Paru dans ABC Mines, décembre 1997 (numero 12). Voir aussi SABIX, no 1.
L'affaiblissement de l'Empire ottoman n'avait pas laissé la France indifférente. Sous le règne de Louis XVI, deux politiques s'opposaient : l'une, défendue par Choiseul, préconisait une conquête pure et simple et l'établissement d'un empire colonial français, à l'image de celui que les Anglais se taillaient en Inde, l'autre dont Vergennes était le tenant, voulait au contraire renforcer l'Empire ottoman en l'aidant à se moderniser de façon à préserver l'équilibre territorial européen tout en développant l'influence française.
La position de Vergennes n'est pas que politique et économique. Elle est aussi inspirée par une volonté "civilisatrice", née des Lumières, appuyée sur la Raison, contre le Despotisme. Des peuples, qui ont développé jadis une civilisation florissante, comme les Egyptiens, les Grecs ou les Arabes, doivent être parmi les premiers bénéficiaires de cette nouvelle rationalité.
Quelle qu'en soit la raison, l'idée d'une intervention française dans l'Empire ottoman, en particulier en Egypte, est très présente dans la politique française à la fin de l'Ancien régime, et elle l'est toujours sous le Directoire, en particulier grâce à Talleyrand, héritier des idées de Choiseul.
Dans un premier temps, en janvier et février 1798, la politique du Directoire s'oriente vers l'invasion. Kléber, Desaix, Caffarelli, Bonaparte examinent toutes les possibilités d'invasion à partir des ports du nord, des troupes sont assemblées, une flotte se constitue, mais l'opération semble beaucoup trop risquée et elle est abandonnée. Il faut pourtant lutter contre l'Angleterre, et accessoirement se débarrasser d'un Bonaparte trop encombrant. Talleyrand, conforté dans son analyse par l'intervention de Magallon, va donc tenter la carte orientale. La décision d'intervenir en Egypte est prise le 5 mars 1798.
Deux caractéristiques marquent toute la préparation de l'expédition. La première, pas très originale, est le manque d'argent : l'occupation de la Suisse au début 1798 permet tout juste de payer les arriérés de solde, mais l'expédition ne dispose d'aucune réserve financière et devra en quelque sorte s'autofinancer. La seconde, beaucoup plus curieuse, est le fait que tout au long de la préparation, très peu de gens étaient au courant de la destination finale. Les suppositions vont bon train, l'Angleterre, le Portugal, Naples ou le Levant. L'Egypte n'est pas évoquée. Il fallait le plus longtemps possible laisser les Anglais et leur redoutable flotte dans l'ignorance de la destination finale. C'est donc sans connaître le but réel de l'expédition que les savants se sont engagés.
Tous ont dû partager cette opinion de François-Michel de Rozière, l'un des ingénieurs des mines de la commission :
"Quand un Européen, accoutumé aux sites variés, au ciel changeant de son pays débarque en Egypte et parcourt le Delta, c'est un spectacle qui l'étonné par sa nouveauté, mais qui bientôt le lasse et l'attriste, que l'aspect de ce vaste terrain où l'on n'aperçoit pas une éminence naturelle, pas un ravin... La monotonie du site, il faut l'avouer, en diminue beaucoup le charme ; l'âme éprouve un certain vide par le défaut de sensations renouvelées ; et l'oeil, d'abord ravi, s'égare bientôt avec indifférence sur ces plaines sans fin qui, de tous côtés, jusqu 'à perte de vue, présentent toujours les mêmes objets, les mêmes nuances...".
Le 21 juillet, Bonaparte écrase les Mamelouks à la bataille des Pyramides et entre au Caire le 24 juillet. La destruction de la flotte française dans la rade d'Aboukir par Nelson le 2 août 1798 n'interrompt pas le travail d'organisation mené par Bonaparte et ses hommes. Les savants se regroupent au Caire où l'Institut d'Egypte qui vient d'être créé les attend.
Le travail scientifique commence, à peine interrompu par les violentes émeutes du Caire, les 21 et 22 octobre 1798. D'abord indifférente, la population cairote s'est vite révoltée contre des incroyants qui osaient porter des uniformes verts, alors que le vert est la couleur du prophète et de sa famille, et qui entendaient tout régenter et organiser à leur façon, sans oublier de prélever de nouveaux impôts. C'est pendant ces émeutes qu'une grande partie des instruments scientifiques de l'expédition a été détruite. Certes, le naufrage du Patriote avait déjà bien endommagé la collection d'instruments, mais le bateau avait sombré lentement, et une partie de sa précieuse cargaison avait pu être sauvée et entreposée par la suite dans la maison de Caffarelli au Caire. Cette maison fut totalement détruite pendant les émeutes, et trois des membres de la commission ont été tués en essayant de sauver les instruments de la destruction. Cette perte aurait été irréparable sans l'ingéniosité, et même le génie de Conté, le fameux inventeur du crayon à mine de plomb, qui a su reconstruire, avec les moyens locaux, une grande partie des instruments disparus.
L'Institut est le symbole du travail des savants en Egypte, mais il n'en est pas la seule expression. Les savants et les ingénieurs de la commission se sont livrés à des recherches multiples. Tout les a intéressés : les antiquités, mais aussi l'architecture, la langue, les structures sociales, l'état sanitaire, le régime des eaux, la musique, l'artisanat, l'industrie, la topographie et même la minéralogie... L'hiver 1798-1799 se passe en explorations diverses, en Basse Egypte et autour du Caire, mais aussi en réalisations pratiques : création d'une imprimerie, qui fonctionnera avec les caractères arabes pris au Vatican lors de la campagne d'Italie, création d'un hôpital, mise en place d'ateliers de mécaniques, le tout nécessaire au bon fonctionnement de l'armée française et de la commission, mais aussi moyen d'introduire de nouvelles techniques au service des Egyptiens.
"Si vous ne nous envoyez pas de crayon, mon cher ami, nous ne pourrons rien vous montrer de notre voyage. Tous les nôtres sont usés ; nous sommes au désespoir. Parlez à Conté qui doit en avoir fait ; dans le cas contraire, empruntez à vos amis, achetez et remettez ce que vous avez trouvé à Conté qui les donnera au général Dugua, lequel nous les enverra par un dromadaire, c'est convenu".
Le manque de matériel n'est pas le seul obstacle que doit affronter la petite expédition. La région n'est pas sure, et la progression des explorateurs est ralentie par les opérations de l'armée. A cela s'ajoute les désaccords fréquents avec les militaires chargés de la protection, à tel point que Devilliers ne fait pas toujours part de ses projets de peur que ceux-ci soient interdits par les militaires, au nom de la sécurité. Dubois-Aymé, après une altercation particulièrement vive avec Girard, le responsable militaire, se retrouve exilé à Qosseyr, sur la Mer Rouge.
Malgré tout, du 19 mars au 27 octobre 1799, la moisson de documents récoltés est extraordinaire : c'est la première approche scientifique des monuments de la Haute Egypte.
Kléber engage des négociations avec les Anglais et avec les Ottomans, afin d'évacuer honorablement l'Egypte et de participer aux actions militaires en Europe. Un accord est conclu le 23 janvier 1800 permettant le retour en France, mais son application se révèle impossible, étant donné les dissensions internes entre les Anglais, les atermoiements du sultan et la reprise des hostilités en Egypte. Après la victoire d'Héliopolis de Kléber sur les Ottomans, le 20 mars 1800, il n'est plus question de retour, mais le moral des troupes, comme celui des savants est remonté. Malheureusement, le 14 juin 1800, date de la victoire de Marengo, Kléber est assassiné au Caire. Le général Menou, étant le plus ancien dans le grade le plus élevé lui succède à la tête de l'armée. Toute la dynamique qu'avait su redonner Kléber aux membres de l'expédition, malgré l'échec du projet de retour, disparaît avec lui. Jusqu'au départ définitif vers la France, les savants ne quittent plus guère les environs du Caire et d'Alexandrie, afin d'être prêts à partir à la première occasion.
Cependant Menou continue l'oeuvre de réorganisation et de modernisation commencée par Bonaparte et poursuivie par Kléber. C'est à lui qu'on doit le fait que la publication de la Description ne sera pas assurée par des fonds privés mais bien par l'Etat, afin que soit reconnue et sanctionné l'importance de l'oeuvre accomplie par les savants.
Après bien des tribulations, les savants, regroupés à Alexandrie, obtiennent l'autorisation de quitter l'Egypte le 13 mai 1801, mais les anglais ne veulent pas les laisser passer, à moins qu'ils n'abandonnent tout le matériel amassé pendant l'exploration et leurs notes et croquis. Les tractations, parfois tragi-comiques, durent plusieurs mois et ce n'est qu'en septembre que les premiers membres de la commission peuvent quitter définitivement le sol égyptien, non sans avoir laissé entre les mains des Anglais les objets les plus lourds qu'ils avaient trouvés, dont la fameuse pierre de Rosette.
Les explorations et études minéralogiques ont été menées par François-Michel de Rozière, alors âgé de 23 ans. Il avait passé le premier concours de l'Ecole des mines réorganisée par l'Agence des Mines en 1794 et avait suivi, avec les quarante autres élèves des cours à l'Ecole polytechnique en 1795 et 1796. Les écrits de Rozière sur l'Egypte sont ses seules oeuvres scientifiques connues, mais elle sont aussi intéressantes que variées. Sur les dix mémoires qu'il a écrits et qui figurent dans la Description, 5 appartiennent aux antiquités et traitent surtout des matériaux utilisés dans les monuments anciens, 4 à l'histoire naturelle, dont le plus important "De la Constitution physique de l'Egypte et de ses rapports avec les anciennes institutions", et un à l'état moderne "Mémoire sur l'art défaire éclore des poulets en Egypte par le moyen des fours ". Comme beaucoup des autres membres de la commission, Rozière ne limite pas sa curiosité et ses investigations à un seul thème. Il veut apporter sa contribution à la découverte de l'Egypte et de ses richesses culturelles. La géologie et à la minéralogie sont pour lui d'abord un moyen de comprendre l'histoire de l'Egypte et de ses monuments. Il écrit dans l'introduction de son grand mémoire :
"Ce travail offrira donc une marche particulière. Simple exposé des faits naturels et de leurs conséquences géologiques, il serait dépouillé de sa principale utilité. Ce doit être aussi le développement des rapports du sol de l'Egypte avec les anciens peuples qui l'ont habité, l'ont couvert de leurs monuments, qui, dans les temps les plus reculés, l'ont creusé, traversé, modifié, par leurs travaux dont les vestiges existent encore ; de ses rapports avec certains faits de l'histoire, avec les relations des anciens voyageurs, qui par-là, se trouvant quelquefois éclaircies, deviendront plus curieuses. Alors bien des questions abordées sans succès jusqu'ici pourront être résolues".
Rozière a fait partie des équipes qui ont exploré la Haute Egypte. Comme ses compagnons, il a certainement été frappé par la beauté et la grandeur des vestiges rencontrés, mais il s'attache plus particulièrement à l'étude des matériaux. Il s'en excuse presque avant de commencer une description minutieuse des roches :
"ces considérations pourront peut-être justifier les détails minutieux où nous entrons, en décrivant les matières employées par les Egyptiens. Tout arides qu'ils sont, on les pardonnera dans un sujet qui a des rapports aussi intimes avec ce qui nous reste de plus curieux de l'Antiquité".
L'un des apports importants de Rozière à la connaissance de la minéralogie de l'Egypte, telle qu'on pouvait la concevoir à la fin du XVIIIème siècle est l'utilisation de l'image. Partant du principe que plus une description est détaillée, plus elle sera difficile à saisir pour un lecteur qui n'aurait pas vu la roche décrite auparavant, qu'il faudrait donc "former des collections de roches qui soient exactement conformes entre elles, de les accompagner d'indications précises, ... mais ce moyen, excellent en soi, n'est pas d'une exécution facile ; on sent qu'il n'est pas généralement praticable : c 'est pour y suppléer que nous avons fait graver la collection des roches d'Egypte ".
Dans l'esprit de Rozière, le dessin et la couleur sont aussi importants que la description littérale, mais le tout doit être de grande qualité. Il remarque que des gravures d'animaux ou de plantes peuvent plaire davantage à l'oeil par leur forme, mais il assure, sans modestie, mais avec raison étant donnée la qualité des gravures de minéralogie que "l'exécution de cet ouvrage, eu égard aux difficultés qu'il présentait, n'est pas inférieur à ce qui a été exécuté jusqu'ici avec le plus de précision dans toute autre partie de l'histoire naturelle".
Ce ne fut pas un succès commercial, malgré la version réduite, plus maniable et moins coûteuse qu'en a donné l'éditeur Pancouke en 1829, elle n'eut pas le succès d'estime et de curiosité qu'eut la relation très personnelle de l'expédition faite par Vivant-Denon en 1802, mais elle est la référence incontournable pour toute étude sérieuse sur l'Egypte de la fin du XVIIIème siècle et sur une approche scientifique de l'antiquité. Elle a beaucoup contribué à transformer l'égyptomanie européenne en égyptologie.
Les savants de l'expédition ont tout de suite pensé que cette trouvaille était capitale pour parvenir au déchiffrement des hiéroglyphes. La compétition à laquelle se livraient Français et Anglais pour lire les hiéroglyphes explique peut-être en partie les exigences exprimées par les Anglais en 1801 : ils acceptent de laisser partir les savants, à condition que ceux-ci abandonnent toutes leurs notes et trouvailles.
Grâce à l'énergie de Geoffroy Saint-Hilaire, les notes furent laissées aux savants, mais les objets lourds furent abandonnés aux mains des Anglais.il faut attendre les travaux de Jean-François Champollion (1790-1832), trop jeune pour avoir participé à l'expédition, pour que les hiéroglyphes commencent à être déchiffrés. Le 17 septembre 1822, Champollion fait une communication à l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres, rapidement publiée sous le titre : "Lettre à Monsieur Darcier relative à l'alphabet des hiéroglyphes phonétiques" et qui sera suivie en 1824 de l'ouvrage intitulé : "Précis du système hiéroglyphique".
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