COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO)
TROISIÈME SÉRIE, t. XXVII, 2013, n° 2 (séance du 13 mars 2013)
Résumé.
La seconde moitié du XXe siècle a été marquée par une vive controverse entre « magmatistes » et « transformistes », puis « solidistes », sur l'origine du granite (« pontiffs » contre « soaks »). L'origine de cette dispute, qui a dépassé le cadre scientifique pour prendre un tour personnel, remonte aux siècles précédents (neptunisme contre plutonisme), mais a surtout été initiée, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, par la redécouverte d'une longue tradition française par les pétrographes anglais. La victoire apparemment définitive des magmatistes au début des années 1960 a jeté un discrédit marqué sur les idées métasomatiques, confinées aux phénomènes de contact et à la métallogénie. Celles-ci ont toutefois refait surface à propos de la genèse des granulites, avec une nouvelle controverse (« vapor-absent melting » ou « fluid-assisted dehydration »), mais cette fois dans un contexte apaisé et scientifiquement positif. Le résultat est un retour actuel des idées métasomatiques, concernant notamment les roches de la croûte continentale profonde et du manteau supérieur, et la remise de la pétrographie sur une voie qu'elle n'aurait jamais dû quitter.
Mots-clés : granite - granulite - magmatisme - métasomatisme - XXe siècle.
Abstract.
The second half of the 20th century has been marked by a famous controversy on the origin of granite (soaks against pontiffs). Its origin goes back to the beginning of modern petrology (neptunism against plutonism), but it has been revived by the discovery of a French tradition by British petrologists at the end of World War II. The apparent total victory of magmatists in the 60's has led to a durable discredit of metasomatic ideas in igneous petrology. These, however, came back, to the front of the scene for rocks of the lower continental crust (granulites) or upper mantle. A new controversy (vapor-absent melting against fluid-assisted dehydration) then did occur, however in a quieter and more scientific context. This controversy is now over, at least for those who consider that both models are more complementary than contradictory. The net result is a marked return of metasomatic ideas, as witnessed by a number of recent books and publications.
Key words: granite - granulite - magmatism - metasomatism - 20th century.
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La première moitié du XXe siècle (en fait, jusqu'au Congrès géologique international de Copenhague, en 1960) a été marquée par une célèbre controverse sur l'origine du granite, restée dans les annales comme le combat entre les « soaks » ( transformistes) et les « pontiffs » (magmatistes) (Young, 2003). Il semblerait qu'il n'y ait pas grand chose à ajouter à ce dernier ouvrage, qui consacre plus d'une centaine de pages à ce sujet et qui, pour un auteur américain, accorde une attention remarquable à la littérature européenne, notamment française, si souvent résumée ou tronquée par les auteurs anglo-saxons. Certaines idées actuelles, qui reviennent curieusement à des notions qui semblaient définitivement disparues, demandent toutefois à ce que l'on se reporte aux origines. Considéré pendant longtemps comme le constituant essentiel des continents, le granite n'a cessé d'être au centre des préoccupations des pétrographes, et l'explosion qui s'est produite à la fin de la Seconde Guerre mondiale, pas plus que la remise en question qui a suivi, ne peuvent se comprendre si l'on ne remonte pas au tout début, c'est-à-dire au débat (déjà une querelle) entre neptunistes et plutonistes.
En 1786, Abraham Gottlob Werner (1749-1817), professeur de minéralogie à la Bergakademie de Freiberg, en Saxe, et, dans la tradition d'Agricola, grand maître à penser de l'art des mines, publie un petit mémoire, une Courte Classification et Description de Roches variées (traduction du titre allemand, Werner, 1787). Il s'agit en fait d'une introduction à un grand traité qui ne verra jamais le jour, Werner poursuivant avant tout la tradition moyenâgeuse de l'enseignement oral d'un maître auprès de quelques disciples. Pour lui, toutes les roches sont formées en milieu aqueux : sédiments ou dépôts superficiels au sein de rivières ou mers de type actuel, les roches que l'on appelle maintenant « cristallines », en premier lieu basalte ou granite, au sein d'un « Urozean », mer chaude et très salée qui aurait existé avant le Déluge. Comme tous ses contemporains, Werner, dont le nom va rester attaché au « neptunisme », était extrêmement marqué par la tradition biblique, qu'il ne pouvait dissocier de ses préoccupations scientifiques.
Huit années plus tard (1794), paraissent à Edinburgh les Observations on granite du médecin écossais James Hutton (1726-1797), qui estime au contraire que le granite résulte de l'action du feu, cristallisé en profondeur à partir d'un magma fondu, comparable à celui qui s'écoule par les orifices volcaniques. Bien que Hutton soit plus âgé que Werner (de plus de vingt ans), cette différence de date fait que sa doctrine, le plutonisme, précisée quelques années plus tard dans son ouvrage majeur (Theory of the Earth, surtout la seconde édition de 1795), apparaît avant tout comme une opposition à la théorie plus ancienne du neptunisme. Il faut dire que les ouvrages de Hutton sont d'une lecture difficile, contrastant avec l'éloquence et l'inspiration de Werner. Il faudra des années pour que leur message soit compris, grâce à son collègue d'Édimbourg John Playfair (1748-1819), puis, principalement, à Charles Lyell (1797-1875), maître à penser de quelques générations de géologues.
Il n'est pas inutile de s'interroger sur les raisons qui ont conduit Hutton à s'intéresser autant au granite, alors que Werner faisait plutôt du basalte la roche-type de son « Urozean ». Mais, dès la découverte du « feu profond » des volcans par Dolomieu et surtout par Leopold von Buch (1774-1853) (alors que Werner pensait que les volcans « brûlants » (actifs) étaient produits par la combustion en profondeur de gisements de houille), le granite avait remplacé le basalte comme roche-clé pour comprendre l'histoire de la Terre. On assiste alors à une opposition marquée, qui durera longtemps, entre les laves effusives et les roches cristallisées en profondeur. Le granite devient l'archétype de la roche primitive, mère de toutes les autres (d'où le nom de « protogine, ou protogyne » - mère ancestrale - donné en 1806 par le naturaliste de Genève Louis Jurine (1751-1819) au « granite talqueux » (on dirait maintenant un orthogneiss) constituant le sommet du mont Blanc) (Keller, 1992). L'idée que la roche du sommet du mont Blanc était la source de toutes les autres avait été pressentie par Horace-Bénédict de Saussure (1740-1799), qui avait remarqué que, lorsque l'on s'approchait d'un sommet que l'on pensait alors le plus élevé au monde, l'âge des roches augmentait en fonction de leur altitude. In d'Aubuisson des Voisins, 1819, Tome II, p. 19 : « M. Jurine a cru devoir distinguer ces granites (ceux du sommet du mont Blanc) des granites originaires, et il leur a donné le nom de protogine (primoevi), les sommités du mont Blanc et de ses satellites lui paraissant pouvoir revendiquer, à juste titre, une priorité de création ». Ces idées ne sont pas unanimement acceptées, mais elles contribuent à faire du granite un constituant majeur, voire unique, des socles cristallins. Les continents correspondent ainsi à une sorte de scorie solidifiée au dessus d'un « feu central », des idées qui auront force de loi tout au long du XIXe siècle et qui, d'après les réactions de visiteurs dans les musées de pétrographie et minéralogie, n'ont certes pas totalement disparu au sein du « grand public ».
À la fin du XVIIIe siècle, Werner fait de Freiberg le centre pétrographique du monde, attirant visiteurs du monde entier. Quelques-uns de ses disciples sont progressivement gagnés par les idées plutonistes : par exemple Leopold von Buch (1774-1823), inventeur de la notion de cratère de soulèvement ; Christian Samuel Weiss (1780-1856), découvreur des granulites en Saxe, et surtout Karl Caesar von Leonhard (1775-1856), grand vulgarisateur, dont les écrits auront une profonde influence sur l'évolution des idées dans les pays de langue germanique. Le cas d'Alexander von Humboldt (1769-1859), qui a vécu pendant quelques années chez Werner et qui se partagera ensuite entre la France et l'Allemagne, est plus ambigu. Il accepte l'origine ignée du basalte, mais reste fidèle par ailleurs à beaucoup de conceptions de son maître. Mais le charisme de Werner est tel que d'autres personnalités ne cesseront jamais de le défendre. C'est le cas notamment de Robert Jameson (1774-1854), professeur titulaire à l'université d'Edimbourg, fondateur dans cette ville de la Wernerian Natural History Society, qui essaie par tous les moyens d'endiguer la progression des idées plutonistes. Les guerres napoléoniennes apporteront un répit momentané à ces querelles académiques. Aspirant au Corps royal d'artillerie en 1789, Jean-François d'Aubuisson de Voisins (1769-1841) avait émigré en 1791 pour s'enrôler dans l'armée de Condé, mais s'était retrouvé « libre de tout engagement politique, isolé et presque sans ressources » (de Boucheporn, 1847) au licenciement de cette armée, quelques années plus tard. Ayant reçu une bonne éducation naturaliste au Collège de Sorèze, il se tourna alors vers la minéralogie et la géologie et « attiré par la réputation du maître célèbre » (de Boucheporn dixit), s'établit en 1797 à Freiberg. Il devint un commensal du maître, traduisant en français plusieurs de ses ouvrages, en contact avec les principaux spécialistes français, mais ne pouvant revenir dans son pays natal en tant qu'ancien émigré. Werner fait en 1802 l'un de ses rares voyages à l'étranger, à Paris où il réside pendant quelques semaines à l'Hôtel de Marigny, « vis à vis la face postérieure du Louvre » (Martinus Van Marum, Oeuvres complètes, Tome II, p. 372 ; Lefevre and De Bruijn, 1976). Il intercède sans nul doute en faveur de d'Aubuisson de Voisins, réintégré l'année suivante à Paris à l'Agence des mines, puis à l'École des mines, lorsque celle-ci se réinstalle à Paris en 1815. Quatre ans plus tard, d'Aubuisson publie le Traité de Géognosie, d'inspiration très wernérienne (d'Aubuisson de Voisins, 1819, seconde édition en 1832). Mais il semble bien que ses convictions personnelles aient été quelque peu ébranlées, puisqu'il abandonne brutalement la poursuite de son ouvrage et, pour une nouvelle édition (1835), fait ajouter un troisième tome auquel il ne participe pas, rédigé par Amédée Burat. Charles Lyell vient de publier les Principles of Geology (1830-1833), ouvrage qui semble sceller la victoire définitive du plutonisme. Mais toute référence biblique est loin d'avoir disparu, surtout au sein du grand public, ainsi que l'indique le succès de La Terre avant le Déluge de Louis Figuier (1819-1894), dont les multiples éditions se succédèrent de 1862 jusqu'à la mort de l'auteur. On peut y voir l'influence lointaine de Werner, qui perdure par ailleurs dans le domaine de la géologie appliquée. Werner était d'abord un praticien ; il considérait lui-même que sa plus grande oeuvre concernait l'étude des filons métalliques, ainsi que l'atteste l'échantillon (plaque polie de granite avec deux filons de quartz entrecroisés) dont il fit don à l'École des mines, probablement au cours de sa visite de 1802 (Fig. 1).
Après 1830, il existe un consensus à peu près général sur l'origine magmatique du granite ; mais, surtout en France, se développent pendant des années des discussions animées sur les mécanismes de formation. Joseph Fournet et Joseph Durocher, dans la lignée de l'école anglaise, qui considère le problème comme réglé, admettent une simple fusion (fusion sèche) d'un magma granitique d'origine encore inconnue, mais parfaitement individualisé. Des critiques viennent (déjà) de Scandinavie (Norvège), qui montrent une transition continue entre gneiss et granite (Balthazar Keilhau, suivi en France par Théodore Virlet d'Aoust) ou soulèvent des problèmes touchant à l'ordre de cristallisation (Theodor Scheerer). Ces discussions incitent la Société géologique de France à organiser plusieurs rencontres traitant de l'origine du granite en 1846 et 1847 (détails et références dans Young, 2003). Dans la dernière de ces rencontres, où l'on retrouve tous les noms mentionnés ci-dessus, on voit pour la première fois apparaître clairement l'idée que le granite peut provenir de la transformation sans fusion de roches préexistantes, par un mécanisme que le grand maître de la géologie parisienne de l'époque, Léonce Élie de Beaumont (1798-1874), avait appelé « épigénie », qui deviendra plus tard le métasomatisme (Élie de Beaumont, 1837). Par un curieux chevauchement sémantique, le nom de « métasomatisme » (ou métasomatose) avait été introduit en 1826 par Karl Friedrich Naumann (1797-1873), mais avec la signification restrictive de changement de composition chimique avec préservation des formes cristallines, ce que nous appelons aujourd'hui épigénie !
Élie de Beaumont avait introduit la notion d'épigénie pour expliquer la transformation de calcaires en gypse ou dolomie et répondre aux critiques émises à l'encontre de son maître, Leopold von Buch. En 1847, un mécanisme comparable est appliqué à toutes les roches, notamment au granite : les « émanations volcaniques et métallifères » issues des profondeurs peuvent transporter des éléments chimiques et transformer des roches préexistantes en roches d'apparence cristalline, notamment granite, sans qu'il soit besoin de passer par un stade de fusion (Élie de Beaumont, 1847). Les idées d'Élie de Beaumont sont testées expérimentalement par Gabriel Daubrée (1814-1896), qui montre que les principaux minéraux du granite (quartz, feldspaths, auxquels il avait ajouté les pyroxènes) peuvent être transportés par de l'eau surchauffée, puis cristalliser à partir des solutions, à des températures bien inférieures à leur point de fusion (Daubrée, 1857). Toutes ces données sont résumées dans un mémoire du collaborateur direct d'Élie de Beaumont, Achille Delesse (1817-1881) (Delesse, 1858), que, en dépit d'outrances et de quelques erreurs manifestes, les transformistes considéreront plus tard comme l'ouvrage fondateur de leur ligne de pensée (Read, 1957).
À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, le débat est donc clairement lancé avec, déjà, des différences fondamentales sur le rôle joué par les fluides. Les divergences ne feront que s'accentuer avec la découverte du nouvel instrument qui révolutionne la minéralogie et la pétrographie, le microscope polarisant. Harry Rosenbusch (1877) ne trouve aucune modification de la composition chimique des roches au contact du granite d'Andlau, dans les Vosges, donc le granite est « sec ». Au contraire, Charles Barrois (1884) et surtout Auguste Michel-Lévy (1893) décrivent d'importants phénomènes de « feldspathisation » au contact des granites de Rostrenen et de Flamanville, produits, sans qu'ils puissent en expliquer le mécanisme, par des « émanations » issues du granite (un héritage direct de la pensée d'Élie de Beaumont). L'origine magmatique du granite est maintenant admise par tous, les différences portant surtout sur le caractère sec ou humide du magma. Grâce au microscope, on en est maintenant à une époque de description systématique, illustrée surtout en Allemagne par Ferdinand Zirkel et Harry Rosenbusch, et par Alfred Lacroix en France. La Première Guerre mondiale marque un coup d'arrêt pour l'expérimentation en Europe, où elle avait pris naissance. Elle se poursuit aux États-Unis, d'abord à Chicago, puis à la Carnegie Institution de Washington, D.C. (Geophysical Laboratory), pour aboutir en 1928 au livre qui deviendra dès lors le guide incontournable de la pensée magmatique (Bowen, 1928) : non seulement le granite est bien une roche magmatique, mais il est le dernier terme d'une série évolutive qui dérive d'une roche initiale, le basalte, par un mécanisme que Bowen appelle la cristallisation fractionnée.
Ayant laissé à d'autres l'expérimentation, les Français mènent un combat d'arrière-garde, insistant notamment sur les caractères morphologiques (grands cristaux de feldspaths recoupant les limites du granite = « dents de cheval ») qui, d'après eux, cadrent mal avec une origine magmatique de la zone de feldspathisation (Michel-Lévy, 1893). Cette feldspathisation est toujours produite par des « émanations », dont la nature n'est en général pas précisée. En 1904, Pierre Termier introduit la notion de « colonnes filtrantes », à partir desquelles les émanations se diffusent en « taches d'huile » (Termier, 1904). Rejoignant (sans le citer) Élie de Beaumont, il apporte alors la première objection majeure à l'origine magmatique du granite : celui-ci peut être non pas la source, mais le produit des « émanations ».
Transition progressive entre gneiss et granite, ce qui était resté jusqu'alors une vision surtout française - bien que, comme il a été dit, les premières observations aient été faites par Baltazar Keilhau en Norvège - va bientôt trouver un renfort inattendu avec la découverte des migmatites en Finlande par Jakob Johannes Sederholm (1863-1934) (Sederholm, 1907), bientôt aidé sur le plan structural par le Suisse Cesar Eugen Wegmann (1896-1982). Il s'agit de mélanges inextricables de gneiss et de granites, à toutes les échelles, dans lesquels s'enracinent les granites massifs ou batholithes, et qui constituent donc leurs roches-mères. Tout en restant fondamentalement magmatiste, Sederholm attribue leur formation à un mystérieux fluide venu des profondeurs, « l'ichor », qui n'est pas sans rappeler les émanations chères aux pétrographes français. La découverte des migmatites, bientôt retrouvées en abondance dans tous les socles cristallins, amorce véritablement la controverse entre magmatistes et transformistes. Un an après la mort de Sederholm, Wegmann publie un article important (Wegmann, 1935), dans lequel il écrit que les migmatites ne font pas transition avec un magma granitique sous-jacent, mais qu'elles sont faites par transformation de roches préexistantes, par diffusion des composants chimiques du granite, à pression et surtout température bien inférieures au point de fusion du magma granitique.
Cette hypothèse purement métasomatique est adoptée avec enthousiasme en Suède (Helge Gotrick Backlund (1878-1958) (pour l'origine des granites Rapakiwi, maintenant considérés comme l'archétype des granites magmatiques, Backlund, 1938), au Royaume-Uni (Doris Reynolds (1899-1945), et surtout en France, avec René Perrin (1893-1966) et Marcel Roubault (1905-1974), dans la longue tradition de pensée initiée un siècle plus tôt par Élie de Beaumont et Auguste Michel-Lévy. Métallurgiste de formation, René Perrin est frappé par les réactions minéralogiques sans fusion se produisant dans le revêtement des hauts-fourneaux. Il fait avec Marcel Roubault l'hypothèse que le granite résulte de réactions par diffusion à l'état solide d'ions ou d'atomes dans la structure cristalline, sans intervention d'une quelconque phase fluide, solutions aqueuses ou magmas (Perrin et Roubault, 1939). Quel que soit le mécanisme, le granite doit donc pour ces auteurs, bientôt qualifiés de « transformistes » ou « solidistes », être classé parmi les roches métamorphiques.
Alors que s'amorcent les prémices de la Seconde Guerre mondiale, les deux camps sont bien individualisés : d'un côté les magmatistes, représentés surtout par les pays de langue allemande (Allemagne, Autriche, Suisse) et les USA, et de l'autre les transformistes, qui deviennent bientôt des « solidistes » (France, Royaume-Uni, Scandinavie). L'histoire se répète et, comme après 1914, la recherche marque un temps d'arrêt en Europe, pour se poursuivre aux États-Unis, qui profitent des avancées techniques, lesquelles se multiplient à cette époque : les magnétomètres pour traquer les sous-marins, qui permettront de mettre en évidence l'expansion des océans, les spectromètres de masse de la recherche nucléaire, d'où découlera la géochimie isotopique, pour ne citer que quelques exemples. De façon assez surprenante, les pétrographes russes, pourtant dépourvus de tout cet arsenal technique, font à cette époque quelques découvertes importantes, qui mettront malheureusement des années à être connues du monde occidental. C'est en effet en pleine guerre que Georg Lemmlein (ou Laemmlein), à Moscou, définit la méthode d'étude des inclusions fluides dans les roches, pendant que Dimitri Sergueievitch Korzhinskii (transcription allemande de l'orthographe russe, la plus utilisée en littérature internationale, alors que les Français écrivent plutôt Korjinski) établissait les principes de base du métasomatisme (Touret, 1984). Deux avancées qui, si elles avaient été connues (ou simplement prises en considération) à l'Ouest, auraient permis de faire l'économie de disputes qui vont durablement entraver les progrès de la pétrographie. Après la guerre, ce qui aurait pu rester une simple discussion scientifique explosa en une controverse d'une âpreté rarement égalée dans les sciences de la Terre, qui en ont pourtant connu beaucoup d'autres. Les transformistes avaient trouvé un orateur de talent en la personne de Herbert Harold Read (1889-1970) qui, parfois à l'irritation de certains, devint une sorte de porte-parole officiel pour le groupe. Professeur à l'Imperial College de Londres, il rédigea pendant les bombardements quelques « méditations », reprises plus tard dans un livre qui résume la pensée des transformistes (Read, 1957). On y trouve surtout la défiance envers l'expérimentation, l'idée que la Terre ne peut être reproduite en laboratoire, et que tout doit venir de l'observation sur le terrain (« the geologist is he who had seen the most rocks »).
Confinés dans leurs laboratoires, les magmatistes sont qualifiés de dogmatistes autoritaires, à l'instar de « Paul Niggli (Zurich) and other pontiffs of crystallization » (Read, 1957, p. 82). En fait, il semble bien que le terme de « pontiffs » (pontifes) ait été suggéré par Cesar Eugen Wegmann, dont l'animosité envers les Niggli père (Paul, 1888-1953, professeur à Zurich) et fils (Ernst, 1917-2001, professeur à Leiden, puis à Berne) était bien connue.
Prenant souvent un tour personnel, la bataille fut surtout menée à l'occasion de grands congrès, qui réunissaient l'essentiel d'une population scientifique beaucoup plus limitée qu'aujourd'hui : en particulier les Congrès géologiques internationaux de Londres (1948) et d'Alger (1952), comportant tous deux une section spéciale sur le problème du granite. Ces deux congrès furent suivis par deux rencontres plus spécialisées, où les mêmes protagonistes se retrouvaient en champ plus clos : Ottawa en 1948 (Gilluly, 1948) et Nancy en 1955 (Collectif, 1955). Alors que le congrès de Londres avait donné une vue relativement équilibrée des deux forces en présence, le congrès d'Alger fut dominé par le camp transformiste. Marcel Roubault, qui avait été l'un des organisateurs du congrès d'Alger et qui se posait dès lors en principal protagoniste des idées solidistes, pensait que le congrès de Nancy devait marquer la victoire définitive de sa doctrine. Mais, emportés par leur enthousiasme, les solidistes se hasardèrent à des conclusions hâtives (géométrie des « enclaves déplacées » dans le granite, transformation métasomatique de dolomies crétacées en lherzolites), qui ne résistèrent pas à la critique. Surtout, le principal collaborateur de Bowen, Orville Frank Tuttle (1916-1983), invité au congrès pour une communication anodine, fit à la fin de la rencontre un exposé supplémentaire, donnant pour la première fois les résultats de travaux expérimentaux sur le « système du granite » (quartz-albite-orthose). Ces travaux, entrepris une dizaine d'années plus tôt (à la suite du congrès d'Ottawa en 1948), montrent sans ambiguïté que la composition moyenne du granite correspond à l'eutectique, donc au point de fusion finale du système granitique. L'article de fond parut trois années plus tard (Tuttle et Bowen, 1958) et scella la victoire définitive du camp magmatiste. À l'exception de quelques irréductibles, qui menèrent une bataille d'arrière-garde pendant une dizaine d'années, plus personne ne devait mettre en doute l'origine magmatique du granite. Après un intermède dont on aurait pu faire l'économie en prenant en compte quelques éléments décisifs, par exemple la présence habituelle dans les quartz granitiques de « reliquats magmatiques » (ex-inclusions vitreuses), parfaitement identifiés et décrits lors de l'une des premières observations de lames minces au microscope (Sorby, 1858), on retrouve ainsi la plupart des idées qui avaient cours à la fin du XIXe siècle.
Les sciences de la Terre font leur grande mutation au début des années 1960, pour la pétrologie, au moins à cause des nouvelles théories mobilistes (tectonique des plaques) que de l'avènement des grands instruments analytiques modernes (microsondes électroniques, puis ioniques, spectromètres de masse, etc.). L'observation morphologique, notamment au microscope polarisant, garde son importance, mais elle est surtout utilisée pour définir des domaines limités de minéraux en équilibre, dont on interprète les compositions chimiques en termes de pression, température et temps, à grand renfort d'analyse thermodynamique et d'expérimentation. Les lois du métasomatisme, basées sur la notion de potentiel chimique, ont été codifiées par Korzhinskii, avec une distinction majeure entre métasomatisme de percolation, le seul pouvant intervenir pour des phénomènes d'extension géologique (échelle hecto- à kilométrique), et métasomatisme de diffusion, dont les dimensions, même aux plus hautes pressions et températures d'intérêt géologique, ne peuvent excéder quelques centimètres. Il est un peu ironique de penser qu'une esquisse de ces idées avait été présentée au monde occidental au Congrès géologique de Londres en 1948. Mais, trop sommaires, exposées par un auteur dont l'expression orale était difficile à suivre, ces idées n'avaient suscité que peu d'intérêt. Il faudra attendre les traductions en allemand, français ou surtout anglais (Korzhinskii, 1959, 1968) pour qu'elles touchent un large public. Mais elles restent souvent mal comprises, discutées pendant des années (Hofmann, 1973 ; Guy, 1993). En fait, la défaite des transformistes entraîne chez la plupart des pétrographes une défiance marquée pour tout ce qui touche au métasomatisme, confiné aux phénomènes de contact (skarns) ou à la métallogénie, des domaines dans lesquels, avec Michel Fonteilles en chef de file (Fonteilles, 1962), les pétrographes français auront longtemps une position d'excellence.
Il faut dire aussi que, à partir des années 1960, le granite n'a plus l'importance qu'il avait auparavant. Il n'existe pratiquement pas dans la croûte océanique, dont la connaissance a permis l'avènement de la nouvelle tectonique. Même si les continents gardent une composition moyenne granitique (en fait plutôt granodioritique), leur structure est beaucoup plus complexe qu'on ne l'imaginait. Le socle hercynien de l'Europe moyenne et des Appalaches - les endroits où la géologie moderne s'est développée - comporte certes de nombreux massifs granitiques intrusifs, d'apparence massive et homogène. Mais ces intrusions n'ont que quelques kilomètres d'épaisseur (parfois beaucoup moins), passant en profondeur à des migmatites hétérogènes, contenant une grande quantité de termes, maintenant métamorphiques, d'origine sédimentaire ou volcanique. Granite puis migmatites granitiques sont en moyenne situés à quelques kilomètres de profondeur sous une couverture d'épaisseur limitée, d'abord sédimentaire, puis faiblement métamorphique (schistes). Mais l'ensemble ne correspond guère qu'aux 2/3 (en gros) de la masse continentale, comptée à partir de la discontinuité continent/manteau supérieur (Moho). Le dernier tiers (croûte continentale profonde) est constitué de roches métamorphiques, les granulites, de composition granitique à basaltique (gabbros), caractérisées par une déficience en minéraux hydroxylés (pyroxènes ou grenats au lieu de micas ou amphiboles). Ces granulites sont portées à l'affleurement dans tous les vieux socles fortement érodés, notamment dans les noyaux précambriens qui forment l'ossature des masses continentales. Il est intéressant de noter au passage que, dans ce cas, la distinction classique entre roches métamorphiques et magmatiques n'a pratiquement plus de sens, puisque les termes granulitiques mis en place sous forme magmatique (intrusions infracrustales) le sont à des conditions P-T suffisamment élevées pour être systématiquement affectées par des recristallisations métamorphiques postérieures au stade magmatique. C'est notamment le cas des granites des granulites, les charnockites, qui peuvent être, soit des anciens granites déshydratés au cours d'un épisode métamorphique ultérieur, soit des magmas granitiques directement mis en place dans les conditions infra-crustales. Aucun caractère, ni de composition, ni de texture, ne permet de distinguer entre les deux éventualités, qui ne peuvent être identifiées que par la chronologie précise des deux épisodes (Touret et Huizenga, 2012).
Pour toutes ces roches, l'hégémonie des modèles magmatiques, basée en premier lieu sur l'expérimentation, a abouti à l'idée que le métasomatisme ne joue qu'un rôle mineur, voire nul, dans la genèse des roches granitiques au sens le plus large. On a tout d'abord vérifié que certains granites dérivaient bien du basalte par cristallisation fractionnée, comme l'avait prédit N.L. Bowen. Mais il ne s'agit que d'une minorité de granites, identifiés plus tard par des critères minéralogiques ou géochimiques bien caractérisés (A-granites de Chappel et White, 1974). La plus grande partie des granites, notamment l'essentiel de ceux qui affleurent dans les socles hercyniens, sont des granites de type S, produits par fusion crustale d'anciens sédiments ou roches volcaniques (supracrustales) enfouis par subduction lors de la formation d'une chaîne de montagnes (orogène). Cette fusion crustale est contrôlée par la disponibilité de fluides aqueux, libérés lors de la déstabilisation de certains minéraux hydroxylés (en premier lieu micas) et immédiatement absorbés (dissous) dans le magma granitique néoformé. Ce modèle magmatique se prête particulièrement bien à la modélisation géochimique, avec la notion de fusion partielle (degré de fusion) étendue au manteau supérieur, pour la formation de magmas basaltiques par fusion partielle du manteau ultrabasique. Il est intéressant de noter à cet égard que, dans certaines écoles, la prise en considération quasi exclusive des phénomènes magmatiques aboutit à une minimisation considérable du rôle joué par le métasomatisme, même lors de la cristallisation des magmas. Un nom comme « épisyénite », ancien granite dans lequel le quartz a été dissous, est ainsi complètement ignoré de la littérature anglo-saxonne, bien qu'il s'agisse de la roche-mère de très importants gisements métalliques (notamment d'uranium, e.g. Cuney et Kyzer, 2009). Sous le nom de « fluid-absent melting » (ou « vapor-absent »), le modèle de fusion crustale a été étendu au domaine des granulites, en estimant qu'il s'agit de reliquats (restes) dans lesquels les produits de fusion ont été éliminés et transportés dans les étages supérieurs, entraînant avec eux toute trace de fluides aqueux.
Au début des années 1970, la découverte dans les granulites de fluides à faible fugacité d'eau (CO2, puis solutions concentrées de chlorures) a relancé le problème du métasomatisme, en estimant que la déshydratation caractéristique de ces roches est moins causée par une fusion partielle que par la dilution de l'eau libérée par les réactions métamorphiques dans ces fluides granulitiques (en anglais, « fluid-assisted dehydration »). On vit ainsi se développer une nouvelle controverse qui dura jusqu'à la fin des années 1990. Certains aspects pouvaient rappeler les vieilles discussions entre magmatistes et transformistes, mais dans une ambiance beaucoup plus détendue et constructive. Chaque camp affina progressivement ses arguments : expérimentation pour les magmatistes, inclusions fluides et isotopes stables pour les transformistes, pour aboutir finalement à la conclusion que les deux modèles sont moins opposés que complémentaires, la fusion partielle étant précisément l'un des mécanismes générant les fluides granulitiques (détails dans Touret, 2009). L'origine principale des fluides granulitiques (surtout CO2) étant le manteau supérieur, on ne s'étonnera pas de retrouver à ce niveau d'importants phénomènes métasomatiques qui, là encore, se surimposent à la fusion partielle (e.g. Coltorti et Grégoire, 2009). Dans tous les domaines, on assiste ainsi actuellement à une reprise marquée des travaux sur le métasomatisme, comme l'atteste la parution récente d'un ouvrage majeur (Harlov et Austrheim, 2013), qui remet la pétrographie sur une voie qu'elle n'aurait peut-être pas quitté si, il y a plus d'un demi-siècle, les questions de personnes ne l'avaient pas emporté sur les problèmes scientifiques.