Francine MASSON, conservateur général des bibliothèques, dirige de 1995 jusqu'à décembre 2007 la bibliothèque centrale de l'Ecole des Mines de Paris, après avoir dirigé pendant 9 ans la Bibliothèque de l'Ecole polytechnique. Elle a succédé à Jacqueline LEROY à l'Ecole des Mines. Elle a publié plusieurs articles sur les questions de supports électroniques et d'informatisation.
Historienne de formation, elle a commencé sa carrière de bibliothécaire à la direction de la bibliothèque municipale classée de Moulins (Allier), puis elle a créé la bibliothèque départementale de la Haute-Loire. Elle a ensuite travaillé à la Direction du Livre du ministère de la Culture, où elle s'occupait de l'informatisation des bibliothèques.
Nous reproduisons ci-après les discours et l'article de Mme MASSON publiés par SABIX, Bulletin de la Société des Amis de la Bibliothèque de l'Ecole polytechnique, décembre 1995, no 14.
La tradition qui nous réunit aujourd'hui traduit le besoin de toute institution de marquer les temps forts de son existence, de revenir sur le chemin parcouru, d'éclairer celui qu'il faut suivre. Nous sommes rassemblés ce jour parce que Francine Masson, récemment nommée directeur de la bibliothèque de l'École des Mines de Paris, nous quitte.
On peut voir dans le départ d'un conservateur et la nomination d'un autre à la tête de la Bibliothèque de l'Ecole une simple péripétie administrative assurant la pérennité d'une fonction. Nous sommes tous ici convaincus que cette façon de voir est un peu courte : nous savons ce que l'Ecole doit à Francine Masson.
Fin 1985 Andrée Carpentier, conservateur en chef des bibliothèques, est nommée responsable de la Bibliothèque Universitaire de Droit de Cujas, après avoir dirigé pendant quatre ans la Bibliothèque de l'Ecole polytechnique où elle a accompli un travail remarquable. Je profite de cette occasion pour lui rendre hommage: ses qualités d'organisation lui avaient permis d'apporter un réel professionnalisme qui, il faut l'avouer, avait parfois manqué à l'Ecole avant qu'elle ne s'installe sur le plateau de Palaiseau.
J'étais, depuis 1984, directeur de l'enseignement et de la recherche et je commençais à mieux connaître la bibliothèque, ses forces, ses faiblesses, les enjeux qu'elle représentait. Pour remplacer Andrée Carpentier, j'ai été aidé par un homme de talent et aussi un homme de coeur qui était, au Ministère de l'Education, directeur des bibliothèques, des musées et de l'information scientifique et technique, j'ai nommé Denis Varloot. Je l'avais connu et apprécié au cours de ma vie antérieure aux Télécommunications. Il y avait dirigé le service du personnel et partageait avec moi cette idée que la vraie ressource d'une institution ce sont les hommes et les femmes qui la constituent. Et que, par conséquent, rien n'est plus important que de rechercher constamment, à travers eux, l'excellence, c'est à dire de trouver le meilleur pour chaque poste. C'est ainsi que Francine est entrée à l'Ecole polytechnique, début 1986.
Ce qu'elle a accompli en un peu moins de dix ans est trop considérable et trop varié pour que je puisse en rendre compte de façon un peu exhaustive. Je me bornerai à citer les principales réalisations qui ont marqué son passage.
Le temps me manque pour citer tout ce que l'Ecole lui doit. Je voudrais cependant souligner l'esprit dans lequel elle a oeuvré ici. La meilleure façon de caractériser cet esprit c'est, sans doute, de voir entre elle et l'Ecole une relation d'amour. Je sais que très vite elle a aimé l'Ecole, ses petits et ses grands côtés et que celle-ci très vite le lui a bien rendu.
A l'époque la bibliothèque était sous la responsabilité directe du directeur de l'enseignement et de la recherche et Francine était donc l'un de mes collaborateurs les plus directs. Je crois pouvoir dire que nous nous sommes accordés en tout et qu'il y eut rapidement entre nous une grande confiance mutuelle.
Au cours de son histoire l'Ecole a su, la plupart du temps, attirer les talents du pays : élèves, enseignants, cadres civils et militaires. Ce que représente Polytechnique pour la France depuis deux cents ans explique cette capacité. Mais il serait faux de croire que ce soit là une donnée éternelle, un invariant de l'Histoire. Sans la farouche volonté de l'excellence cette permanence n'est pas assurée. Et dans le long terme c'est l'accumulation de microdécisions qui vont toutes, ou à peu près dans le même sens qui assure l'avenir. Une institution, si prestigieuse soit elle, qui croit pouvoir courir sur son erre quelque temps, perd très vite son rang. Les civilisations sont mortelles, Paul Valéry nous avait prévenu. Les grandes écoles françaises aussi !
Et cette nécessité d'une haute ambition va devenir d'autant plus évidente que l'Ecole a annoncé qu'elle sortait de l'Hexagone pour affronter le grand large. Le 100 m qu'il faut courir ne sera plus désormais une épreuve entre Gaulois mais une course internationale où il faut ambitionner un podium et, à défaut, une place en finale olympique. En revanche le succès, dès lors qu'il est acquis sur la scène internationale, a de ce fait une valeur indiscutable.
Ce que Francine Masson a apporté durant plus de neuf ans passés à Palaiseau est un bon exemple de cette excellence qu'il faut sans cesse rechercher. Là encore je soulignerai l'esprit qui a animé son action : en entrant à l'X, Francine s'est pleinement intégrée à l'institution et l'a servie. Je vois là un exemple de ce que doit être le "service" public. Le propre des institutions prestigieuses est de susciter des attachements profonds, des dévouements admirables. Mais le paradoxe est qu'au même moment surgit le risque que ceux qui ont mission à la servir, en fait se servent d'elle. Plaise à Dieu que ce danger ne menace pas notre École.
Pour conclure je profite de cette circonstance, ma chère Francine, pour vous remercier, au nom de l'Ecole , au nom de la SABIX, au nom de toute la communauté polytechnicienne et en mon nom personnel, pour tout ce que vous avez fait, ici à Palaiseau, durant ces presque dix années.
Mais mon discours serait boiteux si, maintenant je ne me tournais pas vers vous, Madame de Fuentes : vous avez été nommée le 1er septembre 1995 directeur de la bibliothèque de l'Ecole polytechnique. Permettez moi d'abord de vous féliciter. L'éloge que je viens de faire de votre prédécesseur, traduisant, je crois, le sentiment de tous ne doit pas être de nature à vous décourager, bien au contraire. Vos mérites qui sont connus et votre compétence, notamment dans l'emploi des nouvelles technologies et dans la connaissance des problèmes de la recherche, vous seront des atouts précieux. C'est donc pour moi un très grand plaisir de vous souhaiter la bienvenue à l'Ecole polytechnique ainsi qu'une réussite pleine et entière.
Quelques réflexions en forme de bilan
La bibliothèque a une longue histoire, aussi longue que celle de l'Ecole. Depuis sa création, elle a connu beaucoup de bibliothécaires, certains flamboyants, comme Peyrard, à qui la SABIX a consacré un numéro de son bulletin, certains érudits, comme Fourcy qui nous a laissé la première et irremplaçable histoire de l'Ecole, certains organisateurs, comme de Rochas qui a mis en application les préceptes de la bibliothéconomie moderne à la fin du siècle dernier. Toutefois, malgré la qualité et le dévouement de nombre des bibliothécaires de l'Ecole, il n'y a guère plus de 25 ans que les responsables de la bibliothèque de l'Ecole sont des professionnels, conservateurs d'Etat. Jacqueline Feuillebois fut la première femme, et le premier conservateur extérieur, nommée à la tête de la bibliothèque en 1978. Andrée Carpentier, qui a porté la SABIX sur les fonts baptismaux, lui a succédé en 1982 et j'ai remplacé Andrée Carpentier en 1986. Mon successeur, Madeleine de Fuentes, toujours un conservateur et encore une femme, est arrivée en septembre 1995. Je suis donc insérée dans une longue lignée de bibliothécaires et dans une série plus courte de conservateurs, ayant comme mes prédécesseurs le souci de l'accroissement des collections, de leur conservation, de leur communication et surtout de leur adaptation aux besoins d'enseignement et de recherche de l'Ecole.
Le transfert à Palaiseau a permis le développement actuel des laboratoires de recherche. Il est évident que ce développement a eu un impact très fort sur la bibliothèque. En effet, il a fallu dépasser le niveau nécessaire aux élèves et à leurs enseignants pour atteindre, ou du moins viser, le niveau de la recherche. Le traditionnel encyclopédisme de la bibliothèque, de tout un peu sur tout, qui reste indispensable pour la formation des élèves, doit maintenant cohabiter avec les besoins beaucoup plus spécialisés des chercheurs, nécessitant un recours massif aux publications étrangères et aux ressources extérieures. La bibliothèque doit maintenir un équilibre toujours fragile entre ses divers publics, entre ses collections existantes et les besoins nouveaux, entre le service général au plus grand nombre et le service spécialisé à quelques uns.
L'une des caractéristiques majeures de l'histoire des bibliothèques, ces dix dernières années, est le profond changement lié à l'explosion quantitative de la documentation et à l'apparition des nouvelles technologies de l'information : outils de gestion informatiques, supports nouveaux de l'information, utilisation des réseaux... La bibliothèque de l'Ecole polytechnique ne pouvait rester en dehors de ce mouvement. Depuis une quinzaine d'années, les lecteurs ont à leur disposition avec les livres et les périodiques des cassettes audio et vidéo, les chercheurs de l'Ecole ont pris l'habitude de consulter à la bibliothèque les bases de données en ligne et depuis un peu plus de trois ans, tous peuvent consulter les CD ROM acquis par la bibliothèque. Dans quelques temps, il sera possible de feuilleter à la bibliothèque, par le réseau Internet, non seulement les catalogues des grandes bibliothèques françaises et étrangères, mais aussi des périodiques ou des textes inédits... Cet effort de modernisation n'a jamais été simple, car il nécessite des moyens importants, donc des choix de priorité. De plus, il n'est jamais terminé et le chantier que j'ai trouvé ouvert le reste largement après mon départ.
Pendant mes presque dix ans à la tête de la bibliothèque de l'Ecole polytechnique, j'ai donc essayé, avec l'aide de tout le personnel de la bibliothèque, d'assumer les missions normales dans une bibliothèque d'étude et de recherche. Seulement voilà, la bibliothèque de l'Ecole n'est pas seulement une bibliothèque d'étude et de recherche, elle a de prestigieuses collections anciennes liées à son histoire, elle est aussi responsable des archives et gestionnaire du patrimoine de l'Ecole. C'est du reste pour l'aider dans sa mission patrimoniale que la SABIX a été créée en 1986, afin de permettre l'accroissement et la mise en valeur des fonds anciens, sans peser sur les budgets de fonctionnement affectés en totalité à la documentation contemporaine et à son exploitation. L'installation dans les locaux de la bibliothèque d'un atelier de restauration a permis à la SABIX d'orienter ses actions davantage vers les acquisitions de fonds. C'est ainsi que la bibliothèque s'est enrichie ces dernières années d'un fonds Barré de Saint-Venant, d'un fonds Gay-Lussac, d'un fonds Prieur de la Côte d'Or, d'un fonds Danzin et de la dation Sauvy, sans compter les documents plus épars, historiques, anecdotiques ou économiques provenant de familles polytechniciennes. Un fonds Leprince-Ringuet est en préparation. Globalement, les acquisitions faites par l'intermédiaire de la SABIX se sont centrées sur l'histoire de l'Ecole, mais aussi sur l'activité scientifique ou économique d'anciens élèves. Désormais, la bibliothèque offre donc un ensemble de documents et d'objets cohérent, permettant des études sur l'histoire des scientifiques polytechniciens et sur l'histoire des sciences et de leur enseignement à l'Ecole polytechnique. Malheureusement les fonds ainsi constitués ne sont pas très utilisés, car l'Ecole n'a pas vraiment développé d'études en histoire des sciences. Si cette discipline prenait sa place dans les équipes d'enseignement et de recherche, la bibliothèque aidée de la SABIX devra continuer son travail de collecte et de mise à disposition de fonds. Par contre, si rien ne se fait dans ce domaine, il conviendra de revoir la politique de développement des fonds d'archives. Rien ne sert d'accumuler s'il n'y a pas d'exploitation scientifique à la clef. La bibliothèque, même aidée par la SABIX, ne peut à elle seule déterminer une politique prenant en compte l'histoire des sciences si l'Ecole ne peut s'y intéresser.
Parallèlement à la constitution de fonds d'archives, la bibliothèque a travaillé à la mise en valeur des objets scientifiques anciens de ses collections. La direction générale de l'Ecole a financé des restaurations en 1986 et 1987, ce qui a permis la présentation d'objets, sélectionnés il est vrai autant pour leur aspect esthétique que pour leur importance scientifique. Là encore, manque une réelle volonté d'exploitation scientifique des collections. C'est d'autant plus regrettable que la bibliothèque a réalisé à partir des photographies de ces objets un musée virtuel accessible depuis quelques mois sur le serveur Internet de l'Ecole. De nombreuses possibilités existent : travail sur les appareilleurs, intégration d'images en trois dimensions, édition de CD ROM..., mais tout cela nécessite une étroite collaboration entre la bibliothèque, la SABIX et l'Ecole.
Il serait tout à fait dommage que la bibliothèque de l'Ecole soit cantonnée dans un rôle de gardienne de l'histoire - image un peu liée au bicentenaire et à l'énorme travail réalisé à cette occasion par l'ensemble du personnel - et de fournisseur de documents à la demande. Elle doit faire partie intégrante de la vie de l'Ecole, dans ses aspects traditionnels certes, mais aussi dans ce que l'enseignement et la recherche ont de plus novateur. Je souhaite que dans les années qui viennent, la bibliothèque soit un partenaire actif, consulté et concerné par tous les développements et transformations de l'activité de l'Ecole, mais aussi en contrepartie, que l'Ecole tienne compte des richesses patrimoniales scientifiques de la bibliothèque dans la définition de sa politique d'enseignement et de recherche.
Sabix, no 14, décembre 1995.
Ecole militaire depuis 1804, l'Ecole a eu le souci de conserver l'enregistrement de l'inscription de ses élèves et quel meilleur moyen de conserver ces enregistrements que de les constituer en gros registres foliotés, évitant ainsi la perte toujours possible de feuillets volants. C'est ainsi que tous les élèves ayant réussi le concours d'entrée à l'Ecole et ayant été inscrits depuis 1794 figurent sur ces 105 gros volumes dits "registres matricules".
Les archives n'ont pas gardé les documents des premières inscriptions. Faut-il attribuer à la militarisation de l'Ecole le souci d'avoir un formulaire d'inscription uniforme d'une année sur l'autre, avec le même type d'informations demandées, et une conservation des informations pour savoir qui pouvait se réclamer du titre d'ancien élève? Les registres des Conseils sont muets sur ce point et ne donnent pas d'indication sur la date de création du premier registre, ni sur le type d'informations recueillies. Le premier registre, qui couvre les années 1794 à 1802, porte en exergue l'avis suivant :
"Le registre matricule des élèves parait n'avoir commencé que vers le 15 nivôse an 5 (Janvier 1797). On y comprit tous les élèves faisant alors partie de l'Ecole, on ne sait quelle est la règle adoptée pour leur enregistrement. On y voit figurer, sans égard pour l'ordre du concours, les élèves admis dans les années 3, 4 et 5 de la République (1794, 1795 et 1796). Ce n'est qu'à compter du concours de l'an 6 (1797) que les élèves ont été inscrits par concours, et cet ordre a été suivi depuis cette époque.
Pour remplir la lacune résultant de ce qu'un grand nombre d'élèves avait déjà cessé de faire partie de l'Ecole en pluviôse an 5, on plaça en tête du registre un contrôle par ordre alphabétique de ces élèves, avec indication des époques d'entrée et de sortie, suivi d'une table par ordre alphabétique. Cette disposition laissant toutefois à désirer, attendu qu'il était difficile dans ce mélange de tous les élèves, de retrouver les premières listes qui avaient formé le noyau de l'Ecole, on donna le nom de registre matricule N° 1 (ou tome 1er) à un registre existant qui contenait les listes des élèves admis en 1794, au nombre de 396 ; les élèves portés sur ce registre reçurent un n° matricule de 1 à 396 dans l'ordre de l'enregistrement, pour les autres indications on renvoya à la page du tome 2, sur laquelle se trouvaient reportés les dits élèves, soit dans le contrôle ci-dessus mentionné des élèves qui ne faisaient plus partie de l'Ecole en pluviôse an 5, soit dans le corps du registre. Le numéro matricule des élèves admis en 1794 a été reporté à l'article de chacun dans le tome 2 ; on a placé aussi en tête de ce tome, les deux listes, par ordre alphabétique, des élèves admis à la suite des concours des années 4 et 5 (1795 et 1796) avec un numéro d'ordre matriculaire, assigné dans le même ordre à chacun, ce qui explique les interruptions de numéros, que l'on remarque dans le corps du registre jusqu'au moment où les élèves admis au concours de l'an 6 (1797) ont été enregistrés. A dater de ce moment, les numéros d'immatriculation ont suivi l'ordre dans lequel se sont présentés, pour se faire inscrire, les élèves admis." |
Ce premier registre est donc une reconstitution a posteriori, difficile à dater, peut-être réalisée vers 1810. En effet, même si l'inscription répond à une meilleure organisation à partir de 1797, le premier registre qui couvre les années 1794 à 1802, a été réalisé sur le même type de registre qui sera utilisé tout au long du XIXème siècle, et qui porte en titre courant :
"Concours 18..". En effet, de 1794 à 1899, les registres se présentent de la même façon, regroupant plusieurs promotions, avec un formulaire immuable. A partir de 1899, les registres sont annuels, offrant pour chaque élève une page recto-verso. Depuis 1986, l'inscription des élèves est informatisée, mais il existe toujours une sortie papier, reliée en registre, pour continuer la série...
Le premier registre , 1794-1802, n'est pas très significatif de ce qu'on trouvera dans les registres suivants. Dès la promotion 1797, on trouve des informations sur le lieu de naissance et parfois la profession du père, mais il faut attendre la promotion 1810 pour avoir des informations d'état-civil complètes : nom, prénom, lieu et date de naissance, prénom du père, nom et prénom de la mère, profession et adresse des parents. On trouve jusqu'en 1803 l'adresse personnelle des élèves : il ne faut pas oublier que les élèves étaient alors externes. A cela s'ajoute peu à peu et en fonction de l'évolution de l'Ecole, les indications de bourse, d'attribution de trousseau et des informations sur la scolarité, lieu du concours, classement d'entrée, classement de passage, classement de sortie, classement dans le corps de sortie.
Les registres matricules, de façon très indirecte, mais tout à fait évidente traduisent aussi les troubles des temps. Les périodes de guerre qui désorganisent la belle ordonnance du concours, mobilisent les élèves en cours de scolarité ou modifient leur nationalité sont identifiées dans les registres par des chevauchements de promotions, des surcharges, des listes complémentaires... L'Ecole n'oublie jamais que ses élèves sont militaires, et, au même titre que les classements, sont notés dans le registre la situation militaire de chacun, la durée des engagements et, le cas échéant, les états de service et les faits d'armes.
L'une des rubriques constantes est la description physique, qui apparaît dès 1797 et qui sera abandonnée, certainement au profit d'une photographie qui ne figure pas dans le registre, en 1971. On indique donc, jusqu'en 1971, la taille, la couleur des yeux et des cheveux, la forme du visage, du menton et de la bouche et les marques physiques particulières. La lecture des registres, fiche matricule par fiche matricule est à la fois fastidieuse et cocasse. On découvre au hasard un élève aux yeux rouges, quelques nez en pied de marmite, quelques touchants mentons à fossettes, pour un nombre considérable de fronts moyens, de mentons moyens et de bouches moyennes. Le sens de l'observation des employés chargés de décrire les élèves était rarement très aigu et il est bien difficile de se faire une idée de leur aspect physique à partir du registre matricule.
En fait, la richesse de l'information qu'on peut tirer des registres matricules tient essentiellement au traitement statistique qui peut être fait. Par exemple, il est tout à fait possible de voir quand disparaissent à peu près totalement, dans les signes physiques, l'indication de marques de petite vérole. Très fréquentes pour les premières promotions, elles disparaissent presque totalement pour les promotions postérieures à 1820. Cette disparition s'explique plus sûrement par la diffusion de la vaccination antivariolique que par un manque d'attention des employés de l'Ecole.
La masse des informations disponibles, près de 41 000 sur 200 ans, leur structuration régulière incitent donc fortement à envisager des traitements statistiques systématiques.
A priori, ne sont inscrits dans les registres que les élèves ayant réussi le concours et étant admis à l'Ecole. C'est ainsi que figurent dans les registres des élèves ayant commencé leur scolarité, mais ne l'ayant pas terminée pour des raisons diverses : insuffisance scolaire, renvoi, maladie, décès, abandon en cours de scolarité... Les registres indiquent toujours de façon laconique la raison pour laquelle un élève n'a pas été jusqu'au bout de ses études. On constate donc des différences parfois importantes entre les listes d'élèves par promotion tirées des registres matricules et les listes d'anciens élèves gérées par l'association des anciens élèves. A priori, l'association des anciens élèves établit les listes de ceux qui ont terminé leurs études et qui ont donc seuls droit, depuis 1926, au titre d'ancien élève de l'Ecole polytechnique, seul titre délivré jusqu'à la création du titre d'ingénieur. Les listes des anciens élèves peuvent donc logiquement être plus courtes que les listes tirées du registre matricule. Mais l'association des anciens élèves a tout à fait le droit de décider que certains élèves qui n'ont pas terminé leur scolarité seront néanmoins considérés comme des anciens élèves. Théoriquement, Auguste Comte, qui a été licencié avec sa promotion en 1816 et qui n'a pas été réintégré, n'a pas droit au titre d'ancien élève, et pourtant, toutes les biographies de Comte lui attribuent cette qualité, et l'Ecole est fière de le compter parmi les siens ! Plus triste est le cas des élèves morts en cours de scolarité. Ils ne devraient pas être considérés comme anciens élèves, mais traditionnellement, ils figurent dans les listes de l'association.
La promotion 1914 a posé un problème particulier. En effet, un certain nombre d'élèves ayant réussi le concours ont été mobilisés avant d'être officiellement inscrits à l'Ecole, Ils sont morts pendant la guerre, ils figurent dans le livre d'or de l'Ecole, qui cite tous les polytechniciens morts pendant la première guerre mondiale, ils sont dans les listes d'anciens élèves établies par l'association et leurs noms sont gravés sur le monument aux morts de l'Ecole, mais ils ne sont pas enregistrés dans le registre matricule.
Un autre problème se pose aussi, celui de l'évolution des noms. En effet, en deux siècles d'existence, certains noms évoluent du fait de l'usage, et l'état-civil officiel a souvent du retard par rapport à cet usage. Or, les informations du registre du matricule sont celles de l'état-civil. De la même façon, le registre ne tient pas compte des changements de noms intervenus après la scolarité, ce qui explique aussi certaines discordances entre les registres et les annuaires des anciens élèves.
Le registre matricule est un document purement administratif, qui a toujours permis à l'Ecole de savoir qui étaient les élèves inscrits. Il peut servir de preuve pour établir d'éventuels droits à pension et retraite, mais l'établissement des listes d'anciens élèves par promotion, regroupant par exemple des redoublants et des élèves étrangers inscrits au registre matricule d'une autre promotion, est du seul fait de l'association des anciens élèves.
Jean-Pierre Georges Alphonse CALLOT (1912-1995, X 1931) Rédacteur en chef de "La jaune et la rouge" de 1977-1989 et auteur de l'"Histoire de l'Ecole Polytechnique" |
En 1982, une équipe réunie par Jean-Pierre Callot, à l'initiative de Jacques Bouttes, avait édité un répertoire général des anciens élèves de l'Ecole polytechnique, énorme travail dans lequel on trouve par ordre alphabétique tous les anciens élèves de l'Ecole, avec pour chacun, l'indication des dates de promotions, de naissance, de décès, le rang d'entrée et de sortie (pour les promotions les plus anciennes), le corps de sortie et, éventuellement, des indications de carrière. Ce répertoire demandait une mise à jour, avec un outil informatique.
Comme on l'a vu plus haut, les registres matricules comportent beaucoup de données personnelles, mais élève par élève, ces données sont succinctes et finalement assez pauvres, sauf pour l'état-civil. Par contre, si on examine non plus par individu, mais par groupe, on peut alors tirer beaucoup plus d'informations de tous ordres : sociologiques, géographiques, physiques... Mais la masse des données à traiter pour créer une information utile est telle qu'aucun traitement manuel n'était envisageable. C'est pourquoi, à l'occasion du bicentenaire, il a paru opportun de créer un outil informatique à partir du registre matricule, mais intégrant aussi des informations prises à d'autres sources, qui permettrait de connaître beaucoup plus finement la communauté des élèves. C'est ainsi qu'est née la base de données du registre matricule, du besoin de traitement statistique des informations contenues dans les registres matricules et du souci de reprendre et de compléter le travail de Jean-Pierre Callot.
La base de données permet tous les traitements statistiques réalisables à la demande des chercheurs, sans limitation d'objet ou de nature, mais c'est aussi et surtout un outil vivant, dans lequel on peut toujours introduire de nouvelles informations, et qui est un répertoire toujours à jour, puisque les nouvelles promotions y sont systématiquement intégrées, et que le suivi des informations déjà saisies est assuré.
La bibliothèque disposait déjà d'un excellent logiciel permettant la création et l'exploitation de notices bibliographiques. Les informaticiens responsables de ce logiciel ont développé, à partir de cette structure connue, un logiciel spécifique. Ils ont élaboré une grille de saisie reprenant le format des registres matricules, ce qui permettait de saisir toutes les informations contenues dans ces registres, élève par élève. Mais les informations étant données en texte libre, il a fallu aussi établir des codes pour permettre des traitements statistiques. Par exemple, les informations sur les bourses ont été codées, de même que les indications d'abandon de scolarité, ou de situation familiale : orphelin de père, de mère ou des deux parents. On compte ainsi 19 codes simples : une lettre ou un chiffre , qui permettent des traitements statistiques globaux, quelle que soit la forme littérale de l'information figurant dans le registre..
Il a semblé aussi très utile de coder les informations sur la profession des parents. Mais il s'agissait d'un système beaucoup plus complexe, nécessitant à la fois le maintien de l'intitulé en texte libre, ne serait-ce que pour conserver le charme de certains métiers : couturière en chambre, ébéniste, négociant en papiers peints ou chimiste de l'administration des douanes, et l'établissement de codes fondés sur les classifications actuelles de l'INSEE et sur une approche historique permettant les regroupements dans le temps. Ce travail de codage a été réalisé par une sociologue.
Comme tout traitement informatique nominatif, la réalisation de la base de données du registre matricule impliquait aussi une demande d'autorisation à la CNÏL (Commission Nationale Informatique et Liberté). La grille de saisie informatique, recopiée de la grille du registre matricule et transmise pour avis à la CNIL a effrayé la commission. Les références au signalement physique et surtout à des "marques apparentes" n'entraient pas dans les informations informatisables... Heureusement, nous avons pu expliquer l'aspect historique de la grille de saisie et l'autorisation de traitement a été donnée.
Il ne restait plus qu'à faire la saisie des 105 registres. Ce fut un travail de romain, mené à bien grâce à un travail d'équipe constant. 16 vacataires, sur 5 postes à plein temps, payés par l'association du bicentenaire, grâce à une subvention de la fondation EDF-GDF ont réalisé le travail de saisie. Il leur a fallu transcrire des textes manuscrits parfois peu lisibles, dans des délais toujours trop courts, recouper avec des informations prises ailleurs que sur le registre matricule et intégrées dans la base de données : registre des concours, répertoire de Callot, informations fournies par Bruno Belhoste pour les dix premières promotions, Irina et Dmitri Gouzevitch pour les polytechniciens ayant travaillé en Russie au XIXème siècle... 6 agents de la bibliothèque ont relu et corrigé tous les enregistrements.
Aujourd'hui, la base compte 46 488 enregistrements pour 42 070 élèves. La différence entre le nombre d'élèves et le nombre d'enregistrements s'explique par les renvois établis pour les noms composés ou pour les élèves ayant changé de nom, lorsque cette information a été reportée sur le registre. Il faut noter que 1587 enregistrements ont aussi donné lieu à l'établissement de notices biographiques plus complètes.
Le travail colossal qui a été réalisé pour la constitution de la base de données du registre matricule permet désormais une offre de service inimaginable auparavant.
Tout d'abord, la saisie informatique va considérablement limiter la consultation des registres originaux. Tous les registres étaient déjà microfilmés, mais la consultation des microfilms est toujours un peu lourde, et l'obtention d'une copie papier à partir d'une microforme nécessite le recours à un appareillage fragile et souvent délicat à régler. Cette lourdeur d'usage de la microforme explique le recours toujours fréquent aux originaux. La facilité de consultation et d'extraction de copie papier de la base de données, directement à partir d'un nom ou d'une promotion simplifie énormément la démarche et supprime la plupart des consultations des originaux. La consultation de la base de données résout donc avec efficacité le conflit permanent entre la conservation et la communication des documents d'archives.
La consultation complète de la base n'est pas ouverte à tous, en raison de l'application de la loi de 1979 sur la communication de données personnelles et de la convention passée avec la CNIL. Une extraction de la base est accessible au même titre que le catalogue de la bibliothèque, mais elle ne donne que les informations nominatives, l'appartenance à une promotion et le corps de sortie. L'accès à la totalité de l'information est réservée aux seuls archivistes et chercheurs autorisés, comme l'est aussi la consultation directe des registres du matricule.
Le traitement informatique de la base a aussi permis de détecter les lignées familiales directes, déjà connues pour la plupart, mais aussi des liens collatéraux, en particulier en recoupant le nom des mères de polytechnicien avec des noms de polytechniciens. Il y a là tout un champ d'étude ouvert...
La base de données a déjà beaucoup servi aussi pour établir à la demande les listes de polytechniciens originaires d'un lieu donné, ville, département ou région. Ce travail, ainsi que toutes les demandes de statistiques opérables sur l'ensemble de la base ou sur des sous-ensembles précisés par les chercheurs sont effectués par les informaticiens de la bibliothèque, à la demande des chercheurs. Cette solution, qui peut paraître contraignante pour les chercheurs, a été retenue pour conserver le maximum de confidentialité aux informations touchant les personnes. Tel quel, le système fonctionne bien. Il a permis par exemple de fournir des statistiques fines sur l'origine socioprofessionnelle des élèves depuis 1950, sans aucun recours direct par le chercheur intéressé aux informations nominatives.
Le bicentenaire a permis la réalisation d'un outil de connaissance de la communauté des élèves de l'Ecole polytechnique, de ses origines à nos jours. Elle est exhaustive, pour les élèves, mais les informations concernant les carrières restent très fragmentaires et partielles, car à l'inverse des informations figurant sur les registres matricules de l'Ecole, qui correspondent à une action administrative précise, les informations de carrière ou même de décès sont relevées sur les annuaires des anciens élèves, qui ne possèdent que les informations qu'on a bien voulu leur fournir.
L'annuaire des anciens élèves, lié au premier centenaire avait apporté un premier outil de connaissance de la communauté polytechnicienne. Cet annuaire a évolué et s'est considérablement enrichi depuis ses premières versions. La base de données du registre matricule offre, avec l'apport de l'informatique, un nouvel outil de connaissance permettant une approche exhaustive du corpus de tous les élèves entrés à l'Ecole.
Annuaires et base de données sont bien deux instruments complémentaires au service de la connaissance d'une communauté. Ils offrent à cette communauté un regard sur elle-même, mais ils sont aussi un moyen d'études et de recherche pour l'extérieur et dépassent ainsi l'ethnocentrisme qu'on a souvent reproché aux polytechniciens. "Connais-toi toi même", a dit le philosophe grec, on peut ajouter à cela : "Fais-toi connaître". Les outils de cette connaissance sont maintenant disponibles.
Voir aussi :
Un catalogue, lorsqu'il est organisé, est la représentation structurée d'un système. Si on interroge le fameux catalogue de Leporello dans le Don Giovanni de Mozart, on observe que les femmes conquises par Don Juan sont classées par nationalité et que leurs caractéristiques physiques sont sans importance. Leporello aurait pu les classer en blondes, brunes, grandes, petites, jeunes ou vieilles et les sous-classer par nationalités. Mais pour Don Juan, ces subtilités n'ont pas lieu d'être, le seul fait d'être femme suffit à attirer son attention et son valet précise : « Purche porti la gonnella Voi sapete quel che fa. »
Le catalogue de Leporello correspond donc bien à la représentation féminine qu'a Don Juan. Tout au plus nous renseigne-t-il accessoirement sur les voyages de son maître, dont les conquêtes féminines se déroulent, outre l'Espagne, en France, en Allemagne, en Italie et en Turquie. Les catalogues des bibliothèques de l'École polytechnique et de l'École des mines ont moins de charme que celui de Leporello, mais ils sont eux aussi riches d'enseignement sur les établissements qui les ont constitués.
En 1795, lorsque les bibliothécaires de l'École polytechnique et de l'École des mines dressent les premières listes des ouvrages figurant dans leurs bibliothèques respectives, les systèmes de classification adoptés sont aussi représentatifs de leur vision de la mission d'enseignement de chaque établissement et de la connaissance à transmettre. L'École des mines a été créée en 1783, mais aucun document ne permet de connaître la composition de la bibliothèque d'origine. Elle a été réorganisée en 1794 par la Convention, qui fonde la même année l'École centrale des travaux publics, qui deviendra l'École polytechnique en 1795. Les deux établissements bénéficient des confiscations révolutionnaires, et les bibliothécaires ont mission d'aller choisir les ouvrages utiles dans les dépôts littéraires. Le choix de Polytechnique est très vaste, car l'École a mission de former des scientifiques qui acquerront ensuite une spécialisation. Les mathématiques ont la première place, mais ne sont oubliées ni la littérature, ni la philosophie. l'inverse, Clouet, le bibliothécaire responsable de l'École des mines, a un mandat beaucoup plus restrictif, et il ne doit prendre que ce qui sera utile à l'enseignement de l'art de la mine : l'astronomie est explicitement exclue ?
Les premières listes dressées, qui ne sont pas encore des catalogues, montrent bien cette disparité. Mais dans les deux cas, elles font apparaître ce qui est la base d'une classification : les classes adoptées permettent le processus de décision d'appartenance d'un document à un ensemble, donc la mesure de l'ensemble et sa relation avec les autres. Toutefois, la décision d'appartenance à une classe donnée n'est pas irrévocable, et les classes elles-mêmes sont évolutives.
À l'École des mines, la première liste commence par les collections (mémoires des académies et grands dictionnaires), puis viennent la minéralogie, la chimie, la physique et les sciences naturelles, regroupées dans une même rubrique, les mathématiques et « arts qui en dépendent », la géographie et les voyages et, pour finir, une toute petite liste de grammaire.
À l'École polytechnique, la première liste dressée par Jacotot le 30 nivôse an III (23 décembre 1794) comporte huit classes, dans l'ordre suivant : mathématiques, académies, physique, chimie, architecture hydraulique et militaire, architecture civile, histoire, voyage. Chaque établissement a hiérarchisé sa liste en fonction de l'importance attachée aux disciplines, et la hiérarchie n'est pas la même, ce qui représente bien la différence qui existe entre eux. L'École polytechnique met les mathématiques en premier et fait une large place à l'architecture, certainement parce qu'elle s'appelle encore «École centrale des travaux publics » lorsque la liste de Jacotot est établie. Pour l'École des mines, la discipline principale est la minéralogie, ce qui n'est pas surprenant. On constate cependant la place importante accordée par les deux écoles aux publications des académies et le rang médiocre de l'histoire, de la géographie et des voyages.
À la suite de la liste de Jacotot, et pour continuer à compléter les collections de l'École polytechnique, il est fait état des disciplines qui devraient avoir une place : l'astronomie, l'art de la guerre, l'artillerie, l'agriculture, le commerce, l'économie politique, les fortifications, la géographie militaire, la marine, la peinture et le dessin, la tactique. Ces nouvelles disciplines se retrouvent dans une liste établie par Peyrard, le 27 germinal an IV (16 avril 1796). Les mathématiques absorbent l'architecture hydraulique et s'augmentent de la construction des appareils. Elles sont suivies par l'astronomie, l'optique, la physique, la chimie et l'histoire naturelle, la peinture et le dessin, l'architecture, l'art de la guerre, l'artillerie, la tactique, la marine, la fortification, la géographie, l'histoire, les voyages, l'agriculture, le commerce, l'économie politique, les arts et métiers, les mémoires et journaux et, pour finir, la philosophie.
Il est évident, à travers cette liste, que la part militaire de la formation donnée à l'École polytechnique se développe très vite, même si l'École ne sera militarisée par Napoléon qu'en 1804. On peut aussi être frappé de l'importance accordée à la peinture et au dessin, qui sont en fait considérés comme des disciplines utilitaires. Neveu, le premier professeur de dessin, explique dans un long article publié dans le premier volume du Journal de l'École polytechnique combien le dessin est utile pour un militaire : un dessin bien fait est beaucoup plus efficace pour déterminer les positions ennemies qu'un long discours explicatif ? L'agriculture fait une apparition remarquée : il y eut dans les débuts de l'École une tentative de cours d'agronomie et de création d'un jardin d'expérimentation. La liste de Peyrard, avec son classement fondé, d'une part, sur la présence des disciplines enseignées à l'École dans la bibliothèque et, d'autre part, sur leur importance relative, est bien le reflet d'un enseignement, lui-même lié à une politique.
En 1840, l'École polytechnique édite un catalogue imprimé qui recense 5676 titres d'ouvrages et 66 titres de périodiques. À la fois catalogue systématique et registre d'inventaire, il comporte 37 classes dans lesquelles sont répartis les ouvrages. À l'intérieur d'une classe, les ouvrages sont ordonnés par numéros d'inventaire, les cotes étant fabriquées à partir des armoires et rayons affectés au rangement par disciplines. L'auteur du catalogue est assez critique sur cette présentation puisqu'il écrit dans l'introduction : « Il résulte de cette disposition toute matérielle une confusion incommode pour les recherches et qui se fait surtout sentir dans les articles Mathématiques et Histoire, les deux plus considérables. » Le volume de catalogue est complété par un volume d'index alphabétique des noms d'auteurs et titres d'anonymes afin de faciliter la recherche.
Ce catalogue est intéressant à plus d'un titre. Matériellement, à la suite de chaque classe figure un nombre variable de pages blanches, comprises dans la pagination générale, destinées à recevoir la description des ouvrages nouveaux. Logiquement, plus la classe est numériquement importante, plus il y a de pages blanches disponibles. La constitution des collections apparaît déterminée dans une lancée qu'il n'est pas prévu de modifier. On voit mal comment intégrer l'émergence d'une nouvelle discipline dans ce système, mais il est vrai que les définitions des classes sont parfois assez « agglutinantes » pour accueillir les ouvrages marginaux. Par exemple, la première classe, celle des mathématiques, englobe la mécanique et la musique, l'astronomie est liée à la gnomonique, l'hydrographie, l'optique et la perspective. On peut regrouper les 37 classes qui composent le catalogue en trois grands groupes. Viennent en premier les sciences exactes, et en premier dans ce premier groupe les mathématiques. Viennent ensuite les sciences appliquées, qui regroupent l'agriculture, la médecine, les beaux-arts (qui conservent depuis l'origine une connotation utilitaire) et les sciences militaires et navales. Un dernier groupe, plus nébuleux, se compose des sciences dites aujourd'hui « humaines », avec l'histoire, la littérature, la philosophie, le droit et l'économie.
On remarque, dans l'organisation des classes et dans l'affectation des ouvrages, une certaine assurance pour les disciplines scientifiques, même si apparaît une curieuse classe intitulée « arts industriels et arts gymnastiques » entre l'architecture civile et les sciences militaires. L'organisation des sciences humaines est plus floue : une classe « antiquités » fait suite à la classe « histoire ancienne et moderne » et la littérature est répartie dans au moins six classes de faible importance. Et puis il y a les inclassables, qui bénéficient de deux classes, « polygraphe » et « divers », dans lesquelles l'affectation est assez fantaisiste, puisque cohabitent dans l'une L'Encyclopédie de Diderot et les Nuits attiques d'Aulu-Gelle et dans l'autre les Mémoires de l'Académie des sciences, inscriptions et belles-lettres, de Troyes avec l'Éloge de la folie, d'Érasme.
Le catalogue de 1840, s'il confirme la place prépondérante des sciences exactes dans l'enseignement de l'École polytechnique, donne aussi une autre information : même dans les disciplines majeures de l'École, les accroissements après 1830 sont rares, et quasi inexistants dans les disciplines littéraires ou philosophiques. La constitution initiale du fonds s'est faite à partir des confiscations révolutionnaires, selon un principe encyclopédique. En 1840, l'aspect encyclopédique s'estompe, la période d'effervescence liée à la création est bien terminée et on assiste à un début de sclérose de l'enseignement. La bibliothèque et son catalogue sont les témoins de cette évolution.
À la fin du XIX e siècle, dans la foulée du développement de la bibliographie, l'École polytechnique, l'École des mines et l'École des ponts et chaussées publient chacune un catalogue imprimé, assez largement diffusé. Ces trois catalogues sont systématiques, complétés par des index des noms d'auteurs. Plus encore que pour les premières listes, on perçoit bien la différence d'approche disciplinaire et d'organisation des connaissances. Certes, on retrouve dans chaque catalogue un regroupement en trois grandes catégories (sciences exactes, sciences appliquées et sciences humaines), mais le développement à l'intérieur d'une classe et l'appartenance d'une classe à une catégorie change d'un catalogue à l'autre.
L'approche de l'École polytechnique reste très orientée sciences exactes, avec une forte dominance des mathématiques. On retrouve évidemment une classe mathématique dans les deux autres écoles, mais à l'École des ponts et chaussées et à l'École des mines, elle englobe l'astronomie, qui est une classe séparée à l'École polytechnique. Dans le premier cas, l'astronomie n'est qu'une extension des mathématiques, dans le second cas, elle donne lieu à un enseignement séparé. Le traitement de l'hydraulique est aussi assez différent d'un établissement à l'autre.
À l'École des ponts et chaussées, l'hydraulique est intégrée dans la mécanique rationnelle, qui fait partie des mathématiques ; à l'École des mines, elle appartient à la classe machine et à l'École polytechnique, elle est répartie entre la mécanique appartenant à la classe mathématique et la mécanique appliquée classée dans les sciences appliquées. Il faut noter que, globalement, les ouvrages signalés sont les mêmes, mais que le processus de classement diffère d'une bibliothèque à l'autre. En fait, les trois établissements se sont trouvés confrontés au même problème des disciplines scientifiques à la fois théoriques, par les principes mathématiques mis en jeu, et très pratiques dans leurs applications. Les méthodes utilisées pour le résoudre sont différentes.
À l'École polytechnique, l'approche théorique est la plus forte, et la plus grande partie des ouvrages sont signalés dans l'ensemble des classes de sciences exactes : mathématiques, physique, chimie. Chaque ouvrage n'est signalé qu'une fois. À l'École des mines, l'approche est plus pratique, et la plus grande partie des ouvrages, y compris les ouvrages très théoriques, se trouvent classés dans les sciences de l'ingénieur, mais on utilise souvent le double signalement et un même ouvrage peut être mis dans deux classes. L'École des ponts et chaussées utilise très souvent le renvoi d'orientation d'une approche théorique vers une approche pratique : la topographie renvoie vers le lever de plan comme la thermodynamique renvoie vers les machines à vapeur.
On trouve dans les trois catalogues un très réel souci de précision dans le classement des disciplines scientifiques, et les comparaisons d'un catalogue à l'autre sont possibles. Mais finalement, ce sont les divergences qui sont plus riches d'enseignement sur la nature des cours dispensés et sur leur insertion dans une politique de formation. Par exemple, si l'École des ponts et chaussées et l'École des mines ont une classe modeste consacrée à tout ce qui est « art militaire », l'École polytechnique a plusieurs classes consacrées aux sciences militaires, sous des angles divers : tactique, histoire, construction, etc. L'École des ponts et chaussées est la seule à posséder des classes sur les voies de communication : routes, canaux, voies de chemin de fer, et l'École des mines se singularise par l'importance des classes de minéralogie, géologie et paléontologie en sciences exactes et des classes de machines et d'industrie en sciences appliquées. Et force est de constater, à travers les catalogues, que l'École polytechnique semble avoir attaché une place importante aux disciplines non scientifiques comme l'histoire, la littérature, la philosophie ou même la théologie, alors que l'École des ponts et chaussées et encore plus l'École des mines ont réduit ces disciplines à la portion congrue : vision d'un honnête homme héritée du XVIII e siècle d'un côté, pragmatisme utilitaire de l'autre ?
Ce qui apparaît à l'étude des trois catalogues, c'est le refus d'une classification stricte préétablie. Les bibliographes des trois écoles se sont peut-être inspirés de la table méthodique de Brunet, mais aussi bien à l'École des mines qu'à l'École des ponts et chaussées, le classement est proposé par une commission de professeurs. L'approche est essentiellement empirique. Dans une classification structurée comme les classifications décimales, une classe ou une sous-classe appartient à une hiérarchie stricte : l'astronomie est un des sous-ensembles des sciences exactes, sur le même plan que les mathématiques. Il est impossible d'en faire, à un moment donné ou dans un contexte particulier, un développement des mathématiques, même si les calculs jouent un rôle déterminant en astronomie. De la même façon, l'optique est une subdivision de la physique et en aucun cas, elle ne sera rattachée à l'astronomie, même si en astronomie, on utilise beaucoup les lois de l'optique. Les liens entre disciplines, peu ou pas pris en compte dans les classifications décimales, sont déterminants pour les écoles. Le classement adopté n'est pas un classement théorique : il correspond à une approche épistémologique liée aux nécessités de l'organisation des connaissances scientifiques pour en faciliter la transmission.
Les catalogues imprimés de l'École polytechnique, de l'École des ponts et chaussées et de l'École des mines n'ont pas été établis par des bibliothécaires professionnels. Les auteurs connaissaient peut-être les travaux de Jacques Charles Brunet et de Léopold Delisle, mais l'application des préceptes de catalogage et de classement n'était pas leur préoccupation essentielle. Ils étaient surtout très intégrés dans le système d'enseignement des écoles. Leur travail n'avait pas pour but de faire des outils de signalement conformes à une pratique générale mais de fournir aux enseignants et aux élèves de chaque établissement les moyens de trouver les documents dont ils avaient besoin, en fonction de leurs connaissances scientifiques et de leur appréhension des disciplines. Modestement, car l'essentiel de l'information dans ces domaines est donné par l'organisation et le contenu des cours, les catalogues des bibliothèques apportent un éclairage sur l'interaction des disciplines scientifiques et non scientifiques dans la formation des ingénieurs à la fin du XIX e siècle.
Francine Masson lors de son départ à la retraite le 3 novembre 2007. On distingue à gauche Benoît Legait, directeur de l'Ecole des mines de Paris, et à droite Maurice Bernard qui fut le patron de Francine lorsqu'il était directeur général adjoint et directeur des études de l'Ecole polytechnique, et qui fut également président de la SABIX
Photo prise à la bibliothèque de l'Ecole des mines de Paris
Photo R. Mahl
Maurice Bernard (X 1948) fut notamment directeur du CNET (centre de recherches des télécommunications) de 1978 à 1981, professeur de physique à l'Ecole polytechnique puis directeur général adjoint et directeur des études et de la recherche de l'Ecole polytechnique, puis président de la SABIX de 1992 à 1998.
Photo prise à la bibliothèque de l'Ecole des mines de Paris le 3 novembre 2007. On distingue à sa gauche Jacques Levy, ancien directeur de l'Ecole des mines de Paris, président de la Fondation FI3M de l'ENSMP.
Photo R. Mahl
Francine Masson en compagnie d'Emmanuel Grison (X 1937). Cet éminent physicien fut directeur de la métallurgie au CEA, puis directeur du CEN de Saclay au CEA, professeur de physique à l'Ecole polytechnique puis directeur général adjoint et directeur des études et de la recherche de l'Ecole polytechnique jusqu'en 1983, puis il fut le premier président de la SABIX de 1986 à 1992.
Photo prise à la bibliothèque de l'Ecole des mines de Paris le 3 novembre 2007.
Photo R. Mahl
Jacqueline Leroy, conservatrice générale des bibliothèques, dirigea la Bibliothèque centrale de l'Ecole des mines juste avant Francine Masson. Elle avait aupravant créé la Bibliothèque universitaire d'Abidjan, et celle de l'Office universitaire et culturel d'Alger. Elle fut également responsable des bibliothèques universitaires du Ministère de l'Education nationale, et s'occupa de programmes au Centre Georges Pompidou. Après son passage à l'Ecole des mines, elle devint conseiller pour la création de la Bibliotheca Alexandrina.
(C) Photo MINES ParisTech. Photo prise en 2005 dans la grande salle de lecture de la Bibliothèque de MINES ParisTech.