COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 25 février 1998)
Une histoire de la cartographie est encore à écrire, bien qu'elle ait été illustrée par nombre de publications depuis une dizaine d'années. En France en particulier, elle demeure trop souvent obnubilée par l'oeuvre des astronomes géographes de la famille Cassini, ce qui d'ailleurs se justifie en grande partie. Depuis la Renaissance et les rééditions de l'oeuvre de Ptolémée, le géographe est celui qui étudie la « forme et figure » de la terre considérée en sa totalité. D'abord cosmographe spéculatif, puis les progrès de l'astronomie aidant, géomètre de la sphère terrestre, le géographe était le grand promoteur de la précision des positions et des distances terrestres, une mission qui ne saurait être minimisée et dont dépendait le progrès de nombre de sciences en procès de formation. La carte dite de Cassini (1) (il faudrait employer le pluriel des) apportait l'énorme ambition d'une couverture générale d'un grand pays s'appuyant sur un canevas préalablement établi de « méridiennes » et de « perpendiculaires » longuement et durement établi sur le terrain, ainsi que sur un premier réseau de plus de 2400 triangles géodésiques. Ces travaux préalables étaient menés à bien dès le début des années 1740. L'histoire ultérieure de la carte fut celle d'une entreprise à la fois savante et commerciale, qui appliquait et développait en le concrétisant le paradigme de cette géographie plus soucieuse des contours, des distances et des positions que des formes du terrain, même les plus visibles (2). En somme, la vision que proposait la carte ne différait de celle des atlas commerciaux que par la précision et l'échelle : elle en était l'accomplissement, porté au chef-d'oeuvre. La vision qu'elle proposait des montagnes, et en général des formes du terrain était au contraire marquée par le conservatisme, à peine plus pertinente que celle des cartes à petites échelles.
Opérant à grande échelle, les topographes n'étaient pas considérés comme des savants, souvent relégués au rang d'arpenteurs au service des seigneurs ou des villes, ils étaient aussi et avant tout des peintres, produisant des vues figurées en projection plus ou moins orthogonale. A partir du dix-septième siècle et surtout du dix-huitième, ils visèrent à un statut plus noble en produisant des plans géométriques appliquant en partie et en petit les méthodes des géographes astronomes. Mais à la fin du dix-septième siècle commença à s'affirmer, d'abord modestement, un nouveau corps de professionnels de la représentation du terrain : les militaires des fortifications, en réalité déjà à l'oeuvre depuis l'époque d'Henri IV. Le premier à flairer la naissance d'une nouvelle corporation de spécialistes de la représentation de terrain fut un personnage bien connu des membres du Comité français d'Histoire de la Géologie, puisqu'il s'agit d'Henri Gautier qui, dès 1687, en tant que représentant du corps des ingénieurs, fit paraître le premier traité de cartographie topographique. Il s'agissait d'une courte oeuvre de jeunesse, encore tout imprégnée de principes empiriques et traditionnels, rapidement écrite et dédicacée en forme d'hommage courtisan (3). Cette nouvelle cartographie prend effectivement son élan décisif avec le plein développement du corps du Génie et l'essor des fortifications à la Vauban. Leurs chefs-d'oeuvre cartographiques, essentiellement destinés au roi, sont des représentations de places fortes, puis des alentours de places fortes, où la représentation planimétrique et en « relief» du terrain apparaissait en prolongement du plan des bâtiments, fortifications et bastions. Ils y appliquaient une nouvelle forme de perspective que l'on dénommera justement la Perspective militaire, dont l'importance pour la future compréhension des formes du terrain ne peut être négligée. Il fallait à la fois représenter le plan des bâtiments ou des accès et défilements, mais aussi ce que ces ingénieurs nommaient son « relief », c'est-à-dire son élévation au dessus du terrain. Ce mot fut d'une importance capitale pour la suite puisque la désignation des formes terrestres ne disposait encore, et pour longtemps, d'aucune locution spécialisée. Les dictionnaires du dix-septième siècle, puis l'Encyclopédie de Diderot au siècle suivant, énumèrent une quantité de sens du mot relief, sauf celui qui nous est devenu familier et dont l'étymologie, il faut tout de suite le noter, contenait l'idée de relèvement, sinon de soulèvement. Le dictionnaire de Littré ignorait encore totalement ce sens géomorphologique du terme. Seul le Larousse du dix-neuvième siècle lui consacre une petite place, en citant l'emploi que faisait le vulgarisateur Louis Figuier de ce sens. Une véritable étude du terme mériterait d'être poussée plus loin dans les dictionnaires et la littérature. Mais du moins sommes-nous assuré d'une chose : la conception abstraite d'une relation entre tous les éléments du paysage terrestre (plaines, collines, montagnes) n'existait pas dans le vocabulaire courant, ce qui ne pouvait manquer de ralentir l'éclosion d'une théorie générale de la genèse des formes, sinon celle toute passive, d'une exondation « en creux», par abaissement des eaux marines, la théorie neptunienne par excellence, celle d'un de Maillet par exemple. Le « relèvement » et le « relief » furent originellement des idées de constructeurs, ainsi qu'ils les concrétisèrent, en cette fin du dix-septième siècle, sous la forme des plans-relief militaires de la galerie du même nom au Louvre (4). La nouvelle vision topographique, véhiculée par les ingénieurs du Génie, fut redevable à ces maquettes du terrain d'un apprentissage de la vue di sù in sotto, qui devait leur permettre de réaliser l'impensable : une mise à plat de ce qui s'élevait au-dessus du plan horizontal afin d'en saisir les articulations latérales et, plus tard, d'en imaginer une genèse en termes orographiques. Mais ce dernier développement était encore lointain.
Limitée aux fortifications et à leurs alentours, la perspective cavalière, forme primitive et atténuée de la perspective militaire, avait, comme s'en excusait presque Henri Gautier, « si peu de bon goût pour les personnes délicates sur ce sujet, qu'elles n'osent pas même daigner y jeter les yeux ». Et il ajoutait « J'avoue que c'est une étude assez difficile à comprendre dans le commencement... ». Cet « aveu » est une forme de preuve en faveur de la naissance, en ces années (1687), d'une vision nouvelle, heurtant le bon sens modelé par l'habitude visuelle. Accessoirement, on voit les porteurs de cette nouvelle vision se montrer très modestes et se mettre sous l'aile dominante de l'art pictural, devenu socialement plus légitime et plus relevé, avec la création de l'Académie de peinture, dominée par le peintre officiel qu'était Charles Lebrun. Le même Gautier fait cette naïve déclaration qui contraste avec la forte autonomie des méthodes topographiques du siècle suivant :
La tradition voulait en effet que le topographe fût un peintre et durant la plus grande partie du dix-septième siècle, les « topographes » ne dépassèrent guère la vision picturale paysagère, plaçant seulement la ligne d'horizon plus haut ou poussant l'audace jusqu'à la supprimer. On comprendra qu'ainsi conçue, la topographie militaire ait eu quelque peine à franchir les limites des glacis entourant les places fortes. Il existe un parallélisme étonnant entre l'abandon progressif, au cours du dix-huitième siècle, du système louis-quatorzien du « pré-carré » appuyé sur une ceinture de places-fortes, et l'extension à tout le territoire d'une logique visuelle fondée à l'origine sur des espaces artificiels construits. Cette extension commença dans les plaines atlantiques, où l'absence de « relief » important permit aux frères Masse d'effectuer une représentation fidèle du terrain (1690-1721) avec les seuls préceptes énoncés par Gautier. Leurs cartes, jointives, appelés « carrés » n'étaient appuyées sur aucun canevas géodésique préalable. Il en fut de même de la grande carte des monts Pyrénées, levée par les ingénieurs Roussel et La Blottière (1718, publiée en 1730). Leurs montagnes conservent souvent une silhouette en perspective classique. Dans la cartographie publique à moindre échelle, ce style de représentation aura la vie dure : on le retrouve presque intact, dans la grande Carte de la Partie des Alpes qui avoisine le Mont-Blanc, par Jean-Louis Pictet, insérée dans les Voyages dans les Alpes de Horace-Bénédict de Saussure (1779), laquelle carte, malgré les précisions qu'elle apportait, ne pouvait guère jouer un quelconque rôle heuristique auprès du lecteur soucieux d'une discrimination des types de formes. Dans ces cartes à diffusion publique s'insinuait comme une négation, de longue durée, de la spécificité de ces formes dans les régions montagneuses. Etait-ce une incapacité technique ? Les cartes topographiques militaires, tout à fait contemporaines, et même antérieures, prouvent que non. Comparant ces deux univers visuels complètement inassimilables l'un à l'autre, on ne peut que constater l'une de ces discontinuités épistémologiques qui mettent en présence deux modalités de la connaissance situées sur des plans différents. Car, entre les vues de places fortes de la fin du dix-septième siècle et cette même année 1779, il n'est certainement pas outrancier d'affirmer qu'une véritable « révolution » du regard s'était opérée, mais une révolution rien moins que démocratique, réservée à une petite élite d'ingénieurs dont les travaux étaient couverts par le secret apparemment le plus strict. Depuis moins d'un siècle s'accumulaient au Dépôt des Cartes une masse de documents qui anticipaient l'avenir et qui, en outre, resteront ignorés de la quasi-totalité du monde savant (et notamment des représentants des sciences de la Terre en gestation ou en procès de croissance) au moins jusqu'au milieu du vingtième siècle. Ce secret, s'il réussit à occulter les documents eux-mêmes, ne put néanmoins empêcher que cette nouvelle vision s'imposât peu à peu ; mais il en freina sérieusement l'éclosion. On peut lui imputer l'une des causes, non la seule bien sûr, d'une trop longue gestation des hypothèses tectoniques. En Provence notamment, la cartographie militaire des grands ensembles calcaires préalpins fait surgir sur ces cartes une véritable intelligence des éléments morpho-structuraux, en raison du fait qu'en milieu méditerranéen ces formes apparaissent dans toute leur nudité : couverture végétale minimale et contraste maximal entre couches sédimentaires. Une intelligence « visuelle » qui ne prouve en aucun cas, dira-t-on, une prise de conscience conceptuelle des forces et des tensions qui permirent la mise en place de ces éléments. Une réponse, au moins partielle, à cette objection sera fournie par la suite. Mais il convient de retracer d'abord, à trop larges touches sans doute, les étapes de cette cartographie et de la vision originale et inédite qu'elle réalisait.
Si l'on excepte les réalisations déjà mentionnées des régions atlantiques et pyrénéennes, les tentatives cartographiques militaires se limitaient au cours de la première moitié du dix-huitième siècle à de petites régions ou à des ensembles à petite échelle ou comme on disait, à « petits points ». Le maître en la matière avait été Pierre Bourcet (1700-1780), dont on disait qu'il était capable de déchiffrer une région montagneuse compliquée à partir de quelques traits jetés sur une feuille de papier. Il devint le grand spécialiste de la guerre de montagne et des Alpes. Le tournant décisif vint entre 1743 et 1748. La carte des triangles de la France avait été présentée à l'Académie des sciences et, deux ans plus tard, allait être décidée sur ces bases la réalisation d'une carte de France. Le déclenchement de la guerre de succession d'Autriche fit converger les armées franco-espagnoles vers le Comté de Nice. A la suite des troupes du prince de Conti les équipes d'ingénieurs-géographes des Camps et Armées et des ingénieurs du Roi étaient dirigées par Pierre Bourcet. Le retentissement des travaux de Cassini était tel que, cette fois, ordre fut donné par le ministre d'Argenson d'opérer sur une triangulation préalable s'appuyant « sur les bases qui terminaient les frontières du royaume». C'est le moment capital où allait s'opérer la jonction des méthodes géométriques des « académiciens » avec la nouvelle vision orthogonale au plan et soucieuses au plus haut point des formes terrestres, qui était celle des topographes du Génie. La cartographie du Comté de Nice, rondement menée, fut poursuivie sur la frontière des Alpes françaises avec l'Etat savoyard jusqu'au sources du Guiers. L'ingénieur-géographe Villaret réduisit les minutes au sixième et la carte fut gravée par Guillaume de La Haye, en 1758, tirée à cent exemplaires dont cinq furent distribués au compte-gouttes et sous le couvert du secret au roi, aux princes de sang et chefs d'état-major. Cette Carte géométrique du Haut-Dauphiné et de la frontière ultérieure fut en effet l'une des très rares de toute cette cartographie militaire à être gravée et imprimée. Les cartes suivantes en Provence et Dauphiné restèrent secrètes et manuscrites, peintes et montées sur toile.
La seconde tranche de travaux débuta en 1764 avec pour chef Jean Bourcet de la Saigne (1713-1771), frère cadet de Pierre. Elle dura jusqu'en 1769 avec cinq officiers faisant équipe avec leur chef. En six années, toute la Provence orientale fut levée jusqu'à Colmars et Allos au nord, jusqu'au massif des Maures à l'Ouest. Pour toutes ces régions montagneuses, c'était l'entrée décisive dans la représentation cartographique et la révélation d'un terrain où la structure peut se lire directement sur son image topographique. De vrais chefs-d'oeuvre d'observation et de précision prirent ainsi naissance sur cette terre provençale où s'expérimentait pour la première fois, sur toute une province, la projection verticale d'un terrain de montagnes moyennes particulièrement complexe. La réussite d'une réduction comme celle de la feuille de Saint-Vallier à 1 : 28 000, et les minutes desquelles elle dérivait, est une preuve assez étonnante de l'assurance avec laquelle se réalisait ce que l'on a appelé ici une « nouvelle vision », en rupture complète avec toutes les représentations antérieures. Les échelles étaient désormais normalisées dans toutes ces productions, permettant la réalisation de vraies « couvertures » territoriales :
Il faut abandonner l'opinion ancienne du grand maître de l'histoire de la cartographie que fut le père de Dainvile, S. J. Dans un article très bien documenté, il retraça l'histoire des origines des courbes de niveau dont l'idée était issue de la pratique plus ancienne des lignes de même profondeur ou bathymétriques (5).
Rappelons la question liminaire qu'il posait, assortie d'une affirmation catégorique :
Rappelons aussi à notre tour que le mot « relief» n'était pas usité dans le sens pour lequel il est ici employé, ce que savait l'auteur. Soulignons ensuite que les notions sont ici confondues entre perception-représentation du terrain, notamment dans le plan horizontal de la carte, et système de mesure applicable à ce type de représentation. L'affirmation de « l'ignorance absolue » des cartographes du dix-huitième siècle est aujourd'hui caduque si l'on consent à distinguer plusieurs genres de cartographes et de cartographies dont les relations étaient pour le moins très faibles, voire même antagonistes, concernant « académiciens » et militaires du Génie (6). Il n'y eut pas rupture mais véritable continuité d'expériences et de méthodes entre cette cartographie picturale du dix-huitième siècle et la grande Carte d'Etat Major à 1 : 80 000 dont l'élaboration occupa pratiquement tout le dix-neuvième siècle. L'héritage des Cassini n'était pas oublié, leurs cartes rééditées et souvent complétées, mais les topographes qui fournirent une base aux sciences naissantes conservaient le type même de « regard » qui était celui de leurs devanciers du siècle précédent. L'innovation la plus nette consista à substituer la hachure normalisée (basée sur un diapason-modèle) au pinceau et aux couleurs et à placer quelques cotes d'altitudes, d'ailleurs assez dispersées (7). L'histoire politique ne coïncide pas toujours, comme on le voit, avec les innovations d'ordre scientifique.
Les remarques précédentes ne sont pas mineures et concernent aussi bien la cartographie, la géographie que toutes les sciences de la Terre. Abandonner l'idée que la « figuration moderne du relief terrestre » soit née d'un progrès technique à base scientifique, c'est mettre à mal une conception qui tend à rendre neutre, purement « objective » la vision qui s'imposa par la suite, sans doute jusqu'au vingtième siècle. C'est lever l'occultation qui fut longtemps la norme, à savoir que cette vision fut celle d'un petit groupe de spécialistes au service de l'état territorial naissant, d'ailleurs fort en avance sur celui-ci et finalement, comme s'en plaignait amèrement le colonel d'Arçon, incompris, soumis à des ordres contradictoires, par des ministres successifs pas toujours compétents. La surprise que suscite encore leurs oeuvres, lorsqu'on les sort de l'ombre, est en quelque sorte la manifestation de cette longue occultation. Les cartes publiques actuelles ont, à l'évidence, dépassé et de très loin leurs lointains modèles en précision et finition. La vision du terrain qu'elles donnent est restée la même et beaucoup de coupures de la carte des militaires, sinon la quasi-totalité, sont aussi éloignées du mode de représentation de la carte du Mont-Blanc de Pictet-Saussure que peuvent l'être nos cartes actuelles.
Non seulement les militaires surent mettre en images relativement exactes une vision renouvelée de fond en comble du « terrain », mais ils introduisirent aussi le terme « relief » dans leur langage pour désigner ce même terrain (8), introduction encore timide, idiomatique, sans véritable influence sur le langage courant, et restant ignorée des dictionnaires. Ce « relief» sous-entendait-il l'idée d'une édification, d'une construction ? Une réponse très paradoxale fut défendue dans un article de Jean-Pierre Nardy (9) qui rassemble sous une même conception architectonique les idées plutoniennes et neptuniennes, théories antagonistes qui seraient en fait selon lui d'accord pour considérer les inégalités du terrain comme une construction par « poussées endogènes » sous l'effet du feu pour les uns, « accumulations différentielles » ou « transports de sédiments dans la mer» pour les autres. Le relief est alors conçu «en creux». Mais au dix-neuvième siècle naîtrait une autre conception, proche de la glyptique, sous l'effet des idées davisiennes : le support terrestre est désormais conçu comme étant « en relief », le ciseau du sculpteur qu'est l'érosion peut y inscrire les formes en creux. Comme le disait si bien Flamichon, autre ingénieur militaire, mais pyrénéiste, cité par Numa Broc, « dans les plaines on croit que les montagnes ont été soulevées, sur les montagnes, on croit que les plaines ont été affaissées. Pour juger sainement, il faudrait voir tout et n'être nulle part » (10). Voir tout et n'être nulle part est bien le but poursuivi par les ingénieurs topographes, dans la mesure où ils rompaient avec le point de vue perspectif des anciennes cartes, la perspective militaire consistant justement à être partout et nulle part, partout à la verticale du lieu représenté, ce non-lieu perspectif étant celui du pouvoir territorial moderne. Les ingénieurs militaires, au moins l'un d'entre eux déjà nommé, débattirent de ce problème dès le dix-huitième siècle et proposèrent des solutions qui leur paraissaient devoir être tirées de leur expérience, exemplaire et sans précédent, du terrain. La cartographie topographique du dix-huitième siècle peut donc s'inscrire comme un des moments de la construction d'une science géologique dans la mesure où la carte, devenue cette fois un véritable support heuristique, leur permettait de mettre en relation des « objets » autrefois dispersés « au hasard», à la disposition presque indifférente, quand ils n'étaient pas les vestiges chaotiques d'une dramatique destruction. La mise en ordre planimétrique du terrain à la surface du globe aurait-elle pu rester sans conséquences majeures sur les conceptions concernant l'origine des montagnes, puis de l'ensemble des éléments regroupés plus tard sous le terme de relief ?
Les papiers de d'Arçon conservés à la bibliothèque de Besançon, sa province d'origine, forment une vaste collection de ses travaux. On y voit notamment comment ces militaires topographes étaient aussi de minutieux enquêteurs, recueillant systématiquement les informations dites locales et chiffrées sur la population et les productions. Les mémoires obligatoires accompagnant chaque coupure résumaient en tableaux à colonnes (qui, couramment, portent aussi le nom de Carte) les données sur la population et les récoltes, les moulins, le cheptel, en bref, le même souci véritablement statistique qui animait, à l'origine prestigieuse de leur corps, le maréchal Vauban, auteur de la Dîme royale, ainsi que d'enquêtes et dénombrements initiateurs (11). Les mêmes mémoires déroulaient sur des centaines de pages les détails topographiques figurés sur les cartes, dénommant et décrivant une à une les vallées et leurs affluents, les « vallons » adjacents à chacune des branches du réseau des cours d'eau, la description des interfluves, des chemins et des villages : pratiquement, il y avait là un double discursif de la carte et de la traduction iconographique inhabituelle qu'elle proposait du terrain. On a l'impression que ces mémoires devaient servir d'approche pédagogique, sous forme des habituels « itinéraires », à une représentation qui niait justement cette forme ancienne et proposait une vue synoptique et simultanée de tout un pays. La nouveauté de ces cartes était telle que cet apprivoisement progressif était sans doute jugé nécessaire. Mais lorsque les ingénieurs formés à Mézières prirent le relais des initiateurs, d'Arçon imposa une nouvelle forme à ces mémoires, les faisant désormais ressembler à des descriptions synthétiques du paysage, beaucoup plus courtes, des descriptions initiant vraiment l'approche géographique et thématique moderne. Cette synthèse devait concerner aussi le relief et les montagnes, ce qui allait amener le chef à proposer une grille d'interprétation à ses subordonnés, placés dans la montagne alpine et provençale devant les pires difficultés théoriques et pratiques.
L'idée d'un ordonnancement de la nature physique des montagnes à opposer aux conceptions et aux idées spontanées sur leur apparente incohérence était nettement soulignée dans un mémoire de d'Arçon intitulé Essay d'une théorie sur la formation et la contexture des montagnes (12), probablement présenté à l'Académie de Besançon :
Ces réflexions étaient accompagnées de beaucoup d'idées courantes sur les feux souterrains, l'inflammation des « pyrites » ou de spéculations sur la nature originelle du globe. Mais c'était pour trouver des explications à ce qui contredisait la théorie du soulèvement : les couches de terrain ayant conservé dans les montagnes une position horizontale, argument en faveur des neptuniens, se muaient du coup en contradiction à sa théorie. Il fallait aussi expliquer l'absence de lits parallèles et la présence de «matières entassées au hazard» n'ayant «aucune suite», ces dernières étant interprétées comme des « montagnes nouvelles sur des montagnes », occasionnées par l'irruption des feux souterrains en surface, en des époques apparemment reculées.
L'autre idée de d'Arçon était la conséquence de la précédente et de la place primordiale qu'il donnait au travail des eaux, seul responsable de l'aspect « ruineux » actuel des anciens tubercules : il proposait donc de retrouver l'extension de ces anciennes masses soulevées en cherchant des « nouds » autour desquels partaient des embranchements qui leur demeuraient attachés.
Ainsi, « par exemple ...le Mont St. Bernard, le mont Ceni et le mont Viso, étaient les points dominants d'une seule masse soulevée à la surface au dessus du rayon moyen de la Terre, laquelle forme le tronc capital de toutes ces montagnes. Les branches et rameaux qui s'en détachent en se ramifiant à l'infini ne sont que des parties coupées par le travail successif des eaux, dans cette même masse anciennement soulevée, laquelle était originellement pleine, et ne faisait qu'un seul tout suréminent ».
De telles idées étaient consubstantielles à la vision planimétrique des montagnes imposées par leur représentation en projection sur la surface horizontale. L'abandon des monticules disposés ça et là dans la carte des Voyages dans les Alpes de Horace-Bénédict de Saussure conduisait à l'idée d'un plan et d'un ordonnancement logique de ces mêmes montagnes ou, comme l'écrit le même d'Arçon, « l'espèce d'ordre que nous avons observé dans la suite des chaînes ». On s'approche ici d'une conception géométrique qui triomphera plus tard, après 1829, avec Élie de Beaumont. Cet ordre devait donc conduire tout aussi logiquement à rechercher une cause déterministe qui rompe avec l'habituelle explication par l'agitation désordonnée des eaux marines (de Maillet).
La date du mémoire de d'Arçon demeure inconnue, quoique des recherches plus approfondies pourraient peut-être aboutir à des résultats. Elle semble contemporaine de l'activité cartographique sur le terrain (à partir de 1775-1776) puisque les subordonnés de d'Arçon reprirent dans leurs mémoires locaux l'idée des « nouds » et des « embranchements » dans la description des montagnes figurées sur les feuilles. Il y a de fortes chances pour que l'idée des soulèvements soit aussi l'une des plus précoces, directement inspirée, comme il l'affirme lui-même, de l'activité cartographique de terrain menée pendant plus de dix ans (1775-1785) dans tout l'Est de la France ; aussi terminait-il son mémoire par ces mots :
On pourrait reprendre ici, à propos de la cartographie générale ce qu'avance François Ellenberger à propos de la géologie avant 1800 et après 1830-1840 : dans la première période, le géologue actuel « s'y sent comme dans un univers étranger» tandis que dans la seconde « il reconnaît sans peine sa propre discipline en ses débuts » (14). La représentation du relief par les ingénieurs militaires, quoique peinte et manuscrite, et menée à bonne fin dès le dix-huitième siècle, peut provoquer aujourd'hui ce sentiment de proximité et de compréhension immédiate, alors qu'à la même époque la cartographie publique entraîne, au moins pour la représentation du modelé, un sentiment d'étrangeté ou de malaise. La révolution du « regard » sur les montagnes et les inégalités du terrain a précédé celle des concepts de la science géologique d'une bonne cinquantaine d'années. Pour la raison peut-être qu'il fallut tout ce temps pour qu'enfin elle émerge publiquement et ne se cantonne plus aux travaux tenus secrets d'une petite élite d'ingénieurs anticipant par toutes leurs conceptions l'état moderne et son mode d'appréhension de la réalité physique du territoire. En éliminant complètement la ligne d'horizon (et la perspective qui lui était attachée) la nouvelle topographie ignorait la référence céleste et rabattait la réalité humaine et physique sur une représentation sans transcendance. Ce décrochage n'était-il pas encore plus important que le recul toujours plus considérable accordé en pensée au temps pour la genèse des formes terrestres ?
Les cartes des ingénieurs militaires se trouvent d'une part au Service historique de l'Armée de Terre (SHAT) au Château de Vincennes, archives des cartes, et d'autre part à la cartothèque de l'Institut géographique national à Saint-Mandé :
Archives des Cartes, SHAT, Vincennes : pour les minutes à 1 : 14 400 (6 lignes pour 100 toises), notamment les cartes de Provence (1764-1769, par Bourcet de La Saigne, et 1777-1778, par D'Arçon) et cartes du Dauphiné, ainsi que les cartes du Comté de Nice.
Cartothèque de l'I.G.N., à Saint-Mandé : Cartes des frontières Est de la France, par Bourcet et d'Arçon, mises au net à 1 : 14 400 ; réductions à 1 : 28 800 et à 1 : 86 400.
Les papiers de J. Cl. E. Le Michaud d'Arçon sont classés à la bibliothèque municipale de Besançon, en particulier son Essay d'une théorie sur la formation et la contexture générale des montagnes, Ms 491 g.
Sur la représentation des montagnes :
Images de la Montagne, Catalogue Bibliothèque nationale, 1984, 129 p. N. BROC, Les montagnes vues par les géographes et les naturalistes de langues française au XVIIIe siècle, Bibliothèque nationale, Paris, 1969 (la cartographie militaire étudiée ici même n'était apparemment pas connue par l'auteur de cet ouvrage fondamental).
Sur la cartographie et les cartes anciennes en général, des ouvrages aux caractères et aux buts très différents :
F. de DAINVILLE, Le Langage des Géographes, Termes - Signes - Couleurs des cartes anciennes, 1500-1800, Picard, Paris, 1964 (informe surtout sur la cartographie à petite échelle, publique et « civile »).
C. JACOB, L'empire des cartes, Approche théorique de la cartographie à travers l'histoire, Bibliothèque Albin Michel Histoire, Paris, 1992, 537 p., Fondamental comme prolégomènes à toute histoire de la cartographie mais, comme d'autres publications, le livre n'arrive pas à englober dans sa problématique l'apport considérable - et toujours aussi dissimulé - de la cartographie militaire du dix-huitième siècle. Voir aussi Numa Broc.
Sur la cartographie militaire : Colonel BERTHAUT, Les ingénieurs géographes militaires, 1624-1831, Etude historique, Service géographique de l'Armée, Paris, 1902. M. HUGUENIN, La cartographie des Alpes françaises avant Cassini, Bulletin de la Section de Géographie du Comité des Travaux historique et scientifiques, tome LXXVII, 1964, Paris, 1965, p. 85-108. Encyclopédie méthodique, éd. Panckoucke, Mathématiques, tome second, 1785 (article cartes militaires, par JOLY, ingénieur-géographe ayant travaillé sur la côte provençale).
Sur le corps du Génie en général :
A. BLANCHARD, Les ingénieurs du « Roy » de Louis XIV à Louis XV. Etude du corps des fortifications, Montpellier, 1979 et son Dictionnaire des Ingénieurs militaires, 1691-1791.
L'article ci-dessus a mis l'accent sur l'importance de l'invention de la projection sur le plan topographique : une invention qui ne pouvait se réclamer d'aucun modèle préexistant, sauf peut-être, de certaines représentations picturales (15). Pour toutes les futures sciences de la Terre, cette vision synoptique allait préparer, permettre et engager les progrès futurs. Le naturaliste de terrain avait, au dix-huitième siècle, un besoin constant de cartes (16), souvent contraint de les dresser lui-même : les oeuvres les plus novatrices le montrent. Desmarets dresse la carte des volcans d'Auvergne, L'abbé Giraud-Soulavie celle du Vivarais, le Chevalier de Lamanon celle d'une partie du Champsaur. En Provence, Joseph-Pons Bernard, de Trans, s'était lancé à la suite de Guettard, avec lequel il correspondait, dans une recherche de fond sur la minéralogie de la Provence, demeurée en grande partie manuscrite. Il désirait délimiter avec précision sur le terrain la jonction et les lignes de partage des trois « bandes » qu'il avait découvertes et qui, finalement, aboutirent à sa carte synthétique du Mémoire sur les Engrais, dont François Ellenberger a révélé tout l'intérêt. Mais pour préciser ces limites, il avait cherché des cartes à plus grande échelle et trouvé justement des « plans exacts » dans la région toulonnaise. Il décrivit une à une, avec précision et en donnant leur épaisseur, les couches de terrain dans les carrières ouvertes pour la construction du fort Sainte-Catherine, au pied du Mont Faron. Il découvrit surtout l'origine des grès permiens, ce qu'il appelle sa bande sableuse, dont il délimita les affleurements sur sa carte par une couleur rose en aplats, les grès étant souvent à découvrir sous les accumulations de « terres calcaires » détachées de la montagne. Il délimita également d'autres affleurements de grès en rive gauche du torrent de l'Eygoutier, les deux branches de ces affleurements ne se réunissant qu'au delà de La Valette. Il remarqua aussi que ces grès étaient disposés par couches, de couleur lie de vin. La carte minéralogique des environs de Toulon délimite ainsi, par aplats de couleur la série des grès permiens (r) qui figure aux mêmes lieux de nos jours sur la feuille de Toulon de la carte géologique de la France. Nous donnons ci-dessous l'extrait de sa description minéralogique de la région toulonnaise qui, par son extraordinaire précision, passe en revue tous les terrains en présence, exactement situés, préfiguration d'une carte sur laquelle il se borna à représenter, comme on l'a dit, l'affleurement des grès. On retiendra cette profession de foi concernant la cartographie : « les cartes sont essentielles ; elles déterminent la position relative des objets, et elles font disparaître des discours une partie de la confusion que la variété des corps qui se présentent à l'observateur ne peut manquer de répandre ». Plus que pour une géologie historique, qui lui semble assez étrangère, même s'il recherche et mentionne fréquemment les « coquilles », Bernard de Trans apparaît comme l'un des précurseurs d'une géologie territorialisée, soucieuse de classer et distinguer sur le terrain la répartition des roches et d'en donner une vue cartographique, annonçant ainsi tout un pan de la recherche géologique du dix-neuvième siècle, même si son grand inspirateur, Guettard, appartenait déjà à une configuration antérieure.
On voit ici tout l'intérêt proprement géologique des cartes topographiques à grande échelle dont le public savant avait besoin, mais qui étaient si rares en général et qui, surtout, ne représentaient le relief qu'avec peine et de façon très schématique. On imagine ce qu'aurait fait le minéralogiste Bernard s'il avait pu prendre connaissance et utiliser les magnifiques plans des militaires du Génie, particulièrement nombreux et soignés dans la région de Toulon, qui avait été le siège d'une invasion ennemie en 1707.
Les cartes topographiques en projections strictement azimutale étaient-elles donc prématurées pour rester dissimulées et inutilisées dans le portefeuille d'Etat-Major, ce qui fut leur destin et leur chance, puisqu'elles purent conserver ainsi tout leur éclat ? La vision topographique des militaires se heurta en tout cas à une opposition tout à fait révélatrice de la part d'autres spécialistes de la représentation, en l'occurrence les représentants de l'art officiel de l'Académie des Beaux-Arts. An l'an XI (1801), le sieur Lespinasse [Louis-Nicolas de Lespinasse] fit paraître à son encontre un Traité du Lavis des Plans appliqué principalement aux reconnaissances militaires. Allant au coeur du problème qu'il avait bien situé, il y stigmatisait ce qu'il nommait tactiquement « une ancienne convention », celle qui admettait l'oeil « placé perpendiculairement sur chaque objet » (17). Il regrettait que de bons esprits, tels Saint-Morien, dans sa Perspective aérienne, soient tombés dans des « erreurs érigées en principes ». Voulant en quelque sorte revenir aux origines de la topographie militaire, il acceptait la valeur de ce type de projection pour les seuls espaces construits, « ouvrages, bâtiments [...] d'architecture militaire et civile, ainsi que des cartes sur de petits points d'échelles », mais il le récusait pour la représentation du terrain par ce procédé. Il opposait dans ce cas « l'imitation de la nature » conçue comme un art : il faut, disait-il « qu'une carte topographique présente non-seulement le pays déterminé géométralement, mais encore sa nature ». Il se faisait fort de conserver une perspective classique « sans défigurer ou altérer les diverses dimensions du plan » appuyées sur des bases géométriques. Les exemples qu'il donne, juxtaposent effectivement des plans et des morceaux de paysages en perspectives à « vue d'oiseau »... avec cascades, rochers et arbres en élévation. Une « solution » qui contredisait en fait la révolution du regard que portaient les travaux des ingénieurs topographes militaires et que l'avenir condamna dès l'année suivante.
L'ouvrage de Lespinasse apporte en effet une confirmation presque inattendue sur la caractéristique non-conformiste et violemment contraire aux habitudes que la topographie militaire introduisait dans le domaine de la représentation du terrain. Ce qu'avait déjà noté Henri Gautier dès 1687, avouant « le peu de bon goût pour les personnes délicates » de la nouvelle cartographie. Les enseignants des Beaux-Arts, dont Lespinasse se faisait le porte-parole, voyaient avec angoisse leur échapper un pan entier de leur clientèle potentielle, ce qu'allait confirmer l'année suivante (1802) la Commission de topographie en instituant précisément des règles « géométriques » pour la représentation des pentes au moyen de hachures normalisées, ne laissant plus qu'une place réduite à la vision personnelle du topographe. Ainsi devenait définitive la coupure entre artistes et ingénieurs, entre artistes et mathématiciens ou géomètres, que l'ancêtre des Beaux-Arts, l'Académie royale de peinture, avait elle-même inaugurée en 1661, en excluant avec fracas de ses rangs l'homme qui voulait les concilier. A cette date en effet, s'acheva la procédure d'exclusion d'Abraham Bosse, le protestant, mais aussi l'homme qui avait fait pénétrer l'enseignement du mathématicien Desargues dans le cursus des élèves de l'Académie. Celui qui déclarait « l'entière et parfaite conformité qu'il y a de la pratique du perspectif avec la pratique du géométral [...] qui est tout le beau de cette manière, et fait que ceux qui savent pratiquer le géométral, savent sans y penser aussi la manière de pratiquer le perspectif ». Il voulait atteindre les objets, « non tel que l'oeil peut les voir ou croit les voir, mais telles que les lois de la perspective les imposent à notre raison ». C'était, par avance, le programme des ingénieurs militaires topographes procurant une vision aérienne construite à partir de règles géométriques et non telle que l'oeil « croit les voir ». L'exclusion d'Abraham Bosse fut précédée de disputes entre artistes dont le caractère intensément passionné a pu paraître irrationnel. On a pu l'interpréter en termes de rivalités dans le « champ » sociologique de la représentation. Pour la comprendre, il faut aussi la replacer dans une phase longue de construction d'un nouvel espace épistémologique - une episteme - eût dit Michel Foucault. Ce nouvel espace entraînait apparemment des conséquences assez profondes, d'abord dans le domaine de la connaissance, pour provoquer une véritable lutte idéologique.
La nouvelle représentation de la surface terrestre était donc une vraie coupure avec un passé prestigieux, celui où Léonard de Vinci peignait ses chefs-d'oeuvre mais dressait aussi ses plans, ses cartes de la Toscane et ses ingénieuses machines, tout en réfléchissant sur la nature des roches. Cette coupure ne peut cependant pas servir à dater l'origine d'une topographie dite « scientifique » parce qu'appliquant désormais des règles autonomes et objectives. Le mode d'objectivation planimétral était en gestation depuis la fin du dix-septième siècle, porté par une petite élite de spécialistes qui se trouvaient être au service de l'Armée. Mais leur oeuvre dépassait de loin ce strict rôle : ils instituaient une vision originale qui ne nous paraît si évidente que pour avoir été depuis longtemps intégrée aux démarches scientifiques, particulièrement à l'ensemble des sciences dites de la Terre, dont la géologie paraît avoir été l'une de celles à qui elle fut le plus profitable. Cette vision, que d'aucuns tenaient pour simple convention, peut-elle être considérée comme une solution technique enfin trouvée pour une représentation « objective » du terrain et donc ses interprétations futures ? Ou, au contraire, selon les mots d'Isabelle Stengers, appliqués à une plus vaste question, comme une « référence pour de nouvelles questions, de nouvelles pratiques, de nouvelles valeurs, et non productrices de réponses enfin scientifiques apportées à d'anciennes questions ? » (18)
2) Sur l'oubli de la montagne Sainte-Victoire dans la carte d'Aix, cf. l'étude de J. REYNAUD, Les Cassini et la Carte de Provence, Bulletin de la Section de Géographie du Comité des Travaux historiques et scientifiques, tome XXXVII, 1922, Paris, 1923, lettre de Cassini, 2 août 1785, p. 122, arguant du fait que les entrepreneurs de la Carte de France n'ont visé qu'à figurer une ébauche de topographie.
3) Le titre est tout un « poème », quelque peu surprenant : l'Art de Laver ou Nouvelle manière de peindre sur le papier, suivant les Colorie des desseins qu'on envoie à la cour, Par le Sieur H. GAUTIER de Nismes, A Lyon, Thomas Amaulry, M. DC. LXXXVII, 154 pages. Les deux expressions importantes sont « nouvelles manière de peindre» et les « desseins qu'on envoie à la Cour» : il s'agit bien d'un débouché en pleine expansion de l'ancienne topographie picturale, s'adressant à la puissance publique et enrôlant des spécialistes civils, comme l'était Henri Gautier, et des ingénieurs militaires à qui, en cette même année, l'ouverture du Dépôt de la Guerre, créé par Louvois, allait offrir un champ d'activité qui allait prendre de plus en plus d'ampleur. Sur l'histoire institutionnelle et sociale du corps du Génie, il faut se reporter à la thèse d'Anne Blanchard, Les ingénieurs du « Roy », et à son dictionnaire des ingénieurs.
4) A. de ROUX, N. FAUCHERRE, G. MONSAINGEON, Les Plans en Relief des Places du Roy, 1989.
5) De DAINVILLE, De la profondeur à l'Altitude. Des origines marines de l'expression cartographique du relief terrestre par cotes et courbes de niveau, in : Le Navire et l'économie maritime, dirigé par M. MOLLAT, Ecole pratique des hautes Etudes, Ve Section, 1958, p. 195-213.
6) On a connaissance de plusieurs exemples d'accusations et de mépris réciproques dans des lieux où ils se rencontraient en 1778, entre ingénieurs de Cassini et ingénieurs militaires en Provence.
7) La discussion qui suivit l'exposé du P. de Dainville le montre : M. Libault, professeur à l'Institut géographique national souligna le caractère très tardif d'un véritable emploi de la courbe de niveau à cheminement fermé qui venait à peine d'être achevé à l'époque de cette discussion. « Les officiers qui nous ont donné les cartes au 1/40 00(f à partir de la carte au 1/80 OOCf n'ont pas levé les courbes, ils ont levés les hachures ( ?) ; il ont restitué des courbes avec un sentiment admirable du terrain, mais qui est tout de même empreint d'une inexactitude que nous ne saurions admettre actuellement. Il a fallu arriver à l'aérotopographie ... pour qu'on puisse établir véritablement des courbes de niveau... » Le même intervenant faisait remarquer que l'on voyait les premiers exemples d'emploi de ces courbes ne se faire que sur des plans partiels « mais ne se répandre véritablement dans la cartographie que dans une période toute proche de nous ».
8) C'est le cas, à l'école de Mézières, celle qui formait les ingénieurs, de M. de Châtillon, son commandant, dont l'enseignement, sous le titre de Traité du relief, commandement et défilement de la fortification, étendait en 1764 ce terme technique non seulement à la fortification elle-même, ce qui était courant, mais aussi au « terrain » alentour. De Dainville, op. cit., p. 203. Le Michaud d'Arçon employait aussi ce sens élargi du mot relief.
9) J.-P. NARDY, Réflexions sur l'évolution historique de la perception géographique du relief terrestre. In : Espace Géographique, n° 3, 1982, p. 224-232.
10) N. BROC, Les Montagnes vues par les géographes et les naturalistes de langue française au XVIIf1 siècle, Paris 1969, p. 144, d'après Flamichon, Théorie de la terre, déduite de l'organisation des Pyrénées..., Pau, 1816, p. 43.
11) A. BLANCHARD, Vauban, Fayard, Paris, 1996, 682 p.
12) Bibliothèque municipale de Besançon, Ms 491 g.
13) D'après M. DURANTHON, La carte de France, son histoire, 1678-1978, I.G.N., Paris, 1978, p. 44.
14) F. ELLENBERGER, Histoire de la Géologie, tome 2, Technique et Documentation (Lavoisier), 1994, p. 318.
15) Sur la tradition picturale de la cartographie, étudiée surtout aux Pays-Bas, les développements les plus pénétrants sont ceux de S. ALPERS, The Art of Describing : Dutch Art in the Seventeenth Century, Chicago, 1983, traduits en français sous le titre L'Art de dépeindre. La peinture hollandaise au XVIIe siècle, Paris, Gallimard, 1983. Un exemple de peinture (entre autres excellent portraitiste) et topographe, Pierre Pourbus, 1524-1584, Crédit communal, Bruges, 1984.
16) On se reporte ici à F. ELLENBERGER, Recherches et réflexions sur la naissance de la cartographie géologique, en Europe et plus particulièrement en France, Histoire et Nature, n°22/23, pp. 3-54, juillet 1985.
17) « Ancienne convention » depuis l'invention de la perspective militaire dont les premiers traités qu'il cite datent, après l'essai d'Henri Gautier, du début du dix-huitième siècle.
18) I. STENGERS, Cosmopolitiques, tome 1, La guerre des sciences, La Découverte, Paris, 1996, p. 15 : la citation est appliquée par l'auteur à la question inaugurale de la science moderne : la controverse entre la « Terre-centre » de l'Univers et la Terre planète.