COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 30 novembre 1994)
Texte latin et traduction Bertrand de Saint-Germain.
Edition, introduction et notes de Jean-Marie Barrande.
Presses universitaires du Mirail, Toulouse 1993. XXXI + 162 pages, 112 F.
Les Presses de l'université de Toulouse-Le Mirail nous offrent, dans une collection Philosophica, dirigée par Eliane Escoubas, la traduction du docteur Bertrand de Saint-Germain de la Protogée de Leibniz, accompagnée, en vis-à-vis, du texte latin, et, à la suite, des planches qui ornaient l'édition originale de l'ouvrage. A ces textes s'ajoute une introduction très documentée de J.-M. Barrande (31 pages), ainsi que seize documents annexes couvrant soixante pages et des notes et commentaires.
Parmi les annexes se trouve notamment la première version de la Protogaea parue en 1693 dans les Acta Eroditorum de Leipzig. Ce texte court (une grande page) est précieux, car il nous rappelle ce que le public connaissait des idées géologiques de Leibniz jusqu'en 1749, et particulièrement ce qu'en sait Buffon quand il commence en 1744 la rédaction de sa Théorie de la Terre et lorsqu'il fait allusion à l'œuvre du philosophe allemand dans l'article V des Preuves.
En effet, le texte intégral restait inédit à la mort (1716) de Leibniz. C'est Christian Ludwig Scheidt, qui lui avait succédé dans les fonctions de bibliothécaire royal et d'historiographe de la Maison de Brunswick, qui entreprit de le publier, au moment où paraissait le Telliamed, œuvre posthume elle aussi, et, surtout, la Théorie de la Terre de Buffon. L'ouvrage souffrit, note M. Barrande, "de cette diffusion tardive". Il ne fut connu en langue française qu'en 1859 par la traduction du docteur Bertrand de Saint-Germain, publiée sous le titre : Protogée, ou de la formation et des Révolutions du globe. (On imagine que l'allusion aux révolutions n'est pas dans le titre original qu'on traduit : De l'aspect primitif de la Terre et des traces d'une Histoire très ancienne que renferment les monuments mêmes de la Nature).
Le texte latin de la présente édition n'est pas celui qu'a traduit B. de Saint-Germain. Il existe, en effet, deux manuscrits de la Protogée dans l'inventaire fait en 1895 de la bibliothèque royale de Hanovre. Le manuscrit B a servi à l'édition Scheidt de 1749 et à celle des œuvres de Leibniz, par Dutens (Genève, 1768). C'est à partir de ce texte que le traducteur français a réalisé sa version. Le manuscrit A, "moins composé", et qui excluait certaines additions du B qui sont de la main d'Eckhardt, qui l'avait révisé, a été traduit en 1949 par W. von Engelhardt (éd. Peuckert, Stuttgart), lequel nous apprend que la version B fut perdue pendant la guerre. C'est la version A qui comprenait les gravures. C'est elle qu'utilise J.-M. Barrande, qui signale en notes les variantes du texte B, et restitue les sous-titres qui étaient de la main de Scheidt.
Publié après Les Principes de la philosophie de Descartes, et, surtout, le Prodromus de Sténon, le travail de Leibniz bénéficie de l'apport de ses prédécesseurs. Il est critique à l'égard de Descartes. Celui-ci, note l'introduction du traducteur, "ne marquait pas d'intérêt pour les pétrifications". Leibniz ne peut guère mieux traiter Burnet, trop proche du philosophe français, qui a publié sa Telluris theoria sacra en 1681, quoiqu'il la déclare "ingénieuse". En revanche Sténon est utilisé, notamment à propos de l'origine des glossopètres et autres pétrifications. Leibniz y ajoute des remarques sur les "animaux et coquillages" qui ont vécu, en des temps reculés, dans des mers où on ne les trouve plus aujourd'hui. Il rappelle qu'on n'a exploré ni "les dernières profondeurs", ni les "abîmes souterrains" de la mer. Et envisage même cette solution qui a fait beaucoup gloser sur un éventuel transformisme de l'auteur : "n'est-il pas présumable que, dans les grands changements que le globe a subis, un grand nombre de formes animales ont été transformées ?".
Les spécialistes actuels de la pétrologie expérimentale noteront avec satisfaction son intérêt pour la comparaison soigneuse des "produits de la nature tirés du sein de la terre avec les produits des laboratoires". Scheidt intitule d'ailleurs ce paragraphe : "la génération des minéraux est éclairée par la chimie". "La Nature n'est pas autre chose qu'un Ars magne, et on ne distingue pas toujours nettement ce qui est factice de ce qui est naturel", précise Leibniz, soulignant son adhésion à une vue rationnelle de la nature.
La question qu'il a le plus de peine à traiter est évidemment celle de l'origine des montagnes. Le résumé de 1693 propose que la terre fut un astre lumineux "dévoré par les flammes quand s'est produite la séparation de la Lumière et des Ténèbres, mentionnée dans le récit mosaïque", puis qu'elle s'est recouverte de taches formant une sorte de croûte, faite de "matière vitrifiée". Le recouvrement par la mer y ajouta des couches qui se présentent en "ruines inclinées" par suite de l'effondrement du toit de cavernes souterraines.
Le rapport des taches et de la croûte fait songer à Descartes. Les ruines inclinées à Sténon. Buffon se moque de ce globe de verre quand il ne connaît que cette version. Mais dans les corrections de sa théorie de la terre (volume V des Suppléments à l'Histoire naturelle qui contient aussi les Epoques de la nature, 1778), Lehmann et quelques autres étant passés par là, il adopte cette même matière vitrifiée pour ses montagnes primitives. En sorte qu'on peut se demander dans quelle mesure Leibniz n'est pas le premier à distinguer ces deux classes de montagnes sur la base de l'action successive du feu et de l'eau. Bien sûr, Sténon a vu deux cycles sédimentaires et tectoniques se juxtaposer. Mais comme on sait, il faut attendre Moro (1740) ou au moins de Maillet (années 1720, mais publié seulement en 1748) pour qu'apparaisse dans le vocabulaire la séparation de deux ordres de montagnes. Leibniz est donc en avance sur son temps quand il fait nettement cette distinction en 1693.
L'introduction et les notes et annexes de J.-M. Barrande sont précieuses. L'auteur cite de nombreuses lettres de Leibniz qui éclairent fortement le sujet. Il connaît aussi les auteurs postérieurs qui ont fait avancer la géologie au XVIIIème siècle et même après. Pourquoi, avec un travail d'une telle qualité, a-t-il laissé passer quelques imprécisions de dates ? Les Lettres physiques et morales... de Deluc, publiées en 1779, sont données en 1789 et 1776, selon le cas. Et le mémoire de Cordier sur la température de la terre est daté 1823 pour 1827. De même, l'auteur utilise la dernière édition française des Principes de Géologie de Lyell (1873). Soit. Mais pourquoi noter que les propos rapportés datent de 1831 (le premier volume de l'œuvre parut en 1830), avant d'ajouter qu'on y signale une analyse de la Protogaea ... de 1832.
Mais ces petites négligences ne gênent en rien la lecture de l'introduction, dont le bénéfice est considérable. Bravo donc à l'éditeur et au traducteur. Les historiens de la géologie, et sans doute beaucoup de géologues curieux de la gestation des premières idées sur la formation de la terre, sans parler du public cultivé, devront se procurer cet ouvrage, par ailleurs très agréablement présenté.