COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 25 mai 1988)
C'est seulement en tant que géologue que je me permets d'ajouter ces quelques remarques au commentaire si autorisé et approfondi de Kenneth Taylor. Il s'agit incontestablement d'un ouvrage d'un très grand intérêt. Rachel Laudan a pleinement raison d'insister sur le rôle de l'école allemande et de la "Wernerian radiation" dans le rapide développement de la géologie dans le premier tiers du siècle dernier. Ne serait-ce que sur ce sujet, ce livre mérite absolument la lecture. Le lecteur doit simplement être averti que l'auteur n'a pas eu pour ambition de publier un volume dont les moindres détails seraient définitifs : et de fait un esprit chagrin a vite fait d'y relever, au-delà des erreurs mineures, nombre de lacunes dans la documentation. Il est notamment regrettable qu'elle soit si peu au courant, à ce qu'il semble, du gros de la littérature française des années 1775-1835. Contrairement à leurs homologues britanniques, les acteurs français de la grande explosion géologique de la décennie 1815-1825 ont été très explicites quant à leur dette envers la Science de la Terre allemande (quitte un peu plus tard, parfois, à vomir les visions du neptunisme wernérien).
Sur le fond, j'avoue ne pas avoir compris sur quelles bases Rachel Laudan affirme si fortement que tant de choses ont leur source dans le système chimique de Becher-Stahl. Que la géologie naissante ait souvent cherché à s'éclairer par une science chimique elle-même immature, c'est certain à la lecture de nombre de textes. Mais il est piquant de voir Sténon rangé parmi les "physical cosmogonists". C'est là ignorer un fait majeur (et pourtant jusqu'ici étrangement méconnu) que deux des termes clefs de la révolution fondatrice sténonienne sont explicitement empruntés au vocabulaire des iatro-chimistes et à leurs expériences in vitro (par voie aqueuse) : à savoir strata et sedimentum (désignant respectivement les lits des précipités et le dépôt de l'urine). Sténon innove de façon décisive en voyant dans les couches rocheuses du terrain d'anciens précipités, représentant soit des dépôts d'eaux turbides, soit des sédiments de matières apparues chimiquement au sein de l'eau. Tout cela est aussi éloigné que possible de la chimie stahlienne.
Mais mon principal grief n'est pas là. Il est dans la méconnaissance totale de tout l'aspect structural, géométrique, des choses. Trop peu au fait du contenu de la Géologie, Rachel Laudan s'est polarisée sur les problèmes de genèse et de formation, qui, dans la grande école germano-suédoise de tradition minière, étaient moins importants que le déchiffrement des structures du bâti terrestre.
La question majeure que se posait l'expert minier était évidemment de savoir où trouver des gisements (principalement de minerais métalliques), disposés comment, au sein de quels ensembles de roches, et ainsi de suite. D'où évidemment, aussi, une préoccupation permanente pour l'identification, la nomenclature et la classification pratique tant des minéraux individuels que des types de roches. Là est l'origine de la branche des études du monde minéral que dès 1762, Fuchsel nomme la "science géognostique" : médecin, et non mineur, il décrit de façon naturaliste et objective, la structure complète de son pays de Thuringe et sa stratigraphie, puis en déduit par induction une histoire (remarquablement "moderne"). Ce n'est que marginalement qu'il essaie d'intégrer cette histoire, lue dans la séquence des roches, dans un peu de cosmogonie beaucoup plus théorique.
La Géognosie, c'est avant tout la connaissance positive, antérieure à toute théorie, de la disposition dans l'espace des masses composant le bâti souterrain, de leurs relations mutuelles, de leur nature lithologique et de leur séquence verticale. Dans les manuels, elle forme encore parfois l'une des parties de la Géologie, jusque dans la seconde moitié du XIXème siècle : complètement détachée, bien entendu, de la grande théorie génétique neptunienne admise par presque tout le monde au XVIIIème siècle comme allant de soi, et qui s'est éteinte toute seule, le moment venu.
Cette incompréhension du rôle primordial de la structure fait que Rachel Laudan n'a pas plus compris que le gros des historiens de la Géologie la véritable innovation révolutionnaire introduite par James Hutton : à savoir que le soubassement "primitif", loin d'être formé au début de l'histoire du sous-sol terrestre, n'était que le produit de la transformation tardive d'anciens sédiments semblables aux autres. Il a su trouver sur le terrain des structures locales démontrant formellement la réalité de cette vision : à savoir les discordances sédimentaires et les discordances d'intrusion granitique. Tout le XIXème siècle a développé ces nouvelles notions.
D'avoir ignoré ces pans entiers de données (essentielles aux yeux de tout géologue actuel tant soit peu compétent), est sans doute chez l'historienne Rachel Laudan la rançon d'un choix : à savoir, dans la démarche historiographique, d'accorder la primauté à la recherche des causes et du tréfonds des idées. Le dilemme, voire le malentendu, est permanent : - un historique linéaire sans épistémologie n'est qu'un squelette ; - une épistémologie insuffisamment basée sur la connaissance et la compréhension exactes des faits documentaires risque de s'égarer dans des constructions philosophiques subjectives et abstraites. Est-il encore possible à l'heure actuelle d'écrire une histoire de la Géologie conciliant ces deux impératifs ?
Ceci pour dire que malgré ces critiques probablement inévitables, mon appréciation sur l'ouvrage de Rachel Laudan est largement positive. A condition de ne pas le prendre comme une source infaillible de documentation, ce livre ouvre de vastes perspectives. Il s'oppose courageusement à tant d'Histoires anglocentriques (que ce soit par chauvinisme ou par une limitation volontaire du cadre exploré) où l'apport capital de l'école dite de Gottlob Werner a été fort sous-estimé, ou considéré comme dommageable.
En un mot, voilà un livre à acheter et à lire, je le dis résolument.