COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 8 juin 1994)
Il y a quelque temps déjà, je suis entré en possession d'un recueil de cours manuscrits épais de plus de six cents pages. Il s'agit très exactement de l'ensemble des cours pris en note par Jean-Baptiste-Julien d'Omalius d'Halloy, géologue belge bien connu qui, comme chacun sait, fit une partie de ses études en France durant les premières années du XIXème siècle. Au total, sont regroupés dans ce volume une vingtaine de cours : quatre de chimie, deux de minéralogie, trois de géologie, deux d'anatomie comparée, un de physiologie générale, six de zoologie, plus un d'archéologie et même un de rhétorique !
Parmi les cours de géologie, on remarque surtout deux cours donnés par Georges Cuvier au Collège de France, l'un en 1805 (du 20 floréal au 2 prairial an XIII), l'autre en 1808 (du 2 juin au 11 août). Cela explique déjà les deux dates qui figurent dans le titre de la présente communication : 1805 et 1808 ne sont pas des années-clefs dans l'évolution de la pensée de Cuvier, elles nous sont simplement imposées par les matériaux de ce recueil. En réalité, l'intérêt se situe ailleurs car, avec ces deux cours, nous disposons de deux synthèses de la pensée de Cuvier - ce sont en effet des cours construits et non des suites de monographies ou de mémoires - antérieures au "Discours préliminaire" (1812), c'est-à-dire antérieures au texte qui, jusqu'à présent, était considéré comme représentant "la forme la plus immédiate de l'expression des doctrines de Cuvier" (le "Discours préliminaire" étant lui-même la première version d'un texte qui en compte trois).
Dans l'exposé qui va suivre, je présenterai les deux cours en indiquant d'abord, pour chacun d'eux, le plan suivi par Cuvier, puis en analysant le contenu, ou plutôt en livrant les premiers résultats de mes investigations, car il va de soi qu'une analyse complète de toutes ces leçons de géologie réclame du temps, beaucoup plus que celui dont j'ai pu disposer jusqu'à maintenant. J'examinerai successivement les deux cours en commençant par celui de 1805 : c'est l'ordre dans lequel ils ont été donnés par Cuvier, c'est également l'ordre dans lequel ils se complètent naturellement.
Le cours pris en note en 1805 par d'Omalius comprend en tout 16 pages manuscrites (de 1.500 à 2.000 signes chacune) rassemblant la matière de cinq leçons ; c'est donc, en volume, un cours peu considérable, qui se fait d'ailleurs d'autant moins remarquer qu'il constitue, curieusement, la première partie d'un cours de physiologie générale (lequel totalise 21 leçons). Il ne faudrait cependant pas en conclure que ce cours de géologie soit dénué de tout intérêt ; au contraire, c'est un document tout à fait digne d'attention.
Cuvier divise son cours en quatre parties : dans la première, il donne son propre point de vue sur la question des changement éprouvés par le globe, et c'est pour lui l'occasion de réfuter l'idée selon laquelle la terre se refroidit ; dans la deuxième partie, il disserte sur les moyens de déterminer les époques où ces changements ont eu lieu, en rappelant d'abord les calculs théoriques de Buffon, puis en présentant trois moyens de dater, selon lui, la "dernière révolution", à savoir les dépôts d'alluvions, l'érosion des reliefs et les histoires civiles ; la partie suivante est un exposé des différents systèmes par lesquels on a expliqué la théorie de la terre où sont examinés successivement les systèmes donnés avant Buffon, le système de Buffon et les différents systèmes depuis Buffon ; enfin, dans une quatrième et dernière partie, Cuvier présente son propre système et propose quatre époques (voir le tableau donné en annexe).
Ce plan en quatre parties apparaît structuré et cohérent dans son ensemble. Cependant, la façon dont Cuvier l'a découpé en cinq leçons montre qu'il est très inégalement distribué : la première leçon correspond très exactement à une partie (la partie I), mais c'est la seule ; la seconde leçon traite de la partie II, mais aussi du début de la partie III (les systèmes avant Buffon) ; la troisième leçon est entièrement consacrée au système de Buffon ; la quatrième leçon contient l'exposé des systèmes depuis Buffon (fin de la partie III) et le début du système de Cuvier (les 3 premières époques) ; la cinquième leçon, enfin, est le développement de la quatrième époque du système de Cuvier (qui termine la partie IV).
Si l'on se reporte au plan général du "Discours préliminaire" (donné en annexe), on voit qu'a l'évidence le contenu du cours de 1805 diffère très sensiblement de celui du Discours, infiniment plus développé. De fait, il ne faut pas voir dans ce cours un abrégé, ni même une esquisse du "Discours préliminaire". L'objectif poursuivi par Cuvier est ici différent : il introduit un cours de physiologie, c'est-à-dire qu'il cherche à préciser dans quelle mesure le cadre dans lequel vivent les organismes animaux a pu changer dans le passé, de quelle nature ont été ces changements et quelle a été leur chronologie.
Cependant, on peut noter certaines similitudes dans les thèmes abordés, en particulier le peu d'ancienneté de la dernière révolution (et les moyens à mettre en oeuvre pour en donner une estimation), traité dans la leçon 1, et surtout, dans les leçons 3 et 4, l'exposé des différents systèmes par lesquels on a expliqué la théorie de la terre (baptisé anciens systèmes des géologistes dans le "Discours préliminaire"). Par ailleurs, le postulat du catastrophisme, qui sous-tend toutes les recherches de Cuvier, est omniprésent dans son cours, même si Cuvier ne cherche pas à prouver, comme dans le Discours, l'existence des catastrophes (il reste ici à un niveau beaucoup plus général et n'entre pas dans les détails).
Ces deux derniers points méritent d'être examinés de plus près.
Dans le cours de 1805 et dans le "Discours préliminaire", le découpage de l'exposé est le même : Cuvier prend le système de Buffon pour pivot, ce qui l'amène à considérer successivement les systèmes antérieurs à celui de Buffon, le système de Buffon et les systèmes postérieurs à celui de Buffon. Cependant une comparaison des deux exposés point par point permet de relever des différences très significatives.
a. Systèmes donnés avant Buffon
Ce sont les mêmes noms qui reviennent (Burnet, Woodward, Whiston, Scheuchzer, Leibniz). Toutefois Cuvier parle de Palissy et de Bourguet dans son cours de 1805 alors que ces noms disparaissent du "Discours préliminaire". Autre différence, l'anecdote des poissons (épargnés par le Déluge parce qu'ils n'avaient pas respiré d'air vicié) est attribuée à Scheuchzer dans le cours de 1805 et à Whiston dans le Discours. Mais ce qui frappe surtout, c'est la différence de conception qui existe entre les deux exposés : dans le cours de 1805, Cuvier paraît avant tout soucieux de suivre fidèlement la chronologie des différents systèmes, alors que dans le Discours, il compose une sorte de petit morceau de bravoure sur un ton plutôt sarcastique (exemple : "le grand Leibniz lui-même s'amusa à faire (...) de la terre un soleil éteint" etc.).
b. Système de Buffon
Les différences entre les deux exposés sont encore plus marquées quand on passe au système de Buffon. En 1805, Cuvier lui consacre une leçon complète, en exposant le détail de la première théorie de la terre de 1749, puis en examinant les Epoques de la nature (1778), "celui de ces ouvrages qui est son chef-d'oeuvre". A l'inverse, dans le "Discours préliminaire", il ne lui consacre que quelques lignes, et sur un ton qui a bien changé : "le système de Buffon n'est guère qu'un développement de celui de Leibniz, avec l'addition seulement d'une comète".
c. Systèmes donnés depuis Buffon
Sur ce dernier point, les deux exposés diffèrent radicalement. Dans le cours de 1805, Cuvier ne cite aucun nom ; il reste dans le vague en distinguant simplement deux classes de systèmes : celle des systèmes qui orientent leurs recherches sur l'origine du globe, et celle des systèmes qui s'occupent de la formation des montagnes primitives. Dans le Discours, au contraire, il poursuit son exposé avec toujours la même causticité et passe en revue les systèmes de Delamétherie, Hutton, Playfair, Lamanon, Dolomieu et Marshall (dont la théorie, qui fait appel aux météorites, semble être le seul point commun entre les deux exposés).
Conclusions
Cet inventaire rapide des points de divergence entre les deux exposés permet de mesurer combien Cuvier a mûri sur toutes ces questions entre 1805 et 1812 : en 1805, il passe consciencieusement en revue des différents systèmes et se démarque mal de Buffon dont il paraît très imprégné (non seulement il lui consacre une leçon complète, mais il semble bien qu'il lui ait aussi emprunté l'exposé des anciens systèmes ; cela explique également pourquoi sa dernière partie est si floue : il n'avait personne sur qui recopier). En 1812, au contraire, c'est un Cuvier sûr de lui qui compose un texte entièrement de sa façon en donnant davantage d'importance à la forme - très alerte - qu'au fond.
Une autre remarque doit être faite, qui vient compléter ce qui précède. Lorsqu'on examine les raisons avancées par Cuvier pour justifier son exposé des différents systèmes, on constate que celles qui sont invoquées en 1812 n'ont pas grand chose à voir avec celles qui étaient données (oralement, il est vrai) en 1805. Dans son cours, en effet, Cuvier affirme que "ces systèmes ne sont appuyés sur rien" et annonce qu'il ne les rapporte "que pour effrayer et dégoûter ses auditeurs de l'esprit de système". Plus loin, il dit encore : "toutes les recherches sur l'origine du globe sont des questions purement oiseuses qui ne peuvent produire que des conjectures" et aussi : "les auteurs se laissaient entraîner par leur système et donnent les conjectures comme des faits certains". Dans le "Discours préliminaire", en revanche, Cuvier apparaît beaucoup moins méprisant, peut-être parce que, publication oblige, il se censure davantage au sujet de ce qu'il pense des faiseurs de systèmes : "notre intention, affirme-t-il, n'est nullement d'en critiquer les auteurs : au contraire, nous reconnaissons que ces idées ont généralement été conçues par des hommes d'esprit" ; il donne aussi une autre bonne raison, d'ordre pédagogique : "c'est pour montrer les divergences et rechercher ensuite les causes de ces divergences".
Si, dans son cours de 1805, Cuvier ne cherche pas à prouver l'existence des catastrophes, il en parle comme d'une chose évidente. Pour lui, le catastrophisme est véritablement un postulat.
Ainsi, quand il s'interroge sur les causes des changements survenus a la surface du globe, celles-ci ne peuvent être pour lui que des révolutions :
"Toutes les causes lentes sont insuffisantes pour expliquer la formation des couches (...) L'état actuel des couches annonce des changements subits qu'on peut même considérer comme séparés de ceux de leur première formation".
De même, quand il évoque les moyens de fixer les époques où ces changements ont eu lieu, il ne peut s'agir à ses yeux que de dater des révolutions :
"La seule révolution où nos conjectures peuvent atteindre avec une apparence de réalité, faible à la vérité, c'est à la dernière révolution [c'est-à-dire] celle qui a formé l'état actuel de nos continens".
Mais c'est surtout lorsqu'il expose son propre système avec ses quatre époques que le catastrophisme de Cuvier apparaît avec toutes ses caractéristiques. C'est d'abord un catastrophisme généralisé. En effet, Cuvier explique qu'après le dépôt des couches de gneiss, de mica et de schistes sur la première couche granitique, "le liquide général et les couches schisteuses et calcaires ont du probablement s'enfoncer dans le vide. Il paraît que ce phénomène a du se répéter plusieurs fois, il a du causer de grands dérangemens. Il ne pouvait s'opérer sans qu'il y eut de ces montagnes roulées, amoncelées".
De même, pour la formation des montagnes secondaires :
"On doit leur appliquer le même raisonnement qu'aux montagnes primitives : elles furent d'abord déposées en couches horizontales et furent ensuite déplacées. Chacune de ces révolutions faisait baisser le liquide".
Cependant, il n'envisage plus, dans la suite des événements, de cataclysmes universels : son catastrophisme est de moins en moins généralisé. Les continents s'élargissent, les bassins se resserrent, et "il y a eu dans chacun des bassins que laissaient les bandes granitiques différentes révolutions (...) Ces révolutions ont été particulières à chaque bassin. Dans quelques lieux, ces révolutions se sont combinées avec d'autres provenant des volcans (...) Toutes ces révolutions particulières ne sont pas encore bien connues, elles ne peuvent être étudiées que selon les localités. Il est impossible d'y assigner des lois générales".
Ce cours de 1805 est une première synthèse, partielle mais instructive. On constate en effet que sont déjà présentes les grandes tendances qui ne feront que s'affirmer chez Cuvier : son catastrophisme, bien sûr, mais aussi son dogmatisme, si l'on songe qu'après avoir tant fustigé ses prédécesseurs, il tombe dans le même travers qu'eux, et ce, bien qu'il ait pris le soin de préciser au début de son exposé qu'il propose quatre époques "dont il y a encore quelques parties hypothétiques".
Il faut également souligner le caractère très mêlé de cette synthèse, encore dépourvue d'une vraie pensée unificatrice. Cuvier semble en effet manquer de recul par rapport a ses sources : par rapport à Buffon, ainsi qu'il a déjà été remarqué, mais on pourrait en dire autant à propos de Deluc, dont les idées sont reprises par Cuvier lorsqu'il expose son propre système. En somme, Cuvier fait avant tout ici oeuvre de compilateur.
Le cours pris en note par d'Omalius d'Halloy en 1808 - soit trois ans plus tard - compte 52 pages manuscrites rassemblant les contenus de dix-huit leçons. Comparé au cours précédent, c'est donc un gros morceau : la matière y est trois à quatre fois plus abondante. En outre, l'intitulé du cours ("Seconde partie du cours d'histoire naturelle donné en 1808 au Collège de France - Principes de géologie") est sans équivoque : cette fois, il s'agit vraiment d'un cours de géologie à part entière. Ces deux caractéristiques, auxquelles il faut encore ajouter la place occupée par ce cours dans la chronologie (il se situe après celui de 1805, mais avant le Discours de 1812) font de ce document une pièce absolument unique et irremplaçable.
Le cours donné en 1808 par Cuvier comprend deux grandes parties précédées d'un exposé des différents systèmes de géologie antérieurs à cette date (et que malheureusement d'Omalius n'a pas cru utile de prendre en note), de sorte qu'il continue, d'une certaine façon, le cours de 1805.
La première partie porte sur les corps organisés fossiles et traite successivement, en remontant "à rebours" dans le temps, des animaux fossiles des terrains d'alluvions, puis de ceux des cavernes, ensuite de ceux qui se trouvent dans les fentes des roches, enfin de ceux qui sont engagés dans les couches régulières ; elle s'achève par des considérations sur les végétaux fossiles.
La seconde partie est consacrée à l'étude des différentes couches qui recouvrent le globe et s'appuie sur les travaux de Pallas, Saussure et Werner : elle débute par un exposé sur le système des différentes couches qui composent le globe, suivi d'un aperçu de la succession de révolutions qui ont agi sur le globe, puis de considérations sur les vallées et les terrains d'alluvions, sur les éboulements, les histoires civiles et les traditions, et pour finir sur les volcans (voir le plan détaillé donné en annexe).
Trois traits distinguent d'emblée ce cours de celui de 1805 :
- c'est un cours de géologie, non seulement dans son intitulé mais dans les faits : Cuvier ne parle pas ici que des théories de la terre, il s'intéresse aussi aux fossiles, aux terrains, aux roches, et discute de questions géologiques (sur l'origine des basaltes, par exemple, ou encore sur celle des soulèvements) ;
- c'est aussi un cours mieux "calibré" : le découpage du cours colle cette fois assez bien avec celui des leçons et dans l'ensemble, un problème ou une question (deux au maximum) est abordé dans une leçon ; rarement, aussi, une question est laissée en suspens a la fin d'un cours ;
- c'est enfin un cours nettement plus étoffé : le cours de 1805 était avant tout une étude livresque et se résumait pour l'essentiel à un passage en revue des doctrines anciennes suivi d'un exposé du système de Cuvier : le cours de 1808, tout en gardant ces éléments, s'enrichit de l'étude des fossiles et de celle des couches de terrains, et devient, du coup, plus démonstratif.
a. En tant que cours de géologie
C'est un cours de géologie, certes, mais qui manque singulièrement d'équilibre. Les deux grandes parties sont en effet disproportionnées : treize leçons pour la première partie (il est vrai qu'avec elle, Cuvier est à son affaire puisqu'il y est question de fossiles) contre cinq seulement pour la seconde partie (dans laquelle Cuvier est certainement moins à l'aise). Cuvier a d'ailleurs conscience de ce déséquilibre et s'en explique en précisant que c'est parce qu'on s'est toujours davantage intéressé à la minéralogie (ou aux terrains) qu'il a surtout développé la partie sur les fossiles.
En outre, on relève dans certains chapitres un effet déformant, celui-là même qui pousse malgré lui tout spécialiste à s'étendre davantage sur ce qui lui tient le plus à coeur. Ainsi, dès l'introduction, d'Omalius note :
"Mr Cuvier [...] a démontré [...] la nécessité de connaître les fossiles que recèlent les couches pour pouvoir établir les systèmes [de géologie] et il va passer à l'examen des plus intéressans de ces fossiles c'est-à-dire de ceux qui appartiennent à la classe des quadrupèdes".
Il en parlera pendant dix bonnes leçons. Même chose lorsque sont abordés les "animaux qui se trouvent engagés dans les couches régulières" :
"Auparavant [précise Cuvier], il est bon de donner une idée de ces couches et des terreins qui recèlent ces animaux, et comme une des positions les plus remarquables de ces derniers se trouve dans les environs de Paris, il va commencer par décrire rapidement la nature géologique de ce bassin".
S'ensuivent trois cours et demi consacrés à l'étude du Bassin Parisien.
C'est cependant un cours très à jour. La science enseignée par Cuvier est la science "dernier cri", pourrait-on dire. Les travaux les plus récents sont effectivement cités. Pour s'en tenir aux publications parues en 1808 (l'année du cours), sont mentionnés l'"Essai sur la géographie minéralogique des environs de Paris" publié conjointement par Cuvier et Brongniart, bien sûr, (leçon 7), ainsi que des travaux personnels de Cuvier, notamment dans la leçon 10 où est exposé son dernier travail sur les Crocodiles. Les recherches en cours ont également droit de cité, comme l'ostéologie des Tortues, au sujet de laquelle Cuvier annonce que ses travaux ne sont pas encore assez avancés (un mémoire paraîtra l'année suivante), ou encore l'anatomie des Poissons : "Mr Cuvier, note d'Omalius, s'occupe depuis quelque temps de faire préparer des squelettes pour cet objet. Il a même déjà comparé quelques-uns de ces squelettes des espèces vivantes avec les fossiles qu'on avait rapportés".
b. En tant qu'exposé des doctrines de Cuvier
Plus qu'un cours de géologie, le cours de 1808 est plutôt, en fin de compte, un exposé de la géologie selon Cuvier. Mais cela ne doit pas trop surprendre : au Collège de France, les professeurs doivent donner un enseignement relatif aux résultats qu'ils ont obtenus dans les recherches où ils sont spécialisés : c'est exactement ce que fait Cuvier ici. De là l'importance qu'il accorde à l'étude des fossiles (sa préoccupation majeure) et plus spécialement à ses travaux personnels (il ne cite guère que lui-même). De là également la construction d'ensemble de son cours, qui procède davantage d'une vision cuviérienne de la géologie que d'un exposé méthodique des différentes branches de cette science : la première partie est une étude des fossiles "à rebours", progression qui n'est pas neutre car elle conduit à l'idée de mondes disparus de plus en plus différents du monde actuel : cette certitude une fois acquise, Cuvier déroule, dans la seconde partie, l'enchaînement des événements qui, d'après lui, se sont succédé à la surface du globe. C'est donc bien une démonstration à laquelle se livre Cuvier, et pour cette raison, son cours apparaît comme un exposé synthétique de ses doctrines.
A la différence du cours de 1805, l'étude des fossiles (première partie) permet à Cuvier d'asseoir de façon plus complète son catastrophisme et surtout, fait nouveau, lui fournit l'occasion d'affirmer son antitransformisme.
Le catastrophisme de Cuvier est ici réaffirmé, mais il s'enrichit de données tirées de l'étude des fossiles.
Dans la première partie, Cuvier s'attache chaque fois que possible à distinguer les espèces fossiles d'avec les espèces vivantes : à propos du Mammouth (leçon 1), de l'Hippopotame (leçon 3), du Tapir (leçon 4), de la Hyène et du Cheval (leçon 5), du Tigre (leçon 6), des Poissons et du Lamentin (leçon 11) et des Végétaux (leçon 13). De façon plus générale, il s'efforce de montrer que les espèces fossiles sont des espèces disparues, des espèces "perdues", comme, par exemple, les six espèces d'animaux perdus de la famille des animaux à défenses d'ivoire (leçon 2, conclusion), ou encore le Megatherium (leçon 4) et l'Ours fossile (leçon 6). Il lie enfin ces disparitions à des catastrophes : non seulement ce sont des espèces disparues, mais ce sont des espèces détruites, et par des révolutions ; ceci est nettement exprimé dans la première leçon (à propos de Mammouth et du Mastodonte). Ces considérations l'amènent à conclure dans la toute dernière leçon de son cours où il récapitule les principaux faits :
"Les quadrupèdes ont tous été anéantis et sont circonscrits à une même formation tandis qu'on trouve en-dessus et en-dessous de ces terreins les mêmes coquilles. Toutes ces variations prouvent qu'il y a eu successivement des productions et des destructions de corps organisés".
Il semble donc avéré que si Cuvier n'a jamais affirmé explicitement dans ses écrits croire à des créations successives, du moins y songeait-il puisqu'il exprimait cette idée oralement.
Dans la seconde partie, on retrouve la notion - déjà présente dans le cours de 1805 -d'un catastrophisme au départ généralisé : "quatre révolutions ont agi sur tout le globe, mais les dernières n'ont pas été semblables dans toutes les parties" (leçon 15). Mais les idées de Cuvier sont moins claires et son exposé sur la succession de révolutions est plus embrouillé que celui qu'il donnait trois ans auparavant. Les premières révolutions sont des révolutions avant tout violentes : "Il est certain que [la première révolution] a été violente et que les terreins primitifs ont encore été le siège d'autres événements qui ont agi sur eux après qu'ils aient été découverts" (leçon 15), "c'est alors que se déposèrent les premiers terreins secondaires. Il y eut encore des révolutions, les couches furent renversées, &c". Mais un trait nouveau apparaît, qui est sans doute la marque de l'influence exercée par Brongniart sur Cuvier (ensemble, ils venaient de publier leur fameux mémoire sur la géologie du Bassin Parisien), c'est l'évocation, pour les révolutions suivantes, des retours successifs de la mer : "la mer s'est retiré [sic] des terreins secondaires comme elle s'était retirée des terreins primitifs, mais avec cette différence qu'elle n'est plus revenue sur ces derniers, tandis qu'elle a encore recouvert les secondaires" (leçon 15) ; "il est probable qu'il y ait eu diverses successions parmi les terreins tertiaires, il est possible que la mer soit revenue à diverses reprises, mais ce qu'il y a de certain c'est que ces révolutions furent subites" (leçon 18) ; et cela jusqu'à une dernière révolution, une "dernière retraite de la mer", qui a donné la forme actuelle des continents.
L'antitransformisme est un autre aspect des doctrines de Cuvier exposées dans ce cours. Il est apporté par l'étude des fossiles de la première partie et, pour cette raison, il était absent du cours de 1805.
Cet antitransformisme est exprimé de façon discrète (en deux endroits du cours seulement) mais nette, à propos des Mammouths : "on pourrait objecter que les espèces ont éprouvé des changemens ce qui est [...] une hypothèse en faveur de laquelle on n'a aucune preuve", et à propos des Crocodiles (dont l'anatomie des vertèbres diffère chez l'espèce fossile) : "ce n'est certainement pas la température, le climat, ni le temps qui peuvent produire de tels changemens dans une espèce et retourner ainsi les vertèbres d'un animal".
Mais cet antitransformisme amène Cuvier à exposer sa vision personnelle du monde vivant : à plusieurs reprises dans son cours, il insiste sur le fait que, plus on remonte loin dans le temps, plus les espèces rencontrées diffèrent des espèces actuelles (leçon 12 sur les coquilles, leçon 13 sur les Végétaux fossiles), d'où cette image de mondes passés qui se succèdent comme autant de tableaux fixes : ainsi, le limon "appartient à un monde dont les animaux [...] n'étaient pas les mêmes que ceux du temps actuel" (leçon 7), de même que les animaux fossiles du gypse "appartiennent à un ordre de choses bien plus ancien que celui des terreins meubles et superficiels".
Corrélativement, cet antitransformisme conduit Cuvier à entrevoir tout le parti que l'on pourrait tirer de l'étude des fossiles, et ce n'est pas l'une des moindres surprises que de pouvoir lire dans son cours :
"En général, on ne s'est point occupé de cette étude [celle des coquilles fossiles] de la manière qui aurait été la plus avantageuse. Les zoologistes ne se sont occupés que de connaître les espèces sans rechercher leurs positions respectives dans le sein de la terre, et les géologistes, surtout ceux de l'école de Werner, n'ont pas pris garde aux coquilles que recèlent les couches. Cependant leur histoire étudiée sous ce double rapport serait de la plus grande importance" (leçon 12).
C'est tout simplement la notion de fossile stratigraphique. comme on dirait aujourd'hui, qui est contenue en germe dans ces quelques lignes. Mais on pourrait en dire autant de celle de fossile de faciès, car au chapitre des Madrépores (leçon 13), Cuvier suggère :
"Il serait extrêmement intéressant de comparer les madrépores de la Mer du Sud avec les espèces fossiles. Rien ne pourrait mieux nous apprendre si réellement notre pays a existé sous un climat analogue à celui de la zone torride".
Ce cours de 1808 est finalement beaucoup plus proche du "Discours préliminaire" que celui de 1805. Cela tient non seulement au fait qu'il est plus complet, mais aussi à la démarche générale suivie par Cuvier, assez semblable, au fond, à celle qu'il adoptera dans son Discours ; car comme dans le "Discours préliminaire", Cuvier se livre dans son cours de 1808 à une véritable démonstration (on est loin, cette fois, de la simple compilation introductive de 1805). Seulement le Discours est placé en tête du grand ouvrage de Cuvier sur les ossements fossiles, qu'il introduit, tandis que le cours de 1808 intègre dans son développement l'étude des corps organisés fossiles, si bien que ce dernier apparaît, plus exactement, comme le condensé du "Discours préliminaire" et des "Recherches sur les ossemens fossiles".
Quant aux différences relevées entre les cours de 1805 et de 1808, on peut dire, pour certaines d'entre elles, qu'elles traduisent les influences qu'a subies Cuvier : en 1805, la place occupée par Buffon dans son esprit est encore grande, et surtout l'influence exercée par Deluc est assez manifeste puisque ce dernier inspire alors l'essentiel du système de Cuvier ; en 1808, c'est l'influence de Brongniart qui se fait désormais sentir à travers les modifications - et la complexification - que Cuvier apporte à son système.
ELLENBERGER, F. et GOHAU, G. (1981). A l'aurore de la stratigraphie paléontologique : Jean-André De Luc, son influence sur Cuvier. Rev. Hist. Sci., XXXIV/3-4, pp 217-257.
LAURENT, G. (1987). Paléontologie et évolution en France de 1800 à 1860. Une histoire des idées de Cuvier et Lamarck à Darwin. C.T.H.S., Paris, 553 pp.
PLAN GENERAL
II. Sur les moyens de déterminer les époques où ces changements ont eu lieu.
PLAN GENERAL
PLAN GENERAL