Henri HUREAU DE SENARMONT (1808-1862)


Fils de Amédée de Sénarmont, conseiller général d'Eure et Loir, et de Amélie Rey. Marié en 1836 à Louise Rose Victoire Ferey (décédée le 3/9/1840) puis à Louise Jeanne Joséphine Gaëtan de Thourette. Neveu du général de division Alexandre Antoine de Sénarmont.

Ancien élève de l'Ecole polytechnique (promotion 1826, sorti en 1829 après avoir redoublé une année, classé 19 sur 123 élèves et 2ème dans le corps des mines sur 5 élèves) et de l'Ecole des mines de Paris (entré en 1829 et sorti en 1833).


Publié dans le LIVRE DU CENTENAIRE (Ecole Polytechnique), 1897, Gauthier-Villars et fils, TOME I, pages 320 et suiv.

Senarmont a laissé chez tous ses contemporains un souvenir profond et durable. Il suffisait de l'avoir approché pour deviner en lui une belle nature en même temps qu'un esprit éminent, et l'ascendant qu'il exerçait s'augmentait encore de l'impression produite par sa loyale et vivante physionomie, ainsi que par une façon d'être où la franchise et même la rondeur des manières s'alliaient à une grande distinction native. Rarement un homme s'est montré plus complètement exempt de toute faiblesse. Son mérite était si évident, et la valeur de ses premiers travaux si incontestable, qu'il n'eut pas besoin d'en attendre longtemps la consécration. Ce résultat une fois acquis, investi d'importantes fonctions, dont il s'acquittait avec autant de conscience que de supériorité, il a manqué de loisir pour accroître la liste de ses titres scientifiques. Puis la mort l'a surpris avant l'âge de 54 ans, sans qu'il eût eu le temps de produire, comme certainement il en était capable, une de ces oeuvres qui assurent l'éclat définitif d'une renommée. Aussi la postérité risquerait-elle de porter sur son compte un jugement inexact, si elle prétendait l'apprécier seulement d'après le nombre des travaux signés de son nom, sans chercher, près de ceux qui l'ont connu, l'écho de la grande influence exercée, de son vivant, par cet homme vraiment supérieur.

Né le 6 septembre 1808, Henri HUREAU DE SENARMONT était le neveu du célèbre général d'Artillerie de ce nom, qui a joué un rôle éclatant pendant les guerres de l'Empire. Son père appartenait à la même arme; mais il s'était marié jeune et avait quitté le service pour se consacrer à l'éducation de ses enfants. Senarmont passa ses premières années a Dreux, dans une famille où les plus excellentes qualités morales étaient héréditaires (J. Bertrand, Eloge de Senarmont, lu devant la société des Amis des Sciences, 1863), et sous les yeux vigilants d'une mère dont la tendresse devait lui être longtemps conservée.

Venu à Paris en 1822, il obtint bientôt de la confiance de ses parents une grande liberté dans la poursuite de ses études, et l'on n'eut à le regretter, ni pour la formation de son esprit, qui ne fit qu'y gagner en ampleur et en initiative, ni pour sa carrière, car il fut admis à l'Ecole Polytechnique à 18 ans. Une maladie assez longue l'ayant contraint d'y passer trois années, il eut successivement pour maîtres Ampère et Cauchy, et sa maturité précoce sut admirer la profondeur de leur doctrine, sans donner trop d'attention à ce qu'il pouvait y avoir de défectueux dans la forme de l'enseignement.

Sorti le premier en 1829, Senarmont embrassa la carrière des Mines. Successivement envoyé à Rive-de-Gier, puis au Creusot, enfin à Decazeville, où quelques mois lui suffirent pour remettre en bonne voie une affaire qui périclitait, il fut nommé, en 1834, à Angers, où il se maria. Mais son bonheur domestique devait être brisé par la mort au bout de quatre ans, et cette perte jeta sur sa vie « un voile de tristesse que ses meilleurs amis apercevaient seuls, mais qui l'enveloppa jusqu'à la fin en le dérobant au commerce des indifférents (J. Bertrand) ».

C'est de son veuvage que datent ses premières publications scientifiques; la plus ancienne est de 1839 et a trait à un point de la géologie de l'Aube. L'année suivante, il abordait la Physique par un travail sur la réflexion de la lumière polarisée à la surface des corps métalliques. Il s'y montrait du premier coup géomètre consommé en même temps qu'expérimentateur habile. Cette alliance, qui le rapprochait de Fresnel et le rendait si digne de comprendre ce grand génie, a toujours formé le caractère distinctif de ses recherches.

En 1843, Senarmont s'attaquait à la théorie mathématique de la double réfraction. C'est ce travail qui a reçu en 1853 sa forme définitive, sous le titre de Commentaire au Mémoire de Fresnel. Le créateur de la théorie de la lumière était arrivé, par une véritable divination, à des résultats que l'expérience avait toujours vérifiés, mais dont la démonstration rigoureuse ne ressortait pas de son analyse. D'éminents géomètres s'étaient appliqués à combler cette lacune. Senarmont voulut y parvenir en suivant la méthode même de Fresnel; tel fut l'objet de ce Commentaire, unanimement qualifié de chef-d'oeuvre, et où la netteté des résultats n'a d'égale que la concision de l'exposé. Plus tard, les prédilections de l'auteur devaient se concentrer sur la préparation d'une édition complète des oeuvres de l'illustre physicien. C'était « un monument qu'il voulait élever à la mémoire du grand homme qu'il avait tant admiré (J. Bertrand) » ; s'il ne lui a pas été donné de terminer cette publication, il l'a du moins laissée dans un état assez avancé pour qu'il ait été possible d'en assurer l'achèvement.

Nous avons dit que la première ébauche du Commentaire datait de 1843. Dès ce moment, l'auteur était assez bien posé pour qu'en 1844 on le choisît comme examinateur de sortie pour la Physique à l'École Polytechnique. Quatre ans après, Dufrénoy lui cédait à l'Ecole des Mines sa chaire de Minéralogie, pour laquelle Senarmont était déjà désigné par quelques travaux spéciaux, mais surtout par d'importantes recherches expérimentales, publiées dans cette même année 1847, et que le nouveau professeur allait développer avec éclat.

Les recherches de Senarmont sont toutes marquées d'une même empreinte : ce n'est pas au hasard qu'il s'abandonne; dès le début, il sait ce qu'il veut mettre en lumière, et sa sagacité lui suggère immédiatement la voie la plus propre à conduire au résultat. C'est ainsi que, prévoyant par la théorie que les cristaux biréfringents, quand ils étaient doués de l'opacité des métaux, devaient infliger à la lumière polarisée des modifications tenant à la fois de la réflexion cristalline et de la réflexion métallique, il imagina des dispositions aussi ingénieuses que simples pour constater et mesurer les effets produits sur des lames d'antimoine. Les mêmes caractères se retrouvent dans ses recherches, également datées de 1847, sur la conductibilité calorifique des cristaux, où la fusion progressive d'une couche de cire vierge lui permit d'établir la forme des surfaces isothermes, ainsi que son étroite relation avec les éléments de symétrie du cristal. Avec sa pénétration habituelle, Senarmont ne manqua pas de faire remarquer que, pour voir coïncider les axes thermiques avec les axes optiques, il suffisait de rendre la chaleur comparable, non aux radiations ordinaires, mais à d'autres encore moins réfrangibles que le rouge.

Non moins ingénieux est le mode opératoire qu'il suivit en 1849 pour déterminer la conductibilité superficielle des corps cristallisés à l'égard de l'électricité de tension. Ainsi, par cet ensemble d'études si bien enchaînées, non seulement il confirmait l'ordonnance uniforme à laquelle obéissent les propriétés physiques dans les cristaux ; mais il apportait une démonstration précieuse en faveur de l'unité d'essence des phénomènes de la chaleur, de la lumière et de l'électricité.

Quelque temps après, en 1851, Senarmont aborda l'étude des propriétés optiques des corps isomorphes. Là encore une heureuse intuition le guidait. Il avait remarqué que, chez certaines espèces en apparence bien définies, comme les micas, l'écartement des axes pouvait varier dans une très large mesure. L'idée lui vint que ces minéraux devaient être composés par le groupement de plusieurs types, dont les propriétés optiques se modifieraient mutuellement par leur mélange. Pour le vérifier, il commença par préparer des sels isomorphes ayant des éléments optiques de sens contraires, et il reconnut que leur cristallisation simultanée entraînait, de la part de ces éléments, une sorte de concession réciproque, variable dans ses effets, suivant la loi des moyennes arithmétiques, avec les proportions des sels dans le mélange. Revenant alors aux micas, après avoir rétabli leur véritable symétrie, jusque-là méconnue, il montra, par l'examen de plus de quarante variétés, que les phénomènes pouvaient s'expliquer par l'association isomorphe de deux sortes de micas, dont les axes optiques s'ouvraient dans des plans diamétralement opposés.

C'est encore en 1851 que Senarmont a découvert un oxyde antimonique qui diffère, par sa cristallisation octaédrique, de l'antimoine oxydé ordinaire. Les minéralogistes se sont plu à donner à cette espèce le nom de Senarmontite(voir description [site Ecole des mines] et [Mineral Galleries]). Cette constatation n'avait pas seulement, pour effet d'enrichir le domaine de la Minéralogie descriptive et de fournir un nouvel exemple de dimorphisme; mais, rapproché d'une circonstance tout à fait semblable qu'offre l'acide arsénieux, le fait établissait un cas intéressant d'isodimorphisme.

Si pleines d'enseignement que soient les études expérimentales qui viennent d'être énumérées, elles sont encore dépassées en importance par les travaux que Senarmont a consacrés, de 1850 à 1862, au grand problème de la genèse des minéraux contenus dans les filons métallifères ou concrétionnés. Il est le premier qui ait su éclairer cette question par des expériences directes, se rapprochant plus que toutes les autres des circonstances qui ont dû être réalisées dans la nature. En opérant en vase clos, à l'aide de l'eau, à des températures comprises entre 180o et 300o, il a obtenu, à l'état cristallisé, divers minéraux, tels que le quartz, le fer spathique, les carbonates de manganèse et de zinc, l'antimoine sulfuré, le mispickel et l'argent rouge. Il a également fait voir que l'action de l'eau, à une haute température, suffisait pour engendrer l'oxyde de fer anhydre et le corindon, par la décomposition des chlorures de fer et d'aluminium. Jusqu'à ces mémorables expériences, personne n'avait su imiter les minéraux des filons. Aussi, à peine ces résultats étaient-ils connus, que l'Académie des Sciences donnait à l'auteur, en 1852, le siège devenu vacant, dans la section de Minéralogie, par la mort de Beudant. Ce choix était d'autant plus flatteur que Senarmont avait Ebelmen pour concurrent; et tandis qu'aux obsèques de ce dernier, prématurément enlevé trois mois plus tard, nul ne songeait à mélanger ses regrets d'un reproche d'injustice à l'adresse de l'Académie , le vainqueur, dans sa généreuse modestie, se prenait à regretter un triomphe qui pouvait sembler trop chèrement acheté.

Quant à la savante Compagnie, elle apprécia de suite la conquête qu'elle venait de faire, et Senarmont ne tarda pas à y exercer une influence considérable par son zèle, son érudition, sa compétence universelle et sa profonde sagacité. Heureux d'applaudir à tous les progrès, suivant avec un intérêt non seulement bienveillant, mais passionné, les découvertes nouvelles, notamment celles d'Henri Sainte-Claire Deville et de M. Pasteur, il excellait à mettre en relief les travaux de réelle importance, et ses Rapports à l'Académie seront longtemps consultés comme des modèles.

Les dernières expériences de Senarmont sont celles par lesquelles il a cherché, en 1854, à élucider la curieuse propriété du polychroïsme. Soupçonnant que cette inégale absorption de la lumière suivant les directions devait tenir aux matières colorantes dont les corps cristallisés sont souvent imprégnés, il a préparé artificiellement des cristaux colorés, qui ont offert, conformément à ses prévisions, un polychroïsme bien caractérisé.

A partir de cette époque, Senarmont n'a plus guère donné qu'un Mémoire, sur la réflexion totale à la surface des cristaux biréfringents. Dans ce travail, publié en 1856, on retrouve les mêmes qualités de concision et d'ampleur que dans les précédents. C'est au cours de cette année 1856 que les fonctions officielles de Senarmont commencèrent à se compliquer singulièrement. Il reçut d'abord, succédant à Le Play, la charge d'inspecteur des études à l'École des Mines, où il continuait d'ailleurs à enseigner la Minéralogie avec autant d'entrain que d'autorité. En outre, Bravais se trouvant dans l'obligation de résigner, pour cause de santé, son cours de Physique à l'Ecole Polytechnique, on lui donna Senarmont pour successeur. La tâche était lourde; mais les élèves qui ont suivi ses leçons de 1856 à 1862 peuvent dire avec quel charme et quelle hauteur de vues le professeur s'en acquittait, et combien étaient remarquables les feuilles autographiées de ce cours, dont la publication intégrale eût été un grand bienfait pour l'enseignement de la Physique. Le maître siégeait aussi dans le Conseil de perfectionnement de l'Ecole, où son influence appuya toujours les mesures propres à maintenir le niveau des études.

Comme si ce n'était pas assez de tant d'occupations, on vit encore, en 1861, Senarmont se charger par intérim des conférences de Topographie aux élèves de première année des Mines. Mais l'année suivante, cette activité si généreuse trouvait prématurément un terme. La mort enlevait le 30 juin 1862 ce savant éminent et sympathique entre tous, sans qu'il fût permis à l'Académie de lui décerner, sur sa tombe, un hommage que sa modestie avait pris soin d'interdire. Du moins, dans une autre enceinte (La Société des Amis de la Science), reçut-il en 1863 les louanges auxquelles il avait droit, et la parole autorisée de M. J. Bertrand traduisit un sentiment unanime en proclamant que « notre génération scientifique citera longtemps de Senarmont comme un des hommes les meilleurs, les plus éclairés, les plus ardents au bien qu'elle ait eu le bonheur de posséder ».

A. DE LAPPARENT.


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