COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 22 mars 2000)
François Ellenberger était pour moi un ami fidèle, autant qu’un maître et un collègue avec qui j’ai longtemps collaboré. C’est pourquoi, plutôt que de retracer aujourd’hui sa brillante carrière scientifique, d’ailleurs bien connue de la plupart d’entre vous, je préfère évoquer quelques souvenirs des nombreuses années où je l’ai côtoyé, que ce soit au laboratoire de l’Ecole normale, à Orsay, ou surtout au cours des écoles de terrain pour les étudiants de Paris et d’Orsay.
Notre première rencontre date de 1945 : je venais d’entrer à l’Ecole normale supérieure et Ellenberger était « caïman » (agrégé préparateur) de géologie dans cette école. Il rentrait de plus de quatre années de captivité en Bohême, à l’Oflag 17 A. J’étais, en quelque sorte, un transfuge de la mathématique, récemment converti aux sciences naturelles, mais sans trop savoir vers quelle discipline me diriger : je peux dire que c’est la manière qu’avait Ellenberger de présenter la géologie, dont il était passionné, qui a décidé de mon orientation et de ma carrière.
Nous avons bientôt sympathisé et nous avions souvent de longues conversations, sur des sujets divers mais principalement géologiques. Je me souviens qu’il me parlait de ses premiers travaux de terrain, sur le dôme de la Grésigne et des conclusions qu’il en avait tirées. Il me racontait aussi ses années de captivité, l’Université de captivité qu’il avait contribué à fonder et où il avait enseigné, étudiant et faisant étudier le sol (pédologie, altérations des minéraux) et la petite partie accessible du sous-sol métamorphique du camp.
Géologue complet, il s’intéressait à tous les domaines de la géologie, du plus « profond » au plus « superficiel », depuis les plus vieux socles archéens jusqu’aux dépôts quaternaires et même à la préhistoire et à l’archéologie (par exemple l’antiquité égyptienne ou encore les habitats sous roche de la vallée de l’Aveyron) ; il pratiquait également l’hydrogéologie. Il n’a sans doute pas publié sur tout, mais en privé, éventuellement autour d’un bol de thé, il pouvait énoncer des idées, souvent neuves, sur des sujets aussi variés que le métamorphisme et le granite, la détermination des feldspaths en lames minces, la stratigraphie du Secondaire ou du Tertiaire, la structure des Alpes ou encore certains aspects de la biologie des Dinosaures, etc., pour m’en tenir à quelques points seulement. Bien sûr, ces conversations ne se limitaient pas à la géologie, mais je ne dirai rien de celles qui roulaient sur la politique ou sur notre vie privée. Il nous arrivait, par exemple, de discuter de grammaire ou de philosophie, disciplines dans lesquelles il excellait. Il parlait, entre autres, de l’étude de ses rêves, qu’il avait réalisée au cours de ses nuits de captivité et dont il avait tiré un livre de psychologie (Le Mystère de la mémoire) apprécié des spécialistes. J’ai su, depuis, qu’il lui était arrivé de composer des poèmes, mais il ne m’en a jamais parlé ; toutefois, je l’ai vu écrire des pamphlets en vers contre, par exemple, Charles Jacob ou Marcel Roubault.
Cependant, Ellenberger était tout particulièrement un « homme de terrain ». Véritable « force de la nature », il arpentait ce terrain, aussi accidenté soit-il, par tous les temps, n’épargnant pas sa peine et ne se résolvant bien souvent à interrompre le travail qu’à la nuit tombée. Je l’ai constaté pour la première fois lorsque, en janvier 1948, il est venu guider mes premiers pas de géologue en herbe dans la région de Najac (Aveyron) : nous avons parcouru, en trois jours, une centaine de kilomètres, en grande partie sous la pluie et en dehors de tout chemin (mais avec quelques « pauses saucisson » !). Si, parfois, la nuit le contraignait à laisser une observation incomplète, il n’hésitait pas à refaire le lendemain un trajet long et difficile pour la reprendre. C’est ainsi que, dans la Vanoise, son terrain de thèse, ayant trouvé, un soir, tout en haut du Sapey, un bel affleurement de gneiss œillé, il dut redescendre, après avoir mis dans son sac un échantillon de plusieurs kilos ; au petit matin, voulant éclaircir quelques points, il refit l’escalade et s’aperçut, arrivé sur l’affleurement, que le caillou était toujours dans son sac !
On ne peut pas parler d’Ellenberger sans rappeler les immenses talents du cartographe qui, quelles que soient les formations rencontrées, traçait des contours d’une extraordinaire précision, ne laissant pratiquement pas de place aux inévitables extrapolations. Il était donc particulièrement à son affaire à la tête des écoles de terrain, où, pendant plusieurs années, il a fait partager à de nombreux étudiants son remarquable savoir-faire. L’interprétation rigoureuse de ses levers le conduisait à proposer des structures tectoniques inattaquables, d’abord dans le détail puis, avec beaucoup de précautions, à l’échelle régionale, dans la mesure où il pouvait recueillir toutes les observations indispensables.
Il ne négligeait pas pour autant les travaux de laboratoire. Je l’ai vu confectionner lui-même nombre de lames minces, en commençant par le sciage des échantillons, puis les étudier au microscope jusque dans les moindres détails. Plus tard, pendant des mois, il a dégagé à l’acide acétique, avec de multiples précautions, les coquilles fossiles, dolomitisées, du Trias de la Vanoise, qu’il dessinait au fur et à mesure, à la plume, avec un talent qui m’a toujours émerveillé ; c’est d’ailleurs la détermination de ces fossiles qui lui permit de préciser la stratigraphie, jusque-là très mal connue, de ces couches.
Sur les sujets qui l’intéressaient, il recueillait une bibliographie exhaustive, n’hésitant pas à consulter les travaux les plus anciens. Il était très critique pour certains jeunes auteurs dont les références ne remontaient pas à plus de quelques années. C’est cette passion, qu’il savait aussi communiquer à ses élèves, qui a, plus tard, abouti à ses ouvrages remarquables sur l’histoire de la géologie.
Pour résumer, je ne pense pas trahir sa pensée, maintes fois révélée, en disant que, pour François Ellenberger, toute construction scientifique, en géologie, devait être déduite des seuls faits d’observation, en premier lieu les données de terrain. Il se méfiait des théories aguichantes, établies à partir d’observations incomplètes, simplifiées ou extrapolées, éventuellement à l’aide d’un raisonnement a priori. Les conclusions tirées de mesures géophysiques ou géochimiques ne le convainquaient qu’à moitié ; ainsi, il n’a jamais voulu faire entièrement confiance aux reconstructions structurales faisant appel à la « tectonique des plaques ». Je me souviens encore que, dès mes débuts de géologue, il m’avait recommandé de bien faire attention aux linéations et à la schistosité des roches : il était, en effet, l’un des rares, en France, a avoir lu les travaux de Bruno Sander sur la structurologie. Il considérait que cette étude révélait des directions privilégiées de la roche, apparues successivement et dont on pouvait déterminer l’ordre d’apparition ; mais il s’est toujours élevé, du moins en privé, contre l’utilisation que certains prétendaient en faire en vue de mettre en évidence des nappes de charriage.
Il restera pour moi, et certainement pour beaucoup, le « patron », qui savait transmettre, voire faire partager, à ses élèves ses méthodes de travail et ses convictions scientifiques, tout en restant ouvert à leurs idées nouvelles et aux techniques nouvelles qu’ils mettaient en œuvre.