COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 25 mai 1988)
L'histoire des sciences, telle que nous la connaissons, est une entreprise récente dont le développement ne remonte pas beaucoup au-delà d'une génération. Tout en admettant que la tradition de recherche et d'exposition dans l'histoire des sciences remonte au moins au 18ème siècle, et que nos connaissances historiques doivent beaucoup à nos prédécesseurs, il me paraît en effet généralement admis que ce n'est que depuis la deuxième guerre mondiale que l'histoire des sciences est entrée dans un nouvel état de compétence et d'esprit critique. C'est certainement la perspective généralement admise aux Etats-Unis, où l'histoire des sciences a connu depuis 35 ou 40 ans un développement entièrement inattendu avant la guerre. Rien ne me conduit à penser que cette question soit considérée d'une manière très différente en France.
Une condition consciente de renouvellement des connaissances, ou même de fondement à nouveau d'une discipline, implique d'une certaine façon de choisir entre des études détaillées et des synthèses générales. Une fois convaincu qu'il faut tout examiner à nouveau et qu'on ne peut pas faire confiance aux analyses et aux interprétations des temps jadis, l'investissement va naturellement plutôt aux recherches spécialisées mais limitées qu'aux examens plus larges qui essaient de relier les grands thèmes. Selon la logique dominante, une vue générale qui ne se construit pas sur des études nouvelles et sûres risque d'être mal documentée et stérile, et ne peut guère dépasser les idées reçues, les préjugés du moment. Avec un regard sur les résultats d'une quarantaine d'années de recherches en histoire des sciences, impressionnantes par leur qualité, on peut constater dans quelle mesure cette logique a été suivie.
N'oublions pas toutefois la contre-logique selon laquelle toute étude détaillée entreprise sans grande idée directrice -des idées directrices qui fleurissent le plus naturellement dans les ouvrages de synthèse- risque d'être myope et inapplicable aux connaissances générales.
On peut croire qu'une association de ces deux logiques complémentaires, même si l'une est plus souvent respectée que l'autre, puisse produire par une sorte de dialectique, l'avancement de nos connaissances historiques. D'après cette conception, des recherches rigoureuses sur des sujets et des épisodes précis fournissent les fondements pour des perspectives amples mais provisoires, capables de renouveler et de stimuler des investigations plus profondes et plus perspicaces, elles-mêmes susceptibles de servir de base à des améliorations ultérieures. Et ainsi de suite ...
A l'égard de ces oscillations d'approches, l'histoire de la géologie a suivi un rythme un peu différent de celui qui a prévalu pour, par exemple, l'histoire de la physique, de l'astronomie, ou de la chimie. Moins nombreux que ceux qui s'intéressent à l'histoire de quelques autres disciplines scientifiques, et peut-être ayant souvent réussi plus tardivement à se doter des meilleures méthodes historiques, les historiens de la géologie se sont trouvés obligés de conserver plus longtemps l'usage des ouvrages démodés. De toutes les disciplines majeures des sciences naturelles, il me semble que c'est la géologie qui est la dernière à être réinterprétée conformément aux grandes lignes de l'histoire et de l'épistémologie modernes. Cette réinterprétation, qui se déroule depuis quelques années, paraît s'accélérer actuellement, comme le prouvent les ouvrages récents de deux membres de ce comité, MM. Gohau et Ellenberger. Et le livre que je voudrais présenter et commenter en peu de mots aujourd'hui prend part à ce même mouvement de renouvellement historique.
From Mineralogy to Geology : The Foundations of a Science, 1650-1330 par Rachel Laudan (1) -c'est-à-dire De la minéralogie à la géologie : Les fondements d'une science, de 1650 à 1830- a été publié à l'automne dernier. L'auteur a contribué personnellement à l'approfondissement de nos connaissances historiques de la géologie par une série d'articles -du type qu'elle qualifie de microstudies (micro-études)- concernant notamment la première partie du 19ème siècle. D'origine anglaise, Madame Laudan a fait sa thèse de doctorat à l'Université de Londres, sur le sujet du développement de la cartographie géologique en Grande-Bretagne de 1795 à 1825. Depuis longtemps, elle enseigne l'histoire des sciences et des techniques aux Etats-Unis. Elle manifeste aussi un intérêt pour la philosophie des sciences -plus précisément pour l'épistémologie scientifique et les modèles permettant de comprendre l'évolution des sciences.
Rachel Laudan est naturellement obligée par l'ampleur du sujet de son nouveau livre, qui s'étend de Descartes à Elie de Beaumont et à Charles Lyell, de puiser des renseignements et de réunir des arguments dispersés au sein d'une littérature très vaste. Elle le reconnaît franchement. Mais cet ouvrage est doté aussi d'une originalité considérable. Pour cela, il prendra place parmi les lectures indispensables pour tout historien de la géologie.
Dans ce livre, Rachel Laudan entreprend de corriger certaines erreurs de l'historiographie classique de la géologie, ou au moins quelques-unes de celles qui sont répandues depuis longtemps dans le monde anglo-saxon. C'est une entreprise qui mérite d'être applaudie. Quant au résultat, il faut pour le moins le qualifier de stimulant et provocant. Il y a à la fois de très bonnes analyses, et matière à discuter. Ce livre doit susciter des débats utiles sur les origines historiques de la science géologique, et sur quelques grands thèmes de son développement au cours des 17ème, 18ème, et 19ème siècles.
Il est vrai que certains des raisonnements qu'on y trouve, où Rachel Laudan abrège et encadre adroitement diverses recherches récentes, ne seront guère contestés. Aucun besoin, désormais, de discréditer l'ancienne proposition selon laquelle les véritables commencements d'une géologie cohérente se trouvaient dans l'oeuvre de Charles Lyell, une tradition qu'on a fait remonter à Lyell lui-même. Nous pouvons aussi espérer que, dorénavant, personne ne tentera d'expliquer les grandes transformations des théories géologiques simplement comme le résultat d'observations et du rejet de la spéculation. Il ne sera pas non plus nécessaire de s'interroger sur le rôle capital de Gottlob Werner dans la reconceptualisation de la science géologique vers la fin du 18ème siècle, rôle sur lequel d'autres ont insisté récemment et que Rachel Laudan résume efficacement. Mais, par exemple, sur la question de savoir comment Werner a joué ce rôle, ou sur le problème de l'évaluation du poids historique des différentes activités et traditions scientifiques de l'époque, on n'a sans doute pas encore entendu le dernier mot.
Je propose de me limiter, dans les quelques minutes qui me restent, à quelques observations sur deux grands aspects de cet ouvrage. Mes remarques concernent les tendances analytiques de l'auteur, et les grandes lignes de sa thèse historique principale.
Il ne s'agit pas ici d'un récit chronologique : c'est plutôt une analyse historique et philosophique. Cela présente sans doute quelques inconvénients. Ce livre n'est pas destiné à un grand public, ni à l'étudiant débutant. Le lecteur doit, de préférence, avoir au moins une légère connaissance de l'historiographie de la géologie, l'arrière-plan présumé de l'ouvrage. Certaines matières de quelque importance, mais que Rachel Laudan estime bien traitées ailleurs, n'y sont que très sommairement évoquées. Le plus souvent, l'auteur s'abstient de fournir des détails descriptifs ou personnels qui caractériseraient une narration, ce que n'est pas cet ouvrage. Par contre, les façons de raisonner sur des sujets géologiques, la conduite intellectuelle de ceux qui s'efforcent de comprendre les phénomènes de la terre, sont traitées d'une façon détaillée. Cette analyse a parfois l'apparence d'une taxonomie épistémologique dont l'application n'a pas simplement une importance marginale.
Pour prendre un exemple élémentaire, deux espèces de buts ou d'objectifs de toute recherche géologique sont distinguées. L'une est causale, l'autre historique. Je néglige ici, par manque de temps, une catégorie d'apparence historique dite génétique, mais qui, vue de plus près, apparaît comme une sous-catégorie de l'espèce causale. L'avènement d'une géologie véritablement historique, et pas seulement génétique, occupe le centre de cette histoire, un changement effectué dans l'école de Werner et accompagné d'une nouvelle définition de l'objet matériel de la recherche géologique, c'est-à-dire la formation. Ce nouveau concept, la formation, est une chose définie de façon temporelle, contrairement à la manière des sciences botanique et zoologique, dont les taxonomies sont établies jusqu'alors sur les essences ou caractères permanents. Le quatrième chapitre, effectivement, sur "le modèle botanique rejeté", discute les efforts de transfert des méthodes de classement botanique à la géologie, et les tentatives de classer les minéraux d'après les causes de leur formation. Ces efforts ont finalement échoué. Le cinquième chapitre explique l'ajustement conceptuel fait par Werner et ses disciples pour créer le concept de formation, avec ses conséquences. Selon cette analyse, la fondation d'une géologie historique s'achève sans entraîner beaucoup la géologie causale dans l'affaire. Et même après l'établissement de la géologie dans le paysage scientifique vers la fin du 18ème siècle, Rachel Laudan s'aperçoit de l'avancement continu de deux geologies, causale et historique, plutôt séparées qu'unifiées. La pluralité des buts de l'explication géologique, de nos jours comme dans le passé, est en effet parmi les convictions dont témoigne cet ouvrage.
La taxonomie de Rachel Laudan relative aux objectifs de la géologie est plus nuancée que ce que j'ai le temps d'exposer maintenant. Encore plus compliquée est la taxonomie des méthodes, qui tend à renforcer l'image d'une science géologique qui se développe, du 17ème au 19ème siècle, par plusieurs chemins à la fois, sans jamais les faire se rejoindre entièrement. Cette multiplicité de façons de poser les problèmes et d'y répondre constitue une des constantes fondamentales de cet ouvrage. Nous y trouvons distinguées cinq sortes de tentatives scientifiques pour relier les effets géologiques et leurs causes possibles. Ce sont les méthodes d'hypothèse, d'analogie, d'induction énumérative, d'induction éliminatoire, et de vera causa. Jusqu'à un certain point ces distinctions organisent l'examen des événements et des personnages. Un point justificatif de cette organisation, l'auteur nous le rappelle, c'est que l'étude de la méthode est une préoccupation importante pendant la période traitée par son livre. L'argument selon lequel Charles Lyell voulait surtout construire une géologie sur le principe de la vera causa explique en partie le fait qu'un chapitre entier, l'avant-dernier, est consacré à ce géologue britannique, un fait par ailleurs assez curieux parce que la pensée de Lyell correspond mal aux grandes lignes de la géologie dominante vers 1830, telles qu'elles sont esquissées dans cette histoire.
En voilà assez pour les tendances analytiques. S'il est possible d'identifier dans ce livre une seule thèse historique principale, il me semble qu'il s'agit de l'enracinement de la géologie dans la chimie. Rachel Laudan place l'inspiration historique de Werner dans une minéralogie formée autour des théories chimiques de la consolidation. Cette chimie de la consolidation dérive à son tour des idées rassemblées dans la cosmogonie chimique de Johann Joachim Bêcher, la Physica subterranea de 1668. Cette tradition de cosmogonie chimique est transmise à travers Stahl : Laudan parle ainsi de "l'Ecole Becher-Stahl de minéralogie et de cosmogonie", le titre du troisième chapitre. Sans négliger entièrement le rôle d'une tradition de cosmogonie physique, plus grandement célébrée dans nos histoires des théories de la terre, elle estime que c'est la tradition chimique qui a beaucoup plus influencé la minéralogie en général, le "sens commun" concernant les parties constituantes et la formation des minéraux et des roches, et les idées de Werner. On note aussi la présence de la chimie, beaucoup plus que celle des connaissances physiques, dans les institutions où Rachel Laudan situe la gestation de la géologie : ce sont les entreprises soutenues par l'Etat pour trouver et exploiter les ressources minérales. Ainsi les fondements des conceptions décisives de l'Ecole de Freiberg, point central de ce que l'auteur appelle le "rayonnement wernerien", se trouvent dans les traditions chimiques.
Personnellement, je suis convaincu par cet ouvrage que le rôle de la pensée minéralogique, et la participation des traditions chimiques à celle-ci, sont plus grands que ne l'avaient pensé beaucoup d'historiens des sciences, y compris moi-même. Les thèses avancées par Rachel Laudan doivent être certainement prises au sérieux. Il me paraît moins clair, en revanche, que les traditions chimiques et les traditions physiques soient toujours faciles à distinguer les unes des autres, dans les textes géologiques du 15ème siècle. Je crois aussi que parfois, dans cette étude, la chimie est appelée à exercer un poids trop lourd, par exemple en assurant presque en elle-même l'existence dans le passé des mers au-dessus des continents. L'importance, avant le 19ème siècle, des idées sur les fossiles me semble sous-évaluée, dans une histoire où celles-ci n'arrivent au premier plan qu'avec la corrélation stratigraphique, et ne comptent que pour très peu auparavant.
Un lecteur français sera peut-être déçu de trouver que la contribution française est relativement limitée dans cette histoire. Amateur de textes français, je ressens moi-même cette déception. Cela s'explique en partie par l'importance qui est accordée à la minéralogie, où les Allemands et les Suédois étaient les plus forts à l'époque considérée. Et c'est en partie en raison de l'absence d'examen sérieux des idées géomorphologiques, qui sont rejetées par Rachel Laudan à la périphérie de son analyse du développement des conceptions géologiques. Ce livre, comme tous les autres, n'est pas à l'abri de ces sortes de critiques, et sans doute de certaines autres. Toutefois, en attirant nos critiques, Rachel Laudan a contribué à l'affinement de nos conceptions historiques et à l'élévation du niveau de nos débats sur les fondements de la géologie.
Je suis reconnaissant envers M. Jean Gaudant de m'avoir apporté son concours pour améliorer la qualité stylistique de ce texte.