Résumé.
Bien que les éléments essentiels (prismes de Nicol, lentilles achromatiques, lames minces) aient été connus dés le début du XIXe siècle, ce n'est qu'à la fin de ce siècle que le microscope polarisant rentrera dans la pratique courante de la pétrographie. Si les débuts venaient de Grande-Bretagne, l'aboutissement sera surtout réalisé à Paris, grâce au travail combiné des spécialistes du Collège de France, de l'École des mines et du Muséum national d'Histoire naturelle, avec le soutien de remarquables constructeurs d'instruments et l'aide de l'astronome de la Cour de Florence, Giovanni Battista Amici. En 1893, Auguste Michel-Lévy pouvait ainsi étudier les volcans du Massif central avec une technique qui ne devait plus guère changer par la suite.
Mots-clés : microscope polarisant - lames minces - pétrographie - XIXe siècle
Abstract.
Even if major tools (Nicol prisms, achromatic lenses, thin sections) were already known at the beginning of the 19th century, the polarizing microscope was only routinely used in petrographical practice at the end of this century. Techniques for studying rocks were mainly developed in Paris, through the combined work of Collège de France, École des mines and Muséum national d'Histoire naturelle specialists, with the help of Florence astronomer, Giovanni Battista Amici. In 1893, Auguste Michel-Lévy published the first "modern" work on Massif central volcanoes, using a technique that we still basically use to-day.
Key words: polarizing microscope - thin sections - petrography - 19th century
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Toute nouvelle technique bouscule les habitudes et, même lorsqu'elle présente un intérêt indéniable, met souvent un certain temps pour s'imposer. Le microscope polarisant, qui a complètement transformé l'étude des roches, ne fait pas exception. La présentation par Henry Clifton Sorby (1826-1908), devant la Geological Society of London, d'une communication maintenant considérée comme marquant le véritable début de la pétrographie microscopique (Sorby, 1858), en dépit d'une conclusion pleine de passion ("there is no connexion between the size of an object and the value of a fact and that, though the objects I have described are minute, the conclusions to be described from the facts are great") déclencha une discussion dont la vigueur a marqué les annales de cette vénérable société. Son ami Leonard Horner, alors président de la Société, dira plus tard qu'il ne se souvenait pas avoir jamais assisté à une autre séance ayant suscité une vague comparable de scepticisme. C'est lors de cette discussion que fut opposée à Sorby la citation de Horace-Bénédict de Saussure, mort un demi-siècle plus tôt, déclarant qu'il était ridicule de vouloir étudier les montagnes avec un microscope (Young, 2003, p. 150). Les plus célèbres pétrographes allemands, Ferdinand Zirkel (1838-1912) et Harry Rosenbusch (1836-1914), qui pourtant seront les grands maîtres de la pétrographie systématique à la fin du XIXe siècle, n'acceptent qu'avec réticence un instrument qui, certes, donne de bien belles images, mais - c'est Ferdinand Zirkel qui l'affirme - " ne permet pas d'identifier les principaux minéraux des roches, quartz ou feldspaths, pyroxène ou amphibole ". La meilleure preuve en est que les milliers de pages de leurs traités, le Lehrbuch der Petrographie pour Zirkel (1866) et le Mikroskopiche Physiographie pour Rosenbuch, dont la première édition pour les minéraux date de 1873, et pour les roches de 1877, ne comportent pas la moindre illustration, aucun dessin quelconque de la texture ou de l'arrangement des minéraux des roches sous le microscope.
Il faut dire que le microscope de Sorby n'était pas polarisant, bien que les appareils nécessaires, notamment le prisme de polarisation qui porte son nom, aient déjà été inventés par les minéralogistes d'Edinburgh, David Brewster (1781-1868) et surtout William Nicol (1770-1851) dès les premières décennies du siècle. En 1834, l'Anglais William Henry Fox Talbot (1800-1877) eut bien l'idée de combiner prismes de Nicol et microscope pour observer une lame mince de roche, idée également découverte quelques années plus tôt par William Nicol (Young, 2003). Il découvrit alors de spectaculaires phénomènes colorés (Talbot, 1834) mais, intéressé surtout par le développement de la photographie (dont, avec Louis Daguerre, il est considéré comme l'un des principaux pionniers), il ne poursuivit pas plus avant ses études sur les roches.
Il faudra plus d'un demi-siècle pour que, après la guerre franco-prussienne de 1870, le microscope polarisant rentre dans la pratique courante de la pétrographie, après que des progrès très significatifs ont été réalisés dans trois domaines, parfaitement complémentaires :
Largement méconnue (ou au moins sous-estimée) par beaucoup d'historiens, cette lente évolution constitue une avancée majeure de la science au XIXe siècle. J'en ai tracé les grandes lignes dans un article précédent (De la pétrographie à la pétrologie, Touret, 2006) mais, depuis cette date, de nouvelles données sont apparues. On a notamment retrouvé dans les réserves de l'École des mines quelques-uns des instruments originaux qui ont permis de mettre au point à Paris des microscopes polarisants qui, à l'époque, comptaient parmi les meilleurs au monde. Ce sont ces nouveaux éléments qui sont décrits ci-dessous, avec notamment la mise en évidence du rôle majeur joué par l'astronome de la cour de Florence, Giovanni Battista Amici.
Lorsqu'il avait essayé de combiner instruments de polarisation et microscope, William Talbot avait d'abord utilisé des lames de tourmaline, puis les prismes de calcite conçus par William Nicol " supérieurs en clarté et transparence " (Young, 2003, p. 144). Mais, comme l'a aussi remarqué Henry Clifton Sorby, les microscopes de l'époque souffraient du défaut rédhibitoire de comporter des lentilles non achromatiques, produisant lors de l'observation des couleurs se superposant aux teintes de polarisation. L'astronome de la cour de Florence, Giovanni Battista Amici (1783-1866), qui travaillait également sur le problème du chromatisme des téléscopes, fit alors une découverte essentielle en réalisant les premiers objectifs véritablement achromatiques (Meschiari, 2003b). Artisan de génie, comme l'étaient Brewster et Nicol, il avait la passion des instruments, construisant dans des ateliers qui, pour l'époque, avaient atteint des dimensions presque industrielles, des appareils de toute sorte, aussi bien téléscopes ou autres instruments astronomiques (héliostats) que microscopes. Un peu isolé à la cour de Florence, ne s'exprimant qu'en italien (au moins par écrit), il avait des relations privilégiées avec Paris, d'une part parce qu'il pouvait y rencontrer les meilleurs fabricants d'instruments de l'époque, d'autre part parce que les réunions hebdomadaires de l'Académie des sciences lui ouvraient une audience internationale. Il avait commencé de s'intéresser aux optiques achromatiques dès 1815, pour équiper la lunette de son télescope de Florence, mais reprit ses travaux à partir de 1824, après la lecture d'un rapport de Augustin-Jean Fresnel (1788-1827) sur un objectif conçu par Alexandre-François Gilles, dit Selligue (1784-1845) (Fresnel, 1824). Le problème de l'achromaticité des microscopes était connu depuis le début du siècle, grâce notamment aux travaux des opticiens des Pays-Bas, mais c'était la première fois que l'on pouvait combiner à la fois absence de couleurs (caractéristique des instruments achromatiques) et pouvoir de résolution comparable à celui des microscopes simples. Amici dépassa rapidement les réalisations de Séligue, et, en 1831, il conçut un premier modèle de microscope achromatique polarisant qui permettait de voir les véritables teintes de polarisation, non perturbées par les aberrations. Ce microscope fut présenté devant l'Académie des sciences en 1844, au cours d'un voyage que fit Amici à Paris et à Londres. Également équipé d'une chambre claire, le nouvel appareil suscita un véritable enthousiasme auprès des académiciens, notamment Pierre-Armand Dufrénoy (de son vrai nom Ours-Pierre-Armand Petit-Dufrénoy (1792-1857), alors directeur de l'École des mines, qui demanda immédiatement à Amici de fabriquer un tel appareil pour le Cabinet de minéralogie de l'École. La commande devait être exécutée pour le début de l'année 1845, ce que ne manqua pas de rappeler Dufrénoy dans une lettre, le 10 janvier 1845 (Meschiari, 2003b): " J'ai l'honneur de Vous rappeler que les expériences que Vous avez eu la bonté de répéter devant moi, avec votre microscope ordinaire, aussi qu'avec votre apparat [sic] relatif à la polarisation m'ont tellement intéressé, que je vous ai prié de me faire préparer le microscope analogue pour le Cabinet de Minéralogie de l'Ecole des Mines ". Amici s'excusa auprès de Dufrénoy, (lettre du 14 février), arguant de ce que son atelier a souffert d'une inondation de l'Arno, effectivement restée dans les annales, en date du 14 novembre 1844. Mais, surtout, il s'informe de la législation douanière actuelle en France, demandant expressément - sans doute instruit par l'expérience - que la caisse en provenance de Livourne ne soit pas ouverte à Marseille et, surtout " que la visite douanière soit faite sous les yeux d'une personne intelligente " [che la visita dogana sia fatto sotto gli ochi di persona intelligente].
Le microscope est prêt en mars, ce qui remplit d'aise Dufrénoy qui " espère qu'avec ce précieux instrument, qui joint à une si vive clarté, un champ considérable, [ses] jeunes confrères pourront entreprendre des recherches qu'il nous a été impossible de faire, sur la constitution intime des roches ". Concernant les problèmes douaniers, la réponse de Dufrénoy ne manque pas de sel, écrite par le plus haut représentant du puissant Corps des mines: " J'ai demandé à M. le Directeur Général des Douanes de m'accorder […] que la boîte ne soit ouverte que sous mes yeux à Paris […]. Je vous prie en outre si on vous demandait une déclaration de la valeur d'accuser seulement 200 fr., les droits de douane sur les instruments scientifiques étant fort élevés ". En fait, le prix réel était de 1000 fr, prix standard pour tous les microscopes sortant des ateliers d'Amici, ce qui montre que le " petit microscope " accompagnant le microscope polarisant était un cadeau, somme payée par un " billet à vue " et dûment entérinée dans les comptes du laboratoire d'Amici (Meschiari, 2003a). Le microscope polarisant comportait douze lentilles achromatiques, dont la disposition était indiquée par une notice technique, accompagnant probablement le microscope, dont l'exemplaire original a été conservé dans le livre de laboratoire d'Amici. On y trouve notamment la disposition des différents groupes de lentilles dans les objectifs et oculaires, partiellement interchangeables, avec les distances précises, à 1/10 mm près. Ces instructions sont suffisamment précises pour que les fabricants d'instruments parisiens, participants à part entière des présentations à l'Académie des sciences, puissent éventuellement reproduire ces instruments. Ceci ne semble pas avoir été fait pour ce premier microscope polarisant, qui devait ressembler à d'autres exemplaires produits à la même époque par les ateliers d'Amici (Meschiari, 2003b). Il n'a pas été conservé à l'École des mines, mais peut-être a-t-il été transféré au Muséum, où il a dû servir de modèle ou même être incorporé dans le microscope construit à cette époque par (ou pour) Alfred-Louis-Olivier Legrand Des Cloizeaux (1817-1897).
Le " jeune confrère " de Dufrénoy, en fait son successeur dans la chaire de minéralogie à l'Ecole des mines, Henri Hureau de Sénarmont (1808-1862), ne semble pas avoir beaucoup utilisé ce microscope. En bon ingénieur des mines, de Sénarmont s'intéressait surtout aux minerais métalliques. Il cherchait notamment, comme la plupart des minéralogistes de cette époque, à déterminer les caractères optiques des cristaux bien formés (cristaux automorphes), isolés de leur contexte pétrographique. Le microscope, qui ne peut étudier que des lames minces, n'est pas très adapté à cet usage. Il préférait donc un système de polarisation de Norremberg, comportant une source de polarisation par miroir orientable et lunette de visée avec prisme de Nicol, au-dessus d'une large platine ouverte permettant d'insérer des objets de toutes dimensions (Fig. 1 a et b). Le Norremberg, nommé d'après son inventeur, le physicien allemand Johann Gotlieb Nörremberg (ou Nörrenberg) (1787-1862), grossit moins qu'un microscope, mais il permet d'étudier en trois dimensions des objets beaucoup plus grands, jusqu'à plusieurs centimètres. Une dizaine d'années après Dufrénoy, de Sénarmont passe encore commande à Amici, en lui proposant de tester, pour fabriquer les lentilles, des microsphères de quartz fondu que le laboratoire d'expérimentation de l'École des mines, récemment installé par Gabriel-Auguste Daubrée (1814-1896), était alors le seul à pouvoir produire. Amici estime vite que les sphères de quartz sont beaucoup moins aptes à être polies en lentilles et, tout en disant (18 février 1854) qu'il est content de les avoir expérimentées, il les retournera ensuite à l'École des mines. Il définit les paramètres du nouvel appareil mais, étant dans une situation personnelle difficile (il vient de perdre sa fille unique), il en laissera la construction aux instrumentistes parisiens, notamment le célèbre Jean-Baptiste François Soleil (1798-1878), qui avait assisté à la présentation à l'Académie des sciences en 1844. L'instrument, toujours visible au Musée de minéralogie de l'École des mines (Fig. 1a), porte sur la platine supérieure graduée la mention " Dubosq-Soleil ", rue de l'Odéon, ce qui indique qu'il a été construit par le gendre de Jean-Baptiste-François Soleil, Jules Dubosq (1817-1886) vers 1850, au cours des quelques années pendant lesquelles les deux noms ont été accolés (Brenni, 1996). Cette période correspondait à une sorte d'apprentissage de Jules Dubosq, sous la surveillance de son beau-père. Il prendra ensuite son indépendance mais conservera au catalogue de la maison Jules Dubosq, puis Dubosq-Pellin, plusieurs versions simplifiées du Norremberg jusqu'à la fin du XIXe siècle (Fig. 2).
Fig. 1a : Le Norremberg d'H. de Sénarmont, construit vers 1850 par Jules Dubosq (Musée ENSMP). Photo J. Touret.
Fig. 1b : Schéma de principe du dispositif optique, in Claude Pouillet, Éléments de Physique expérimentale et de Météorologie, Atlas, Planche 45, L. Hachette et Cie, 1853.
Fig. 2 : Norremberg (simplifié) au catalogue de la maison J. Dubosq (Dubosq-Pellin), 1885.
Mort prématurément en 1862, de Sénarmont n'a pu que brièvement utiliser son Norremberg. Il s'intéressait du reste moins à l'optique cristalline qu'aux synthèses expérimentales, une direction de recherches alors introduite à l'École des mines par Gabriel-Auguste Daubrée. Son successeur fut François Ernest Mallard (1833-1894), lequel compta parmi ses élèves Émile Bertrand (1844-1909) , jeune fils d'une famille aisée qui, en 1869, était venu suivre des cours qui, à l'époque, étaient en grande partie publics et qui, comme il le dira plus tard (quand il sera nommé président de la Société de minéralogie après avoir été l'un de ses fondateurs), y avait développé " une véritable passion de la minéralogie " (Wilson, 2010). Alors qu'il était encore élève, il conçut un premier microscope dont l'ossature, privée d'objectif et d'oculaire, a récemment été retrouvée dans le bureau du directeur de l'École des mines (Fig. 3).
Fig. 3 : Le premier modèle de microscope polarisant construit par Emile Bertrand, alors qu'il était encore étudiant à l'Ecole des mines (Musée ENSMP). Photo José-Marcio Martins da Cruz, École des mines, Paris.
Établi au 32 de la rue Gay-Lussac après la guerre, sans jamais avoir obtenu un quelconque poste officiel, Émile Bertrand eut des activités très variées, marchand de minéraux, auteur d'articles scientifiques ou traducteur d'ouvrages étrangers. Son activité commerciale ne l'empêcha pas d'être un scientifique reconnu, l'un des fondateurs de la Société de Minéralogie, où il publia régulièrement et dont il fut souvent vice-président ou président. Il y figure dans les registres comme ingénieur, établi au 45, rue de Tournon. Le perfectionnement des microscopes polarisants ne fut qu'un aspect des activités multiples d'Émile Bertrand, mais cela ne l'empêcha pas de concevoir un grand microscope de recherche, qui resta toujours l'instrument préféré des cadres de l'École des mines (Fig. 4).
Les autres spécialistes parisiens utilisaient plutôt les instruments de l'autre grand constructeur parisien, Camille-Sébastien Nachet (1799-1881), qui avait également assisté à la présentation du microscope de Giovanni-Battista Amici à l'Académie des sciences en 1844. À la différence d'Émile Bertrand, Camille Nachet fonda une société importante, qui tint le haut du pavé pendant tout le XXe siècle, unanimement reconnue pour la qualité de ses optiques. Après une lente et vaine résistance à la concurrence allemande ou japonaise, maintenant chinoise, cette société ne disparut définitivement que le 4 mai 2010 (décision de liquidation judiciaire par le tribunal de commerce de Dijon).
Fig. 4 : " Grand " microscope d'Emile Bertrand, utilisé par Auguste Michel-Lévy et ses successeurs à l'Ecole des mines (Musée ENSMP). Photo José-Marcio Martins da Cruz, École des mines.
Fig. 5a : Dispositif imaginé par Émile Bertrand pour les études en lumière convergente (Musée ENSMP). Photo José-Marcio Martins da Cruz, École des mines, Paris.
Fig. 5b : Schéma de principe de l'appareil, tel qu'il figure dans le Traité de Cristallographie d'Ernest Mallard, 1879, Dunod éd., Paris, Tome 2.
Les premières lames minces faites par Nicol vers 1830 n'ont guère intéressé minéralogistes et pétrographes. Faites sur des bois fossiles pour un ami botaniste, Henri Witham (1779-1884), leur description n'a pas dû être lue par beaucoup de géologues (Young, 2003, p. 145). Il faudra attendre une vingtaine d'années pour que, après quelques essais isolés qui n'eurent guère de suite, Sorby en Angleterre, puis des micropaléontologues ou minéralogistes autrichiens ou allemands comme Carl Ferdinand Peters (1821-1885) à Graz et surtout Adolph Friedrich Oschatz (1812-1857) à Berlin, ne perfectionnent la technique. Ce dernier fit ses premières observations en 1852, à peu près en même temps que Sorby, mais il se borna surtout à présenter ses lames minces lors de divers congrès en Allemagne, illustrant divers effets de polarisation sur divers minéraux des roches, avant de disparaître prématurément à l'âge de 45 ans (Young, 2003, p. 150). En Angleterre, la technique des lames minces ne progressa que lentement. A la fin de sa vie, Sorby laissait plusieurs centaines de lames minces à Sheffield mais, tenu quelque peu à l'écart par la communauté universitaire britannique, il fera plus d'émules en Allemagne que dans son propre pays. Le premier minéralogiste anglais à véritablement utiliser les lames minces (il laissa à la fin de sa vie une collection de plus de 2000 lames) sera le " controversé " (Young, 2003, p. 161) David Forbes (1828-1876), qui, d'abord très isolé et critiqué sur la scène britannique, a commencé par étudier quelques lames d'Adolph Oschatz.
En Allemagne, la véritable impulsion est donnée par Ferdinand Zirkel, après une rencontre avec Sorby au cours d'une croisière sur le Rhin en 1862. Zirkel, alors jeune étudiant, servait de guide, et il invita Sorby, qui voyageait en compagnie de sa mère, à passer quelques jours dans son domicile de Bonn, où se trouvait aussi Herman Vogelsang (1838-1874), qui deviendra bientôt son beau-frère. Sorby avait dans ses bagages quelques lames (!), qui fascinèrent les deux hommes par la finesse des détails et la beauté des couleurs, mais qui mettront du temps à les convaincre, Zirkel surtout, que le microscope polarisant avait d'autres ambitions qu'artistiques. Les deux hommes ne cesseront pourtant pas d'augmenter leurs collections de lames, Vogelsang à Deft où il publia le premier ouvrage mentionnant le nom de microscope dans le titre (Vogelsang, 1867), Zirkel à Vienne, puis Leipzig où, en 1870, il publia un ouvrage sur le basalte dédié à Sorby et basé sur l'étude de plusieurs centaines de lames minces (Zirkel, 1870).
En France, les premiers ateliers capables de faire des lames minces à la demande apparaissent après 1860, déchargeant les scientifiques d'un travail qui, à l'évidence, dépassait leurs compétences. Le travail minutieux de fabrication d'une lame mince : dressage, rectifiage, polissage, collage au baume du Canada, ressemble à bien des égards à celui de la confection d'instruments d'optique et, à l'origine, se fait dans les mêmes ateliers. À Paris, le pionnier en la matière est un célèbre fabricant d'instruments d'origine russe Ivan Werlein, fournisseur attitré du professeur Emile Javal au laboratoire d'ophtalmologie de la Sorbonne (Norn et Jensen, 2004).
Fig. 6 : Les premières lames minces réalisées à Paris, dans le seconde moitié du XIXe siècle. En haut, École des mines (Échantillons, A. Michel-Lévy), en bas Collège de France (Échantillons de la mission Santorin de F. Fouqué). Photo J.-M. Le Cléac'h.
Guerre franco-prussienne puis Commune, l'écroulement du Second Empire aurait pu signifier la fin du grand effort qui avait été poursuivi pendant plusieurs décennies. Mais la France se relève vite. Comme il a été dit précédemment (Touret, 2006), Harry Rosenbusch, qui, après ses travaux sur le métamorphisme au contact du granite d'Andlau, est devenu le chef de file de l'école allemande, invite Ferdinand Fouqué à Heidelberg pour le mettre au courant de ses recherches. Celui-ci reste près d'un an à Heidelberg et, à son retour à Paris, entame avec Auguste Michel-Lévy (1844-1911), fraîchement diplomé de l'École des mines (Touret, 2010), une collaboration qui ne cessera plus. Sur les laves de Santorin et les roches anciennes du Morvan, les travaux des deux hommes seront d'abord descriptifs, dans la lignée de ce qui se pratique en Allemagne (mais en y ajoutant de magnifiques illustrations, superbement dédaignées par Harry Rosenbusch et ses collègues allemands). Le microscope, au fond, permet surtout de grossir, d'exprimer par la polarisation des couleurs qui, certes, sont très esthétiques, mais n'ont pas de rapport direct avec la réalité. Mais, ainsi que le pense Harry Rosenbusch et, avec lui, pratiquement tous ses collègues, ce n'est pas un instrument d'analyse. Les lames minces donnent une vision tronquée de minéraux tri-dimensionnels, qui ne permet pas d'identifier les principaux minéraux des roches - c'est tout au moins ce qu'écrit Ferdinand Zirkel, principal collègue et à certains égards concurrent d'Harry Rosenbusch (Touret, 2006) - et, surtout, de distinguer les principaux termes des minéraux formant des séries continues, comme les feldspaths. Auguste Michel-Lévy qui, outre ses travaux théoriques, a une intense activité cartographique dans le cadre de ses fonctions de directeur adjoint, puis directeur du Service de la Carte géologique de la France, est d'un avis tout différent : le microscope permet d'identifier précisément, non seulement des minéraux " colorés " (micas, amphiboles, pyroxènes), mais aussi les " blancs " (ou leucocrates) (quartz et feldspaths), de loin les minéraux les plus abondants dans les roches cristallines. Dans une période qui, jusqu'à la Première Guerre mondiale, est marquée par un esprit de revanche des déboires de 1870, ces différences de conception l'amèneront à s'opposer à Harry Rosenbusch, non seulement sur les systèmes de classification des roches éruptives, mais aussi sur de nombreuses données touchant à leur mode de mise en place ou influence sur les roches encaissantes. Par exemple, pour Rosenbusch le métamorphisme, d'abord défini au contact du granite d'Andlau, dans les Vosges, est une simple recristallisation, sans apport de la part du granite. Étudiant le granite de Flamanville, Auguste Michel-Lévy voit au contraire une feldspathisation en bordure avec apport de matière, ce que l'on appellera plus tard un métasomatisme. On a là, en germe, la grande dispute entre magmatistes et transformistes, qui culminera un siècle plus tard. En ce qui concerne les classifications, le système proposé par Auguste Michel-Lévy en 1889 s'oppose point par point à celui de Rosenbusch, avec les deux tableaux imprimés sur deux pages se faisant face. Une comparaison détaillée serait hors de propos, d'autant que beaucoup de points sont aujourd'hui dépassés : roches de filons ou paléovolcanisme chez Rosenbusch, roches porphyriques anté-tertiaires ou trachytoïdes tertiaires et post-tertiaires chez Michel-Lévy. Mais une notion essentielle existe déjà clairement chez Michel-Lévy, qu'il réussira à imposer de façon universelle, avec l'aide notamment d'Alfred Lacroix : les plagioclases (" feldspaths alcalino-terreux ") sont distingués en andésitiques, labradoritiques et anorthitiques, alors qu'ils restent groupés chez Rosenbusch. Depuis une bonne vingtaine d'années, Auguste Michel-Lévy affine ses idées sur l'exemple du Morvan, qui restera toujours son territoire de prédilection. Mais l'ensemble est trop complexe pour qu'il puisse y faire une véritable synthèse entre cartographie et pétrographie, travail qui sera réalisé plus tard par son fils, Albert Michel-Lévy. Comme pour le basalte, au temps des disputes entre neptunistes et plutonistes, le volcanisme récent d'Auvergne sera le terrain de prédilection pour tester les possibilités du nouvel instrument, aboutissement d'une évolution technique et théorique qui aura duré plus d'un demi-siècle. En 1891, Auguste Michel-Lévy publie les cartes géologiques du Mont-Dore, de la chaîne des Puys et de la Limagne, premiers travaux dans lesquels la nature pétrographique des laves est exclusivement basée sur les observations microscopiques. Trois années qui montrent que le microscope est devenu l'instrument indispensable du pétrographe et que, pour reprendre l'expression teintée d'amertume de Sorby, il est prêt à partir à l'assaut des montagnes.