COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 8 juin 1994)
Au XVIIIème siècle, la correspondance était un mode de communication habituel entre hommes de science . A Paris, par exemple les savants exprimaient leurs idées sous la forme d'une lettre adressée à un ami, puis la faisaient imprimer à leurs frais. Par rapport au livre, la lettre présentait des avantages manifestes ; alors que les ouvrages scientifiques, souvent de gros volumes, constituaient une proie facile pour la censure, la missive se cantonnant à l'essentiel c'est-à-dire au compte rendu de la dernière expérience ou d'une invention atteignait sa destination par "courrier ordinaire" avec une rapidité qui nous étonne aujourd'hui : une semaine entre la France et la Hollande.
Idées et discussions politiques ou scientifiques ne se communiquaient pratiquement que par écrit. Il était normal d'entretenir un échange de lettres avec au moins une trentaine de savants dont bon nombre d'étrangers. La lettre préfigurait ainsi le "papier" ou l'article scientifique imprimé, véhicule de transmission des connaissances et du progrès. Le français restait la langue de communication essentielle, mais certains étrangers, notamment de pays comme la Hollande, écrivaient indifféremment quatre ou cinq langues, aidés au besoin par des copistes traducteurs.
En 1801, l'Abbé René-Just Haüy, très au fait des questions minéralogiques, se propose d'écrire un Traité de Minéralogie. A cette date, la minéralogie n'est pas encore une science véritable ; son premier succès sera du reste lié à la publication de ses travaux .
Une telle parution était à l'époque une vaste entreprise. Haüy, bien qu'initiateur de la nouvelle minéralogie, chercha des correspondants dans les autres foyers scientifiques pour se tenir au courant des nouvelles idées et découvertes. Très vite cette démarche s'inversa et ce furent plis, requêtes et visiteurs qui affluèrent vers Paris.
A l'occasion de la commémoration du bicentenaire de la naissance de René-Just Haüy, Alfred Lacroix (1) publia une tentative de recherches de cette correspondance, il indiquait notamment l'utilité de poursuivre ces recherches dans des collections particulières et des archives étrangères. Sachant que Haüy avait été membre de diverses sociétés savantes, nous avons pensé que dans ces diverses institutions il existerait au moins une lettre d'acceptation de sa nomination. Plusieurs lettres de ce genre ont effectivement été retrouvées à Berlin, Iéna en Allemagne, et Haarlem aux Pays-Bas. Outre ces échanges relatifs à des nominations, nous avons découvert également quelques lettres plus personnelles adressées à divers savants.
Nous publions ces lettres en annexe en gardant strictement le texte et l'orthographe de l'époque.
Les archives étrangères
Elles présentent un ensemble de lettres à caractère très professionnel qui concernent essentiellement l'envoi du Traité de Physique de 1803 et de sa réédition de 1806 et conservé dans les archives de certaines sociétés savantes. Le ton de ces lettres est affecté, emprunt de fausse modestie, Haüy faisant sa propre publicité.
Pour certaines d'entre elles on retrouve le même texte, la même formulation : Haüy n'a pris la peine que de changer l'adresse du destinataire !
a) Haarlem : Hollandse Maatschappij der Wetenschappen
e) Genève : Bibliothèque publique et universitaire
Les premières tentatives pour proposer un nouveau système scientifique en Minéralogie sont celles de Carl von Linné (1707-1748) qui se fonda surtout sur la description et l'aspect des minéraux. Ses travaux furent complétés par la détermination des propriétés chimiques par le chimiste suédois Axel Cronstedt (1722-1765). Mais Haüy fut le premier à proposer un système de classification rationnel reposant sur la morphologie, les propriétés physiques et la structure interne. Il exerça une influence durable sur les travaux des minéralogistes du monde entier. Il est remarquable de constater que cette influence a été très rapide, s'étendant immédiatement à toute l'Europe qui constituait alors le centre du monde scientifique.
- Les Pays-Bas
C'est avec Martinus van Marum (1750-1837) esprit universel, directeur du nouveau Musée Teyler de Haarlem (3) qu'Haüy entretint sa plus longue et plus abondante correspondance. Van Marum fit trois séjours à Paris en 1785, 1790 et 1802, pendant lesquels il rencontra Haüy presque quotidiennement. Dans ses relations de voyages Van Marum décrit avec minutie certains aspects de la vie quotidienne de Haüy.
De ses contacts parisiens Van Marum retire une grande leçon ; il comprend très rapidement la portée des travaux de ses différents collègues et disciples. Dès 1786, il vérifie les expériences de Lavoisier et se convertit à la doctrine lavoisienne qu'il défend dans son "Schets der Leere van M. Lavoisier" (esquisse de la doctrine de M. Lavoisier) (4). Van Marum aura ainsi à son actif la première parution néerlandaise sur la Chimie Nouvelle, deux ans avant que Lavoisier ne publie son Traité élémentaire de Chimie. Cet habile écrit fera abandonner à tous les chimistes hollandais le phlogistique si bien que les Pays-Bas suivront les nouvelles doctrines avant l'Angleterre et l'Allemagne. De la même façon Van Marum imposera la minéralogie de Haüy dans son pays.
Actuellement, le Musée Teyler est le seul établissement au monde à posséder un cabinet de minéralogie selon Haüy. Il détient la plus belle et la plus complète collection de modèles cristallographiques (700 échantillons) achetée à de Haüy en 1802. L'ensemble de sa bibliothèque et de ses archives constitue une mine inépuisable pour tout historien des sciences.
-L'Europe centrale
Friedrich Mohs (1773-1839) introduisit à Vienne les conclusions des nouvelles recherches cristallographiques et les principes du nouveau système minéralogique. Ces résultats furent publiés dans le manuel de Minéralogie du Dr Gustav Tschermak, intitulé Lehrbuch der Mineralogie, paru à Vienne en 1897.
Le Baron von Moll de Salzbourg fut également propriétaire d'un important cabinet de minéralogie qu'il arrangea selon les conceptions de Haüy.
Les premiers travaux scientifiques de Haüy furent connus en Bohême grâce au Comte Kaspar Sternberg (1761-1838), diplomate et naturaliste enthousiaste qui, durant un séjour à Paris, à l'occasion du couronnement de Napoléon Bonaparte en 1804, rencontra plusieurs des grands naturalistes qui marquèrent ce siècle. Il appliqua les principes de Haüy pour la classification de sa riche collection. Celle-ci servit de départ aux futures collections du Muséum d'Histoire naturelle de Prague.
-L'Allemagne
Bien que Haüy ait eu des relations avec de nombreux collègues allemands, Werner et Charpentier de Freiberg, Lenz d'Iéna...., c'est à quatre berlinois que revient la faveur d'avoir le plus adhéré aux nouvelles idées de Haüy : Gustav Karsten, Christian Samuel Weiss, Leopold von Buch et Wilhelm Karl Heinrich Alexander von Humboldt.
Le minéralogiste et administrateur des mines Dietrich Ludwig Gustav Karsten (1768-1810) s'appliqua à traduire en allemand avec C.S. Weiss le traité de Haüy sous le titre R.J. Haüy, Lehrbuch der Mineralogie, Paris und Leipzig 1804-1810. Karsten fit également élire Haüy à la Berliner Gesellschaft Naturforschender Freunde le 22 février 1803.
Leopold von Buch (1774-1853), ami de Karsten, fut le premier à prêter attention aux connaissances de Haüy. Il lui rendit de nombreuses visites lors de son long séjour parisien de juin à août 1799. Ses audiences avec Haüy sont rapportées dans le volume 1 du Traité à la page LIII, ainsi, dans le Jahrbuch der Berg-und Hüttenkunde, édité par C.E. von Moll, vol. 4, p.419. Von Buch signale aussi qu'il a vu sur la table de travail de l'Abbé la totalité du manuscrit du Traité.
Christian Samuel Weiss (1780-1856) successeur de Karsten après 1810, développa la minéralogie allemande et fut le principal traducteur de Haüy. Bien que son approche des formes cristallines fut différente, il garda toujours la plus grande estime pour Haüy. Weiss se rendit à deux reprises à Paris : d'avril à juillet 1807 puis de décembre 1807 à août 1808. Pendant toute cette période les deux hommes eurent des discussions intenses et se lièrent d'amitié. En 1808 leurs relations et échanges cessent sans raison apparente.
Une collection de modèles cristallographiques est acheminée à Berlin après cette date, accompagnée d'une description par Lucas. La nomination en 1815 de Jean André Henri Lucas, comme garde des galeries, à la Société des Scrutateurs de la nature mettra fin à la collaboration avec Berlin.
Alexandre von Humboldt (1769-1859), Inspecteur principal des Mines, fut un grand naturaliste et un voyageur actif. Il s'intéressa à tous les aspects des sciences de l'observation et vécut une grande partie de sa vie en France. Il se noua d'amitié avec von Buch et Goethe et, à Paris, tissa des liens privilégiés avec Gay-Lussac et Arago. Botaniste et minéralogiste passionné, il participa aux séances de l'Institut, du Muséum, et se rendit aux soirées du samedi chez Cuvier où il rencontra tout ce que Paris comptait de savants, parmi lesquels Haüy.
- Les Pays non européens
Même si l'Europe demeurait, à la fin du XVIIIème siècle et au début du XIXème siècle, le grand centre de recherches scientifiques, les "pays nouveaux" d'outre-Atlantique prirent rapidement une importance considérable. Cela concerna non seulement les Etats-Unis mais aussi le Brésil où les Hollandais avaient tenté de développer l'étude de l'histoire naturelle avant d'être relayés par les Portugais.
=> Les Etats-Unis
Sans entrer dans les détails du développement de la science minéralogique outre-Atlantique, signalons que des américains célèbres sont venus à Paris suivre les enseignements de Haüy. Gibbs, Silliman, puis plus tard Seybert et Keating ont importé la minéralogie française à Philadelphie, New-York et Boston.
En outre, deux Français, élèves d'Haüy, Gérard Troost et Sylvain Godon de Saint-Mémin, arrivés vers 1808 au nouveau monde, ont été les disciples directs de Haüy.
=> Le Brésil
Bonifacio Jozé d'Andrada e Silva (1765-1838) fut un grand homme politique, fondateur de l'indépendance brésilienne. Eduqué à l'Université de Coimbra il fut également élève de Haüy et de Werner. Il occupa les charges d'Inspecteur général des Mines puis dirigea la chaire de métallurgie et géognosie de Lisbonne, spécialement créée pour lui. Il fut également nommé secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences de Lisbonne. Rentré au pays, il continua à s'intéresser à la minéralogie, publiant de nombreux travaux dans les Annales des Mines, la Revue scientifique de Genève, la Gazette de Dresde... Il décrivit certaines espèces minérales : le scapolite, la pinite d'Arendal en Norvège que Haüy rebaptisa parfois, comme par exemple la "sahlite de d'Andrada" devenue la "malacolithe suivant Haüy". Malgré ces quelques divergences, d'Andrada introduisit la théorie de Haüy sur le sol sud-américain. Aujourd'hui, le centre minier et minéralogique d'Ouro Preto où sont conservées ses anciennes collections rapportées d'Europe est mondialement connu ; il a été classé "patrimoine de l'Humanité" par l'Unesco.
Si certains des grands savants de la fin du XVIIIème et du début du XIXème siècles ont eu des vies tourmentées, impliqués qu'ils étaient dans les divers courants politiques, ils restèrent des hommes indépendants ayant su garder les uns vis-à-vis des autres une confiance et une estime mutuelle. Dans certains cas, leur jugement fut capital et en politique, vainqueurs ou vaincus, ils surent prendre des positions décisives, qui se sont révélées capitales pour la sauvegarde du patrimoine scientifique.
C'est ainsi que deux collègues proches de Haüy, Barthélémy Faujas de Saint-Fond (1741-1819), nommé Commissaire du Peuple en 1795 et chargé des confiscations dans le département d'Outre-Rhin (Hollande) obtint pour van Marum l'exemption d'héberger les gens de guerre et lui évita les confiscations, sauvant ainsi les collections uniques du musée Teyler de Haarlem.
Le second geste significatif reviendra à von Humboldt au moment de la Restauration. Alors qu'à la fin mars 1814 les troupes coalisées occupaient Paris, une unité d'infanterie prenait ses quartiers dans les locaux du Muséum d'Histoire naturelle. Von Humboldt, affecté par cet abus de pouvoir, se précipita chez le général prussien von Goltz. Il obtint de celui-ci la libération du Muséum de tout détachement militaire et l'écoute du général à toute requête émise par les professeurs du jardin des Plantes. Le Muséum était sauvé.
Haüy ne fut pas un homme facile ; il ne tolérait aucune discussion ou controverse ; malgré tout, ses collègues ne lui en tinrent pas rigueur comme le prouve cette phrase de Berzelius à Mitscherlich :
"On ne peut s'attendre qu'un scientifique à cheveux blancs, proche de la fin d'une vie honorable de se rendre sans résistance ou quelconque tentative de justifier une théorie qu'il considère avec erreur comme la plus importante de ses découvertes. C'est peut-être trop moralement demander à tout homme".
(2) R.Hooykaas : La correspondance de Haüy et de Van Marum. Bul. Soc. Fr. Min. Crist., vol. 72, 1949.
(3) RJ.Forbes e.a : Martinus Van Marum, Life and Works, 6 vol, Haarlem, 1969-1976.
(4) M. Van Marum : Schets der Leere van M. Lavoisier....Verhandelingen van Teylers Tweede Genootschap, 1787.