Martin J.S. Rudwick
Bursting the limits of Time. The Reconstruction of Geohistory in the Age of Revolution
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 14 décembre 2005)
C'est peu de dire que le nouvel ouvrage de Martin Rudwick est un grand livre : c'est LE livre…, le livre que nous attendions tous, car il étudie le problème de la naissance de la géologie historique (geohistory) avec une précision jamais atteinte, en suivant sur une petite quarantaine d'années les travaux qui ont inauguré cette nouvelle discipline. Or nous sommes plusieurs à penser que cette naissance est un moment clef de l'histoire de la géologie. Sans doute peut-on trouver des considérations historiques dans d'autres sciences de la nature, de la cosmologie à la biologie évolutionniste. Mais elles n'ont pas l'importance de la geohistory, et la biologie n'est pas historique par elle-même, mais seulement par l'intermédiaire de la paléontologie, dont Martin nous montre toute l'importance dans la naissance de la geohistory. Rappelons-nous que William Whewell nommait " palaeotiologiques " les disciplines " which deal with the actual past " (opposé au " possible past ") et qu'à côté des langues il ne trouvait en matière de sciences de la nature que la géologie [W. Whewell, History of the Inductive Sciences…, 2nd edit., 1847]. C'est aussi la géologie que cite le philosophe français Augustin Cournot, qui fait de la géologie et de l'embryologie des sciences " qui portent sur une succession d'états variables et de phases transitoires " et non sur " des vérités immuables et des résultats permanents " [Essai sur les fondements de nos connaissances…, 1851].
David Oldroyd avait, en 1979, essayé de caractériser the Rise of Historical Geology, en l'associant à l'historicisme qui envahit à la fin du XVIIIe siècle divers secteurs de la culture. Pour ma part, je me suis intéressé au rôle de la contingence dans l'histoire de la Terre, ce qui est sans doute une autre façon de dire la même chose. Mais ces vues, qu'on trouverait chez d'autres auteurs également, étaient plus des intuitions que des démonstrations sur documents. Comme dans The Great Devonian Controversy, quoique le thème en soit différent, Martin parvient à recenser tous les travaux qui ont contribué à ce passage d'une geoscience à une geohistory.
L'ouvrage se divise en deux parties. La première, synchronique, fait le bilan en matière de sciences de la Terre, tel qu'on peut le présenter en 1787, lorsque Horace-Bénédict de Saussure parvient au sommet du mont Blanc. La seconde, diachronique, commence en 1789 au moment de la prise de la Bastille en France quand la révolution politique accompagne celle des idées. Elle se termine quarante ans plus tard avec Buckland et ses cavernes à ossements.
Ce qui caractérise les " geotheories " c'est qu'elles cherchent des lois permanentes, valables aussi bien dans le passé et le futur que dans le présent. Qu'elles soient descriptives comme la minéralogie, la géographie physique et la géognosie, ou explicatives comme la physique de la Terre, elles ne s'intéressent qu'au permanent. Les théories de la Terre, dont la première est rédigée par Thomas Burnet en 1681, ont une composante historique puisqu'elles expliquent comment s'est formée la Terre. Mais ce sont des systèmes hypothético-déductifs qui partent de l'observation de phénomènes actuels dont elles cherchent la cause naturelle. Elles sont ce que David Oldroyd nomme des systèmes génétiques, car elles expliquent la formation de la Terre et non son histoire.
On peut évidemment distinguer dans ces théories celles qui expliquent le passé comme un éternel présent. Martin les a nommées depuis longtemps des " steady-state models ", en reprenant le vocabulaire des astrophysiciens Bondi et Gold. Et celles qui situent la formation dans le temps. La théorie cyclique de la Terre de James Hutton est sans doute la plus anhistorique. Mais il arrive qu'un même auteur change sa vision. Martin prend l'exemple de Buffon. En 1749 il rédige une théorie de la Terre qui montre comment les lois conservent la Terre dans son état actuel. Mais trente ans plus tard, en 1778, il écrit ses Epoques de la Nature où il prend pour fil directeur de l'évolution du globe le refroidissement (à partir d'un stade igné, la Terre ayant été arrachée au soleil par le passage d'une comète). Bien que les époques forment une séquence directionnelle, l'ouvrage est anhistorique car tout y est programmé, comme dans un développement embryonnaire. Martin compare cette théorie directionaliste à l'histoire (humaine) philosophique ou conjecturale.
Il existe cependant des amorces d'histoire chez certains auteurs. Sur ce point, l'exemple de Jean-André Deluc est intéressant. Il est cité, dans la première partie de l'ouvrage pour les Lettres à la reine de Grande-Bretagne (1779), où il présente sa thèse d'un monde binaire, deux périodes séparées par une Grande Révolution. Or ce travail, qui est une géothéorie, contient assez d'éléments contingents pour déboucher sur une histoire. " Unlike Buffon's deterministic or programmed sequence of epochs, de Luc's geotheory was embued with a sense of the contingency of what he himself referred to repeatedly as the earth's "history" "(p. 158). Mais nous le retrouverons dans la seconde partie pour ses Lettres à Delamétherie et celles à Blumenbach. Cette double position de Deluc montre la finesse de l'analyse de Martin. Je m'en réjouis d'autant plus que je crois comme lui qu'on n'a pas assez rendu justice à cet auteur.
On sait qu'il était bridé par son biblicisme : ses Lettres à Blumenbach qui renferment " de nouvelles preuves géologiques et historiques de la mission divine de Moyse " le soulignent. Or Martin nous montre que, loin d'être un obstacle, son biblicisme participe à la dimension historique de son travail. " The contingent historicity of de Luc's system was rooted explicitly in his theistic apologetics, just as - at the opposite end of the continuum - the determinism of Hutton's system was rooted in his deistic metaphysics […]. In taking the Creation story in Genesis as his model, he committed himself knowing to an understanding of history that was radically contingent, because it was perceived as being dependent on divine "sovereignty", or God's "volontaristic" freedom of action in the world " (p. 234).
Cette position, quoique commune à toutes les Eglises, est particulièrement perceptible chez les Calvinistes (Deluc est né à Genève, patrie de Calvin). Martin, dans son introduction, observe des nuances entre Eglises. Le catholicisme français voit aisément de la sédition dans toute spéculation philosophique, tandis que les anglicans, notamment le courant libéral latitudinaire pense le contraire. Et tout au long du livre, il souligne que la théologie n'est pas un obstacle à la géologie. A propos de la question du temps, il affirme que les chronologies courtes issues de la lecture littérale de la Bible ne sont pas " challenged by the Rise of the Science but by the eternalism associed to the Aristotelian philosophy ", tel que le soutiennent déistes et athées, dont les positions sont en fait religieuses. Deluc, pour sa part, ne croit pas aux 6 ou 8 000 ans du récit de la Genèse. Si notre monde ne date pas de plus de quelques milliers d'années, il est précédé par un monde ancien (tel est son système binaire) de durée indéfinie. Il concilie donc son respect du texte sacré et ses observations d'homme de terrain. Peut-être pourrait-on dire pour lui ce que Jacques Roger disait de Thomas Burnet. " L'Angleterre du XVIIe siècle offrait une liberté à peu près inconnue sur le continent à ceux qui se mêlaient d'interpréter la Bible de façon trop personnelle " [J. Roger, La théorie de la Terre au XVIIe siècle]. La Bible offre une trame pour toute histoire de la Terre, mais à condition qu'on ne soit pas prisonnier de sa lecture trop rigoureuse. Les chronologies fondées sur l'âge des Patriarches restreignent les durées des temps géologiques, mais les thèses éternalistes ne donnent aucune prise à l'histoire. Quoique méfiant à l'égard de la Religion (par conviction personnelle), je crois adhérer à tout ce que Martin dit sur le sujet.
Les fossiles bénéficient d'un traitement particulier dès la première partie de l'ouvrage. Buffon reconnaît que les formes animales anciennes, notamment celle des espèces perdues, sont accidentelles, et imprévisibles à partir des espèces actuelles. Le monde biologique est notoirement plus contingent que le monde physique dont on peut imaginer la construction à partir de son état final. On passe des faunes anciennes aux actuelles par l'une ou l'autres des opérations suivantes : extinction, migration ou transmutation (évolution). Dans tous les cas la prévision est délicate. Dans le domaine paléogéographique, elle l'est aussi, cependant, quand on passe à l'échelle régionale : ainsi du lac de Lamanon (1782) qui a donné le dépôt de gypse parisien.
La seconde partie nous offre une chronologie serrée qui part de 1789 et se termine en 1823. Martin montre que la méthode d'étude est celle des historiens ou des " antiquaires " qui, depuis les fouilles d'Herculanum et Pompéi, ont offert un modèle aux géologues : Cuvier ne se proclame-t-il pas " antiquaire d'une espèce nouvelle [apte] à restaurer ces monumens des révolutions passées ". Les termes qui trahissent cette référence sont nombreux et les historiens de l'époque n'ont pas manqué, déjà, de les souligner : archives de la Terre, monuments du passé, témoins des époques révolues… Contre Ferber qui prétendait qu'on ne pouvait reconstituer les temps antérieurs à la venue de l'homme, les auteurs des années 1790 montrent qu'on peut s'enfoncer dans le " deep time ". Et de Luc parmi les premiers complète son système binaire en divisant le monde ancien en révolutions successives.
La place principale dans cette histoire est tenue par Cuvier. Sur ce point Martin était évidemment le mieux placé, après The Meaning of fossiles, Scenes from deep time et son George Cuvier pour dresser ce minutieux panorama. Avant Cuvier pourtant, il cite Burtin (que je ne connaissais pas), Blumenbach, bien sûr, et à côté de Deluc, en France, Montlosier ou Dolomieu. Je me contenterai d'un bref résumé de cette seconde partie, de manière à garder un peu de place pour quelques remarques.
Cuvier, nommé le Napoléon des os fossiles (il naît huit jours après le futur empereur), demande à l'Europe de participer avec lui à la reconstitution des fossiles. Ses recherches l'amènent après beaucoup d'autres à reconnaître que les fossiles s'éloignent des formes actuelles quand on remonte le temps, et à diviser les temps secondaires en trois périodes : temps des reptiles, temps des mammifères de genres différents de l'actuel, temps de nos genres actuels mais d'espèces différentes. Puis avec Alexandre Brongniart, son cadet d'un an, il élabore une carte minéralogique des environs de Paris publiée en 1810. Les formations géologiques cartographiées sont les terrains postérieurs à la craie, ceux que l'Italien Brocchi nommera tertiaires quelques années plus tard (1814). Comme Lamanon l'avait supputé, ils estiment que le gypse s'est formé en eau douce, et en concluent à l'alternance de dépôts marins et d'eau douce. Une découverte qui jette quelque confusion dans une communauté qui avait vécu dans l'idée du retrait progressif des eaux (de Celsius et Linné aux neptuniens de toutes obédiences et jusqu'à Constant Prévost, l'élève de Brongniart). Cela vaudra un conflit avec Faujas (je note ici, mais Martin n'en parle pas, que curieusement le même Faujas avait en 1781 donné une preuve locale d'un tel mouvement, et qu'avant lui Sulzer l'avait fait aussi dès 1750).
Parkinson et Webster, en Grande-Bretagne, Brocchi en Italie prolongeront ces travaux, avec, dans le cas italien, un petite différence de faune attribuée à des variations climatiques. Et Brongniart, lui-même, franchira les Alpes et retrouvera sa faune du calcaire grossier, lui permettant, sur la suggestion de Prévost, de conclure que les fossiles du Subapennin de Brocchi étaient d'âge plus récent, ce qui amorce une première division du Tertiaire.
Le dernier chapitre fait le raccord avec les temps actuels en réunissant les observations sur la dernière révolution de la Terre. Mammouth gelé découvert par Adams, blocs erratiques observés par von Buch et James Hall, et cavernes à ossements explorées par Buckland, qui le conduisent à identifier le " geological deluge " au " Noah's Flood recorded in Genesis ".
L'essentiel de cette partie porte ainsi sur le rapprochement méthodologique entre l'histoire de la Terre et l'histoire humaine, étant entendu que les deux se succèdent, car l'histoire de la Terre plonge dans un " deep time " antérieur à l'apparition de l'homme. L'histoire, insiste Martin, porte sur des événements contingents, donc imprévisibles en l'absence de témoins, d'archives. C'est une thèse que je partage totalement, et je me réjouis de la lire aussi bien démontrée par un travail d'une ampleur exceptionnelle. Apparemment Martin y est arrivé par sa connaissance de l'histoire, mais pas l'histoire des philosophes, plutôt des érudits qui fouillent les archives locales, associés aux chronologistes, épigraphes et numismates (p. 236). Pour ma part, je dois ma découverte de la contingence historique à la lecture du philosophe Augustin Cournot. Et David Oldroyd qui, en 1979, mettait en avant l'historicisme, défini comme " the view that the history of anything is a sufficient explanation of it " (citation de J.K. Feibleman), façon, me semble-t-il, de souligner encore son caractère contingent, y est donc parvenu par une autre voie.
J'ai déjà dit que le rôle prêté à la paléontologie stratigraphique est tout normalement associé à la contingence, dans la mesure où l'histoire de la vie est beaucoup plus imprévisible que celle de la Terre. Toutefois, celle-ci existe aussi en parallèle, histoires collatérales de nos couches et des êtres organisés, dit de Luc. Et peut-être aurais-je aimé trouver plus d'éléments de cette histoire des paléogéographies. Elle apparaît certes à plusieurs reprises, par exemple quand Cuvier se préoccupe des oscillations irrégulières du niveau marin (p. 455), ou à propos des études de régions spécifiques ou de recherches locales (p. 462).
Martin sait que j'accorde de l'importance à cette brutale intrusion de monographies régionales, autour de 1780. Pallas rentre de Russie, Faujas fait l'histoire naturelle de sa province du Dauphiné, Saussure entreprend la narration de ses Voyages dans les Alpes. Jacques Roger, dans un article sur Hutton et la naissance de la géologie, met en parallèle les Epoques de la nature, de Buffon (1778) et l'article de Nicolas Desmarest sur la détermination de quelques époques de la nature par les produits des volcans, dont Martin souligne aussi toute la nouveauté. Ce travail porte sur une région et un produit : " sans doute on ne renonça pas aux systèmes, mais les études particulières se firent plus nombreuses. L 'idée même d'une histoire générale du globe risquait de se trouver compromise : les "époques" dont Desmarest avait établi la succession ne valaient que pour les volcans d'Auvergne et les roches éruptives qui en étaient sorties […]. L'histoire générale se fragmentait en une multitude d'histoires particulières qui se voulaient exactes et précises " [J. Roger, Le feu et l'histoire : James Hutton et la naissance de la géologie].
Le choix de l'histoire de la vie ne permet pas cette régionalisation puisque les fossiles, pour autant qu'ils ont un intérêt stratigraphique, doivent être ubiquistes. S'il y a un animal de l'Ohio, un autre du Paraguay, un de Maastricht, ces localisations ne sont que des accidents de découverte, car les faunes, surtout de mollusques et autres invertébrés, se retrouvent en tous lieux, comme le montre Brongniart. Dans ce que j'aime à nommer un " double archivage " les fossiles sont les dateurs universels, les autres archives étant plus orientées vers la reconnaissance de faciès. D'ailleurs, ici ou là, Martin rencontre une " piecemeal investigation of specific focal problem " (p. 348) qui souligne le souci des reconstitutions menées pas à pas sur le terrain.
Mais une autre caractéristique du mémoire de Desmarest, à laquelle Martin est attentif, en soulignant le rapprochement avec Sténon (1669, réédité en 1763, au moment où Desmarest commence ses travaux sur les volcans) c'est que l'histoire des volcans est présentée dans l'ordre rétrograde, des plus récents aux plus anciens. Il note aussi, plus loin, le cas d'autres auteurs, Blumenbach, par exemple, qui, divisant d'abord les fossiles en connus, douteux et inconnus les classe ensuite en trois époques décrites dans l'ordre rétrograde (p. 427).
Avant de lire le présent ouvrage, je pensais ce mode de présentation caractéristique de la science nouvelle, qui part naturellement du présent puisqu'elle dispose d'archives mieux conservées pour les terrains modernes. Mais j'avoue ne plus bien savoir, et je voudrais terminer mon propos par une interrogation. Beaucoup d'auteurs, certes, diront dans les premières années du XIXe siècle qu'il faut procéder du connu à l'inconnu. Et je me rappelle que dans sa thèse Bernard Balan, discutant les travaux de Roderick Murchison et Adam Sedgwick sur le Silurien, observe qu'à l'époque Charles Lyell adopte l'ordre descendant de distribution des terrains et que Sedgwick est le premier à retrouver ce que Balan nomme métaphoriquement un " niveau de base " paléontologique permettant de présenter le monde vivant dans l'ordre progressif, direct [B. Balan, L'ordre et le temps, Paris, Vrin, 1979]. Martin connaissant tellement mieux que moi cette époque qu'il a étudiée dans sa Great Devonian controversy, je me contente de lui livrer ces éléments de réflexion. Trouve-t-on, hormis Lyell, qui le fera encore après les années 1840 (Henry de La Bèche en fait autant dans son Manual de 1833, et Omalius d'Halloy en 1839) des auteurs utilisant l'ordre rétrograde ? Apparemment les Werneriens partent du primitif, et les paléontologues aussi. Les déclarations d'auteurs des années 1780-90, dubitatifs sur le passé lointain de la terre, que je citais dans ma Naissance de la géologie historique (p. 68), ne sont-elles qu'un court épisode d'hésitation ? Y aurait-il, si les deux méthodes coexistent, une typologie à en faire ? Autant de questions qui me viennent et dont Martin saura mieux que moi dénouer les fils.