COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (Complément à la séance du 30 novembre 1983)
Emile Argand m'avait invité à une excursion de jeunes qu'il dirigeait dans le Valais du 13 au 19 juillet 1929 entre le Val d'Ilérens et Zermatt. Je m'y rendis avec joie. Parmi les perspectives, il y avait la démonstration par Eugène Wegmann de sa récente thèse sur la Nappe du Saint-Bernard en Val d'Hérens. Pour moi il s'agissait de connaître les matériaux et les structures qui prolongent les Alpes franco-italiennes que j'étais occupé depuis plusieurs années à débrouiller en Haute Tarentaise et Haute Maurienne. Tout particulièrement je souhaitais connaître le "Faisceau vermiculaire de Zermatt" dans l'idée d'y trouver des analogies avec les multiples lames tectoniques énigmatiques de cargneules, marbres, gneiss, intercalées dans les Schistes lustrés de la couverture apparente du Grand Paradis en Maurienne.
Ce qualificatif de "vermiculaire" avait quelque chose d'insolite et de fascinant. Comme on sait, il évoque l'aspect étrangement contourné des coupes d'un faisceau de bancs minces noyés dans les Schistes lustrés et à peu près continu d'Evolène à Zermatt.
Je dis tout de suite que je trouvai dans mon domaine une analogie de ce phénomène dans le ruban triasique du col de l'Iseran et ses replis dans le Pic des Leissières. Mais peut-être l'essentiel était-il de constater, avec la caution du maître, les étonnantes possibilités d'enroulement des grandes structures, et la préservation de la continuité d'assises relativement minces dans un mobilisme poussé à un tel degré.
Je n'ai pas conservé le souvenir des personnes de notre groupe, sauf Walther Staub qui est venu quelques jours. Mais j'étais bien conscient de ma chance d'être dans ces montagnes précisément avec Argand et Wegmann. J'étais imprégné du prestige de la géologie suisse comme tous les géologues alpins de France à l'époque. L'enseignement de Pierre Termier à l'Ecole des Mines, reçu avec enthousiasme peu d'années avant, avait singulièrement exalté pour moi les noms de Maurice Lugeon, Emile Argand, Rudolph Staub, sans oublier bien entendu pour la synthèse des Alpes, l'autrichien Leopold Kober parmi d'autres.
Un souvenir singulier me revient nettement. Nous étions assis à La terrasse d'un petit café à Evolène, ou à Arolla, pour nous reposer un moment au grand soleil, en face des belles montagnes dont les couches dessinaient des involutions que l'on pouvait prolonger par la pensée dans le ciel bleu. Soudain la voix du maître s'élève : "Retracer le jeu des mouvements qui réalisent le remplissage de l'espace, est une des plus hautes spéculations de l'esprit humain". Lancée à l'inproviste de façon solennelle, cette formule me surprend ; il me faut un bref instant de réflexion, tandis que tous ont déjà acquiescé avec enthousiasme. Je n'ai pas perçu instantanément que la phrase donne un résumé extrêmement synthétique de toute la doctrine argandienne, qui prend en compte, en même temps que les ceintures orogéniques, tout le cadre des zones de plissement jusqu'à l'échelle des continents. La "Tectonique de l'Asie" porte à la fois sur les plis de fond des plateformes et sur les virgations des zones orogéniques ; leur interaction, sans cesse négociée au cours des âges, ne laisse nulle place au vide et permet d'expliquer ce "remplissage de l'espace".
Argand perçut-il mon attitude ? Je saisis une fraction de seconde une sorte d'hésitation au coin de son regard, comme s'il se disait : "Sont-ils sincères, ces jeunes ? Ou se fichent-ils de moi in petto ?" Quant à moi, j'ai la perception instantanée d'une catastrophe possible : est-ce la fissure irréparable, une brouille définitive pour toute ma vie de géologue ? Heureusement il n'en est rien. Il a bien vu la sincérité du regard des disciples. L'excursion se poursuivra. Il aura la patience de tout montrer, de tout discuter, et de dessiner plusieurs fois sur les feuilles de mon carnet de terrain quelques coupes du "Faisceau vermiculaire", et, pour finir, un beau dessin du Cervin, tracé d'une main sûre sans nulle retouche, face à l'incomparable spectacle de la face nord, dessin signé, daté, et dédicacé. Pour pâli et à demi effacé qu'il soit, ce dessin conserve pour moi une valeur inestimable.
Peut-être n'est-il pas inutile de dire quelle était l'interprétation d'Argand telle que nous la voyions alors :
Le Cervin est taillé dans la Nappe de la Dent-Blanche dont le noyau est constitué par la Série de Valpelline supportant stratigraphiquement la Série d'Arolla. La première est généralement de métamorphisme catazonal (kinzigites, gneiss à sillimanite, cipolins, etc.) ; la seconde comprend des gneiss variés avec beaucoup de roches ortho, principalement des prasinites.
Le chapeau du sommet du Cervin (en brun sur le dessin) est fait de roches de la Série de Valpelline et appartient au noyau anticlinal, couché à l'horizontale, de la Nappe de la Dent-Blanche. La grande paroi du Cervin est taillée dans la Série d'Arolla (en rouge sur le dessin) qui est en position inverse et constitue ici le synclinal couché sous-jacent au noyau de la Nappe. De nombreux replis synclinaux de détail à charnières fermées à l'Est (à gauche de la figure) compliquent cette structure de la Série d'Arolla. Les traits de crayon rouge à gauche de la paroi indiquent ce mouvement.
A la base de la figure, des bancs massifs de gabbro, figurés en vert, appartiennent à une grande injection syntectonique de Sima dont plusieurs exemples existent aussi ailleurs dans la Série d'Arolla. Le tout repose sur quelques bancs de Schistes lustrés séparant la Nappe de la Dent-Blanche de la Nappe du Grannd-Saint-Bernard sous-jacente.
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