COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 22 novembre 1989)
On entend fréquemment dire ou l'on voit écrit que seul ce qui est reproductible est scientifique. Cette exigence de reproductibilité est un des caractères majeurs de l'épistémologie des physiciens. On peut se demander dans quelle mesure cette exigence ne trahit pas un certain malaise qu'ont ces physiciens devant le temps qui passe ! Vouloir tout refaire, c'est en quelque sorte vouloir abolir le temps. Par opposition, le géologue se contente, comme l'historien, d'observer et de réfléchir sur les traces et les restes que nous a laissés le temps, et il sait bien qu'il ne va pas faire revivre le temps des dinosaures !
Lors de ma recherche sur les skarns de Costabonne dans les Pyrénées, je suis parti de cette double question des rapports de la Physique et de l'Histoire et de ce qu'on pourrait appeler la scientificité de la Géologie. Et je vais essayer de vous en parler aujourd'hui. Je dois préciser que je ne suis ni historien ni philosophe de la géologie ; mes propositions, qui me sont sans doute inspirées par ma formation à la fois d'ingénieur et de géologue, doivent être considérées comme autant d'éléments ouverts à la discussion.
Nous commencerons dans cet exposé par poser le problème de l'application de l'épistémologie, je dirai classique, à la géologie, en examinant quelles sont en géologie ces expériences dont on requiert la reproductibilité, et comment on s'attache à les comprendre. Dans une deuxième partie, nous irons plus loin et proposerons de nous affranchir de cette exigence de reproductibilité : nous verrons comment, malgré tout, garder un sérieux à notre entreprise de connaissance.
Avant de commencer, il est utile de dire en quelques mots ce que sont les skarns, dans la mesure où ils pourront nous fournir des exemples dans la discussion qui suit. Les skarns sont des roches qui dérivent de la transformation chimique (on parle de roches métasomatiques) de roches carbonatées sous l'action de fluides riches en silice, fer ou autres éléments, dans des conditions métamorphiques. De par leur mode de formation, leurs minéraux associent des éléments pris dans le substrat, comme le calcium, à ceux apportés par le fluide : ce sont ainsi essentiellement des silicates calciques comme grenat, clinopyroxène, etc. Dans un secteur donné, d'autres substrats que les carbonates peuvent se faire transformer, comme des cornéennes pélitiques, des gneiss à silicates calciques ou des granites, et conduire à des assemblages minéralogiques en gros semblables à ceux rencontrés aux dépens de carbonates : on peut, par extension, parler de skarns en dérivant. Les problèmes qui se posent sur de telles roches sont nombreux : on peut chercher à préciser les conditions physico-chimiques de formation, la nature des fluides qui ont percolé, leur origine, les mécanismes de réaction et de transport des éléments.
Abordons notre première partie. En matière d'épistémologie, il y a bien sûr de nombreuses variantes ou même des conceptions profondément différentes. J'aurai ici à l'esprit surtout celle de Karl Popper : ce n'est peut-être pas celle qui est le plus directement adaptée à la discussion de nos problèmes géologiques, mais il se trouve que sa pensée m'a accompagné depuis quelques années.
En très peu de mots, rappelons que le point de départ de la philosophie des sciences de Karl Popper repose sur ce qu'on pourrait appeler une théorie de la méthode ou théorie de l'expérience : celle-ci instaure un dialogue entre le savant qui propose une théorie ou une loi, d'où il déduit des prévisions, et l'expérience, qui peut éventuellement donner des résultats contraires aux prévisions. Si c'est le cas, la théorie est à rejeter ; sinon, on peut la garder, mais cela ne signifie pas pour autant qu'elle soit vraie ou juste ; dans cette approche on ne pose pas cette question, on dit qu'on adopte la théorie "provisoirement".
Tout cela est partagé par nombre d'épistémologues - Pascal, Bachelard, que je connais un peu, ont parlé du rôle de l'erreur -mais Popper insiste sur le caractère provisoire de la théorie, et sur ce qui caractérise la démarche scientifique, il définit le critère de scientificité suivant : une théorie est dite scientifique si elle est réfutable - on dit encore falsifiable c'est-à-dire si on peut la mettre à l'épreuve par des tests cela lui fournit un critère ou convention entre la science et ce qu'il appelle les théories "métaphysiques".
Cette façon de voir permet d'éviter de poser le problème du fondement de l'induction, l'induction prétendant en somme "déduire" une théorie de l'observation de faits les plus nombreux possible ; cela est analysé en détail dans les textes de Popper. Dans le cadre de pensée proposé par Popper et que nous commençons donc par envisager ici, la théorie est proposée a priori et l'on n'a pas à s'interroger sur les différents facteurs qui ont permis qu'elle soit formulée.
Et l'expérience quant à elle doit pouvoir être faite dans des conditions qui permettent des accords intersubjectifs, et en particulier selon Popper, et l'on rejoint ici ce que je disais à l'instant, elle doit être reproductible.
Commençons par nous interroger sur la notion d'expérience et sur celle de théorie ou loi en géologie, et sur leurs rapports entre elles.
Qu'est-ce qui correspond à l'expérience en géologie ? Une première façon de se raccorder à l'expérience telle que nous venons de la décrire serait de dire qu'en géologie, c'est la nature qui, mettant à notre disposition des résultats, a fait les expériences : on n'a pas besoin de les refaire, il n'y a qu'à aller regarder.
C'est ici une extension du mot expérience, faite par certains auteurs. Selon Nagel, "il importe peu que le fait prévu soit réellement provoqué par l'expérimentateur ou seulement simplement observé. Ce qui importe : c'est la vérification par la donnée "expérimentale", qu'elle soit le fait d'une expérience ou d'une constatation". Claude-Bernard, dans son "Introduction à l'Etude de la Médecine Expérimentale", adopte ce même point de vue.
Ainsi, décider de partir à Costabonne avec un marteau et un carnet et observer les skarns sur le terrain révèle une démarche équivalente à faire une expérience sur la chute des corps ou une observation sur la position des satellites de Jupiter. Dans le cas du géologue, les intentions ne sont pas toujours formulées explicitement, mais partir observer reste l'expression d'un choix par rapport à une façon de comprendre la réalité, et on peut avoir en tête des questions bien précises.
Cette méthode a des limites qui viennent du fait que, bien souvent en géologie, on ne peut pas avoir un rôle actif dans la vérification comme lorsque l'on prépare un test expérimental, et l'on doit, dans une certaine mesure, compter sur le hasard de l'observation. Mais précisément on ne va pas n'importe où.
La nature a fait l'expérience : c'est sans doute une façon de penser assez simpliste, mais la notion d'expérience a, en géologie, des caractères singuliers sur lesquels je m'arrête ici, et cela fera que le dialogue avec les théories s'en trouvera modifié.
Cela tient principalement à ce que, bien souvent, on ne sait même pas quelle expérience la nature a voulu faire, ni dans quelles conditions celle-ci a été faite, ni, pourrait-on dire, avec quels "instruments" etc. ; et on sait que des causes différentes peuvent produire les mêmes effets.
Contrairement à ce qui peut se passer pour une expérience de physique, on n'a parfois aucune idée des paramètres intéressants qui permettent d'appréhender le phénomène à étudier. Ainsi, quand on se trouve devant des skarns, on peut ne pas connaître a priori le type de phénomène qui les a fabriqués : est-ce le métamorphisme sur des roches de composition initiale particulière ? Y-a-t-il eu des circulations de fluides et des transformations chimiques, et dans quelles conditions de pression et de température ? Les traits observés ne peuvent-ils pas mieux être expliqués par des déformations et des phénomènes mécaniques ?
Une bonne partie du travail du géologue consiste ainsi à établir le cadre dans lequel on pourra ensuite éventuellement formuler une théorie : en géologie la discussion préalable importe autant, sinon davantage, que la théorie qui est alors un peu un luxe dans des cas favorables, et les discussions et polémiques entre géologues portent souvent là-dessus. L'existence de grandes écoles de pensée parfois divergentes peut refléter la prise en compte de contextes différents.
Les géologues auront souvent l'impression qu'il ont trouvé une explication à une observation alors qu'en réalité ils n'ont fait que définir le contexte. Tel géologue dira par exemple devant des orgues basaltiques : "les roches que vous voyez ont cette structure car ce sont des roches magmatiques qui se sont refroidies". Mais cette phrase ne dit pas grand chose, - en tout cas elle ne dit pas tout - car la plupart des roches magmatiques, de composition semblable ou non, que l'on observe, ont bien refroidi mais ne présentent pas ces structures.
On peut donner un autre exemple sur l'observation d'un granoclassement. Tel géologue pourra dire : "regardez la succession des tailles des éléments de la roche ... donc elle a été formée par un dépôt brutal" ; mais on peut remarquer que des relations géométriques semblables peuvent se présenter dans certains skarns, formés de tout autre façon, où l'on voit par exemple une augmentation de la taille moyenne des grenats, au passage de la zone à pyroxène à la zone à grenat. L'interprétation, jugée maintenant abusive, de certaines textures magmatiques en termes de processus de sédimentation relève de la même influence du contexte choisi.
Cette importance du contexte doit être avouée et le philosophe Bateson insiste aussi là-dessus. La conclusion de certains raisonnements vient parfois non tant des faits qu'on croit avoir organisés que de l'adoption tacite du contexte lui-même préalable à l'organisation de ces faits. On fait alors plutôt une sorte de raisonnement par analogie à l'intérieur d'un contexte donné. Ainsi, dans le deuxième exemple précédent, la conclusion ne vient pas d'une analyse physico-chimique, mais est contenue dans l'hypothèse de base que l'on est devant un dépôt sédimentaire. Et il faut bien reconnaître que si le "contexte" choisi n'est pas juste, les raisonnements peuvent conduire à n'importe quoi. Il est aussi fréquent de ne vouloir choisir qu'un seul contexte au lieu de voir que plusieurs jouent à la fois.
En géologie, l'acquisition des données est un stade essentiel : face à des objets naturels complexes, le rassemblement de connaissances fiables est très difficile. L'organisation et la première signification que l'on attribue à ces données fait intervenir ce que l'on peut appeler la culture géologique ; c'est en cela que la géologie peut être qualifiée de science "culturelle". La culture permet de préciser le contexte, avec des risques d'erreurs parfois importants. On sort de la problématique de Popper : pour cet auteur, l'acquisition des faits est considérée comme préalable à la confrontation théorie - test expérimental et il lui accorde peu de place et d'intérêt.
Venons-en maintenant aux théories.
Un contexte est supposé avoir été adopté : on décrit ce qui s'y passe. En dialogue avec la réalité, le géologue propose une loi ou une théorie.
Les différentes spécialités de la géologie en sont à des stades d'avancement différents. On peut rencontrer des modèles ou théories au sens "classique" : ainsi, la cristallisation d'un liquide silicate de composition connue dans des conditions connues doit donner une séquence bien définie de minéraux. On est à même de voir si l'on observe ou non la même séquence dans la nature. Dans le cas des skarns, si l'on connaît la composition du fluide métasomatique et celle de la roche de départ et si l'on a suffisamment de données thermodynamiques sur le système, on peut prévoir la suite des minéraux qui vont se former. Mais dans une bonne partie des cas, les systèmes naturels sont beaucoup plus compliqués que les systèmes simplifiés du type précédent et surtout notre connaissance des conditions initiales est très pauvre : l'on façonne simplement ce qu'on appelle un "modèle".
Je pense que les modèles en géologie n'ont pas de statut très clair.
Un modèle, tel que ce mot est souvent utilisé chez les géologues, ce n'est pas tant dire : U = RI comme en électricité, mais par exemple : autour d'une intrusion magmatique les eaux se mettent en mouvement dans les terrains encaissants et provoquent en bordure de cette intrusion des modifications chimiques, ou encore : dans la formation des skarns, un métamorphisme de contact précède la métasomatose.
Ainsi, les modèles géologiques au sens du mot modèle chez les géologues, hésitent entre la description simplifiée de la réalité et les modèles abstraits, normatifs et autonomes, à support mathématique, comme on peut les trouver en physico-chimie : ils mélangent très souvent les deux aspects, n'étant ni complètement descriptifs ni complètement normatifs.
Quand un modèle tend à se réduire à une sorte de description qui ne permet pas la prévisibilité, il échappe à la théorie et il est donc "irréfutable".
Sur ce point, la géologie est en dehors des normes rigoureuses de Popper et l'on peut se dire que, sans doute, les géologues auraient intérêt à passer des modèles à des théories autonomes. La réfutabilité introduit un stimulant et fécond dialogue avec la réalité.
Cela demande de considérer les lois géologiques comme des énoncés synthétiques universels, c'est-à-dire non vérifiables, et dont on a seulement à améliorer la réfutabilité ; ce qui passe en bonne partie par les modèles physico-chimiques ; c'est à un horizon lointain mais il faut commencer.
Une loi sur les skarns serait vérifiable s'il suffisait d'examiner tous les skarns de la terre pour constater qu'elle est toujours vérifiée. Il est plus sain de la considérer comme une loi universelle, c'est-à-dire sur le même plan que la loi de la chute des corps : je m'attends à ce qu'elle soit vérifiée dans un contexte donné.
Dans ces conditions, un modèle doit présenter une certaine normativité. Il présente un cas abstrait et idéal : on le compare ensuite à la réalité : si les prévisions du modèle ne sont pas en accord avec ce que l'on observe, il faut le reprendre.
On peut imaginer que l'on construise des modèles réfutables en géologie mais que l'on se trouve devant une impossibilité de faire des expériences ou des observations pour les réfuter. On dira : "observez la terre pendant 10 millions d'années et vous verrez que j'ai raison. Faites des sondages de 30 km de profondeur ici et vous verrez".
Popper admet cette extension de la notion de réfutabilité à une réfutabilité de principe, ce qui importe étant une rédaction en des termes tels que la loi soit réfutable, même si le test est momentanément impossible à mettre en oeuvre.
En géologie, il faudrait exiger que toute explication soit assortie d'une proposition de ce qu'il faudrait faire pour réfuter : s'interroger sur cette possibilité est important et c'est son oubli qui conduit à des abus fréquents ; c'est une précaution car certaines choses deviendront possibles un jour ou l'autre.
Revenons maintenant sur cette question de la reproductibilité dont nous parlions au début de l'exposé. On peut se redemander : pourquoi la reproductibilité des tests expérimentaux est-elle nécessaire à Popper ? Dans son texte sur la "Logique de la Découverte Scientifique", cet auteur justifie la nécessité de reproductibilité par la nécessité de faire faire des tests par des personnes différentes en vue d'aboutir à un accord intersubjectif. Il faut, selon lui, éliminer de la science ce qui n'est pas régulier, et ce sur quoi, selon lui, on ne pourrait pas se mettre d'accord. En relation avec la définition de l'expérience, cette nécessité de reproductibilité est au coeur du système poppérien.
En ce qui nous concerne, en géologie, où nous avons dit : "la nature a fait l'expérience", nous pouvons nous demander si elle va la refaire...
On peut d'abord répondre : "oui, la nature va refaire l'expérience un jour ou l'autre", et l'on pourra à nouveau se mettre d'accord sur ce qui se passe et confronter le cas échéant les nouvelles observations à la théorie. Je pense que la doctrine de l'Uniformitarisme peut s'intégrer à ce point de vue.
Mais il y a parfois des problèmes car ce qu'on voit peut apparaître unique et bien souvent les nuances entre les différentes manifestations d'un même phénomène sont bien plus que des nuances : on s'intéresse véritablement à des cas uniques.
Une première façon de comprendre le caractère apparemment unique de certains faits expérimentaux, ou faits d'observation en géologie, est de dire que si ce fait est unique, c'est qu'on, c'est-à-dire la nature, n'a fait qu'une seule fois l'expérience ou une seule fois dans telles ou telles conditions initiales.
Mais il suffirait de recommencer l'expérience. En droit alors, on a toujours reproductibilité. Nous devons alors postuler que chaque cas particulier n''est qu'une actualisation particulière des possibilités offertes par un phénomène plus général : il pourrait tout à fait exister ailleurs.
La multiplicité des effets produits vient alors, "à loi égale", d'une certaine variété des conditions initiales. Si le géologue raisonne de façon statistique, en accumulant des observations qui convergent, qui l'assurent dans une idée, c'est un peu à cause de cette situation. Chaque observation nouvelle est comme une nouvelle expérience dans le cadre des mêmes lois, en faisant varier les conditions initiales. C'est ce que je cherche à retrouver lorsque je visite le plus grand nombre de skarns ailleurs qu'à Costabonne.
Mais on sent que ce point de vue a ses limites ; lorsqu'on connaît l'histoire de la terre, on est conduit à dire : non, la nature ne va pas tout refaire... Et il nous faut mentionner d'autre part que, déjà en physique, on met en évidence des processus pratiquement non reproductibles. Arrêtons nous un instant sur cette question. Je fais allusion aux développements menés à l'heure actuelle sur les processus SCI ou "Sensibles aux Conditions Initiales" et qui montrent que cette exigence de régularité est abusive, même dans le strict cadre scientifique.
Ces processus "SCI" sont modélisés par des équations non forcément complexes qui ont la particularité d'être déterministes mais d'interdire toute reproductibilité pratique. Les solutions sont en effet telles que tout écart minime dans les valeurs des conditions initiales entraine à plus ou moins long terme des divergences significatives de comportement. Or, on peut dire que les conditions initiales ne peuvent jamais se trouver à nouveau réunies pour reproduire tel phénomène : on est là proprement devant des expériences impossibles à reproduire, mais qui émanent de théories à caractère tout à fait général et déterministe.
Au fond, tout au long de son oeuvre, K. Popper s'est toujours placé devant une science déterministe "classique" et non pas devant cette science qui fait surgir de l'unique et du non reproductible dans le cadre de lois pourtant tout à fait habituelles.
Les lois mêmes que Popper étudie et qui peuvent permettre de prédire, et qui s'appliquent à des expériences reproductibles donnent aussi des comportements cahotiques. Cette première constatation amoindrit considérablement le rôle de la reproductibilité dans le système poppérien.
On peut donner l'exemple de la météorologie. En géologie, il apparaît d'ores et déjà que ce type de système instable existe dans de nombreux domaines comme la géomorphologie, la métasomatose, le magmatisme, le volcanisme, etc.
Tout compte fait, la pratique scientifique intègre déjà d'une certaine façon cette unicité des expériences. Mais du point de vue épistémologique, c'est plus ou moins implicite et il apparaît nécessaire de mettre cela en forme. La reproductibilité a été importante historiquement : il fallait bien commencer à étudier quelque chose et l'étude des régularités était la plus facile. Mais l'on a érigé en dogme, en barrière, ce qui n'était que règle provisoire définissant un objet d'étude. Cela nous a conduit à négliger une partie de la réalité. On peut rappeler d'ailleurs que, dès le départ, la reproductibilité est approximative : elle consiste à privilégier des ressemblances au milieu d'un grand nombre de caractères qui peuvent tout à fait varier d'une expérience à l'autre.
En plus de l'existence des processus "Sensibles aux Conditions Initiales", on pourrait voir une autre raison, cette fois interne au système de Popper, pour accorder moins d'importance à la notion de reproductibilité.
Si nous regardons d'où est parti Popper, nous constatons qu'il s'est attaqué au problème de l'induction : derrière ce problème il y a manifestement le fait que l'on voit autour de soi, dans la nature, de nombreuses réalisations de divers phénomènes. On peut toujours dire qu'elles sont en nombre limité mais elles sont nombreuses, c'est-à-dire: pas seulement une. C'est implicite mais assez important.
Si donc, avec Popper, on refuse le rôle fondateur de l'induction, ce que je suis tout prêt à faire, cet aspect implicite concernant le nombre d'observations devient caduque : à mon avis et en poussant Popper à bout, la discussion du nombre minimum de cas auxquels doit se "rapporter" une théorie n'a pas plus de sens que celle concernant l'induction elle-même. C'est-à-dire que peu importe le nombre de cas auquel se rapporte la théorie puisque celle-ci est maintenant considérée comme indépendante de ce nombre, au contraire de l'induction qui reposait sur une sorte de passage à la limite où ce nombre tendait vers l'infini. Vouloir considérer plus d'un cas semblable chez Popper est peut-être là a priori, c'est-à-dire avant toute confrontation théorie - expérience, comme un reste de la démarche inductive. Bien sûr, on peut aussi dire qu'il n'y a pas d'intérêt à réfléchir à des problèmes qu'on ne voit qu'une fois mais c'est là un jugement de valeur qui sort du cadre de droit défini par Popper.
Pour toutes ces raisons, il ne nous apparaît pas tenable de garder la reproductibilité et nous proposons d'abandonner cette exigence épistémologique. On se dit que l'on doit pouvoir, d'une façon ou d'une autre, faire des théories sur des cas uniques non reproduits et non reproductibles. Pour reprendre l'exemple de la pomme de Newton, chère aux physiciens, je dirai que tout bien réfléchi, je ne vois pas pourquoi l'on ne pourrait pas construire une connaissance scientifique correcte dans un monde où une seule fois une pomme serait tombée d'un arbre.
Pour justifier ce point de vue nous devons réexaminer les deux termes de l'épistémologie : théorie et expérience, en relation avec les deux temps de la démarche scientifique qui sont l'enregistrement ou l'observation des faits et la définition de lois.
Reprenons la question des tests expérimentaux.
Pourquoi, en effet, refaire l'expérience si on a un bon enregistrement, c'est-à-dire, par exemple, fait avec un bon appareil et sur la qualité duquel plusieurs personnes peuvent se mettre d'accord, ou encore si l'on a des observations bien rapportées. Il suffit de se retourner du côté de l'enregistrement car, comme l'expérience n'est plus reproductible, on ne peut se mettre d'accord en la refaisant.
Prenons un exemple : je suis sur une planète désertique où jamais aucun objet n'est tombé. Un jour, une pomme est tombée et j'en ai un bon enregistrement. Celui-ci est constitué d'un film où l'on voit la chute de la pomme devant des repères qui me permettent de savoir sa position à tout instant. Cela me suffit car ce qui compte dans l'expérience, c'est l'enregistrement de l'expérience. L'on confronte en effet la théorie à l'enregistrement de l'expérience, non à l'expérience elle-même.
De même, dans la physique des particules, on a sur des événements singuliers, qu'il serait trop coûteux de refaire, des enregistrements que les phycisiens s'attachent à rendre tout à fait fiables.
La qualité des enregistrements est la première garantie de scientificité.
En ce qui nous concerne en géologie, l'"enregistrement" est autant la trace laissée par les appareils de mesure utilisés par l'expérimentateur que celle laissée par les phénomènes naturels susceptibles d'observation. Ainsi, on peut se reporter aux affleurements de Costabonne : ils vont rester les mêmes un certain temps, et ils sont d'ailleurs ainsi depuis des millénaires ; on peut aussi se reporter aux observations rapportées dans ma thèse, en fonction du degré de confiance que l'on accorde à ce travail...
Regardons maintenant la question des théories.
Ce point de vue de s'attacher à des expériences uniques peut paraître dangereux et l'on dira que l'on est toujours capable d'expliquer ce qui est singulier de façon irréfutable puisque, précisément, on a un cas unique et qu'on ne pourra à nouveau confronter théorie et expérience.
Mais ce qui est important sur ce volet, c'est le modèle intellectuel que l'on peut, quant à lui, refaire "tourner" autant de fois que l'on veut ; cela est en particulier le cas d'un modèle mathématique où la loi propose un enchaînement permettant de passer par le calcul de conditions initiales à un résultat ; et on confronte cette démarche autant de fois qu'on veut à l'enregistrement.
Si l'on a un modèle mathématique, le caractère déterministe et reproductible des calculs - je dirai de façon caricaturale que 2 + 2 = 4 est reproductible, le rôle des expériences numériques est le même - est notre point d'ancrage, alors qu'il s'applique à un cas unique. La mathématicité du modèle est alors essentielle pour nous garantir une autonomie et un caractère déterministe du modèle : dans ces conditions, le modèle n'est pas tout à fait un scénario subjectif.
On pourrait objecter qu'il est inutile de "refaire les calculs" s'ils ont été bien faits : en réponse, on insistera sur le fait que d'une part les calculs peuvent être fort complexes : mettre en jeu l'outil informatique et les refaire n'est pas anodin, et que, d'autre part, leur déroulement même a sa signification.
Si les symboles mathématiques sont bien choisis et en bonne correspondance avec les entités naturelles - ce choix des objets mathématiques est une étape importante de la démarche sur laquelle on pourrait s'appesantir davantage - le déroulement du calcul lui-même est en effet à mettre en parallèle avec le déroulement du processus naturel. Une étape des calculs peut, dans ces conditions, correspondre à une étape intermédiaire d'un processus naturel, comme c'est le cas dans les simulations numériques de la formation des skarns. Si ce n'est pas le cas, c'est-à-dire si un modèle mathématique ne fait que prévoir le résultat final, sans pouvoir reconstituer l'histoire, nous considérerons ici qu'il est beaucoup moins intéressant.
En bref, la possibilité de faire "tourner" le modèle et de le confronter autant de fois qu'on veut à l'enregistrement des faits, est la seconde garantie de scientificité.
Si l'on n'a pas de modèle mathématique, je dirai que l'"enchaînement verbal" peut être lui aussi proposé autant de fois qu'on veut et confronté aux observations. On peut contester cet enchaînement plus facilement qu'un modèle mathématique mais il faut reconnaître qu'on peut proposer par des phrases des scénarios tout à fait cohérents et dans une certain mesure nécessaires.
Cette démarche n'empêche pas non plus de faire des prévisions : dans l'exemple de la pomme, si une autre fois une pomme tombe, je peux prédire - et cette prévision est à mettre à l'épreuve - qu'elle aura un mouvement uniformément accéléré. Sur le premier enregistrement dont je dispose je pouvais dire que la suite des positions ne réfutait pas la loi x = 1/2 gt2 . Donc même si ce fut la seule chute d'une pomme, on peut parler de loi, bien qu'elle ne s'applique qu'à un seul événement et qu'il n'y ait pas régularité. On a tous les caractères mathématiques d'une loi, et la confrontation à l'enregistrement de la chute est également possible : il y a donc réfutabilité. On aurait même pu imaginer dans un premier temps des tâtonnements avec le seul enregistrement : on commence par proposer x = 1/2 gt2 puis on voit que l'enregistrement le réfute etc.
On peut être ainsi conduit à énoncer des lois et, en particulier pour nous en géologie, même si elles ne concernent qu'un seul cas connu. A partie de l'étude d'un skarn, on peut énoncer une loi qui s'applique à tous les skarns formés dans des conditions semblables, même s'il n'existe effectivement qu'un seul skarn de ce type.
Le mot loi prend un sens un peu différent de son sens habituel qui est de se rapporter à des régularités. On ne peut plus dire "loi générale" mais c'est bien en continuité avec ce qu'on appelle ainsi (on peut parler d'ordre mathématique).
Il n'est pas nécessaire qu'il y ait antériorité de l'expérience par rapport à la loi ou de la loi par rapport à l'expérience. Ce qui importe c'est qu'à un moment donné on confronte l'une à l'autre ; l'histoire des sciences nous montre des cas où l'énoncé des lois précède l'observation des cas qui peuvent être régis par ces lois ; ou au contraire, et c'est le plus courant, on observe des faits avant de proposer une loi qui les ordonne. Dans cette confrontation, le caractère reproductible ou non de l'observation n'intervient pas en premier lieu.
Et il faut toujours confronter la théorie à l'expérience.
On adopte la démarche suivante : on essaie de bâtir mentalement un scénario qui permette de retrouver les résultats de l'expérience (le scénario mathématique est le meilleur car il est nécessaire, et reproductible, au sens que plusieurs personnes peuvent se mettre d'accord à son sujet, comme je l'ai dit plus haut). Si on retrouve ces résultats, on garde le scénario, toujours provisoirement comme chez K. Popper ; si on ne retrouve pas le résultat, il y a maintenant deux possibilités et non plus une : soit le scénario est erroné, soit l'enregistrement ou l'observation des faits pour lesquels on a construit une théorie est défectueux. C'est-à-dire que nous admettons comme Popper le verdict de l'expérience mais quand l'expérience n'est pas reproductible, on peut remettre en cause la qualité de l'enregistrement ou de l'observation de l'enregistrement naturel, c'est-à-dire la prise en compte de la trace sur laquelle porte la théorie.
C'est toujours poppérien mais plus faible : car la faiblesse ne vient pas seulement de la loi (qui serait provisoire etc.) mais aussi de l'expérience et de son enregistrement ou de son observation. C'est une vision plus symétrique que celle de Popper pour qui le verdict de l'expérience était absolu.
Le problème d'avoir un bon enregistrement nous ramène au début de cette annexe et donne tout son sens à ce que nous avons appelé le travail de collecte géologique : celui-ci doit être soigné et si l'on a mal observé ou s'il manque des données, si l'enregistrement est en partie abîmé etc., on est limité dans sa recherche et, de toute façon, l'enregistrement exhaustif de tout le passé est impossible : la nature elle-même n'a pas tout enregistré.
En bref, on aboutit à un dialogue entre les deux termes théorie et expérience, mais sans privilégier la perfection du verdict de l'expérience qui permet de rejeter une théorie. Tous deux sont limités. Et l'on est conduit sans cesse à améliorer les enregistrements et observations, tout comme les théories. On voit aussi mieux les limites générales de l'investigation scientifique. Nous sommes en présence d'une sorte de "boucle étrange" au sens de Hofstadter.
Au total, dans ces conditions, la scientificité doit être définie, outre la possibilité de confronter l'expérience (l'enregistrement) à la théorie, par le produit QA : (Qualité de l'Enregistrement x Caractère Autonome -mathématique- du Modèle).
On passe de la Science à l'histoire en faisant varier simultanément la qualité et la reproductibilité des enregistrements et le caractère mathématique des théories. De ce point de vue, il n'y a pas de rupture qualitative entre science et histoire.
Tout cela ne nous dit pas ce qu'il convient d'étudier : pour cela il n'y a pas de règle, pas plus en science qu'en histoire. Comme je le disais plus haut, en science on a commencé à étudier ce qui se reproduisait. Par opposition, en histoire, on a souvent commencé à étudier les faits des princes qui étaient supposés déterminer l'histoire, alors qu'il y a pourtant des régularités plus faciles à théoriser.
Un critère de choix de ce que l'on est à même d'étudier, et cela peut jouer pour nous de la même façon en géologie, pourrait être précisément celui de la qualité des traces des documents (des enregistrements) disponibles, étant entendu qu'une partie des expériences passées est à jamais effacée, en même temps que la possibilité de construire des modèles autonomes (donc, en particulier, à caractère mathématique).
L'auteur remercie les personnes avec lesquelles il a pu discuter la matière présentée ici et en particulier Madame Parain-Vial et M. Perrin, ainsi que M. François Ellenberger et les membres du Comité Français d'Histoire de la Géologie.
Les travaux que j'ai utilisés dans cette réflexion sont les suivants :