COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 8 décembre 2004)
Fondée par l'éphémère roi de Hollande Louis-Napoléon sur le modèle des Académies françaises, l'Académie royale néerlandaise des sciences et lettres (KNAW) est aujourd'hui un élément majeur du paysage scientifique et politique néerlandais. Les Pays-Bas ont toujours été un pays de culture, et l'une des missions de la KNAW, dont la principale est d'être le conseil du gouvernement en matière de décision stratégique et d'évaluation, est de préserver et faire connaître un riche patrimoine historique et scientifique. Cela se fait par le biais de plusieurs commissions, dont celle consacrée aux sciences de la Terre, fondée dans les années 1970 par Reijer Hoykaas, puis animée pendant de nombreuses années par Emile Den Tex. Sous l'égide de cette commission, qui réunit à la fois géologues et historiens, plusieurs ouvrages ont été publiés, dont la plupart sont consacrés à l'ancien empire colonial des Pays-Bas (par exemple Geology of Suriname, liste complète des ouvrages disponibles sur le site Internet de la KNAW- www.knaw.nl).
Le présent volume, superbement édité et imprimé par le département Edita de la KNAW, est issu d'un symposium tenu dans le cadre majestueux de la " Trippenhuis ", siège de la KNAW, en novembre 2000. L'idée était de faire connaître l'œuvre de quelques pionniers des XVIIIe et XIXe siècles, dont beaucoup furent bien connus de leur vivant, mais qui furent si attachés à leur " plat pays " que, pour la plupart, leur nom n'est maintenant plus guère connu au-delà de leurs frontières. Le " plat pays " a pourtant joué un rôle important lors de la naissance de certaines disciplines, géologie des formations superficielles et hydrogéologie en premier lieu, qui prennent une importance de plus en plus grande dans les conceptions modernes d'écologie et d'aménagement du territoire. Grands voyageurs, les Hollandais ont en outre toujours parcouru le monde, s'intéressant au passage à toutes les variétés de roches, notamment volcaniques, qu'ils n'avaient guère l'occasion de rencontrer chez eux.
La sélection des " pionniers " choisis pour cet ouvrage est un peu arbitraire. Il peut en exister d'autres, éventuellement plus connus que ceux qui sont mentionnés dans le livre. Ce choix n'est toutefois pas laissé totalement au hasard. Grossièrement classés par ordre chronologique, les noms des différents savants reflètent le désir des auteurs, presque tous professeurs universitaires de grande expérience, de mettre en valeur des personnalités qui jouèrent un rôle important dans le développement de leurs disciplines respectives et qui, pour une raison ou une autre, n'ont pas toujours la place qu'ils méritent dans l'histoire des sciences de la Terre.
Le premier est un contemporain de Buffon, Johannes Le Francq van Berkhey (1729-1812), auteur d'une Histoire naturelle de la Hollande (1771). Waldo H. Zagwijn, spécialiste réputé du Quaternaire, montre avec quelle précision ce médecin - comme James Hutton - étudia les dépôts récents de sa province sur une distance de 130 km, depuis l'estuaire de la Meuse jusqu'au Zuiderzee. L'Histoire naturelle, dont très peu d'exemplaires ont été imprimés, n'est conservée que dans de rares bibliothèques, en particulier celle du musée Teyler de Haarlem. C'est de là que proviennent les quatre planches en couleurs, parmi les premiers exemples connus de coupes géologiques, à un moment où le terme " géologie " n'avait pas encore été adopté, qui montrent l'extraordinaire précision et souci du détail de van Berkhey.
Emile den Tex décrit ensuite les débats animés entre deux Néerlandais, Adriaan Gilles Camper et Martinus van Marum, qui ne s'appréciaient guère et eurent l'occasion de s'intéresser au basalte au cours de leurs voyages, en plein débat entre plutonistes et neptunistes. Le premier, notamment, visita les volcans du Vivarais avec Faujas de Saint-Fond et devisa à Naples, à propos du Vésuve, avec le célèbre Sir William Hamilton.
On retrouve le musée Teyler dans l'article de Lydie Touret qui, avant de venir à l'Ecole des mines de Paris, fut conservateur du Cabinet de minéralogie de ce célèbre musée, exemple unique d'un Cabinet de curiosités du Siècle des lumières transposé dans le monde actuel. Van Marum, qui écumait tous les cercles d'Europe pour enrichir son musée, avait acquis en 1804, pour le compte de la Société batave des sciences, une collection complète de modèles minéralogiques en bois conçus et fabriqués par René-Just Haüy, incidemment le premier professeur de minéralogie de l'Ecole des mines de Paris. Intégralement préservés au musée Teyler, ces modèles jouèrent un rôle décisif dans le développement de la minéralogie et de la cristallographie. L'article de Lydie Touret, qui replace les modèles de Haüy parmi les nombreux essais de représentation des modèles cristallographiques, introduit une étude de Wilhelm Saeys, chimiste de formation, qui a pris la peine de mesurer précisément les caractéristiques angulaires des modèles du musée Teyler avec les instruments de l'époque, notamment le goniomètre d'application de Haüy. Sur des exemples choisis, il compare les valeurs mesurées, avec une précision meilleure que le degré, avec les données minéralogiques actuelles. La concordance est souvent remarquable, mais certaines déterminations sont erronées. Par exemple, sur cinq modèles de " stilbite ", deux correspondent à la heulandite, diverses variétés de sphène ne constituent en fait qu'un seul minéral, etc. Plus troublant, certains modèles correspondant au " cuivre carbonaté bleu " (azurite) ont la morphologie du " cuivre carbonaté vert " (malachite). Exemple possible de rare pseudomorphose, qui pouvait difficilement être perçue au XVIIIe siècle, mais qui, s'il en était besoin, prouve l'extraordinaire habileté de Pleuvin et Journy, les fidèles ouvriers qui étaient au service de Haüy.
Un article de Geert Vanpaemel rappelle que les provinces belges furent intégrées de 1815 à 1830 au royaume des Pays-Bas et que Jacob van Breda enseigna alors l'histoire naturelle à l'université de Gand. Toutefois, le rôle majeur fut joué par Jean-Baptiste-Julien d'Omalius d'Halloy (1783-1875) qui était alors le gouverneur de la province de Namur. L'Académie royale des sciences et de littérature de Bruxelles, en encourageant, par la création de prix, les auteurs de monographies géologiques provinciales, donna une impulsion décisive à la géologie belge.
La tradition bien connue d'accueil des Pays-Bas (Descartes, Voltaire, etc.) fit que, très tôt, des étrangers occupèrent des postes importants dans les universités néerlandaises. Comme le montre Jacques Touret, c'est en particulier le cas de Hermann Vogelsang (1838-1874), un géologue de Bonn (Allemagne) qui épousa la sœur de Ferdinand Zirkel et, à 26 ans, fut nommé professeur à l'Ecole polytechnique de Delft. Il ne devait y rester que dix ans en raison d'une fin prématurée, dix années assombries de crises minières et de malheurs familiaux, mais il eut néanmoins le temps d'accomplir quelques œuvres majeures. Il publia en 1867 Philosophie der Geologie, un ouvrage qui est à la fois un vibrant plaidoyer pour le microscope pétrographique et un pamphlet contre quelques autorités de l'époque, notamment Alexandre von Humbolt et Elie de Beaumont, et surtout, deux ans plus tard, il réalisa l'analyse du " fluide expansible " de Brewster dans les inclusions fluides (gaz carbonique), mettant ainsi un terme à un débat qui durait depuis 1822.
La personnalité de Winand Staring (1808-1877), généralement considéré comme le père de la géologie hollandaise, est évoquée par Friek R. van Veen, qui a retrouvé dans les archives familiales le manuscrit des cours qu'il donna à l'Ecole polytechnique de Delft pendant l'année universitaire 1862-1863, alors qu'il venait de compléter la carte géologique des Pays-Bas dont la publication s'acheva en 1867. Celle-ci fait l'objet d'une autre contribution par Patricia E. Faasse, sous un angle sensiblement différent. Alors que F. Van Veen s'attache surtout à retrouver la personnalité de Staring, P. Fasse montre l'importance méthodologique et historique de sa carte, qui a défini le modèle encore suivi actuellement par les cartes géologiques des Pays-Bas
Jacobus de Vries retrace pour sa part l'évolution des idées et les conflits entre partisans de conceptions hydrogéologiques opposées relatives au mode de recharge des aquifères des dunes côtières qui, à partir du milieu du XIXe siècle, constituèrent la principale ressource en eau douce de la ville d'Amsterdam.
Un tel volume ne pouvait évidemment pas passer sous silence le mosasaure de Maastricht, qui constitue encore un point sensible dans les relations paléontologiques franco-néerlandaises. Eric W. A. Mulder se garde de toute polémique, mais retrace les discussions qui ont eu lieu sur la nature de ce fossile remarquable, et souligne leur importance sur le développement de la paléontologie aux Pays-Bas.
Citons enfin, la publication par Diederick Visser d'un manuscrit inédit de C. E. A. Wichmann daté de 1901. Ce manuscrit consacré à l'étude de la chloromélanite de Nouvelle-Guinée, une roche que les Papous utilisaient pour fabriquer des haches polies, nous rappelle judicieusement que les Pays-Bas s'étaient constitués un empire colonial dans cette région du monde.
En résumé, un ouvrage riche par sa diversité, qui permet de constater qu'en dépit d'une constitution géologique apparemment peu favorable (une accumulation de sables déposés par les rivières françaises a dit Louis XIV), une riche tradition géologique s'est développée aux Pays-Bas dès la fin du XVIIIe siècle, préfigurant les grands noms qui, à l'ère du pétrole, en feront une école majeure à l'échelle internationale.