COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 20 mars 1996)
Le Larousse du vingtième Siècle définit ainsi la Géochimie : "Ensemble des études chimiques qui se rapportent à l'écorce terrestre".
Cette définition, reprise pour l'essentiel par les dictionnaires plus récents, reste globalement valable, à ceci près que l'objet de cette science s'est étendu depuis longtemps (et bien avant 1930), à d'autres sphères terrestres que l'"écorce", et que la définition s'est affinée et élargie. Ce n'est plus "l'ensemble des études" : publier un recueil d'analyses chimiques de matériaux naturels, sans discussion raisonnée des résultats, n'est pas "faire de la Géochimie". D'autre part les frontières de la discipline ont largement débordé vers le monde vivant (dans ses interactions avec le monde minéral), et aussi vers le monde extraterrestre, apportant avec l'étude des planètes, satellites, astéroïdes et comètes, une extension inévitable dès lors qu'on a disposé d'informations au moins qualitatives sur leur structure chimique. La Géochimie planétaire (dite parfois "cosmochimie") explique en partie la géochimie terrestre et réciproquement. De même la biogéochimie est inextricablement liée à l'étude des processus sédimentaires ou hydrothermaux.
Le mot "Géochimie" fut créé, selon toute apparence et comme l'affirment tous les ouvrages de Géochimie, par le chimiste germano-suisse C. F. Schönbein (1799-1868), découvreur de l'ozone, inventeur du collodion et du coton-poudre, qui enseigna à Paris de 1825 à 1828 avant de se fixer à Bâle. Je n'ai pas cherché à vérifier cette origine, mais sa définition est restée immuable. Ce n'est guère qu'après la deuxième guerre mondiale que certains osèrent se proclamer "géochimistes".
Dans ce court article, j'ai tenté de présenter les grandes lignes de l'évolution de la discipline, de donner quelques points de repère. Les références seront peu nombreuses, ne faisant appel qu'à des documents bien connus des lecteurs de notre revue.
Il y a beaucoup d'histoires de la chimie. Tous les fondateurs de cette science, les découvreurs des éléments chimiques, identificateurs de leurs combinaisons, théoriciens de la première heure, étaient bien évidemment géochimistes : touche-à-tout, ils travaillaient sur des roches, cristaux, substances organiques aussi variées qu'imprévues. La Géochimie encore innommée trouva sa source dans des préoccupations parallèles à celles de la Minéralogie, qui s'intéressait d'abord plus à la structure des choses qu'à leur composition ; mais, dès le dix-huitième siècle, la Minéralogie et la Géochimie se trouvaient étroitement associées.
La Géochimie se trouvait alors en fait assez éloignée de la Géologie proprement dite (Géognosie, Géonomie ...), sinon dans ses buts, du moins dans ses méthodes. La Géologie fut à l'origine une science d'observation du terrain - une branche de l'Histoire Naturelle - donc d'approche plutôt qualitative, alors que la Géochimie demandait un travail de laboratoire, a priori quantitatif. Avec le temps, la distinction s'est effacée, sans complètement disparaître, ce dont le naturaliste ne peut que se féliciter.
Deux directions peuvent être dessinées dans la genèse de la Géochimie, dès lors que les bases structurelles de la Chimie "proprement dite" furent établies. Et ce sont des chimistes, non des géologues, qui définirent ces directions.
La première voie peut être nommée celle des "catalogues" : analyser et répertorier roches, sols, os, charbons, parfois pêle-mêle et sans tenir compte, d'ailleurs des données géologiques ! En même temps, dans d'autres disciplines des sciences de la Terre, les géographes accumulaient les points cotés, et les océanographes les traits de sonde.
En même temps, et très vite, dès le début, se définit la seconde direction : la recherche de règles de distribution des éléments, et de corrélation entre données chimiques, pétrographiques et minéralogiques. Peu à peu, mais très tard, se dessinera la notion de cycles géochimiques, car les premiers géochimistes ignoraient le temps (curieusement, les premiers thermodynarniciens aussi ...). Introduire le temps impliqua d'envisager les roches etc. comme des objets non immuables, avec des migrations d'éléments allant de pair avec des modifications de structure.
En fait, les idées directrices de la Géochimie ont progressé en parallèle avec celles qui firent la Géologie générale : il serait intéressant de rechercher comment les grands noms de la Géologie du dix-huitième siècle et du dix-neuvième naissant intégrèrent la Chimie. En fait, il y eut des chimistes s'intéressent à la Géologie et vice-versa, de sorte que les disciplines progressèrent de front.
Il nous paraît possible de distinguer trois étapes dans la mise en forme de la Géochimie comme discipline particulière.
On laissera ici tout ce qui a trait aux pratiques alchimiques, tests destinés à identifier telle ou telle substance naturelle (l'or ...), qui ne relèvent pas encore de la science. La Géochimie, comme la Chimie elle-même, trouve ses sources dans ces pratiques. Il n'y a pas encore de doctrine chimique, ou plutôt il y en a beaucoup trop. Il en est de même pour la Géochimie.
Citons quelques lointains précurseurs: A. Boece de Boodt (1550-1632) [R. Halleux, 1979, Histoire et Nature, 14, p. 63-78 (abondante bibliographie)], un des premiers à étudier les fluides géochirniques, S. Du Clos [J. Orcel, 1974, Histoire et Nature, 4, p. 29-34], qui étudia les pyrites ; J. R. Glauber (1604-1668), qui découvrit le sel qui porte aujourd'hui son nom ; Robert Hooke (1635-1703). La génération qui suivit comporte quelques grands noms.
En France, G. F. Rouelle, dit l'Aîné (1703-1770), procéda au Muséum d'Histoire Naturelle aux première analyses sur les collections de la Galerie de Minéralogie ; son frère cadet, H. M. Rouelle (1718-1799) prit sa suite. Antoine Laurent de Lavoisier (1743-1794), bien sûr, qui avait suivi les cours de Rouelle l'Aîné, et travaillé sur le gypse du bassin de Paris, fut le premier à analyser les eaux de la ville de Paris, mesurant entre autres leur teneur en ammoniaque, qui ferait frémir les hygiénistes actuels ; il analysa aussi l'eau de mer à Dieppe et celle de la Mer Morte. Il est, avec N. V. Vauquelin (1763-1829), qui analysa les eaux de Plombières et de Néris, l'un des fondateurs de ce qu'on nomme aujourd'hui l'Hydrochimie et l'Océanographie chimique, encore que sur ce point, ils aient été précédés par l'Italien A. de Marsili (1658-1730).
L'Anglais P. Priestley (1733-1804), découvreur de l'oxygène, s'intéressa entre autres aux relations entre la composition chimique des végétaux et des roches et sols sur lesquels ils poussent. Le Suédois C. W. Scheele (1742-1786), analyste du salpêtre, découvreur de nombreux éléments chimiques et de leurs composés, eut l'honneur de voir ses travaux chimiques et géochimiques publiés en français de 1785 à 1788 sous le nom de Mémoires de Chymie. C'est un autre Suédois, T. O. Bergman (1735-1784), qui se distingua par l'étude chimique des carbonates et une classification des minéraux utilisant des critères chimiques (1773), ce qui fait de lui un des fondateurs les mieux typés de la Géochimie. [Voir à ce propos F. Ellenberger, 1986, Trav. Comité Fr. Hist. Géol., (2), 4, p. 95-100].
A. de Humboldt a émaillé ses nombreux ouvrages de données géochimiques sur les eaux et les roches, mais ne fut pas homme de laboratoire. J.-C. De La Métherie (1743-1817), A. F. De Dolomieu (1750-1801), B. Faujas De Saint-Fond (1741-1819), H.-B. De Saussure (1740-1799) et F. Vicq d'Azy (1748-1794) utilisèrent largement les travaux des chimistes de leur temps.
Cette étape recouvre la plus grande partie du dix-neuvième siècle. Les connaissances de base de la Géochimie sont établies, les mesures quantitatives sont devenues fiables. Les réactifs permettant d'analyser les roches les plus coriaces existent désormais. Les catalogues d'analyses s'allongent et se précisent. On trouvera à cette époque J.-B. Dumas (1800-1884), un des créateurs de la Chimie organique, qui publie en 1842 une Statistique chimique des êtes organisés ; J. C. Galissard de Marignac (Suisse, 1817-1894) ; H. Braconnot (1780-1855), analyste de la matière vivante ; Achille Delesse (1817-1881) spécialiste des cycles de l'azote et du carbone ; l'Allemand H. Abich (1806-1886), géologue du Caucase et du Turkesîan, et chimiste à la fois (le célèbre mortier d'Abich, pour écraser les roches). J.-B. Deschamps (1804-1866) étudia les relations entre le cuivre des plantes et celui du sous-soi, J. Fournet (1801-1870), celle entre les roches et l'atmosphère, J. Durocher (1817-1860) fut peut-être à cette époque celui dont les concepts d'une globalité géochimique furent les plus nets.
Henri Sainte-Claire Deville (1816-1881) fut célèbre par ses études sur le diamant et travailla sur les fumerolles volcaniques. J. Boussingault (1802-1887) s'intéressait, lui, à la Géochimie de la surface.
Vernadsky cite aussi A. Chatin (1813-1901), spécialiste de l'iode ; L. Dieulafait (1823-1886), qui étudia les éléments en trace dans les eaux minérales ; A. Gautier (1837-1920), encore un spécialiste de la surface.
Citons aussi deux savants bien connus, R. Bunsen (1811=1899) et G. Kirschoff (1824-1887), qui furent amenés à étudier la Géochimie des éléments alcalins et alcalino-terreux.
Il faut peut-être placer au-dessus de tous ces chimistes ceux dont les conceptions furent les plus vastes : J. Liebig (1803-1873), Allemand, qui fut le premier à réaliser une synthèse intégrée des cycles du carbone et de l'azote, et D. I. Mendeleïev (1834-1907) qui commença sa carrière par l'étude des pétroles russes, avant de fournir cette base essentielle de la Géochimie, qu'est la classification périodique des éléments.
D'innombrables chimistes de moindre renommée ont participé à l'accumulation des observations (le catalogue), permettant d'établir l'uniformité de types de roches sur des bases chimiques, et non plus simplement pétrologiques, prélude, par exemple, à l'idée des séries magmatiques, et aux relations sédiment-métamorphites-granite... Les filiations géochimiques dans les séries magmatiques commencent à apparaître : L. Elie de Beaumont (1798-1874) les utilise.
N. L. (Sadi) Carnot (1796-1832) créa la Thermodynamique en 1824. Elle donna enfin une assise théorique à l'étude des systèmes chimiques et à leurs transformations éventuelles, permettant la rationalisation des séquences évolutives dans les roches: elle définissait "ce qui est possible et ce qui ne l'est pas". Dans la mesure où les données thermodynamiques des substances naturelles étaient connues, elles permirent d'imaginer les processus de transformation de telle substance en telle autre, éventuellement de telle roche en telle autre. Bien que n'étant pas véritablement géochimistes, leurs travaux autorisent à citer ici M. Berthelot (1827-1907) pour ses innombrables mesures thermochimiques et Henry Le Chatelier (1850-1936) pour sa théorie des équilibres chimiques.
La fin du dix-neuvième siècle et le début du vingtième voient la Géochimie disposer déjà d'un catalogue étoffé de données quantitatives, d'outils théoriques pour les interpréter, mais aussi d'une base géologique désormais solide. Les géologues, et surtout les pétrographes, ont assimilé la Géochimie. Quelques noms illustres s'imposent ici, parmi la multitude de ceux qui ont apporté à la Géochimie.
Le Norvégien V. M. Goldschmidt (1888-1947), publia d'innombrables travaux surtout sur la Géochimie des roches éruptives et métamorphiques, étendant les connaissances aux éléments mineurs ou traces. Son gros livre fut maintes fois réédité. Mais un peu avant lui, c'est F. D. Clarke (1847-1931), qui avait réalisé le premier traité portant en titre le mot "Géochimie" (1908), bientôt suivi par les célèbres Data of Geochemistry (1914) [Travail ébauché par W. Phillips en 1819, A. Daubrée en 1871 et J. Vogt en 1898 ; réf. in Vernadsky, passim.], somme de toutes les données qu'il avait rassemblées avec son alter-ego H. S. Washington. Cet ouvrage reste une référence à la fin du vingtième siècle. En son honneur, les géochimistes ont dénommé "clarke" l'abondance moyenne d'un élément chimique sur la Terre.
On peut citer aussi les noms de Oddo (1914) et Harkins (1921), qui perfectionnèrent les classifications de Clarke. Une "règle" géochimique porte leur nom. Quant à la théorie, la Géochimie tira grand profit de la "règle des phases" de Gibbs (1839-1903), devenue un outil essentiel de l'étude des équilibres chimiques naturels.
Mais le plus grand nom de la Géochimie est sans doute celui de Maxime Ivanovitch Vernadsky (1863-1945). Issu de la très ancienne école de minéralogistes-pétrographes de Saint-Pétersbourg, il publia ses premiers travaux vers 1385, devint rapidement célèbre bien au-delà des frontières russes, par le génie qu'il mit à systématiser les données de la Géochimie, ce qui se révéla très fructueux pour la prospection minière. Son nom a été donné au gigantesque Institut de Chimie analytique et Géochimie de Moscou, qui possède un petit musée fort intéressant, et lui dédia récemment un grand colloque. Vernadsky fut accueilli par Alfred Lacroix au Muséum en 1922-1923, et il fit à Paris une série de cours qu'il mit en forme, avec l'aide de Lacroix, sous le titre La Géochimie (paru chez Alcan en 1924), avant de repartir en U.R.S.S. Il publia en 1929 chez le même éditeur une Biosphère, ouvrage de moindre portée que le précédent.
C'était la première fois que la Géochimie était systématisée comme "la distribution dans le temps et dans l'espace des éléments chimiques dans l'écorce terrestre, et autant qu'il est possible, dans le globe terrestre", pour reprendre les termes de A. Choveaux, qui analysa La Géochimie en 1925 [in La Géograpie, XVIII, 2, 209-217]. Alors que "la minéralogie n'étudie que l'histoire, dans le même espace et dans le même temps, des combinaisons, cristaux et molécules", Vernadsky insista fortement sur l'aspect évolutif de la Géochimie, donc sur la notion de "cycle" : cycles longs, comme celui du silicium, cycles courts, comme celui de l'iode. Ainsi, Vernadsky a permis à la Géochimïe de s'intégrer complètement dans la Géologie historique, dont elle est devenue depuis un élément essentiel.
Vernadsky n'oublia pas d'évoquer dans es livre une branche encore balbutiante de la Géochimie, celle des éléments radioactifs et les conséquences qu'elle devait avoir sur le bilan thermique terrestre.
Avec Vernadsky et son collègue russe Fersman, auteur d'une Géochimie récréative, parue aux Editions de Moscou et prospecteur géochimique, avec Goldschmidt et quelques autres, l'ère des fondateurs s'est terminée. On voit que la gestation de la Géochimie a été fort longue et qu'elle n'a été réellement constituée en discipline qu'à la fin du dix-neuvième siècle.
Après la seconde guerre mondiale, le développement de moyens analytiques nouveaux a permis son explosion. La Géochimie a alors annexé les profondeurs de la Terre, la surface de la Lune et de Mars, les météorites. Elle a emprunté les méthodes de la Biochimie, de sorte qu'est née aussi une Biogéochimie, qui englobe dans ses préoccupations la totalité du système vivant, puisqu'il dépend du monde minéral. Vernadsky en fut le précurseur et le premier théoricien.
Il existe par le monde de nombreuses "Sociétés de Géochimie". La Société française de Géochimie, créée en 1955 est malheureusement en sommeil. Et la Géochimie plonge ses racines dans la curiosité qui animait nos ancêtres des dix-septième et dix-huitième siècles : ce qu'a oublié un journaliste baptisant "créateur de la Géochimie" un de nos contemporains...