TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE

Assemblée générale du 28 novembre 1990.
Rapport moral du Président François Ellenberger

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 28 novembre 1990)

Mes chers Confrères,

Une fois de plus, au terme de cette année 1990, j'ai le grand plaisir de constater que notre Comité se porte bien, qu'il poursuit régulièrement ses activités, que ses séances sont bien suivies et toujours enrichissantes, et que nos Travaux maintiennent leur niveau élevé. A défaut de pouvoir être diffusés à un plus large public sous forme imprimée, nous espérons du moins obtenir sous peu de la Bibliothèque nationale le "label" ISSN. Il authentifiera pour l'avenir, et rétroactivement, sur les plans national et international, le caractère de publication régulière reconnue des Travaux du Comité français d'Histoire de la Géologie. Je tiens à remercier particulièrement notre Secrétaire à ce sujet, comme pour tout le reste.

Au nom du Conseil, je sollicite votre aide sur le point suivant ; dans l'hypothèse où nous trouverions les moyens matériels de le faire, nous aimerions voir imprimés d'une façon ou d'une autre, non pas malheureusement notre collection complète, bien trop volumineuse, mais un certain nombre des communications que nous vous avons diffusées depuis 1976. Votre avis serait précieux quant au choix à faire (bien entendu, nous ne retiendrons que des articles n'ayant pas bénéficié d'une publication postérieurement à leur diffusion dans les Travaux de notre Comité).

Notre effectif reste stable : 129 membres (dont 126 personnes physiques) ; en effet, de nouvelles adhésions ont compensé les départs, qui sont de deux sortes : Hélas ! des décès, qui nous ont meurtri (s) et affligé(s). Mais surtout, des défaillances de "grévistes de la cotisation". Il nous a bien fallu, sans nouvelles d'eux, les considérer comme tacitement démissionnaires. Vous trouverez ci-joint le Rapport financier de notre dévoué Trésorier, accompagné de la nouvelle d'un réajustement de la cotisation pour 1991, fixée au plus juste, croyez-le bien.

Puisqu'il paraît que mon rapport doit être "moral", vous me permettrez, chers confrères, de "moraliser" un peu. Nous savons tous ici, que l'Histoire des Sciences débouche souvent sur un nouveau regard critique porté sur le présent même de la science. Elle nous met en garde contre des conduites qui se répètent au travers des générations, car elles ne dépendent que des hommes, indépendamment du progrès des connaissances. Le présent est parfois éclairé par le passé.

Or, nombre d'entre nous constatent, et déplorent, en France comme dans d'autres pays, le sérieux discrédit dont pâtit actuellement tout ce qui est du domaine de ce que l'on appelait naguère l'Histoire naturelle. La pratique du terrain est déconsidérée ; on nous dit vouloir se libérer de la "dictature" des fossiles ; et, du reste, au train où vont les choses, il ne restera bientôt personne pour les déterminer. On n'en a plus que pour les applications lourdes de la Physique et de la Chimie, souvent des plus ponctuelles, aux sciences de la Terre. Cette recherche parcellisée est, de plus, solidement corsetée par des programmes définis impérativement d'en haut, comme si l'on redoutait inconsciemment la surrection de nouveautés dérangeantes. Situation somme toute classique dans les lendemains de révolution : les anciens révolutionnaires deviennent les plus jalousement conservateurs, une fois solidement installés au pouvoir.

Le passé nous offre de nombreux exemples des méfaits qu'ont pu parfois engendrer l'idolâtrie du quantitatif en géologie, quand il impliquait le rejet des méthodes naturalistes : affaire de déséquilibre et de polarisation à oeillères.

Je pourrais, en m'éloignant de l'actuel, rappeler comment il fallut bien faire appel aux naturalistes pour corriger par la dendrochronologie les bavures inattendues de cette méthode pourtant admirable de datation qu'est le carbone 14. Je pourrais rappeler que le grand Wegener avait trouvé ses plus convaincants arguments dans les faunes et flores, actuelles et fossiles, alors que, chiffres en main, c'étaient les géophysiciens qui contestaient le plus énergiquement sa Dérive des continents. Je pourrais encore citer les mots prêtés à Arago : "Aujourd'hui... la Géologie a pris rang parmi les sciences exactes..." (sous-entendu : "Enfin !), et ce à propos (sauf erreur) d'un article où Elie de Beaumont et Dufrénoy "démontraient" mathématiquement que le massif du Cantal s'était bien formé par un soulèvement conique, avec fissuration radiale correspondante de l'enveloppe : pour eux, le calcul était péremptoire. Et je ne dis rien de l'hallucination ultérieure du "réseau pentagonal" où Elie de Beaumont projetait sur le réel une réticulation ordonnée admirablement logique, mais hélas ! totalement irréelle (il aurait à coup sûr élucubré avec fièvre sur les photos de satellites).

J'en viens, un peu plus longuement, sur une affaire de toute autre portée, qui s'est passée autour des années 1800, au moment où la toute nouvelle Géologie moderne sortait de ses limbes. Il s'agit de la mémorable querelle entre les Neptunistes d'une part, les Vulcanistes et les Plutonistes d'autre part. La grandiose vision neptunienne, pleinement endossée par Gottlob Werner en Saxe, mais déjà formulée avant lui, nous faisait assister à la formation successive des grandes masses superposées du sous-sol comme étant toutes des précipités déposés les uns au-dessus (ou parfois en contre-bas) des autres dans un liquide progressivement refroidi. Les premiers, dont le granite formant le fondement général, étaient les plus cristallins. Le tout, échelonné sur de longues durées, se terminant par les couches sédimentaires banales. Cette théorie paraissait à presque tout le monde sensée et évidente.

L'ennui, c'est que la séquence ainsi formée par voie humide contenait des couches de basalte. Vu d'Allemagne, il s'agissait non moins évidemment d'un sédiment particulier parmi les autres. Tout ce que pouvait écrire, décrire, cartographier en Auvergne un Nicolas Desmarest ne faisait pas le poids face aux arguments d'ordre physique et chimique accumulés par l'école neptunienne. Ainsi, le bon et sage Werner, pour une fois, sort de sa sérénité et n'a que sarcasmes pour son confrère Voigt, vulcaniste déclaré : "Il croit ! Il ne s'agit pas de croire, la foi n'a pas sa place dans les débats des savants. Voilà jusqu'où va 1'infatuation chez ces minéralogistes ! On aurait eu une gigantesque coulée incandescente basaltique juste au-dessus de bois bitumineux et charbons, sans la moindre inflammation de ceux-ci ! Que voilà des minéralogistes "philosophiques" ! Et des observations allant au fond des choses !" (1788, à propos de la célèbre colline du Meissner en Hesse). - Une physique en enfance, trop sûre d'elle-même, ignorante des lois réelles de la conduction thermique, balayait toute autre opinion, de façon arrogante et péremptoire.

La chimie n'était pas en reste. Le très réputé suédois Bergmann avait démontré, colonnes parallèles de chiffres à l'appui, que les basaltes prismes avaient la même composition chimique que le trapp interstratifié (croyait-on fermement) dans les couches sédimentaires (siluriennes) de Kinnekule en Suède. Donc tous les basaltes devaient également être impérativement considérés comme sédimentaires. Cette fascination exercée par la science de laboratoire a même atteint sur le tard ce remarquable naturaliste de terrain qu'était De Saussure. En 1776, dans son journal manuscrit de voyage en Auvergne, il écrit à propos d'une coupe vue près de Chilliac : "Les détails de cette observation mettent hors de doute le système de Mr. Desmarest". (Lequel, on le sait, faisait depuis 1768 du basalte une lave). - En 1797, il déclare : "Les objections de Mr. Werner ... m'ont entièrement convaincu" ; il ne retient des observations faites jadis près de Saint-Flour qu'une seule, pouvant aller dans le sens de l'origine neptunienne. Il a oublié tout le reste.

C'est également en s'appuyant sur des arguments "savants" (dirons-nous) que l'on "réfute" la thèse plutonienne de la genèse du granite. La plus convaincante tient dans le fait que, chauffé à blanc dans un creuset, le granite n'arrive même pas à fondre complètement, et que, lors du refroidissement, on n'obtient qu'une sorte de verre impur. Les arguments de terrain trouvaient toujours une parade : un filon granitique sécant n'était qu'une fente secondairement remplie de granite remanié en milieu aqueux.

Les naturalistes parfois regimbèrent : ainsi Montlosier en 1788 : "... Le chimiste, enfermé au milieu de son laboratoire et de ses fourneaux, est souvent un médiocre naturaliste et un mauvais géologue : il voit bien là, peut-être, comment la nature a fait dans une pierre ; mais c'est dans les champs, c'est sur la cime des monts qu'on voit comment elle a fait sur le globe". - Mais la "vraie science" se faisait à Freiberg !

Cela dit, le mal qu'avait fait une Physico-Chimie orgueilleuse et à courte vue, allait notamment être réparé par une meilleure Physico-Chimie, beaucoup plus vigilante : à savoir les mémorables expériences de James Hall sur le rôle de la pression d'une part, du temps de refroidissement d'autre part, dans l'acquisition par les roches d'une texture cristalline. Et c'est un élève direct de Werner, Leopold von Buch, qui par l'étude du terrain, ruinera l'idée du granite toujours primitif. Je conclus en souhaitant que notre science retrouve son équilibre entre la nature libre et les contraintes du laboratoire. Le physicien anglais Tyndall, en 1856, prononçait ces sages paroles : "Je crois avec confiance que le jour approche où nous [physiciens et géologues] entrecroiserons amicalement nos bras par-dessus la frontière commune de nos deux sciences, en menant de l'avant nos travaux respectifs dans un esprit d'entraide, d'encouragement mutuel et de bonne volonté".

Je rêve que notre génération réapprenne ce respect et cette tolérance.