constitution qui lui était soumise. Virtuellement, selon la prophétie de M. Thiers, « l'Empire était fait ». Le sénatus-consulte qui le proclama dix mois plus tard ne fut, dans l'opinion de tous, qu'une formalité.
Depuis, on a discuté la part effective que Louis-Napoléon prit au coup d'État. Les uns, pour atténuer sa responsabilité, les autres pour le rabaisser dans l'histoire, ont prétendu qu'au dernier moment il hésita, que livré à lui-même il aurait reculé devant la violation de ses serments et les périls d'un attentat. On le dépeint même comme affaissé dans un fauteuil et presque insensible à ce qui se passait autour de lui; de Morny et de Persigny auraient tout machiné. J'ignore sur quels documents on s'appuie pour justifier une telle version, qui est en opposition avec toute la conduite du Prince. Comment concilier une pareille défaillance avec le calcul, la ténacité, le sang-froid qui ont dicté ses actes depuis le lendemain de la révolution de février? J'ai entre les mains un document qui certes ne montre pas Louis-Napoléon désemparé dans la soirée du 1er décembre. C'est un billet de quelques lignes, mais combien éloquent ! Il est adressé au ministre du Commerce et de l'Agriculture, Lefebvre Duruflé. En voici le texte :
« Elysée, le 1er décembre 1851. « Mon cher Monsieur Lefebvre Duruflé, « Je n'ai pas le temps de vous expliquer pourquoi je ne vous ai pas mis dans ma confidence et pourquoi « je vous remplace momentanément. Mais croyez que je vous conserverai toujours « les mêmes sentiments de haute estime et d'amitié. « Louis Napoléon. « Demain l'Assemblée sera dissoute. »(Le caractère de M. Lefebvre Duruflé le rendait en effet peu propre à figurer dans une conspiration).
L'enveloppe de la lettre portait ces mots :
A lui seul.
Monsieur
Monsieur Lefebvre Duruflé
Ministre du Commerce
Le président de la République.
PRESSÉE.
(Les mots mis en italique ici sont soulignés dans l'original).
Le tout, billet et adresse, est de la main du Prince. L'écriture est ferme, régulière, sans aucune trace d'hésitation. Peut-on supposer que l'homme qui envoyait de telles missives, à pareille heure, n'était pas absolument maître de lui-même? Non, il n'y a pas de doute. Louis-Napoléon fut bien, jusqu'à la dernière minute, le cerveau qui conçoit et la volonté qui dirige. La responsabilité du coup d'Etat lui appartient tout entière.
Mis sur le web par R. Mahl en 2006