COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 12 Juin 1996) Réunion commune COFRIGÉO/SGF
On connaît l'intérêt que le grand philosophe Leibniz a porté à l'histoire de la Terre et à la question de la nature des objets fossiles, question fort discutée au tournant du dix-septième siècle. La Protogée, écrite probablement entre 1691 et 1693, mais restée inédite du vivant de son auteur et publiée pour la première fois en 1749, témoigne de la volonté du philosophe non seulement de construire, comme l'avait fait Descartes, une théorie spéculative du devenir de la Terre depuis son origine, mais aussi de s'appuyer sur des preuves concrètes, observables, de cette histoire. Contre la "déplorable facilité" et l'"imagination vagabonde" de ceux qui croient aux "pierres figurées", Leibniz y défend vigoureusement la thèse de la nature organique des fossiles, affirmant que ceux-ci sont des vestiges déposés par les mers.
Un manuscrit récemment découvert dans les archives de Leibniz à Hanovre (Ms Hanovre LH XXXVI, 4, Ff. 14-15) nous prouve qu'il n'en a pas toujours été ainsi : dans cette note, rédigée en français, Leibniz défend une thèse exactement opposée à celle qu'il soutient dans la Protogée. Il croit à la "végétation des pierres" et affirme que les "pétrifications" que l'on trouve enfouies dans le sol et qui ont la forme d'ossements, de poissons ou de coquilles, sont en fait des "jeux de la nature", et non des restes de "géants" ou d'animaux marins. Les arguments sont à la fois de nature physique et métaphysique : d'un côté, les formes de ces objets peuvent être expliquées "par des raisons purement mécaniques" ; d'autre part, si l'on devait admettre l'hypothèse que ces vestiges ont été déposés par la mer, il faudrait aussi "que la terre fût bien plus vieille que les histoires saintes ne le portent". Si Leibniz en appelle ici à l'autorité de Galilée et à celle de la Bible, il invoque aussi celle du Monde souterrain d'Athanase Kircher.
Ce manuscrit non daté de Leibniz est très certainement un texte de jeunesse : il est de toute évidence antérieur à la rédaction de la Protogée, et aussi à la rencontre de Leibniz avec Sténon en 1676, rencontre qui, comme l'indique sa correspondance, a joué un rôle décisif dans sa pensée géologique. On y voit l'influence des premiers maîtres de la pensée Leibnizienne, parmi lesquels Kircher, qui exerça sur lui une véritable fascination. On comprend aussi que la vigueur avec laquelle il condamne dans la Protogée "les contes puérils gravement exposés dans les écrits de Kircher, de Becher", témoigne sans doute de l'ardeur d'un nouveau converti.
Ce revirement important dans la pensée leibnizienne peut s'expliquer, non seulement par l'influence du Prodromus de Sténon (1669) qui sera abondamment cité dans la Protogée, mais aussi par deux types d'activités pratiquées par Leibniz au cours des années 1670-1680 : d'une part, celles de conseiller et d'ingénieur aux mines du Harz, qui fait du savoir sur la Terre, sur la formation des roches, des minéraux, des fossiles, non plus une spéculation abstraite inspirée de sources livresques et de principes religieux ou alchimiques, mais une connaissance concrète tirée de l'observation et de l'expérience. D'autre part, ses travaux d'historien (à partir de 1680, il est historiographe de la Maison princière de Hanovre) le conduisent à recueillir avec minutie et esprit critique témoignages et documents d'archives, et ont sans doute contribué à une attitude plus rigoureuse à l'égard de l'observation et de l'interprétation des fossiles, comme documents d'une histoire de la Terre.
Il est rare que l'on observe, dans l'histoire des sciences, chez un même auteur, un passage aussi caractérisé d'une position théorique (on pourrait même dire ici d'un "paradigme") à une autre, aussi diamétralement opposée. Ce renversement de la pensée lebnizienne est contemporain d'un important changement dans les modes de pensée de ce temps, et témoigne du passage de la représentation d'un monde borné et réglé par des "correspondances", qui est encore celui de la Renaissance, à une vision indéfiniment ouverte de l'histoire de la Terre et des êtres vivants qu'elle porte. Notons enfin que, dans le manuscrit cité, Leibniz avait déjà compris qu'admettre la nature organique des objets fossiles conduisait nécessairement à récuser le cadre temporel assigné à l'histoire de la Terre par le récit biblique. Dès lors, les positions prises plus tard dans la Protogée au sujet de l'origine organique des fossiles et de l'immensité de l'histoire de la Terre, n'étaient pas sans risque au regard de la croyance religieuse. Peut-être est-ce là une raison essentielle pour laquelle la Protogée est restée inédite du vivant de son auteur.