Ernest Chaput (1882-1943)

Ancien Élève de l'École Normale Supérieure
Agrégé de l'Université Docteur ès-Sciences
Chevalier de la Légion d'Honneur
Lauréat de l'Institut, de la Société Géologique de France, de la Société de Géographie de Paris
Professeur à la Faculté des Sciences de l'Université de Dijon
Professeur à l'Université de Stamboul
Ancien Doyen de la Faculté des Sciences de l'Université de Dijon
Collaborateur Principal du Service de la Carte Géologique de la France
Membre du Conseil du Comité National de Géographie
Conseiller technique de l'Institut des Mines d'Ankara
Membre de la Société Géologique de France
Membre de l'Association des Géographes Français et de l' « American Geographical Society » de New-York
Correspondant du Muséum National d'Histoire Naturelle
Ancien Président de la Société Linéenne de Lyon
Membre de la Société Préhistorique Française Membre
Résidant de l'Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Dijon
Président de la Section de Géologie de la Société Bourguignonne d'Histoire Naturelle et de Préhistoire



Le 16 avril 1943, s'éteignait à Dijon, Ernest Chaput, Professeur de Géologie, Minéralogie et Géographie Physique à l'Université.

Avec lui disparaissait un Maître dont les étudiants n'oublieront jamais ni le dévouement, ni la bienveillance, ni les lumineuses leçons ; un savant d'une grande érudition, dont l'autorité s'étendait depuis longtemps au delà de nos frontières ; un esprit d'une vaste culture, toujours avide de savoir et de comprendre.

En hommage à celui qui lui avait consacré jusqu'au bout le meilleur de son activité et de son coeur, la Faculté des Sciences de Dijon a pris l'initiative de réunir, en une plaquette, quelques pages dictées par une affectueuse admiration à ceux qui ont suivi dans sa féconde carrière l'Universitaire, le Géologue, le Géographe, l'Explorateur trop tôt disparu.

Une souscription parmi ses amis, ses collègues, ses élèves a permis de publier ces feuillets où sont évoquées la vie et l'oeuvre d'un Maître qui a bien servi la cause de la Géologie et de la Science française.




Le 27 février 1943, Ernest Chaput, Professeur à la Faculté des Sciences de Dijon, titulaire de la chaire de Géologie, Minéralogie et Géographie Physique, ancien Doyen, était frappé à son poste de travail, dans son laboratoire, des premières atteintes brutales de la maladie aiguë qui devait l'emporter en quelques semaines, après de pénibles souffrances, malgré une intervention chirurgicale rapide, malgré les soins qui lui furent prodigués, malgré le dévouement admirable de son épouse qui, jour et nuit à son chevet, put lutter sans défaillance jusqu'au bout pour tenter de le sauver.

La consternation fut grande dans son entourage, car, malgré la soixantaine qui venait de sonner pour lui, il paraissait avoir conservé la santé robuste et l'inlassable activité qu'on lui avait toujours connues.

La nouvelle de son décès, le 16 avril, vint attrister profondément les milieux intellectuels dijonnais, ainsi qu'un public bourguignon beaucoup plus étendu, où la personnalité d'Ernest Chaput était largement connue et hautement appréciée. Depuis vingt-deux ans en Bourgogne, en effet, le professeur avait formé bien des générations d'étudiants, non seulement à la Faculté des Sciences, mais aussi à la Faculté des Lettres, où il enseigna la Géographie Physique pendant de longues années. Le savant avait parcouru la province pour l'étude de son sous-sol et il avait présenté ses découvertes dans des communications remarquées à l'Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Dijon, dont il était vite devenu membre Résidant, à la Société Bourguignonne d'Histoire Naturelle et de Préhistoire, dont il présidait avec autorité la section de Géologie ; au titre de géologue, il participait régulièrement aux délibérations du Conseil Départemental d'Hygiène ; beaucoup de municipalités avaient eu recours à sa compétence pour les études préalables aux adductions d'eau potable ou à d'autres travaux publics ; son concours avait été sollicité par les Commissions chargées de la révision des appellations d'origine des vins, etc. On savait aussi qu'il avait séjourné en Turquie à plusieurs reprises, y faisant notamment d'importants voyages d'études d'où il rapportait d'amples moissons de documents géologiques et géographiques : il avait donné, en conférences publiques, devant des auditoires nombreux et charmés, la relation de ses voyages, toujours entrepris en compagnie de Madame Chaput, fidèle collaboratrice scientifique et précieuse organisatrice des étapes.

Aussi, le jour des obsèques, le 19 avril, dans la Salle des Actes du Palais de l'Académie - transformée en chapelle ardente - où devait se faire la levée du corps, une assistance nombreuse et émue d'amis et d'étudiants entourait Madame Chaput, les proches et les personnalités venues pour rendre au disparu le suprême hommage qu'il méritait :

MM. Beydon, Directeur du Cabinet du Préfet régional, représentant la Préfecture ; le Colonel Bichot, représentant le Maire de Dijon ; Vuillaume, adjoint au Maire, représentant le Conseil Municipal ; Boussagol, Recteur de l'Académie de Dijon, les membres du Conseil de l'Université auquel M. Chaput avait appartenu, les doyens, les professeurs, les étudiants et le personnel des Facultés, les représentants des Sociétés savantes dont M. Chaput faisait partie. Devant le cercueil paré de la robe rouge et de la toge professorale, deux immenses couronnes de roses, de lilas et d'arums témoignaient du double hommage de la Faculté des Sciences et du Conseil de l'Université. De nombreux coussins et gerbes de fleurs les entouraient, souvenirs d'élèves et d'amis.

M. le Doyen Simon, de la Faculté des Sciences, prit le premier la parole pour évoquer les principales étapes d'une vie consacrée à la Science et à l'enseignement, pour souligner ce que doivent à Ernest Chaput ses élèves, ses collègues et le magnifique exemple qu'il leur laisse.

M. le Recteur Boussagol exprima ensuite à Madame Chaput la douloureuse sympathie du Conseil de l'Université et rappela combien furent élogieuses les appréciations des chefs successifs de l'Université de Dijon sur le Professeur et le Savant.

Puis un long cortège se forma, qui gagna d'abord la Cathédrale Saint-Bénigne, et enfin le cimetière des Péjoces où eut lieu l'inhumation provisoire.

DISCOURS
prononcé par M. Simon,
Doyen de la Faculté des Sciences,
dans la Salle des Actes du Palais de l'Académie de Dijon,
le 19 avril 1943

Madame,

Nous vous remercions de nous avoir permis de faire, sur la voie douloureuse que vous suivez ce matin, une courte halte dans cette maison où notre cher Collègue s'est tant dévoué et où il a tant travaillé, pour rendre à ses restes corporels les derniers honneurs et à sa mémoire l'hommage suprême de notre affection et de nos regrets.

Après un mois et demi de lutte où vous n'avez pas quitté votre mari, ne prenant de repos ni jour, ni nuit, après ces alternatives si épuisantes d'espoir timide et d'anxiété affreuse, vous avez dû vous résigner courageusement à l'inévitable : le coeur fatigué par une vie de travail excessif n'a pas résisté au choc d'une intervention nécessaire et, vendredi, à 11 heures, une syncope mortelle emportait notre collègue. La perte cruelle que vous faites, Madame, vous qui fûtes pendant vingt-quatre ans son épouse très aimée, sa collaboratrice de tous les instants, la compagne de tous ses voyages, cette perte nous la ressentons nous-mêmes et nous partageons votre douleur. Notre Collègue qui était notre véritable Doyen, s'est maintes fois montré pour nous tous le conseiller compétent et écouté ; sa vie tout entière consacrée au travail, son dévouement à l'Université lui conféraient tous les droits à notre respect et à notre affection.

En évoquant ici, Mesdames et Messieurs, le souvenir de sa vie si noblement remplie, il nous semble que notre Collègue est encore présent parmi nous, et nous mesurons, avec plus d'émotion, l'étendue de notre perte.

Né à Paris, en 1882, d'un père et d'une mère lorrains, notre collègue était Lorrain dans l'âme ; son ascendance lui avait légué les qualités d'endurance, de volonté tenace, d'indépendance que nous trouverons tout au long de sa vie active et féconde.

Dès l'âge de neuf ans, il entre au Collège Rollin où il fut un élève modèle ; en classe de troisième - à treize ans -il obtient le premier accessit de thème latin et de version latine au Concours Général ; l'année suivante, en seconde, le deuxième accessit de version latine ; reçu au baccalauréat de philosophie à seize ans, l'élève Chaput va-t-il entreprendre des études littéraires ? il semble que ses brillants succès l'y poussent ; cependant, l'année suivante, le jeune philosophe entre en classe de Mathématiques Élémentaires ; il obtient encore un accessit de composition française au Concours Général ; les Lettres vont-elles l'emporter ? Non, puisque à la rentrée de 1899, Chaput entre en classe de Mathématiques Spéciales et, après deux ans seulement de préparation, ayant tout juste dix-neuf ans, il est reçu à l'École Normale Supérieure et à l'École Polytechnique, et le Collège Rollin lui décerne le Prix Tingry-Lehuby réservé au meilleur élève de Mathématiques Spéciales. Toutes les voies s'ouvrent devant lui. Avec un bel esprit d'indépendance, seul, sans consulter ses parents, Chaput donne sa démission de polytechnicien et revient le soir à la maison en annonçant qu'il est décidé à rentrer à Normale.

A la rue d'Ulm, Chaput opte pour la section des Sciences Naturelles. Quel honneur pour cette section ! En deux ans, M. Chaput conquiert les certificats de Physique, Botanique, Zoologie, Géologie, et l'année suivante il est reçu troisième à l'Agrégation ; il a vingt-deux ans, il est le plus jeune agrégé de France !

Après une année passée au lycée de Tours où il enseigne, non seulement les Sciences Naturelles, mais encore la Physique et la Chimie, M. Chaput est nommé, en 1905, au Lycée AMPÈRE à Lyon, et c'est là, entre Saône et Rhône, qu'il commence, sous l'inspiration de Depéret, professeur à la Faculté des Sciences, ses travaux sur les terrasses alluviales des fleuves de France ; mais les loisirs d'un professeur de lycée sont courts ; c'est pendant les vacances que notre collègue parcourait à bicyclette la vallée de la Loire, dessinant, échantillonnant ; l'achèvement du travail demanda dix années !

Entre temps, en juillet 1914, M. Chaput reçoit sa nomination pour Versailles ; mais, le mois suivant, c'est la guerre ! Notre Collègue ne rejoint pas son nouveau poste, il reste à Lyon ; n'ayant pu réussir à s'engager dans l'armée à cause d'une myopie très prononcée, il assume, tout en continuant son service de professeur, les fonctions d'infirmier volontaire à l'hôpital Desgenettes.

Malgré ce surcroît de travail, M. Chaput achève la rédaction de sa thèse sur les terrasses alluviales de la Loire ; en 1917, après une soutenance remarquable devant la Faculté des Sciences de Lyon, il obtient le grade de Docteur ès-Sciences.

A la rentrée de 1918, M. Chaput est au lycée de Versailles, mais pour peu de temps ; l'année suivante, au mois de février, il est nommé chargé de Conférences à la Faculté des Sciences de Grenoble : le voici entré dans l'enseignement supérieur. Si le séjour à Grenoble de notre Collègue fut court, il n'en fut pas moins heureux, puisque c'est à la Faculté des Sciences même, dans un laboratoire un peu écarté, où elle préparait un diplôme de Géologie, qu'il rencontra celle qui devait être la compagne de toute sa vie.

A la rentrée suivante, en 1919, M. Chaput est nommé Chargé de Cours de Géologie à la Faculté des Sciences de Dijon ; son sort est maintenant fixé ; c'est à Dijon, ville calme, ville accueillante, ville intellectuelle qu'il reviendra toujours après ses voyages et ses explorations.

En 1921, M. Chaput est nommé professeur titulaire de Géologie. En même temps, ses collègues l'élisent au décannat abandonné par M. Queva, et au ier août, M. Chaput est nommé Doyen ; mais l'administration convient mal à son caractère, le chardon de Lorraine n'est pas l'emblème de la souplesse... Au mois de mars suivant, notre collègue donne sa démission de Doyen et devient simplement assesseur de M. Pionchon. En février 1926, la Faculté de Strasbourg offre à M. Chaput la chaire de Géologie et de Paléontologie, mais les crédits affectés au Laboratoire sont insuffisants pour réaliser les grands desseins que notre Collègue forme pour le développement de son enseignement ; d'autre part, Dijon demande le retour de son ancien professeur de Géologie, aussi M. Chaput quitte Strasbourg pour reprendre à notre Faculté sa chaire de Géologie et de Minéralogie à laquelle il annexe un enseignement de Géographie Physique.

La vocation de géologue entraîne M. Chaput vers des terrains encore inexplorés ; en 1928, il est chargé de la réorganisation de l'enseignement de la Géographie Physique à l'Université d'Istanbul ; notre collègue profite de cette aubaine pour faire, en compagnie de Madame Chaput, un énorme travail de prospection dans des régions mal connues et quelquefois peu sûres. Les relations avec l'Université d'Istanbul sont si bien établies qu'elles ne furent jamais rompues, et presque chaque année Monsieur et Madame Chaput reprennent le chemin de l'Orient et reviennent avec une ample moisson d'échantillons qui n'ont pas encore livré tous leurs secrets. Les éminents services rendus par M. Chaput à la Science française furent reconnus par le gouvernement qui lui décerna en 1935 la Croix de Chevalier de la Légion d'Honneur aux applaudissements de ses collègues et de ses élèves.

Ce n'est pas le moment d'analyser les travaux de M. Chaput ; des voix plus autorisées que la mienne en feront comprendre l'importance scientifique. Je dirai simplement ici le développement considérable des travaux commencés si modestement à Lyon : après l'étude des terrasses alluviales de la Loire vient celle des terrasses de la Seine, de la Garonne ; à propos de ces dernières, s'affranchissant des idées en cours, il apporte sur leur formation des idées nouvelles qui maintenant sont devenues théories classiques. Au Congrès de Cambridge, en 1928, M. Chaput est chargé du Rapport relatif à l'ensemble des terrasses alluviales atlantiques en France.

De ces voyages en Turquie, notre collègue rapporte la matière de plus de cinq cents pages de mémoires fondamentaux sur la constitution du sous-sol de l'Asie Mineure.

Enfin, pendant les vingt-quatre années passées en Bourgogne, M. Chaput, continuant l'oeuvre de son prédécesseur M. Collot, n'a pas cessé de consacrer une partie de son activité à l'étude de notre province. Les nouvelles éditions des cartes géologiques régionales sont de sa main ; elles sont complétées par une suite de notes et mémoires qui appliquent à ces cas particuliers les théories géomorphologiques de l'auteur. A cette série de travaux, il faut rattacher les nombreuses études demandées de tous côtés par les communes, en Bourgogne et même au delà, pour les adductions d'eau, la recherche des sources, les tracés de routes, etc..., études dont M. Chaput se chargeait avec bonne grâce, apportant ainsi le concours de sa science à notre ville et à notre province.

Des travaux aussi importants méritèrent à notre Collègue le prix Prestwich de la Société Géologique de France qui lui fut décerné en 1936, la médaille Louis Hohl de la Société de Géographie et un prix de l'Académie des Sciences ! Voilà le Savant que nous perdons !

Professeur, M. Chaput l'était de toute son âme ; quelques instants de conversation avec lui suffisaient pour que l'on sentît à quel point il aimait son métier ; sans cesse reprenant la matière de son enseignement, la travaillant pour la rendre plus claire, plus vivante ; ses cours étaient des entretiens où le professeur parlait d'abondance, tenant ses auditeurs sous le charme. Il aimait ses étudiants qui lui rendaient son affection, il les suivait dans leur carrière, dirigeant les uns vers le Doctorat, d'autres vers l'Agrégation, leur donnant à tous le goût de la Géologie et de la Géographie Physique.

Dans le professeur transparaissaient les qualités de l'homme. C'est une grande âme qui habitait ce corps à la tête intelligente auréolée d'une belle chevelure argentée, aux lèvres fines, aux yeux pétillants de malice derrière les verres épais. Une grande âme, oui ! par sa droiture parfaite, son honnêteté scrupuleuse, son désintéressement, son ardeur au travail, son amour de l'ordre et de la discipline, son horreur du laisser-aller, sa franchise parfois un peu rude, cachant d'ailleurs une vive sensibilité. Dans ses conversations intimes jamais de vulgarité et que d'esprit... allant parfois jusqu'au paradoxe.

La musique, la poésie ne lui étaient point étrangères ; ses seuls délassements étaient la lecture, les concerts, les conversations avec un petit cercle d'amis.

Dans les heures tragiques de 1940, M. Chaput fut de ceux qui restèrent aux côtés de M. le Doyen Bugnon. Madame Chaput devint tout naturellement l'intendante du petit groupe, qu'elle sut entourer d'une atmosphère d'affectueuse intimité.

Toute sa vie d'ailleurs, le foyer familial fut tout imprégné de la tendresse dont la sensibilité de notre cher Collègue avait un impérieux besoin, et je suis bien sûr qu'il a été heureux de partir avant celle qui fut sa fidèle compagne et qui, aujourd'hui, n'a pas assez de larmes pour le pleurer. Il vécut avec elle dans l'union la plus parfaite et le seul courage qu'il n'aurait pu avoir, c'eût été certainement de lui survivre.

Les dernières paroles adressées à sa femme le résument tout entier : « Dis bien que, partout, à la Faculté, en Turquie, j'ai fait tout ce que j'ai pu ».

C'est pourquoi il faut espérer pour lui la récompense promise au bon et fidèle serviteur, récompense qui est, avec la réunion éternelle à tous ceux qui nous furent chers ici-bas, la connaissance de la vérité dans la joie sans fin !

Et maintenant, cher Collègue et Ami, avant de confier votre corps à cette terre de Bourgogne que vous avez aimée, nous vous disons à Dieu, au nom de cette Faculté que vous avez honorée, au nom aussi de l'École Normale Supérieure dont vous avez rehaussé la gloire, au nom de vos étudiants et de tous vos amis ; nous garderons pieusement, comme un héritage sacré, le souvenir des vertus dont vous avez donné l'exemple et ce souvenir sera pour nous un soutien et un réconfort dans les épreuves de la vie.

DISCOURS
prononcé par M. Boussagol,
Recteur de l'Université de Dijon,
dans la Salle des Actes du Palais de l'Académie de Dijon,
le 19 avril 1943


Madame,

Au nom du Conseil de l'Université, en mon nom personnel aussi, je viens adresser un dernier adieu au Professeur Chaput, ancien Doyen de notre Faculté des Sciences.

M. le Doyen Simon nous a retracé sa vie, il a énuméré ses travaux ; il a fait revivre sa figure si attachante, que ses familiers ne reverront plus qu'à travers de mélancoliques souvenirs ; je voudrais, en quelques paroles, dire ce que lui doit notre Université.

Elle lui doit vingt-quatre années d'un enseignement exceptionnel. Quelques mois après son installation, il est ainsi noté par le Recteur d'alors : « Paraît devoir remplir très convenablement sa tâche de professeur de Géologie ». Mais un an après, il est qualifié de « jeune maître excellent qui relève à Dijon l'enseignement de la Géologie ». Le nombre des étudiants passe vite de quatre à huit, puis à dix-huit à la Faculté des Sciences, tandis que dix étudiants, à la Faculté des Lettres, suivent ses leçons de Géographie Physique. Ses chefs, Doyens et Recteurs, louent son activité, son intelligence, sa générosité, le désintéressement avec lequel « il fait reporter sur son Laboratoire les dons et indemnités qui pourraient justement lui être attribués ». Professeur excellent, travaux remarquables, professeur de premier ordre : c'est un concert d'éloges qui s'élève des feuilles jaunies du dossier administratif, tout palpitant d'une vie de haut labeur, de loyauté, de probité, tout rayonnant d'une brillante activité scientifique.

Le Professeur Chaput est à Dijon depuis moins de deux ans, et le voilà déjà Doyen. C'est dire à quel point sa personnalité, - malgré sa modestie foncière, - s'imposait à l'estime de tous. Mais c'est à la Science que Chaput veut consacrer sa vie et ses forces, et c'est pourquoi il donne bientôt sa démission de Doyen.

Mais, par sa présence dans les congrès nationaux et internationaux, par ses multiples travaux, il continue à servir son pays, et, plus particulièrement, par son prestige personnel, à accroître le renom de notre Université.

Détaché à Stamboul, pendant trois ans, il y réussit si pleinement que le Président du Conseil, Ministre des Affaires Étrangères, souhaite son retour en Turquie où, dit-il, « il a laissé de très bons souvenirs ».

J'aurais voulu, l'an dernier, qu'il reprît ses fonctions de Doyen pour lesquelles le désignaient l'estime et l'affection unanime de ses collègues. Sa santé ne lui permit pas d'accepter mes offres, et nous voyons trop bien, hélas ! que ses craintes étaient justifiées. Malgré les soins d'une épouse admirable, il nous est ravi en pleine vigueur intellectuelle, laissant parmi nous un vide qui ne sera pas comblé de si tôt.

J'incline devant Madame Chaput l'hommage de notre douloureuse sympathie, et je la prie de percevoir, à travers la pauvreté des mots par lesquels ils s'expriment, les sentiments de haute estime, de vive affection et de cruels regrets que nous éprouvons tous pour le Professeur, le Savant et l'Homme qu'avec elle nous pleurons.

HOMMAGE
de M. A. Boutaric,
Professeur à la Faculté des Sciences de Dijon,
à la mémoire d'Ernest Chaput
Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Dijon Séance du 19 mai 1943

Ernest Chaput était né à Paris, le 28 juin 1882, de parents d'origine lorraine. Après de brillantes études secondaires au Collège Rollin, au cours desquelles il obtint plusieurs accessits au Concours Général des Lycées et Collèges, il fut reçu simultanément, à l'âge de dix-neuf ans, à l'École Polytechnique et à l'École Normale Supérieure. Ayant opté pour l'École Normale, il se sentit tout de suite attiré vers la Minéralogie et la Géologie qu'enseignaient Frédéric Wallerant et Léon Bertrand. Il fut reçu à l'Agrégation des Sciences Naturelles à l'âge de vingt-deux ans.

Il débuta dans l'enseignement secondaire au Lycée de Tours, mais au bout d'un an, en 1905, il fut nommé au Lycée Ampère à Lyon. Cette nomination devait avoir une grande influence sur l'orientation scientifique de notre confrère. Il eut en effet la bonne fortune de trouver à Lyon un géologue éminent en la personne de Charles Depéret qui le guida dans ses premières recherches et pour qui il conserva toujours une profonde reconnaissance. C'est sous son inspiration qu'il entreprit une importante étude sur « Les Terrasses alluviales de la Loire et de ses principaux affluents », dont les résultats firent l'objet de la thèse qu'il soutint brillamment, en 1917, devant la Faculté des Sciences de Lyon en vue de l'obtention du grade de Docteur ès-Sciences Naturelles.

En octobre 1918, il passa au Lycée de Versailles, mais pour quelques mois seulement, car en février 1919 il était nommé Chargé de Conférences à la Faculté des Sciences de Grenoble. C'est là qu'il rencontra celle qui devait devenir sa femme et qui, pourvue d'une forte culture scientifique, fut pour lui, non seulement une compagne fidèle et dévouée, mais aussi la plus précieuse des collaboratrices, l'accompagnant dans toutes ses courses et travaillant constamment avec lui au laboratoire. Un an plus tard, il était nommé Chargé de Cours de Géologie à la Faculté des Sciences de Dijon en remplacement de Louis Collot récemment décédé. Lors de son arrivée, j'étais moi-même Maître de Conférences de Physique à la même Faculté depuis quelques mois à peine, et c'est de cette époque que datent nos relations. En 1921, il était titularisé dans la chaire de Géologie et la Faculté le choisissait comme Doyen en remplacement de Charles Quéva, qui, pour des raisons de santé, avait dû abandonner ses fonctions. Mais il était peu fait pour administrer une Faculté, s'acccommodant mal des responsabilités qui pèsent sur un Doyen, des démarches nombreuses auxquelles il doit s'astreindre afin d'assurer la vie de l'établissement et des pertes de temps qui en résultent. Aussi résigna-t il rapidement les fonctions de Doyen afin de se consacrer uniquement à l'enseignement et à la recherche qu'il aimait par-dessus tout.

En 1921, l'Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Dijon, désirant compléter son effectif à l'occasion des manifestations auxquelles devait donner lieu l'inauguration de la statue de Bossuet, son Président, Auguste Baudot, nous conseilla fort aimablement à Chaput et à moi, de poser notre candidature. C'est ensemble que nous fîmes aux membres les plus influents et les plus anciens de l'Académie, les visites protocolaires. Finalement nous fûmes élus à la même séance membres résidants de cette Académie dont il allait devenir bientôt l'une des personnalités les plus actives et les plus éminentes.

Dans son discours de réception, qui comme tout ce qu'il écrivait était aussi solide par le fond que brillant par la forme, et qui obtint un légitime succès, Ernest Chaput analysa avec beaucoup de pénétration et une grande largeur de vue « Le sens des synthèses géologiques en Bourgogne». Après avoir résumé à grands traits les géniales intuitions de Buffon en Géologie et rappelé l'oeuvre accomplie dans le même domaine par un certain nombre de ses prédécesseurs, il concluait : « Nous osons dire que nous ne savons rien sur bien des problèmes, mais l'essentiel est d'avoir réussi à limiter beaucoup de questions qui ne nous paraissent plus inaccessibles. Les uns chercheront à les résoudre en accumulant des faits et en généralisant avec prudence. D'autres auront plus d'audace : ils construiront rapidement des ensembles, et chercheront ensuite dans la nature la confirmation ou la destruction de leurs idées ; suivant les tendances de leur esprit, les nouveaux géologues verront la synthèse sous l'un ou l'autre de ces deux aspects ; l'essentiel sera d'avoir travaillé avec enthousiasme, d'avoir senti la « joie de vivre » sous sa forme la meilleure : « la joie de l'effort. »

Nul mieux que notre confrère ne ressentit cette belle et sévère joie de l'effort, peut-être trop négligée des générations qui ont précédé la dernière guerre. Nul mieux que lui ne travailla avec enthousiasme sa vie durant.

En février 1926, il était appelé comme Professeur de Géologie et de Paléontologie à la Faculté des Sciences de l'Université de Strasbourg. Mais se trouvant, sans ressources suffisantes, à la tête d'un service important qu'il ne pouvait développer comme il l'eût souhaité, il regretta vite la Faculté de Dijon, et fut heureux d'y retrouver, deux ans plus tard, sa chaire de Géologie et Minéralogie, complétant d'ailleurs son enseignement par des cours de Géographie Physique qu'il professa d'abord à la Faculté des Lettres, puis à la Faculté des Sciences.

En 1928, il fut appelé à l'Université de Stamboul pour y réorganiser l'enseignement de la Géographie Physique. Après y avoir enseigné pendant trois ans, jusqu'en juin 1932, il devait y retourner ensuite chaque année, pendant les vacances, pour y poursuivre ses études de Géologie et de Géographie Physique sur les régions centrales de l'Anatolie jusqu'alors mal connues.

Partout où notre confrère a séjourné, il a travaillé sur le terrain et exploré la région. Aussi son oeuvre géologique est-elle aussi variée qu'étendue. Au début de sa carrière, sur les conseils de son maître Charles Depéret, il a surtout étudié les terrasses alluviales, ces nappes étendues de cailloux et de limons qui bordent en gradins étagés la plupart de nos grands fleuves. Sa thèse de doctorat contenait le résultat des observations qu'il avait faites sur les terrasses de la Loire. Ultérieurement, il étudia les terrasses de la Seine, puis celles de la Garonne et de l'Aquitaine. Les nombreux faits qu'il accumula dans ce domaine sont loin d'avoir un intérêt purement descriptif. Elles le conduisirent à des théories générales qui n'ont cessé de révéler leur fécondité. Ainsi fut-il amené à rattacher à deux types bien différents ces plaines d'alluvions anciennes étagées au-dessus du niveau actuel des cours d'eau qui constituent les terrasses alluviales. Certaines d'entre elles se sont formées pendant les périodes de stabilité ou de relèvement du plan d'eau moyen, en sorte que, sur toute la surface d'une de ces plaines correspondant à un ancien lit majeur, les alluvions sont pratiquement contemporaines, d'où le nom de « terrasses monogéniques » proposé par notre confrère pour désigner la plaine alluviale ainsi constituée et traduire l'unité d'âge de sa surface. D'autre part, lorsque le plan d'eau moyen d'un fleuve s'abaisse pendant une période de creusement, il y a néanmoins dépôt d'alluvions dans certaines régions ; mais alors les alluvions ne sont pas contemporaines en tous les points de la plaine, même si celle-ci a un modelé en apparence uniforme, le fleuve ayant en effet occupé d'abord les points hauts de la plaine, puis, de proche en proche, au fur et à mesure du creusement et du glissement des points de plus en plus bas. Pour désigner les nappes alluviales ainsi inclinées et rappeler que l'allu-vionnement n'y est pas partout du même âge, Ernest Chaput introduisit l'expression de « terrasses polygéniques ».

Dans les vallées où les fleuves quaternaires avaient un cours à peu près rectiligne, les terrasses sont fréquemment monogéni-ques ; c'est ce qui se produit dans la vallée de la Loire à Gien, dans celle de l'Allier au sud de Moulins. Mais dans les vallées à méandres encaissés, comme celle de la Seine, les terrasses polygéniques sont plus fréquentes.

Enfin quand un fleuve, dans une vallée peu sinueuse, décrit de larges courbes dont la translation latérale a été considérable au cours du Quaternaire, les deux types de terrasses peuvent coexister ; c'est ce que constata notre confrère dans l'Orléanais et dans la vallée de la Garonne en amont de Toulouse.

Les terrasses monogéniques, qui indiquent des modifications importantes dans l'évolution de la vallée, présentent un intérêt général. Elles peuvent être liées aux terrasses marines, aux cônes de transition des grandes avancées glaciaires, etc... Au contraire, les terrasses polygéniques, quoique jouant un très grand rôle dans le modelé de nombreuses vallées, ne peuvent être utilisées sans précaution dans une classification du Quaternaire, puisque les allu-vions ne sont pas du même âge aux divers points du profil.

Les travaux de notre confrère attirèrent l'attention des géologues de tous les pays, si bien qu'au Congrès de Cambridge, en 1928, il fut chargé d'un rapport sur les terrasses des régions atlantiques françaises, dans lequel se trouvent groupés et coordonnés les renseignements accumulés par les géologues sur les variations relatives du niveau des terres et des mers des régions atlantiques françaises pendant les dernières périodes géologiques.

Dès son arrivée à Dijon, il fut amené, par son enseignement, à préciser sur de nombreux points la géologie de la Bourgogne. En particulier, il détermina les caractères tectoniques des plis à grande courbure avec failles subordonnées entre le Bassin Parisien et la région de la Saône. Il collabora activement aux nouvelles éditions des cartes géologiques régionales, complétant les indications consignées sur ces cartes par de nombreuses notes. Plusieurs des travaux concernant la région bourguignonne ont été insérés dans les mémoires de notre Académie, d'autres dans le « Bulletin de la Carte Géologique de France », dans les publications de la « Société Bourguignonne d'Histoire Naturelle et de Préhistoire », etc... Il serait impossible d'analyser une oeuvre aussi riche que variée, en apparence très disparate, mais à laquelle les tendances géomorphologiques de l'auteur, qui tiennent toujours une très grande place dans ses exposés, contribuent à donner une incontestable unité. On ne saurait même songer à mentionner les titres de ses nombreuses notes. Citons cependant l'exposé d'un caractère général sur le « Sol de la Bourgogne » paru en 1923 dans le livre « L'Université de Dijon et la Bourgogne », l' « Étude sur l'évolution tectonique et morphologique du col structural de la Côte d'Or » insérée en 1928 dans le « Bulletin des Services Géologiques de la Carte de la France et des topographies souterraines », le Livret-Guide de l'excursion géologique inter-universitaire en Bourgogne » publié en collaboration avec M. Raymond Ciry, chargé de conférences à la Faculté des Sciences de Dijon. A ces travaux d'ordre général, il convient d'ajouter les nombreuses études qu'il fut amené à faire pour le département et les communes, à propos d'adduction d'eau, d'examen de sources, de cimetières, de délimitation de terrains en vue des appellations d'origine des vins, apportant ainsi, souvent bénévolement, le concours de sa science à la région où il s'était fixé.

Ernest Chaput profita de nombreux séjours qu'il fit, en Turquie, à partir de 1928 pour effectuer d'importantes recherches destinées à approfondir la structure géologique et la genèse du modelé dans diverses régions de l'Anatolie. Après avoir étudié avec quelques détails la région d'Ankara, à laquelle le gouvernement turc s'intéressait particulièrement, il fut amené à étendre son champ de recherches à l'Anatolie Centrale, en parcourant rapidement quelques grands itinéraires et en séjournant davantage dans certaines régions spécialement importantes. Les observations recueillies au cours de tous ses voyages ont été consignées dans un gros volume in-40 de 312 pages, comportant de nombreuses planches hors texte, édité chez de Boccard, à Paris.

Après une description des itinéraires parcourus dans la région d'Ankara, l'Anatolie Centrale, le Taurus, la région du Bosphore et la mer de Marmara, l'ouvrage contient, dans une deuxième partie, divers essais de groupement, des observations relatives à la stratigraphie, à la tectonique et à la géomorphogénie de ces diverses régions, dont la Géologie et la Géographie étaient jusqu'ici mal connues. Les documents ainsi rassemblés seront d'une grande utilité pour ceux qui, ultérieurement, entreprendront le levé régulier d'une carte géologique détaillée de la Turquie et l'étude systématique de la géographie du pays. Toujours d'une grande prudence, notre confrère a évité avec soin les généralisations excessives, préférant rassembler le plus grand nombre possible de faits et de documents. « Dans un pays peu connu, écrit-il, il est facile d'écha-fauder des synthèses, car les structures déduites d'observations éparses s'expliquent souvent avec une vraisemblance analogue par des mécanismes généraux contradictoires ; en fait, on est conduit plutôt à se poser des problèmes qu'à trouver des solutions. Les synthèses géographiques et géologiques concernant la Turquie resteront longtemps prématurées et illusoires, par suite de l'insuffisance des explorations géologiques et géographiques. »

En liaison avec les recherches archéologiques exécutée dans la région des tombeaux phrygiens, par l'Institut Français de Stamboul, sous l'active impulsion de son Directeur, M. Albert Gabriel, notre confrère entreprit en Phrygie, à partir de 1936, des études géographiques et géologiques d'autant plus intéressantes que les connaissances du même ordre relatives à ces pays étaient alors fort rudimentaires. Les résultats obtenus ont été réunis dans un volumie in-40 de 144 pages, accompagné de photographies, publié en 1941 chez de Boccard, à Paris. On sait que le terme « Phrygie » couramment employé par les géologues, et surtout d'après des documents historiques, s'applique à une vaste région, sans limites naturelles précises, s'étendant à la fois sur les domaines égéenset sur les Hauts-Plateaux de l'Anatolie Intérieure. L'ouvrage d'Ernest Chaput fournit de précieuses indications sur la Géologie stratigraphique, les roches éruptives, les roches métamorphiques, l'évolution géologique et tectonique, la géomorphogénie, le climat, l'hydrographie et la géographie botanique d'une région encore très mystérieuse, dont le sol renferme sans doute de nombreux vestiges d'un riche et lointain passé. Bien qu'abondants et précis, les documents rassemblés par notre confrère au cours des voyages effectués pendant les vacances de 1936-1937-1938 ne sauraient évidemment suffire à résoudre tous les problèmes géologiques et géographiques relatifs à la Phrygie. Il ne se décida à les publier qu'à la suite des événements internationaux qui mirent fin à ses recherches et il ne considérait son travail que comme une introduction à des études plus complètes qu'il espérait reprendre un jour. Il n'en constitue pas moins, écrit à ce propos M. Albert Gabriel, « une oeuvre originale, riche de données et d'observations nouvelles ».

Le très bref aperçu qui précède, tout incomplet et insuffisant qu'il soit, suffit à montrer la richesse et la variété des travaux scientifiques de notre confrère. Il prouve également que nos universités provinciales, en dépit de l'insuffisance parfois navrante de leur installation et des moyens matériels qu'elles offrent aux chercheurs, permettent cependant, à ceux qu'anime la volonté de l'effort, d'accomplir une oeuvre solide et durable.

L'Académie des Sciences avait décerné en 1932 le prix Wilde à notre confrère. En 1936, la Société Géologique de France lui attribuait le prix Prestwich et la Société de Géographie, la médaille Louis Hohl. En 1935, en reconnaissance des services rendus à la Science, le Gouvernement français le nommait Chevalier de la Légion d'Honneur. Sans doute, n'eût-il pas manqué de recueillir de nouveaux témoignages d'estime et d'admiration si une mort brutale n'était venue interrompre brusquement une carrière qui aurait pu être encore longue et fructueuse. Du moins eut-il, au soir de sa vie, la satisfaction légitime d'avoir donné à la Science le maximum de ses forces. Il fut de ceux qu'illuminait cette joie de connaître, si magnifiquement chantée par le grand géologue Pierre Termier, l'une des plus pures qu'il soit donné à l'homme de goûter, l'une des seules aussi qui résistent aux épreuves du temps et de l'adversité.

Pourvu d'une culture générale très étendue, il s'intéressait à tout. En toute chose, il aimait à envisager les diverses solutions possibles, ce qu'il faisait avec un esprit critique fort averti, qui savait voir le point faible des opinions couramment admises, ne dédaignant point parfois de donner à ses propos un tour quelque peu paradoxal. Je n'évoque point sans émotion les brèves causeries où, entre deux cours, il nous arrivait de discuter amicalement quel-ques-uns des nombreux problèmes que posent aux physiciens comme aux géologues, l'origine des roches, leur mode de cristallisation, les propriétés si changeantes des milieux colloïdaux, le régime des vents et des eaux, les effets sur la matière des pressions considérables et des températures élevées qui régnent à l'intérieur du globe, etc... Nous étions généralement d'accord pour convenir que la plupart de ces problèmes restent encore enveloppés de profonds mystères. Mais il était de ceux qui ne s'effraient pas à la pensée que les bornes de la Science reculent sans cesse à mesure que s'accroît l'étendue des régions explorées et il estimait que la recherche porte en soi sa récompense, même si le but qu'elle poursuit paraît inaccessible. Le désir de savoir qui l'animait ne pouvait être pleinement satisfait en ce monde terrestre, limité et relatif. C'est seulement maintenant que notre regretté confrère a trouvé la récompense promise à ceux dont la vie a été un long effort vers plus de lumière et qu'il lui est enfin permis de contempler dans toute sa splendeur l'éternelle et sereine Vérité.

LA CARRIÈRE ET LES TRAVAUX SCIENTIFIQUES D'ERNEST CHAPUT
par Maurice Gignoux

En novembre 1901, franchissait le seuil de l'École Normale Supérieure, un « conscrit » un peu intimidé, anxieux de ce qu'allait être pour lui, séparé pour la première fois de l'intérieur familial, cette vie d'internat à laquelle rien ne l'avait préparé. Et, certes, aucun de ses camarades n'aurait pu deviner que ce jeune normalien, dont la timidité était encore augmentée par une excessive myopie, deviendrait, au terme d'une carrière trop tôt tranchée, un infatigable explorateur des montagnes et des steppes de l'Asie Mineure, duquel le Gouvernement de la République turque solliciterait des conseils et des avis.

Jules-Ernest Chaput, qui entrait ainsi à dix-neuf ans à l'École Normale Supérieure, était né à Paris le 28 juin 1882 et y avait fait, au Collège Rollin, toutes ses études secondaires. Malgré cela, il ne fut jamais vraiment Parisien : Paris resta toujours pour lui une gare, avec quelques annexes où elle rend facilement accessibles aux provinciaux des commodités de travail et de studieuses retraites.

Cette gare, ce fut plus tard pour lui la gare de Lyon ; à ce moment c'était la gare de l'Est. Ses parents étaient tous deux Lorrains, de cette Lorraine qui reste toujours si chère à ses enfants émigrés ; et ici cette émigration n'avait point été une coupure définitive. La famille y allait passer les vacances ; et le père de Chaput, employé dans les services administratifs des Chemins de Fer de l'Est, travaillait dans la gare de l'Est même, à l'extrémité de ces longs rubans d'acier par où toute la famille se sentait encore reliée à la Lorraine natale. Dès l'enfance notre ami a été familier avec les graphiques de marche des trains ; et lorsque ses camarades d'École combinaient des programmes de voyage, Chaput mettait une certaine coquetterie, dont on usait largement, à leur indiquer immédiatement et de mémoire des horaires de départ et de correspondances.

Par contre il n'avait point, à ce moment, pour lui-même, l'humeur voyageuse ; le Lorrain est ainsi bien souvent tranquille et sédentaire, au contraire de l'Alsacien, volontiers migrateur et hardi pionnier ; dans son programme de travail, des voyages n'eussent pu être alors que des distractions, que ne s'accordaient point son austérité et sa ténacité lorraines.

A toute cette période antérieure à sa vie d'étudiant, aucun de ses amis ou de ses futurs collègues n'a été mêlé ; seules en portent témoignage les archives familiales, avec des palmarès attestant les fruits d'un labeur intense, régulier, d'où toute fantaisie semble exclue, car les succès y sont sanctionnés par les prix les plus variés, de Français, de Sciences Naturelles, de Physique, de Latin, d'Histoire et Géographie, de Grec et enfin de Mathématiques ; il mérita trois citations au Concours Général des Lycées et Collèges et il obtint en 1901 le prix Tingry-Lehuby, réservé au meilleur élève de Mathématiques Spéciales du Collège Rollin ; c'était déjà là le lointain prélude des prix par lesquels l'Académie des Sciences, en 1932 et en 1943, la Société Géologique de France, en 1936, et la Société de Géographie, en 1932, devaient récompenser ses mérites scientifiques

Il nous est ainsi aisé de nous figurer ces années tranquilles et studieuses, où, dans un calme intérieur familial, fils unique aux côtés d'une sour, notre jeune écolier s'est ainsi imprégné pour toute sa vie de ces qualités de régularité dans l'étude, de conscience professionnelle, de souci d'un programme journalier ne laissant perdre aucun instant ; c'est à un tel sentiment permanent du devoir, puisant ses sources dans les plus hautes traditions morales, puis venant régler les moindres actes de la vie quotidienne, que notre bourgeoisie française doit d'avoir ainsi fourni au pays tant de jeunes hommes qui, comme notre ami, furent, suivant leurs aptitudes ou les circonstances, soit de modestes et consciencieux employés ou fonctionnaires de l'État, dont ils assurent la permanence à travers toutes les vicissitudes, soit des missionnaires qui contribuent à faire apprécier et respecter à l'étranger les vraies vertus traditionnelles et les solides qualités françaises.

En 1901, reçu à la fois à l'École Polytechnique et à l'École Normale Supérieure, Chaput optait sans hésitation pour cette dernière et s'y faisait immédiatement, dès son entrée, inscrire dans la section des Sciences Naturelles. Il nous est bien difficile de deviner quelles furent les raisons de cette vocation de naturaliste, si tôt déclarée, décision qui pour la plupart de nos camarades n'intervenait qu'après une année d'École. Chaput en tout cas savait bien à quel labeur forcené il se condamnait ainsi : car au cours de sa première année de vie normalienne, il devait non seulement perfectionner sa formation antérieure dans les Sciences exactes, en acquérant le difficile Certificat de Physique Générale, mais encore commencer son initiation aux Sciences Naturelles, domaine tout nouveau pour un « taupin », et la sanctionner dès la fin de l'année par un deuxième certificat.

Aussi, dès cette première année d'École et pendant les deux qui suivirent, ne fûmes-nous point étonnés de voir notre camarade soucieux avant tout de ne pas distraire une minute au programme strict de travail qu'il avait dû s'imposer. Bien rarement nous le vîmes s'associer aux discussions interminables et quelque peu désordonnées où s'affrontaient dans nos longues veillées les opinions les plus extrêmes et les plus paradoxales, soutenues avec l'ardeur de la jeunesse. Le dimanche, tandis que, jeunes provinciaux avides de profiter de toutes les ressources de la capitale, nous nous dispersions dans les théâtres, dans les musées, les concerts, les terrains de sport, Chaput ne quittait les laboratoires que pour aller retrouver le calme et studieux intérieur familial ou participer à quelque excursion scientifique.

D'ailleurs un petit accident imprévu vint rendre encore plus pénible ces dures années d'examens ; au cours de sa préparation à l'Agrégation, les médecins obligèrent notre camarade surmené à aller passer dans le Midi les mois d'hiver les plus froids ; pour ne pas interrompre trop complètement son travail, et rester dans une ambiance « naturaliste », Chaput alla faire cette cure au Laboratoire de Zoologie Maritime de Banyuls.

Toute cette période de préparation d'examens et de concours se termina enfin : en août 1904, Chaput fut reçu, à vingt-deux ans, à l'Agrégation des Sciences Naturelles, ce qui le libérait définitivement de tout souci d'avenir, en lui ouvrant les portes de l'enseignement secondaire.

Après un court passage au Lycée de Tours, il fut nommé en 1905 dans les Lycées de Lyon, où il devait enseigner jusqu'en 1918 : ce fut cette nomination à Lyon qui orienta sa carrière scientifique.

A ce moment en effet, l'éminent géologue qui occupait la chaire de notre Université lyonnaise, Charles Depéret, cherchait à recruter des élèves. Il venait d'étudier, avec son ami Caziot, les traces des anciens rivages, les dernières « plages soulevées » de notre littoral méditerranéen, aux environs de Nice. En même temps, un ami de Depéret, le Général de Lamothe, avait découvert de telles « plages soulevées » sur le littoral algérien, et il avait cru remarquer que, tout le long des côtes méditerranéennes d'Algérie, ces anciens rivages se retrouvaient toujours aux mêmes altitudes au-dessus de la mer actuelle, à 15, 30, 60, 100 mètres, etc. Une telle régularité rendait invraisemblable cette notion même de « plages soulevées ». Comment admettre que le continent se soit, sur d'aussi longues distances, « soulevé » ainsi par saccades successives, l'amplitude de chacun de ces soulèvements restant, à quelques mètres près, la même sur des centaines et des milliers de kilomètres de distance ?

La seule solution possible, avec de telles prémisses, était d'abandonner entièrement cette vieille expression de « plages soulevées » et de voir dans les niveaux marins de 15,30,60,100 mètres, etc., les témoins de variations d'ensemble du niveau général des mers, variations inscrites sur les bords d'un continent resté au contraire rigoureusement stable. Reprenant une expression créée autrefois par Edouard Suess à propos de périodes géologiques bien antérieures, Charles Depéret et Léon de Lamothe qualifièrent de « mouvements eustatiques » ces oscillations générales du niveau des mers.

D'ailleurs, lorsqu'une plage marine, une plaine littorale, s'édifiait à un quelconque de ces « niveaux » que nous venons d'énu-mérer, les plaines alluviales des fleuves côtiers devaient aussi se raccorder à cette plage ; actuellement, les restes de ces plaines doivent se retrouver sous forme d'autant de « terrasses alluviales », que nous pouvons dénommer d'après leurs hauteurs relatives au-dessus des cours d'eau actuels : « aux niveaux marins » de 15, 30, 60, 100 mètres., etc., correspondront alors, dans l'intérieur des vallées, et jusque très loin de la mer, des terrasses de 15, 30, 60, 100 mètres, etc. Ainsi, en prenant comme base de la chronologie des temps quaternaires la succession des niveaux marins qui, d'après la « théorie eustatique », devait se retrouver identique sur tout le globe, l'étude des terrasses fluviatiles pouvait fournir un trait d'union permettant d'y rattacher les autres échelles chronologiques correspondant aux faunes continentales, aux flores (et par conséquent aux climats), aux périodes glaciaires, aux industries humaines. C'était le moyen d'éclairer d'une manière définitive et précise cette histoire des temps quaternaires restée si obscure.

Pour ce vaste programme de recherches, Depéret chercha aussitôt à s'associer des collaborateurs ; il venait de m'attacher à son Laboratoire, libre de toute occupation professionnelle ; il me proposa donc de compléter, par l'étude des riches gisements « postpliocènes » de l'Italie méridionale, l'histoire des faunes marines quaternaires déjà amorcée sur les côtes françaises et africaines. Et il conseilla au jeune Chaput, dont il avait déjà pu apprécier les solides qualités lors du concours d'Agrégation, d'entreprendre l'étude des terrasses de la Loire : c'était là une région commodément accessible de Lyon, et à laquelle un jeune professeur de Lycée pouvait facilement consacrer les journées de liberté que lui laissait son enseignement.

Tel fut le début de la carrière scientifique de notre ami, et ainsi s'ouvrit une nouvelle période de sa vie. Il était définitivement libéré de tout souci d'examen ; son enseignement au Lycée, une fois achevée la mise au point de ses cours, était devenu pour lui une tâche intéressante, mais point trop fatigante ni trop absorbante ; la conscience avec laquelle il s'y appliquait, son autorité sur ses élèves, la parfaite clarté de ses exposés, assuraient son succès de professeur et lui valaient de vives satisfactions. Pour la première fois, il pouvait s'accorder une sorte de détente intellectuelle, regarder autour de lui, s'occuper de sa propre culture générale. La vie de célibataire, dans une ville où il n'avait aucune attache familiale, lui offrait de nombreuses occasions de fréquenter des milieux divers : il s'agrégea à un petit groupe formé d'universitaires, d'un botaniste, d'un historien de l'art, de physiologistes, de médecins surtout, puisque dans la vieille cité lyonnaise les milieux médicaux ont toujours recruté une élite intellectuelle. Dans ce petit cercle chacun oubliait ses préoccupations professionnelles ; on discutait beaucoup et de tout, on se conseillait des lectures, on allait au théâtre, au concert. Bref, c'est pendant ces années lyonnaises que Chaput découvrit la vie sociale et intellectuelle, étendit le cercle de ses lectures, s'initia aux choses artistiques, à la musique en particulier, perfectionna en tous sens sa culture générale. Pour faire saisir combien profonde fut cette transformation et dans quelle atmosphère intellectuelle et sentimentale il vivait alors, je ne citerai qu'un seul trait : ayant en 1909 à matérialiser par un cadeau le souvenir de nos années communes à l'École et à Lyon, il m'offrit deux volumes splendidement reliés des meilleurs romans de G. de Maupassant.

Mais pendant ce temps, ce travailleur acharné ne s'endormait point pour autant. Patiemment, inlassablement, de longues randonnées à bicyclette, auxquelles il consacrait toutes ses vacances, lui faisaient explorer jusque dans ses moindres recoins cette immense vallée de la Loire, depuis les gorges granitiques et les falaises de basalte nourricières de ses alluvions jusqu'aux lumineux et tranquilles horizons du Val de Loire, riches de souvenirs balzaciens, et aux vastes et brumeux paysages de la Loire maritime. Avec sa conscience habituelle, il s'attacha à fixer avec le plus de précision possible les altitudes relatives des terrasses : relever les cotes des repères de nivellement, les relier par des observations barométriques soigneusement corrigées, fouiller les archives des Ponts et Chaussées indiquant les niveaux des crues, reconstituer le « profil d'étiage » du fleuve avant sa correction par des digues, visiter les moindres carrières et tranchées, y étudier l'altération et la composition des alluvions, retrouver les données fournies par les anciens sondages, préciser les conditions strati-graphiques des gisements de Mammifères et de silex taillés, toutes ces tâches ingrates et minutieuses s'échelonnèrent ainsi sur de longues années ; et c'est seulement pendant la Grande Guerre (à laquelle son excessive myopie lui interdisait de prendre part comme combattant) que Chaput acheva la rédaction de la thèse [6] qui, en 1917, devait lui mériter le titre de Docteur-ès-Sciences.

Dans un article paru en 1919 [9], il a donné lui-même un très clair résumé de ses recherches sur les terrasses de la Loire auxquelles se rapportent aussi de brèves notes [7], [15], [25] où sont discutées des observations faites par MM. Gustave Dollfus et Denizot.

Pour ne pas rompre l'unité de cette première série des travaux de Chaput, disons tout de suite que, pendant les années qui suivirent, il appliqua ses méthodes d'étude des terrasses alluviales à la vallée de la Seine, puis à celle de la Garonne. A la première fut consacré un important mémoire [33] paru en 1924 et résumé, en 1927, dans les Annales de Géographie. Aussi, c'est tout naturellement à son auteur qu'a été confiée la rédaction du Livret-Guide de l'excursion organisée dans cette vallée, lors du Congrès International de Géographie en 1931. Quant à la vallée de la Garonne, elle a été décrite dans une monographie [52] publiée en 1927, autour de laquelle se groupent quelques courtes notes relatives aux terrasses ou aux moraines du bassin de ce fleuve [38], [45], [56], [57]. Ainsi Chaput était devenu, dans notre pays, le grand spécialiste des terrasses, et cette compétence fut reconnue par les organismes internationaux ; au Congrès International de Géographie de Cambridge, en 1928, il était Rapporteur de la Commission des terrasses pliocènes et pléistocènes [58], et au Congrès International de Géographie de Paris en 1931, il présentait une carte d'ensemble au 1 /i.000.000e des terrasses des grandes vallées françaises [83].

Ce n'est pas ici le lieu d'exposer en détail les résultats de ces diverses études : ce serait écrire un chapitre, et un chapitre très spécial, de la Géologie du Quaternaire français, et je ne veux ici qu'évoquer la mémoire d'un géologue. Je me bornerai donc à rappeler les principales notions nouvelles, d'une portée générale, et les conclusions d'ensemble de ces travaux de Chaput sur les terrasses fluviatiles.

Parmi les premières, figure la notion de « terrasse polygénique » [35], [38], [49], [50]. Tous ceux qui ont étudié les alluvions anciennes des grandes vallées y ont remarqué, à côté des terrasses « régulières », dont le profil longitudinal est à peu près parallèle à celui du cours d'eau actuel, des surfaces alluviales bien plus fortement inclinées, à la fois vers l'axe et vers l'aval de la vallée principale : de telles surfaces sont toujours un sujet d'embarras et de perplexité : comment les insérer dans la série des terrasses régulières ? Correspondent-elles à des régions de raccord entre deux de ces terrasses régulières, dont l'individualité s'effacerait alors ? Ou doit-on, au contraire, ce qui serait peu honnête, les laisser de côté sans explication dans les tentatives d'ordonnancement général des niveaux successifs ? Par l'analyse minutieuse d'un certain nombre de cas particuliers précis, observés dans les vallées de la Seine et de la Loire, Chaput nous en donne l'explication : ces surfaces alluviales inclinées ont été édifiées au cours d'une période d'abaissement et de glissement progressif du cours d'eau ; entre les altitudes maxima et minima correspondant au sommet et à la base de ces surfaces, le cours d'eau, au lieu de s'enfoncer sur place, s'est peu à peu déplacé par rapport à ses berges, abandonnant ainsi des alluvions à des altitudes progressivement décroissantes : le plus souvent ces alluvions se seront ainsi déposées dans les anses convexes des grands méandres : ce sont des « alluvions de méandres » ; parfois aussi on en retrouve dans les régions de confluence de deux cours d'eau, le point de confluence s'étant progressivement déplacé vers l'aval à mesure que le niveau général des cours d'eau s'abaissait. Dans ces deux cas, l'âge de ces surfaces alluviales inclinées ne sera pas partout le même : leurs parties hautes, correspondant à un niveau de base plus élevé, et à un tracé abandonné du cours d'eau, seront beaucoup plus anciennes que les parties basses. C'est pour souligner cette diversité d'âge que Chaput a proposé le terme assez vague de « terrasses polygéniques » qu'il faut expliciter ainsi : « surfaces alluviales d'apparence continue, mais dont les diverses parties sont d'âges très divers et correspondent à toute une série de positions de plus en plus basses des niveaux de base des cours d'eau ». Ainsi les terrasses polygéni-ques représentent exactement l'inverse de ce que sont les « fausses terrasses », qu'on peut définir comme des surfaces alluviales s'éle-vant en talus au-dessus d'une terrasse régulière et formée pourtant en fonction du même niveau de base que cette dernière : c'est ce qui se produit par exemple quand un fleuve vient recouper la base d'un cône de déjections latéral, cas bien décrit par de Lamothe pour le confluent du Rhône et de l'Isère. Et enfin les terrasses « régulières » peuvent être qualifiées de « monogéniques », car elles correspondent au maximum d'une phase de remblaiement et leurs alluvions de surface sont partout rigoureusement du même âge.

En précisant ainsi ces notions de « terrasses polygéniques », surfaces alluviales formées dans les lobes convexes des méandres, et de « terrasses de recoupement », dont le talus est incisé par le fleuve le long d'une rive concave, Chaput a ainsi apporté des idées et des méthodes nouvelles, dont devront s'inspirer dorénavant tous ses successeurs, géologues ou géographes, qui s'adonnent à l'étude de l'histoire des cours d'eau.

Généralisant cette notion de « surface polygénique », Chaput a proposé [66] de l'appliquer à des surfaces à peu près planes, mais plus ou moins inclinées, et qui, malgré leur apparente unité, ont été modelées à des époques très différentes, en fonction de niveaux de base de plus en plus bas. Tel est le cas pour les grands cônes de déjections jouant le rôle de « surfaces de piedmont » le long des Alpes (plateaux mio-pliocènes de Chambaran, de Riez-Valensole) ou des Pyrénées (Lannemezan). De même encore, beaucoup de pénéplaines d'abrasion peuvent être qualifiées de polygéniques, quand certaines parties d'entre elles auront été, par exemple, modelées au début du Tertiaire, alors que dans d'autres les dernières phases d'aplanissement datent du Pliocène, sans qu'on puisse mettre de limites précises entre ces parties d'âges divers. Ici ce terme de « polygénique » sert surtout à déguiser notre impuissance à démêler les étapes d'une histoire morphologique, de même que le terme de « série compréhensive » masque notre ignorance d'une histoire stratigraphique.

Enfin et surtout, quelles conclusions générales peut-on tirer de l'oeuvre de Chaput, quelle est sa réponse à la question posée au début, de la validité de la théorie eustatique ?

A lire les derniers chapitres de ses études sur la Loire et la Seine, cette réponse est claire : dans ces deux vallées, Chaput retrouve au moins trois terrasses régulières de 15, de 30, de 60 mètres, correspondant aux trois niveaux marins distingués par Depéret et de Lamothe et témoignant d'oscillations générales du niveau des mers. En collaboration avec Depéret, Chaput indique même la correspondance de ces trois niveaux avec la succession des faunes de Mammifères chaudes et froides et avec les industries humaines [16], [17], [34].

Mais sur quelles bases reposent ces conclusions ? Tous ceux qui ont étudié les terrasses fluviatiles savent quelles difficultés on rencontre, non seulement pour fixer leur altitude relative à quelques mètres près en un point donné, mais surtout pour en établir le raccord tout le long du profil longitudinal d'un fleuve ; les terrasses polygéniques, les fausses terrasses, les terrasses de recoupement, introduisent à chaque instant des anomalies locales dont la discussion est très délicate ; sur des parcours étendus au long de la vallée, les terrasses s'interrompent souvent, et les raccords laissent place à diverses interprétations. Bref, la théorie eustatique peut apparaître le plus souvent comme une des solutions possibles de ces raccords, mais non comme une solution inévitable. Et surtout, est-il possible d'admettre que le rôle des mouvements locaux du sol, rôle indéniable pendant les époques géologiques anciennes, jusques et y compris le Pliocène, cesse brusquement dès qu'on aborde l'ère quaternaire ?

Ces incertitudes, Chaput ne les formule pas encore explicitement dans ses publications relatives à la Loire et à la Seine.

Son mémoire sur la Garonne est déjà beaucoup moins affirmatif ; il y est conduit, en effet, à distinguer dans le cours de ce fleuve trois régions : un secteur amont, dans lequel existent des terrasses régulières, qui semblent être en relation avec les périodes glaciaires pyrénéennes, un secteur aval, où l'on retrouve également des terrasses régulières qu'on peut ici raisonnablement attribuer à des changements du niveau marin, et enfin un secteur intermédiaire, où l'on observe seulement des terrasses polygéniques, témoignant que, là, le fleuve a lentement et continuellement abaissé son lit. Tout cela laisse place à bien des incertitudes et des obscurités ; et l'article sur l'origine des terrasses de la Garonne [38] se termine par cette phrase désabusée : « Une esquisse de l'histoire de la Garonne quaternaire ne peut être tentée actuellement en prenant comme guide la continuité des terrasses ». Aussi pendant ses dernières années, l'attitude de Chaput vis-à-vis des théories eustatiques était devenue de plus en plus sceptique.

Ce sujet nous préoccupait tous les deux, puisque, par des voies différentes, nous l'avions tous deux abordé ; et je puis témoigner que Chaput avait quelque peu perdu la foi dans cette magnifique et trop simple coordination du Quaternaire qu'avait imaginée notre Maître Depéret ; ce cadre rigide a néanmoins eu le mérite d'appeler l'attention sur des exceptions devenues de jour en jour plus nombreuses, et dont l'intérêt n'est apparu aussi nettement que du jour où elles ont forcé à assouplir ce cadre. Il y a eu, certes, des mouvements eustatiques, mais ils n'ont pas été les seuls à commander l'histoire des anciens rivages et des terrasses ; à ce titre, les observations innombrables synthétisées dans l'oeuvre de Chaput fourniront toujours une base solide aux discussions ultérieures, encore bien loin d'être terminées.

Il ne faut donc point s'étonner de ce que notre ami ait cherché dans d'autres directions des sujets de travaux peut-être moins ambitieux, mais susceptibles d'apporter plus de certitudes.

Et, précisément, les circonstances se prêtèrent à un renouvellement du programme de ses recherches. En effet, Chaput, muni du titre de Docteur ès-Sciences et ayant fait ses preuves comme chercheur, comme érudit et comme professeur, se vit ouvrir les portes de l'Enseignement Supérieur.

En mars 1919, Wilfrid Kilian l'attachait en qualité de Maître de Conférences à son Laboratoire de Grenoble que je venais de quitter. Chaput n'y fit d'ailleurs qu'un bref séjour, trop court pour avoir le temps de s'intéresser à ce domaine très spécial qu'est la géologie alpine. Une seule de ses publications s'y rapporte : c'est une brève note [12] rédigée en collaboration avec moi à la suite de quelques journées passées ensemble dans les hautes montagnes de la frontière franco-italienne au Sud de Modane ; j'étais moi-même novice en géologie intra-alpine, et j'avoue que les contours que nous livrâmes au Service de la Carte Géologique ont été entièrement dessinés par mon ami plus appliqué que moi à prendre des notes détaillées sur le terrain.

Néanmoins, c'est à ce moment que W. Kilian lui confia la rédaction d'un des chapitres des « Études paléontologiques sur les Ammonites du Crétacé inférieur », oeuvre de longue haleine pour laquelle notre Maître s'adressait à divers collaborateurs ; tandis que je rédigeais le chapitre consacré aux Phyllo-cératidés, Lytocératidés et Pulchelliidés, Chaput s'occupa des Desmocératidés [10], [19]. Mais, d'après les confidences que nous échangeâmes plus tard à ce sujet, ce minutieux travail d'érudition ne paraît pas lui avoir donné beaucoup plus de satisfaction que je n'en retirai moi-même.

D'ailleurs, dès décembre 1919, il était nommé Professeur à cette Université de Dijon dans laquelle il devait achever sa carrière. Toutefois les hasards des vacances de chaires l'amenèrent à me succéder momentanément à la Chaire de Géologie de Strasbourg, qu'il n'occupa que pendant deux ans, pour retourner finalement dans sa chère Université dijonnaise : à ce Lorrain, tranquille et obstiné, la solide et sérieuse Bourgogne devait fournir un cadre plus propice au développement de son activité que l'Alsace plus fiévreuse et plus fantaisiste.

Ainsi s'ouvrit une nouvelle période, la plus féconde, de la carrière scientifique de Chaput. D'abord, quand il arrive à Dijon, il ne s'y installe point seul : il avait rencontré, au Laboratoire de Géologie de Grenoble, celle qui devait être pour lui la plus fidèle et la plus dévouée des compagnes et des collaboratrices, toujours présente auprès de lui, soit à son foyer, soit dans les Laboratoires, où elle lui apportait le concours de ses compétences paléontologiques, soit dans les bibliothèques, où elle rassemblait pour lui des fiches et des analyses, soit enfin dans ses voyages les plus lointains, qu'elle lui facilitait par ses qualités de décision et d'organisation : présence si discrète que même ses intimes l'apercevaient à peine et que bien peu ont pu deviner le rôle que Madame Chaput a joué dans la production scientifique de son mari.

De ce calme foyer de travail dijonnais, Paris restait assez proche pour permettre à notre ami d'utiliser régulièrement, presque chaque semaine, les ressources des bibliothèques et des laboratoires de la Capitale et d'y acquérir, comme nous le verrons, une érudition de jour en jour plus étendue.

La Géologie bourguignonne ne pouvait guère offrir au jeune savant un théâtre d'actions d'éclat ni de découvertes sensationnelles. Mais il commença par y faire tout simplement son devoir de professeur et de géologue, c'est-à-dire par se consacrer à ses enseignements, recruter des auditeurs et des élèves de jour en jour plus nombreux, accepter même, pendant une année, par dévouement, la charge ingrate du Décanat de la Faculté, enfin se mettre au courant de ce qu'avaient fait ses prédécesseurs à Dijon et continuer leurs travaux sur le terrain.

Il y apportait d'ailleurs des idées et des méthodes nouvelles. Les analyses morphologiques minutieuses qu'exige l'étude des terrasses avaient fait de Chaput un géographe autant qu'un géologue ; c'était le moment où, sous l'impulsion de Vidal de LaBlache et de ses élèves, la jeune école géographique française, après avoir accueilli dans notre pays les enseignements de W. M. Davis, commençait à prendre conscience d'elle-même ; et ce renouveau atteignait en même temps les jeunes générations de géologues.

Dans les plateaux et les côtes de Bourgogne, où ses prédécesseurs, stratigraphes consciencieux, n'avaient décrit que des coupes géologiques, des niveaux fossilifères, des changements de faciès, des failles (ce qui était déjà beaucoup), Chaput vit des surfaces d'alluvionnement ou d'abrasion, des pénéplaines, des modelés d'érosion fluviatile ; la morphologie lui révéla le tracé et l'âge des dislocations, failles ou décrochements. La Bourgogne, le Morvan et leurs bordures lui apparurent comme une mosaïque de régions naturelles très variées dont l'individualité, conséquence de leur structure géologique, se révélait dans les formes du terrain, dans les profils des horizons, dans les types de végétation, dans les cultures, dans l'économie humaine. Aussi, sur sa demande, la Chaire qu'il occupait fut-elle dénommée « Chaire de Géologie, Minéralogie et Géographie Physique ».

Seuls, ses auditeurs ont pleinement profité de sa profonde connaissance de l'histoire géologique et de la géographie de la Bourgogne, sujet auquel il aurait certainement consacré un ouvrage dans la série des monographies de nos provinces françaises que ses collègues viennent d'inaugurer. Je veux surtout signaler à ses lecteurs son bref mais substantiel article intitulé « Le sol de la Bourgogne » [27], illustré d'une carte morphologique très ingénieuse et écrit dans un style à la fois élégant et concis : car Chaput était encore de cette génération de géologues qui avaient le souci de bien écrire, qualité qui passait autrefois inaperçue, mais qui mérite d'être soulignée aujourd'hui, car elle devient malheureusement de plus en plus rare. On lira aussi avec intérêt, parce que contenant des aperçus généraux sur la Bourgogne, les publications [28], [55] et [59].

Enfin il est une des formes de cette activité dijonnaise que je tiens à mentionner spécialement ici : c'est le levé des cartes géologiques, tâche absorbante, parfois ingrate, mais fort utile et dont le mérite reste trop souvent oublié. Les deuxièmes et troisièmes éditions des feuilles géologiques au 1 /80.000e de DijonetdeBeaune sont en grande partie l'oeuvre de Chaput, aidé de son collaborateur Raymond Ciry ; il a travaillé également à la rédaction des deuxièmes éditions des feuilles de Chalon, de Lisieux, de Bourges au 1 /80.000e, de Bourges au 1 /320.000e et collaboré à la révision de la feuille de Mâcon au 1 /80.000e non encore publiée. Rappelons aussi à ce sujet les grands services qu'il a rendus dans la région par ses études relatives à l'alimentation des villes et villages en eau potable et à la délimitation des crus des vignobles de la Côte d'Or. Il ne faut donc point s'étonner de ce que son dévouement à l'Université et aux milieux scientifiques de la Bourgogne lui ait valu de conquérir l'estime et la reconnaissance de tous ses collègues dijonnais et lui ait acquis droit de cité dans la capitale de sa province d'adoption, droit consacré par son admission, en 1922, à l'Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Dijon.

Mais brusquement, en 1928, une nouvelle orientation bien imprévue était offerte à notre jeune géographe et géologue. Le Gouvernement de la République turque fit appel à lui à ce moment et intervint auprès de l'Administration française pour obtenir l'envoi à l'Université d'Istanbul d'un professeur que l'on savait capable d'y assurer l'enseignement de la Géologie et de la Géographie Physique et d'y préparer de jeunes chercheurs à poursuivre à leur tour l'exploration scientifique de la Turquie. Chaput n'hésita pas à accepter, par dévouement pour son pays, un changement d'existence qui allait certainement lui créer des soucis et des labeurs multiples. Néanmoins bien des titres le qualifiaient pour cette mission et il partait accompagné d'une collaboratrice dont il savait bien qu'elle lui épargnerait nombre de soucis matériels et deviendrait elle-même exploratrice à ses côtés. Il apportait dans sa tâche nouvelle des qualités de prudence, de sérieux, de modestie, de large compréhension qui furent vite appréciées des universitaires, des ingénieurs et des administrateurs de la République turque, hommes d'abord un peu réservé, mais riches de toute la fine psychologie aiguisée au contact de tant de nations et de civilisations dans ce carrefour de l'Europe et de l'Asie. Les solides vertus françaises firent à Monsieur et à Madame Chaput, dans les cercles d'Istanbul et d'Ankara, non seulement des relations mais même des amitiés. Tous deux participèrent ainsi à l'activité de la petite équipe française de naturalistes, de littéraires, d'archéologues que conduisait avec tant de dévouement et de compétence Albert Gabriel, Directeur de l'Institut français d'Istanbul.

Au cours d'un premier congé de trois ans, du ier novembre 1928 au ier novembre 1931, puis de nouveau, sur la demande expresse du Gouvernement turc, du 13 mars 1934 au ier janvier 1935, Chaput enseigna officiellement la Géologie et la Géographie Physique à l'Université d'Istanbul. Et surtout, chaque année, depuis 1928, toutes ses vacances furent consacrées à de longues explorations qui lui firent sillonner en tous sens l'Asie Mineure, depuis les riants rivages du Bosphore et de la mer Egée jusqu'aux immenses déserts de l'Euphrate, soit avec sa courageuse compagne, soit avec des collègues français ou turcs, soit enfin avec des élèves, pour lesquels ces randonnées étaient un vrai prolongement des enseignements universitaires. La déclaration de guerre le surprit à Ankara, au moment où il allait partir pour une exploration de grande envergure des richesses minières de l'Anatolie intérieure, et c'est de justesse qu'il put encore regagner la France.

Il serait hors de propos de vouloir faire ici un exposé complet des résultats techniques et scientifiques de ces multiples voyages ; je dis bien résultats techniques ; car les administrations turques eurent souvent recours à notre ami pour des études intéressant le développement économique du pays : par exemple ce fut d'après ses conseils que l'on réalisa l'alimentation en eau de la ville d'Ankara. Du point de vue purement scientifique, je me contenterai de renvoyer aux deux très importantes publications dans lesquelles sont soigneusement relatées toutes les observations géologiques et géographiques patiemment accumulées au cours de ces dix années d'explorations.

La première [95], la plus longue et la plus détaillée, parue en 1936, est modestement intitulée : « Voyages d'Études géologiques et géomorphogéniques en Turquie ». Et en effet on trouve bien là, avant tout, des notes de voyage, des descriptions d'itinéraires ; les coupes géologiques y tiennent une large place, mais l'habile analyste des formes du terrain s'y révèle aussi à chaque pas. Enfin, dans un chapitre final, l'auteur replace ses découvertes nouvelles dans le cadre des faits déjà connus et montre brièvement quelle contribution il apporte à la stratigraphie, à la tectonique, à la morphologie de l'ensemble de l'Asie Mineure.

Signalons rapidement quelques-unes de ces nouveautés :

La position stratigraphique des quartzites dévoniens du moyen Bosphore est précisée : ces roches sont, là, inférieures au Coblencien fossilifère. Le Viséen à Productus et l'Ouralien à Schwagerina -princeps sont signalés pour la première fois aux environs d'Ankara. Dans toute l'Anatolie est reconnue la grande extension du Permien marin à Fusulinidés (Neoschwagerina, Sumatrina). Près d'Ankara, Chaput identifie par des fossiles le Bajocien, le Callovien, l'Oxfordien avec des radiolarites grises ou rouges qui se retrouvent dans des calcaires schisteux profonds à Aptychus du sommet du Jurassique. De nouveaux témoins de Crétacé supérieur, souvent transgressif, sont étudiés un peu partout, et la répartition des faunes à Bélemnitelles d'une part et à Rudistes de l'autre, permet d'y suivre, longeant le rivage sud de la mer Noire, la limite des deux provinces, septentrionale et méditerranéenne ; de cette dernière dépend un faciès Flysch avec intercalations de calcaires à Rudistes bien développées dans le Taurus oriental. La stratigraphie des grès et calcaires à Nummulites de l'Éocène est précisée ; et Chaput peut, en certaines régions, attribuer à l'Oligocène une série gypso-salifère qui vient s'intercaler entre les calcaires à Nummulites et le Miocène. La découverte de faunes marines burdigaliennes dans le Taurus oriental permet de déterminer l'âge des formations lagunaires ou lacustres miocènes, burdigaliennes, helvétiennes ou pontiennes si développées en Asie Mineure, particulièrement dans les plateaux de l'Anatolie intérieure. Enfin, par des gisements fossilifères découverts et soigneusement étudiés dans la région d'Istanbul, Chaput et ses collaborateurs turcs démontrent que la classique faune à Hipfiarion, dite pontienne, débute dès le Sarmatien supérieur (Chersonien).

Dans le domaine de la tectonique, des recouvrements avec poussées vers le nord, qui superposent du Dévonien à du Crétacé supérieur, dans les régions méridionales du Bosphore, viennent attester le prolongement, dans cette contrée, de l'arc alpin, caractérisé par ce même sens de poussée, qui se retrouve dans la région d'Héraclée. Dans les environs d'Ankara, Chaput définit pour la première fois le tracé assez compliqué d'un faisceau de « plis galates », contournant des môles relativement rigides, constitués par les massifs du moyen Kizil Irmak, de la Lycaonie et de Sivri Hissar. Enfin, si, après des mouvements antésénoniens dont l'importance se révèle de jour en jour, la dernière période de grands plissements se place en Asie Mineure entre l'Oligocène et le Miocène, en réalité l'activité orogénique y a contribué jusqu'à nos jours : le Miocène et même le Pliocène y sont ondulés et faillés, relevés sur les bords des bassins ; Chaput a même vu l'Helvétien marin fossilifère redressé jusqu'à la verticale dans les environs de Marash (Taurus oriental). D'ailleurs les minutieuses et subtiles analyses morphologiques que notre explorateur a multipliées tout au long de ses itinéraires montrent aussi l'âge récent de ces mouvements du sol et la jeunesse des plateaux et des bassins. De nombreuses (86) et magnifiques photographies, accompagnées de commentaires détaillés et judicieux viennent illustrer ces descriptions.

La dernière oeuvre turque de Chaput [112] est le beau volume formant le tome I (Géologie et Géographie Physique) de la publication intitulée « Phrygie », faite sous la direction de M. Albert Gabriel, Directeur de l'Institut français d'Archéologie de Stamboul. Il s'agit là d'une véritable monographie de la région des monuments phrygiens, région qui correspond à la Phrygie orientale et empiète à la fois sur les plateaux steppiques de l'Anatolie intérieure et sur les pays au relief plus varié et plus « méditerranéen » formant la bordure de l'Anatolie occidentale. La partie principale de cette monographie est consacrée à la Géologie et à la Géomorphogénie, mais Chaput y a ajouté des chapitres relatifs au Climat, à l'Hydrographie et à la Géographie botanique.

Ce volume nous donne donc une idée de ce que l'auteur aurait voulu faire pour toutes les régions de la Turquie, idée très imparfaite d'ailleurs, et voici pourquoi : comme notre ami me l'avait déclaré à plusieurs reprises, il n'avait encore voulu publier que des faits positifs, des observations. Certes, beaucoup de ses prédécesseurs, après de rapides voyages en Asie Mineure, n'avaient pas hésité à en imaginer la structure et à l'intégrer dans de plus vastes synthèses englobant l'Europe alpine et les chaînes asiatiques. Ces synthèses, celles de Kober, d'Emile Argand, de Kossmat, de Renz, de Walter Penck, Chaput les connaissait fort bien ; mais son esprit positif et critique, disons son « cartésianisme » d'intellectuel français, lui faisait juger fragiles et téméraires de pareilles architectures ; non seulement il n'osait pas en édifier pour son compte, mais même il n'a pas cru utile d'exposer à ses lecteurs les synthèses de ses devanciers ; et il n'y fait, dans ses deux grands ouvrages, que de brèves allusions. Il faut avouer que cela rend la lecture de ces ouvrages assez pénible pour les géologues qui ne savent rien de la structure de l'Asie Mineure. Mais Chaput a volontairement préféré encourir ce reproche plutôt que de fournir à ses lecteurs un cadre risquant d'être déformé ou disloqué par les recherches futures, peut-être même par les siennes propres ; et, il faut bien le dire, une pareille prudence ne peut qu'être approuvée par tous ceux qui connaissent suffisamment la chaîne alpine pour pouvoir en confronter les grandes synthèses classiques avec leurs observations sur le terrain. Notre ami a voulu être d'abord, non un vulgarisateur pour le grand public géologique, mais un guide pour ceux qui travaillent et travailleront en Asie Mineure; les synthèses, dans ses projets d'avenir, devaient venir plus tard, et son oeuvre est restée malheureusement inachevée.

Il est aussi une autre direction de l'activité de Chaput qui a été brusquement interrompue par le destin ; c'est ce que j'appellerai son activité d'érudition. Parmi ses collègues des autres Universités françaises, certains se confinent étroitement dans le domaine de leurs propres recherches, c'est-à-dire généralement dans les provinces où ils enseignent. D'autres ont le souci de suivre les progrès de notre science dans la France tout entière. Mais bien peu sont ceux qui s'astreignent au pénible travail de parcourir les revues étrangères et d'y découvrir des idées générales, des théories nouvelles, des observations cruciales susceptibles de guider les recherches par delà les frontières et d'enrichir de notions neuves le patrimoine géologique international. Chaput était de ces derniers, surtout depuis que ses travaux en Turquie l'avaient conduit à étendre le champ de ses lectures ; et sa participation au Congrès Géologique International de Moscou, en 1937, avait encore élargi le domaine de sa curiosité. Lui ayant demandé de collaborer avec moi pour la rédaction d'un article général sur le Tertiaire [101] que nous avons publié ensemble en 1938, dans une Revue de documentation internationale, j'avais été vraiment émerveillé par l'étendue de son érudition et la précision de ses analyses. S'il avait pu poursuivre sa carrière, il serait certainement devenu, dans la géologie française, un agent de liaison avec le mouvement scientifique international.

Ainsi, une monographie géologique et géographique de la Bourgogne, une synthèse de l'Asie Mineure, enfin des ouvrages d'érudition, tel était le programme que Chaput aurait certainement réalisé s'il eût vécu ; il arrivait à un tournant de sa carrière scientifique et à l'aurore d'une période véritablement productive, après une lente et prudente préparation.

De si belles promesses d'avenir ont été soudainement anéanties.

En février 1943, Chaput entrait dans une clinique de Dijon, où il devait subir une délicate opération chirurgicale ; des complications imprévues surgirent ; ce furent des semaines de souffrances supportées courageusement ; le 7 avril une embolie pulmonaire se déclarait et notre ami s'éteignait doucement le 16 avril.

Cette âme si constamment dominée par le souci du devoir quotidien n'avait connu ni les vaines ambitions, ni les roueries, ni les compromissions ; cette droiture devait avoir sa récompense, car il lui fut donné d'affronter franchement la mort en face. Toute sa vie notre ami avait gardé un fond de candeur et de pureté que rien n'avait altéré ; aussi, et tout naturellement, retrouva-t-il pendant ces semaines de souffrances la foi de son enfance et les souvenirs du lointain foyer familial ; et c'est dans la sérénité et la résignation chrétiennes que s'est achevée sa vie terrestre. Puisse le souvenir d'une si calme et belle fin adoucir le chagrin de la fidèle compagne qui l'assista jusqu'à ses derniers moments.

Maurice Gignoux, Professeur de Géologie à l'Université de Grenoble.

L'OEUVRE GÉOGRAPHIQUE D'ERNEST CHAPUT
par Emmanuel de Martonne

La mort prématurée d'Ernest Chaput n'a pas moins frappé les Géographes que les Géologues. Pour les uns comme pour les autres elle a été ressentie comme une perte irréparable.

A peine Agrégé des Sciences Naturelles, et nommé professeur au Lycée de Lyon, le choix de son sujet de Thèse de Doctorat l'engageait dans une voie relativement peu fréquentée par ses collègues : l'étude des terrasses quaternaires. L'influence de Depéret peut y avoir contribué, mais ceux qui ont connu le tempérament de Chaput n'ont pu s'étonner de le voir s'orienter vers une étude promettant peut-être moins de résultats éclatants et où tout dépend de la patiente et scrupuleuse observation des faits. Sa thèse sur les terrasses de la Loire, parue en 1917, devait rester jusqu'à aujourd'hui un modèle [6].

Il avait pu y suivre, sur le grand fleuve, du Velay jusqu'à l'estuaire et sur la plupart de ses affluents, un système de remblaiements correspondant aux niveaux signalés par Depéret et de Lamothe : terrasses de 15 à 20 mètres au-dessus de l'étiage actuel, de 30 à 40 mètres, de 50 à 60 mètres, de 90 à 100 mètres et de 130 mètres, sans compter les traces d'un remblaiement pliocène vers 200 mètres ; résultat d'autant plus remarquable que, sur les diverses artères du bassin, en particulier sur la Loire et l'Allier, les secteurs de plaine alternent avec des secteurs encaissés à forte pente, et que l'épaisseur des alluvions est souvent très réduite.

Le géologue avait déjà reconnu dans cette étude l'intérêt de se faire géographe et il utilisait, pour raccorder des surfaces de remblaiement discontinues, les surfaces d'aplanissement dans la roche situées à la même altitude relative. Il accordait une grande importance aux plateaux nivelés aux environs de 200 mètres, correspondant à la phase terminale du Pliocène, qu'il distinguait nettement des surfaces d'érosion miocènes, témoins d'une pénéplaine plus ou moins déformée et passant sous les coulées basaltiques. Il discutait avec sagacité les variations régionales de l'altitude relative des plus basses terrasses en considérant le thalweg actuel, dont la pente varie assez sensiblement, car il ne s'agit pas encore d'un profil d'équilibre. Loin de s'enfermer dans l'étude de son sujet, il établissait des comparaisons avec ce qu'on savait des grands bassins voisins : Garonne et Seine.

On ne s'étonnera pas qu'il ait été tenté d'y appliquer une méthode qui avait donné sur la Loire des résultats aussi précis.

Le mémoire sur les « Terrasses alluviales de la Seine entre la Manche et Montereau » [33] est remarquable par l'étude pénétrante des grands méandres encaissés qui caractérisent la vallée de ce fleuve avec leurs terrasses étagées. Chaput avait déjà remarqué en quelques points du bassin de la Loire des fausses terrasses, qu'il avait su distinguer des terrasses régulières en les attribuant au développement de méandres. La Seine lui offrait l'occasion de reprendre en détail la question. C'est en suivant les géographes qui ont établi les lois de l'évolution des méandres, l'élargissement de leur calibre par le recul du versant concave et la migration vers l'aval, que Chaput s'est trouvé capable de débrouiller la topographie et la stratigraphie des nappes alluviales de chaque grand méandre de la Seine, exactement cartographié, avec tracés successifs des thalwegs correspondant aux niveaux réguliers, en distinguant leurs talus de ceux résultant simplement du sapement de la branche amont. Il a été conduit ainsi à définir les nappes qualifiées par lui de « terrasses polygéniques », qui se laissent difficilement rapporter à un niveau défini ; expression heureuse qui a servi depuis de modèle pour la locution géographique de « surface polygénique » désignant les surfaces d'érosion où se fondent les effets de plusieurs cycles [35].

Le mémoire sur les terrasses de l'Aquitaine [52] étudie un cas nouveau : celui d'un grand fleuve torrentiel, encore assez loin du profil d'équilibre, coulant sur des alluvions peu épaisses et capable de mordre le roc. On y retrouve les terrasses polygéniques, avec tendance générale au glissement du lit vers la droite. Chaput réussit à y expliquer par ces considérations des formes dont la signification et l'âge relatif n'avaient pas toujours été exactement reconnus par les meilleurs auteurs.

Au bout d'une quinzaine d'années d'activité, l'autorité de Chaput sur une question où l'observation des formes du terrain joue un rôle aussi important que celle des coupes était reconnue par tous les géographes. En 1928, l'Union Géographique Internationale, ayant mis à l'ordre du jour de son Congrès de Cambridge la discussion des niveaux de terrasses quaternaires, le chargeait du Rapport sur les bassins fluviaux et les côtes de la France Atlantique [58]. De tous les rapports analogues publiés à cette occasion, le travail de Chaput apparut comme le plus complet, le plus impartial et le plus vraisemblable dans ses conclusions. Au Congrès de Paris, en 1931, c'est à Chaput qu'on s'adressa pour diriger l'excursion qui devait étudier les terrasses de la Seine et le compte rendu de cette excursion avec les discussions passionnées qui s'y déroulèrent est un des plus instructifs des écrits de ce genre [80].

Appelé à l'Université de Dijon, puis à celle de Strasbourg, pour revenir à la capitale de la Bourgogne, Chaput a tenu à y joindre à l'enseignement de la Géologie celui de la Géographie Physique, et ses anciens élèves ont assez témoigné combien ses leçons, ses excursions, ses directions de travaux avaient pu les attirer de ce côté.

Dans ces conditions, on ne saurait s'étonner de l'honneur qui lui a été fait quand l'Université d'Istanbul demanda à la France un Professeur de Géographie. Son nom, mis en avant, fut immédiatement accepté. En novembre 1928, Chaput prenait possession de son poste pour trois ans. C'était une nouvelle période de sa vie scientifique qui s'ouvrait, période exceptionnellement féconde, qui devait lui assurer une réputation mondiale, en même temps qu'elle contribuait à rehausser le prestige de la Science française. Son autorité affirmée dès le début lui permettait d'organiser des expéditions d'exploration en Anatolie, admirable champ d'études où il allait donner toute sa mesure en débrouillant à la fois les problèmes stratigraphiques, tectoniques et morphologiques, et parmi ces derniers des questions aussi originales que celles de l'influence des changements de climats, de l'extension des régions aréiques ou endoréiques, des anciens lacs, etc...

Il faut avoir passé quelques jours à Istanbul, accueilli par ses élèves turcs, pour mesurer toute son influence et l'éclat de son apostolat scientifique.

Après l'expiration de son contrat de trois ans, Chaput, passionné pour son oeuvre, réussit, sans négliger l'Université de Dijon où il avait repris sa chaire, à consacrer chaque année plusieurs mois à ses explorations anatoliennes ; il passait même encore dix mois de 1934 en Turquie. D'importants mémoires accompagnés de cartes originales ont relaté les principaux résultats de cette activité.

En nous limitant au domaine purement géographique, il faut rappeler : l'étude du relief dans la région d'Ankara parue aux Annales de Géographie [70], faisant ressortir la continuité de l'endoréisme pendant tout le Néogène, les conquêtes du drainage vers la mer Noire au Quaternaire et des épisodes récents aussi curieux que celui de l'Emir Gôlu, ancienne vallée à méandres encaissés que les cônes de déjection de torrents ont réussi à barrer en les transformant en lacs sinueux ; - puis l'analyse du modelé de l'Anatolie et de la Thrace présentée au Congrès International de Géographie de Paris en 1931 [81], démontrant nettement le rôle des mouvements du sol, postérieurs à la phase des plissements alpins, qui ont déterminé la formation de multiples bassins lacustres sans écoulement et le développement des aplanissements en rapport avec ces niveaux de base locaux ; - mais surtout le grand mémoire publié par l'Institut Français de Stamboul en 1936 [95], qui précise les indications antérieures à la fois sur l'Anatolie intérieure, sur le Taurus et sur la région des Détroits.

La structure de l'Anatolie s'ordonne, pour Chaput, autour de trois noyaux hercyniens séparés par des gouttières de sédimentation dont le matériel comprimé donne à l'Oligocène des plis jurassiens soudant les blocs anciens ; mais c'est bien le Néogène qui conduit aux paysages actuels par des déformations de moins en moins accusées, en créant les bassins intérieurs en fonction desquels se développent de vastes surfaces d'érosion tronquant les dépôts lacustres plus ou moins disloqués et parfois même leur soubassement. Le Quaternaire a encore vu des affaissements locaux donner des bassins complètement fermés tels que les plaines du Tuz Gôlu, de Konya et du lac d'Ilgm.

Dans le Taurus, où la mer miocène a pénétré jusque sur le versant anatolien vers Konya, avant l'établissement du régime lacustre, Chaput retrouve des aplanissements arasant les plis oligocènes, déformés par des ondulations à grand rayon de courbure qui portent le Miocène à 2.000 mètres, attaqués eux mêmes de nouveau par les érosions néogènes créant des sortes de glacis par des processus de modelé aride analogues à ceux des « pediments » américains.

Un mémoire plus récent encore est venu apporter d'intéressants détails sur les formations volcaniques de la région de Konya avec les étranges paysages de tufs aux falaises creusées de grottes.

D'autres publications devaient suivre. Malgré une santé ébranlée, Chaput, accompagné et soutenu par le dévouement d'une compagne qui partageait sa vie de recherches sur le terrain et au Laboratoire, ne semblait pas près de s'arrêter... Il en a hélas été autrement !

Qu'il soit permis à un géographe, témoin de sa belle carrière, de saluer en lui un Collègue éminent, dont l'oeuvre restera comme un monument de labeur probe, précis et fécond.

Emmanuel de Martonne,
Membre de l'Académie des Sciences.

L'OEUVRE D'ERNEST CHAPUT EN TURQUIE
par Albert Gabriel

En juillet 1928, l'Université de Stamboul, désireuse de confier à un savant de valeur éprouvée l'enseignement de la Géographie Physique, faisait appel à Ernest Chaput qui acceptait l'invitation et prenait possession de son poste au début de novembre. Depuis cette date jusqu'à la guerre de 1939, c'est-à-dire pendant onze années, Chaput consacra à la Turquie la plus grande part de son activité scientifique. De novembre 1928 à novembre 1931, il occupa à la Faculté des Lettres de Stamboul la chaire de Géographie Physique en même temps qu'il assurait un enseignement régulier à la Faculté des Sciences. Bien qu'il eût repris, à l'automne de 1931, son poste de Dijon, il resta en contact étroit avec le Ministère de l'Instruction Publique d'Ankara : à sa demande, en 1934, il enseignait pendant un semestre à l'Université de Stamboul et de 1936 à 1939, il revenait chaque année en Turquie, donnant des conférences à l'Université, dirigeant des voyages d'études, accomplissant, en compagnie de collègues turcs, d'importantes explorations.

Tels sont, en quelques mots, les faits essentiels qui situent l'action de Chaput au cours de ses missions en Turquie. Quels furent le caractère et la qualité de cette action, son retentissement dans les milieux intellectuels turcs, ses principaux résultats scientifiques, c'est ce que je voudrais exprimer ici, en hommage à la mémoire de l'éminent savant dont je m'honore d'avoir été l'ami. Témoin journalier de son oeuvre, confident de ses projets, de ses espérances, je n'ai qu'à évoquer nos longs entretiens, nos périples à travers l'Anatolie, les menus incidents de notre vie commune, pour que sa chère et belle figure m'apparaisse. Je le revois, je l'entends, je crois être encore en contact avec sa chaude amitié, et je retrouve parmi mes souvenirs, la trace de sa pensée si lucide et si claire, et le témoignage de son labeur ardent et fécond. Pourquoi ne point l'avouer ? L'amertume de ma peine trouve ici quelque adoucissement à remuer ces souvenirs, à évoquer ces années de séjour à l'étranger, à marquer le rôle éminent qu'y a joué mon ami, à rendre justice à sa mémoire, à son effort, à son dévouement.

Dès son premier contact avec l'Université de Stamboul, Chaput fut adopté par les professeurs et les étudiants turcs. Certes, il eut la bonne fortune d'être accueilli par le Recteur Nechet Ömer, par le Doyen Fuad Köprülü, par le secrétaire général Madjid, hommes perspicaces et réfléchis qui surent apprécier les exceptionnelles qualités intellectuelles et morales du nouveau professeur. Une autre chance le favorisa : Ibrahim Hakki, professeur à l'Université, qui fut chargé de traduire ses cours et de l'accompagner dans ses voyages, devint rapidement son ami et l'assista pendant onze années avec la fidélité la plus affectueuse, avec autant d'intelligence que de dévouement. Mais si tous furent conquis dès l'abord, par ce Français, c'est qu'il leur apparut comme le représentant de ce que les étrangers considèrent, à tort ou à raison, comme nos qualités nationales essentielles. En ce Lorrain de Paris, ils prisèrent la haute tenue, l'attitude aussi éloignée de la morgue que du laisser-aller, la réserve tempérée de bonne grâce, l'esprit savoureux. Ils discernèrent bien vite que le nouveau venu n'avait point l'échiné souple, mais n'en furent point émus. La fierté et l'indépendance d'un homme libre, ce sont là des qualités que possède un Turc de bonne souche et qu'il retrouve volontiers chez autrui.

La jeunesse universitaire, elle aussi, estima à leur poids ces mêmes vertus. Si elle pèche parfois par une sorte d'hypercriti-cisme, cette jeunesse des Écoles et des Facultés garde une spontanéité et une fraîcheur de sentiments dont un homme comme Chaput devait recueillir les bénéfices. Les étudiants admirèrent le savoir de leur maître et les plus novices eux-mêmes furent frappés de la solidité, de la perfection de ses leçons. Le dévouement absolu à sa tâche, l'intérêt avec lequel il suivait les études de ses jeunes disciples, les guidait, les encourageait, tout cela gagna leur estime, leur respect, leur affection. Pour juger de la sincérité de leurs sentiments il faut avoir assisté aux départs de Chaput, lorsqu'il regagnait la France. Étudiants et étudiantes, massés en groupes compacts sur le quai de l'Orient-Express, à la gare de Sirkedji, exprimaient à leur maître avec une véritable ferveur leurs souhaits de bon voyage, leur espoir d'un prompt retour. Il y a des gestes qui ne trompent point, des manifestations d'attachement que nulle consigne officielle ne saurait susciter. Et je ne sache pas que d'autres professeurs étrangers aient jamais réuni une telle unanimité.

A Ankara, dans les différents services qu'il fut appelé à fréquenter, soit qu'on le consultât sur quelque question technique, soit qu'on sollicitât son avis pour la réorganisation de l'enseignement, Chaput entra en contact avec des ministres, des secrétaires d'État, des hauts fonctionnaires. Et tous les échos qui me parvenaient de la capitale, toutes les impressions que j'y recueillais attestaient que notre compatriote avait, en peu de temps, gagné toutes les sympathies, que son labeur scientifique était suivi avec une attention soutenue, qu'on en comprenait toute la valeur et toute la portée. On ne se bornait point d'ailleurs à des éloges, mais on s'ingéniait, en toutes circonstances, à faciliter la tâche du professeur et du savant en lui procurant tous les moyens matériels d'accomplir ses voyages d'exploration. Et tout cela avec une largeur de vues et une générosité dont Chaput garda toujours un souvenir reconnaissant.

Il a vécu là-bas les plus belles années de sa vie, ses heures les plus pleines. Et l'accueil qu'il trouvait à Stamboul même, dans les milieux intellectuels turcs, l'attachait davantage d'année en année à ce pays ami. Il est vrai que, dans le cercle assez restreint qu'il fréquentait, on parlait moins de géologie que de littérature ou de musique. On parlait surtout de la France. Par sa conversation alerte, par ses reparties souvent incisives, par l'honnêteté foncière, solide, que trahissaient ses propos, Chaput était vraiment un homme de France. Il laissait à d'autres les petites roueries, les flagorneries avilissantes par quoi, trop souvent, on compte tromper ou séduire l'étranger. Il restait droit, direct, sans détours, parfois abrupt. Il gardait sa ligne, et les Turcs, qui le comprenaient, l'en estimaient davantage. Et puis, à côté de Chaput, il y avait sa noble femme, en qui s'alliaient sous le voile d'une modestie parfois excessive, les plus rares qualités de l'intelligence et du cour. Découvrir en une Française du Dauphiné tant de science et de bonté, tant de finesse et de courage tranquille, ce fut pour certains une sorte d'enchantement, et, pour le bon renom de notre pays, un exemple vivant, plus éloquent que tous les discours.

Tous ceux qui ont suivi Chaput dans l'accomplissement de sa tâche, dans l'exercice de ses fonctions de professeur, dans ses recherches de savant ont pu constater avec quelle sûre méthode, fruit d'autant de science que d'expérience, il organisait son enseignement, avec quelle maîtrise il conduisait ses enquêtes. Les environs de Stamboul furent le lieu d'élection des leçons sur le terrain au cours desquelles il s'efforçait d'initier ses jeunes élèves à l'observation scientifique rigoureuse. Désireux de bénéficier de ces leçons, si riches de substance et d'aperçus originaux, des professeurs de tous ordres, jusqu'à des collègues de l'Université, se joignaient aux étudiants. Rien qui fût livré au hasard de l'improvisation. La région choisie avait été, au préalable, soigneusement reconnue et étudiée par le maître, et le programme de la journée fixé avec précision. C'est au cours de ces excursions que Chaput rassembla nombre d'observations originales, objet de notes dispersées à travers les revues scientifiques, de communications transmises aux sociétés savantes.

Mais, dès les premiers temps de son séjour en Turquie, il tourna ses regards vers l'Anatolie, où l'étude du terrain offre tant de perspectives inexplorées. Il est peu de contrées où il n'ait voyagé, séjourné, et en certaines d'entre elles, particulièrement intéressantes, il est revenu à diverses reprises. Brousse et la Bithynie, Ankara et l'Anatolie Centrale, la Cappadoce et le Pont, les rives de la Mer Noire jusqu'à Trébizonde, Konya et les lacs, Smyrne et les côtes de l'Ionie, la péninsule de Cnide, la Cilicie et le Taurus, Eskichehir, Afyonkarahisar et la Phrygie, Malatya et l'Euphrate, enfin au delà de ce fleuve, dans la zone réservée, Diyarbekir et la vallée du Tigre, voilà quels furent les champs principaux de sa recherche. Elle s'étendit, on le voit, exception faite de quelques régions excentriques, à l'ensemble du territoire asiatique de la Turquie. Dans ce vaste laboratoire qui était devenu son domaine de prédilection, Chaput poursuivait de front de multiples investigations, accumulant les notes, les photographies, les échantillons géologiques, traçant des cartes, des croquis, établissant des comparaisons, des rapprochements, ordonnant déjà, dans sa pensée, les grandes lignes de la synthèse qu'eurent permise de si minutieuses analyses.

Il manifestait au cours de ces voyages un enthousiasme tout neuf, un entrain juvénile. Alerte et de belle humeur, indifférent au manque de confort des logis de fortune, insoucieux des nourritures étranges et incertaines, des contretemps de la route et du campement, il avait laissé derrière lui, semblait-il, les tracas quotidiens dont ses scrupules chargeaient sa vie universitaire. Il cheminait à grands pas, de l'aube à la fin du jour, kodak et marteau en bandoulière, les poches bourrées de cartes, de carnets de notes, en compagnie du fidèle Ibrahim Hakki, de jeunes professeurs de l'Université ou de quelque étudiant qui lui servait d'interprète. Et Madame Chaput, animée d'une même ardeur, le suivait en ses plus lointaines randonnées. Je songe avec émotion à nos rencontres fortuites où, au détour d'un grand chemin, je le saisissais en pleine action, à d'autres où une commune mésaventure nous réunissait, comme ce jour de 1932 où, sur la route de Malatya à Dyarbekir, que nous parcourions en sens inverse, nos autos se trouvèrent bloquées face à face dans la boue gluante. Et surtout j'évoque avec une amère nostalgie les visites qu'il fit à notre champ de fouilles de Yazilikaya, au cours de ses recherches en Phrygie. L'une d'elles, entre autres, au crépuscule d'un j our d'octobre qui annonçait déjà le rude hiver du Haut-Plateau. Madame Chaput l'accompagnait. Ils étaient l'un et l'autre fourbus mais joyeux, fort satisfaits du butin de leur journée. Nous ne pûmes leur offrir que du pain, des oufs, un reste de yoghourt et une piètre paillasse. Mais dans notre âtre clairait un grand feu de sapin. Nous avons passé, ce soir-là, de belles heures, à bâtir de grands projets. Cette Phrygie, si riche d'un passé mystérieux, avait séduit le géologue. Il espérait en pousser l'étude en profondeur et l'on peut imaginer ce qu'eût été le grand travail qu'il entrevoyait déjà en parcourant l'admirable introduction géologique et géographique que forme le premier volume de notre Exploration archéologique de la Phrygie. L'ouvrage contient, entre autres, un chapitre sur le climat, un autre sur la géographie botanique, qui montrent comment d'année en année s'amplifiait le champ de recherches de l'auteur, et quelles promesses pour l'avenir recélaient sa science et sa maîtrise.

Il s'était acquis une réputation mondiale et on le considérait, à juste titre, comme le géologue le plus compétent sur les questions anatoliennes. C'était bien aussi l'opinion des pouvoirs publics de Turquie qui sollicitaient son avis au sujet d'une question capitale, celle des adductions d'eau de la région d'Ankara, qui l'invitaient officiellement au Congrès d'Agriculture d'Ankara où l'étude du sous-sol anatolien devait tenir une large place. Après les séismes qui désolèrent les provinces de l'Ouest, on lui demandait de se joindre à la mission qui allait étudier sur place les effets des tremblements de terre dans la région de Smyrne et dans la presqu'île de Cnide. Et lorsqu'il fallut aviser aux mesures à prendre à la suite du glissement de la voie ferrée entre Soma et Bandirma, ce fut au Professeur Chaput que s'adressa la Compagnie.

On voit quelles furent les multiples faces d'une activité entièrement consacrée, sans arrêt ni repos, à la science qu'il servait. Et son désintéressement était tel qu'il fallait batailler pour lui faire accepter les modestes indemnités auxquelles il avait droit. Encore sa générosité sans borne trouvait-elle le moyen de se délester rapidement, au profit d'autrui, de ce pécune auquel, certes, il attachait beaucoup moins d'importance qu'au plus banal de ses cailloux.

Rentré en France, dans son laboratoire de Dijon, dans ceux de Paris, Chaput, tout en assumant, et avec quelle conscience scrupuleuse, sa tâche universitaire, étudiait, mettait en oeuvre les matériaux rassemblés en Turquie. Certains d'entre eux étaient l'objet d'une note succincte, d'autres lui permettaient de bâtir un article exhaustif. En même temps, il préparait et publiait d'importants volumes comme les Voyages d'Études Géologiques et Géomorphogéniques en Turquie, comme la Géologie et Géographie Physique de la Phrygie. Il suffit, au reste, de jeter un regard sur la bibliographie jointe au présent recueil pour juger de l'importance de ce qu'on pourrait appeler « l'oeuvre turque » d'Ernest Chaput.

Seuls des spécialistes qualifiés seront en droit de montrer pertinemment l'étendue et la variété des recherches poursuivies, de relever dans les publications tout ce qu'elles contiennent de neuf, d'original, de mises au point de détail et de vues d'ensemble. Mais il n'est pas un lecteur à qui n'apparaisse, dès les premières pages, une pureté de forme qu'on rencontre bien rarement en de tels ouvrages. La densité et la concision du texte, la netteté du style attestent, comme les méthodes de recherche, la rigueur de pensée et les scrupules constants de l'auteur. Ce souci qui préside à l'exposition des faits, cette clarté qu'on retrouve dans la moindre note comme au cours des livres les plus copieux ne sont-ils point le reflet de ces dons naturels qui, dès le Collège Rollin, valaient à Chaput des récompenses en latin et en français au Concours général ? Et ce rappel des lointains succès de l'écolier ne permet-il pas de mieux comprendre, de mieux apprécier les qualités exceptionnelles de l'homme et du savant ?

De ces qualités bénéficia largement l'oeuvre collective où l'on avait jeté des bases d'une collaboration intellectuelle durable et féconde entre la France et la Turquie. Chaput y joua un rôle capital. Jamais on ne sollicita en vain son concours aux heures où le Centre d'Études Turques groupait à la Sorbonne des intellectuels turcs et français, et les conférences qu'il y donna chaque hiver retentirent bien au delà des limites d'un amphithéâtre parisien. Mais surtout ses contacts avec les milieux turcs les plus divers, son souci d'associer à ses propres recherches des collègues turcs et de diriger les jeunes spécialistes vers des travaux originaux, tout cela avait créé autour de sa personne un groupement de sympathies que chaque année voyait s'accroître et se développer. Me sera-t-il permis d'ajouter que les mêmes sentiments s'adressaient à Madame Chaput, la plus dévouée des compagnes, dont le savoir et l'activité étaient cités en exemple ? Au reste, une grande part lui revient, dans l'élaboration de l'oeuvre scientifique de son mari. Il a écrit lui-même - et il pesait ses mots - : « Je ne saurais trop estimer l'importance de sa collaboration ». Et cette collaboration scellait l'union profonde de deux coeurs, de deux esprits.

Durant l'été de 1939, il était une fois encore de retour en Turquie et s'apprêtait à réaliser un de ses plus chers projets, une étude d'ensemble des mines, anciennes et récentes, de l'Anatolie. Grâce aux bons offices de son collègue et ami Hamit Nafiz, avait été préparée, sous les auspices de l'Institut minier d'Ankara, une expédition scientifique de grande envergure qui réunissait de nombreux collaborateurs, géologues, ingénieurs, topographes, et qui disposait de larges moyens, notamment de puissantes automobiles spécialement aménagées. L'expédition devait être dirigée par Chaput et nul doute qu'elle n'eût obtenu, grâce à son expérience, à l'excellence de ses méthodes, des résultats importants. Mais ce fut la guerre, le retour à Dijon dans des conditions pénibles, puis la débâcle, les dures années, l'évanouissement de tous les rêves des hommes de paix et de bonne volonté. Cependant, malgré tant de signes contraires, nous gardions l'espoir de reprendre, un jour, notre affectueuse collaboration. Nous correspondions et je trouvais dans ses dernières lettres comme un reflet des beaux jours, comme une promesse pour demain. Hélas ! le destin n'a point permis qu'il goûtât les joies très pures qu'il pouvait espérer, qu'il reprît encore une fois la route de l'Orient, pour y recueillir les derniers fruits de son persévérant effort.

S'il manque à son oeuvre le couronnement que Chaput n'eût point manqué de lui apporter, s'il n'a pu parachever comme il le projetait son exploration anatolienne, ni réaliser cette monographie phrygienne dont il n'a donné que l'esquisse, il n'en demeure pas moins que ses publications constituent un apport capital, une contribution unique parmi tous les travaux qui eurent pour objet l'étude du sol anatolien. A ce titre il est assuré de garder une place de premier plan dans la phalange des chercheurs désintéressés qui nous ont révélé des faits nouveaux, points de départ ou de repère pour des explorations futures.

La valeur du savant et l'importance de ses travaux ne feront point oublier le rôle éminent qu'il joua dans le développement des relations intellectuelles franco-turques. Je suis certain qu'à Ankara comme à Stamboul, tous les Turcs qui eurent le bonheur de connaître et d'apprécier le Professeur Chaput garderont le souvenir, fidèle et reconnaissant, de ce savant de grande classe, d'une essence rare, de ce sincère ami de leur pays. Le monde scientifique, unanime, a reconnu le prix et la profonde signification de ses travaux et son oeuvre turque le classe, pour toujours, parmi les pionniers de la découverte.

Albert Gabriel, Professeur au Collège de France.


Itinéraires suivis par E. Chaput en Turquie

SOUVENIRS D'UN VIEUX BIBLIOTHÉCAIRE
par C. Oursel

En ce temps-là l'enseignement de la Géographie à la Faculté des Lettres de Dijon devait être assez limité et simplifié : le personnel professoral était peu nombreux, et la chaire était unique pour l'Histoire Moderne et la Géographie. Le développement de cette dernière science, l'exigence des programmes réclamaient le concours de spécialistes. La Faculté ne les possédait pas. Elle fit appel à la Faculté des Sciences pour organiser un enseignement de Cartographie et de Géographie Physique. Le signataire de ces lignes est, à la Faculté des Lettres, le dernier témoin en fonctions de cette organisation; et c'est ce qui l'autorise, à défaut de compétence particulière, à en évoquer le souvenir. Aussi bien la personnalité de M. Chaput s'affirmait-elle avec assez de caractère pour qu'on ne la puisse oublier.

Dès l'année scolaire 1921-1922, Ernest Chaput commença son enseignement en traitant de la Géographie Géologique ; il le continua sans relâche jusqu'en février 1926, jusqu'à ce qu'il fût appelé à l'Université de Strasbourg. Nous relevons successivement dans le programme de ces cours : la Cartographie ; en Géographie générale et physique, les formes du terrain, le relief ; en Géographie régionale, l'Italie et la Bourgogne.

Le départ à Strasbourg interrompit les leçons : déçu par l'insuffisance des moyens de travail qu'il trouvait dans la grande Université d'Alsace, M. Chaput revint à Dijon. Son retour y était désiré. Nous lisons en effet dans le Rapport général de l'Université pour 1926-1927 : « Par suite d'une transformation de chaire effectuée à la Faculté des Sciences, il y aura désormais à cette Faculté une chaire de Géologie et de Géographie Physique. Il est entendu, dans ces conditions, que l'enseignement de la Géographie Physique fera partie du service du titulaire de la Faculté des Sciences, ce qui n'empêchera pas d'ailleurs cet enseignement de continuer à se donner, pour la commodité de nos étudiants, à la Faculté des Lettres. Celle-ci attend avec impatience que soit nommé le nouveau titulaire de la chaire transformée. Elle se réjouit de savoir que ce titulaire sera sans doute M. Chaput, dont elle a jadis particulièrement apprécié la collaboration. » Ainsi advint-il, et le nouveau (et ancien) professeur inscrivit à son programme la « Géographie Physique régionale » sans en préciser davantage le sujet. Mais, contrairement à ce qui avait été d'abord décidé, la Conférence ne fut pas bien longtemps maintenue rue Chabot-Charny, à la Faculté des Lettres ; elle émigra, quelques mois plus tard, à la Faculté des Sciences, rue Monge.

Au reste, le professeur ne devait pas demeurer en sa chaire dijonnaise. Dès 1928, une mission importante, d'intérêt national, lui était confiée ; appel était fait à sa science et à son dévouement pour aller organiser à Stamboul l'enseignement de la Géographie Physique. D'année en année, jusqu'en 1932, la mission fut poursuivie, on sait avec quel succès, et au détriment de la santé du professeur.

Mais la Faculté des Lettres ne laissa pas partir son Maître sans enregistrer la valeur et le mérite de ses leçons. Dans le rapport de 1927-1928, elle s'exprimait en ces termes : « Notons encore que M. Chaput, revenu de Strasbourg à Dijon, a repris dans des conditions administratives nouvelles, - puisque sa chaire à la Faculté des Sciences comportait désormais la Géographie Physique, - mais avec la même efficacité et le même succès que jadis, sa collaboration ancienne à la Faculté des Lettres. Malheureusement, nous allons de nouveau perdre M. Chaput, qui, à peine rentré à Dijon, repart pour Constantinople avec un contrat de plusieurs années. » Le contrat expiré, lorsque M. Chaput redevint Dijonnais, la tradition de l'enseignement qu'il avait donné était assez fortement établie pour qu'un Certificat d'Études Supérieures de Géographie Physique fût, sur la proposition du Maître, institué à l'avenir ; mais ce nouveau diplôme était délivré à la Faculté des Sciences. Qu'importe d'ailleurs la localisation administrative : l'essentiel était que le mouvement d'études créé autour de la chaire de Géologie par son titulaire fût continué, puisqu'il avait prouvé sa vitalité. « Depuis plus de dix ans, écrivait M. Chaput pour justifier cette création, j'ai été chargé d'un enseignement de Géographie Physique à la Faculté des Lettres de Dijon ; d'autre part, j'ai été appelé depuis trois années à l'Université de Stamboul pour occuper une chaire spéciale de Géographie Physique. D'après l'expérience acquise pendant ces fonctions, je crois qu'il serait utile : i° de développer l'enseignement de la Géographie Physique afin de préparer les étudiants aux recherches sur le terrain, surtout en pays peu explorés ; 2° de sanctionner cet enseignement par un Certificat d'Études Supérieures. Le programme de ce Certificat serait analogue à celui des Certificats de Géographie Physique des Facultés des Sciences de Paris, Lyon, Lille, etc., en attachant une importance particulière aux travaux pratiques en laboratoire et sur le terrain. » (Rapport de l'Université, 1931-1932.)

Ces lignes donnent le sens des leçons professées et la méthode suivie ; elles révèlent la pensée profonde du Maître, précisée peu à peu par l'expérience. Elles montrent aussi comment le géologue, sans abandonner sa formation particulière et ses études spéciales, en avait peu à peu élargi le domaine et s'était acquis le renom d'un géographe. Et si l'on veut juger du succès et du fruit de ces cours pour les auditeurs, il suffira d'appeler en témoignage l'un de ses anciens élèves, rapidement parvenu à un poste élevé de l'administration universitaire : « C'est à l'enseignement de M. Chaput et à la discipline acquise dans ses cours, confessait ce disciple, que je dois d'avoir obtenu la meilleure note qui ait été donnée cette année-là au concours d'Agrégation pour la composition de Morphologie. »

Ainsi, quoique bref, le passage de M. Chaput à la Faculté des Lettres de Dijon a laissé sa trace et son enseignement démontré sa valeur. Qu'ajouterai-je de plus ? De cet enseignement, l'auteur de ces notes n'a retenu guère que des échos. Appelé parfois à siéger au même jury que le professeur de Géographie Physique, il a pu apprécier son équité, son souci de bienveillance sans faiblesse, l'intérêt actif qu'il portait à ses étudiants, et aussi sa culture. Mais les spécialités étaient trop différentes pour qu'il y eût en ces matières pénétration profonde.

Sur deux autres terrains, il y eut rencontre. Pendant quelques années, on fit des excursions combinées de Géologie, de Géographie Physique et d'Archéologie, à Vézelay, à Tournus et Cluny. Selon les programmes, les groupes se rencontraient devant les monuments ou se séparaient dans les itinéraires et sur les routes. Ces promenades d'application nous ont laissé le plus agréable et le plus vivant souvenir : aucun exclusivisme, l'aisance et la facilité dans l'organisation, la bonne humeur et la courtoisie, une collaboration utile et féconde. La difficulté d'adapter les programmes finit cependant par entraîner une dissociation, et l'expérience des excursions mixtes et combinées ne fut pas prolongée.

Dans les bibliothèques, les contacts furent beaucoup plus fréquents. Soit à la Bibliothèque de l'Université, soit à la Bibliothèque Municipale, le laboratoire de Géologie et le Professeur faisaient de larges et fréquents emprunts. Parfois une note exprimait des desiderata. Plus souvent M. Chaput venait en personne s'enquérir des ressources bibliographiques ou plaider en vue d'un achat qu'il jugeait utile. L'impécuniosité creusait un obstacle difficile à franchir ; mais la logique du professeur était si insinuante et si pressante, le travail si sagement réglé que, le plus possible, des satisfactions étaient données à la requête : ainsi, malgré le prix élevé, furent acquis par l'Université le Buckman : Yorshire Types Ammonites et une longue suite, avec ses suppléments, du Neues Jahrbuch fur Mineralogie, Geologie, Palaeontologie.

La Bibliothèque Municipale offrait les ressources de son fonds ancien, beaucoup plus riche que celui de la Bibliothèque Universitaire, et surtout le dépôt des collections d'échange reçues par l'Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Dijon. Ernest Chaput avait apporté à l'Académie un concours toujours actif, l'Académie lui rendait en échange quelques instruments de travail.

Dans toute la mesure du possible, on faisait fléchir la rigueur de règlements qui sont une sauvegarde, mais qui exigent aussi, pour produire leur effet utile, des interprétations libérales et même empiriques. C'était, entre bibliothécaire et professeur, l'occasion de causeries qui se prolongeaient parfois au delà du sujet premier, mais qui, toujours, permettaient au gardien des livres d'acquérir des notions nouvelles et de s'instruire pour son grand profit. L'amabilité donnait un charme précieux à ces conversations. Les deux interlocuteurs y prenaient plaisir. Mais jamais n'étaient dépassées de raisonnables limites. Ernest Chaput n'aimait pas beaucoup perdre son temps. Brusquement, une petite phrase brève, un signe de tête, une poignée de mains toute simple marquaient le terme de la causerie, et le professeur partait d'un pas alerte, ses livres sous le bras. Bien rarement il s'en allait déçu, sachant bien par avance ce qu'il était possible et raisonnable d'attendre d'un dépôt provincial, même riche d'un long passé et de lointaines traditions intellectuelles.

Faut-il insister sur la confiance réciproque qui caractérisait ces relations de service, si rapidement et si facilement devenues amicales ? Le signataire de ces lignes n'a pas souvenir de difficultés surgies dans tous ces contacts. Malgré la différence des disciplines, il garde la mémoire d'une collaboration qu'il aurait souhaitée plus longue en vue du bien général et du rayonnement intellectuel d'une ville à laquelle ils s'étaient l'un et l'autre attachés par devoir professionnel comme par attrait personnel.

C. Oursel,
Bibliothécaire en chef honoraire de la Ville et de l'Université de Dijon.

SOUVENIRS D'AGRÉGATION
par Maurice Caullery

C'est avec autant de surprise que de regrets que j'ai appris, il y a quelques semaines, la disparition inattendue de notre collègue Ernest Chaput.

Il m'avait été permis de le connaître et de l'apprécier par les opérations du jury d'Agrégation des Sciences Naturelles, où nous avions siégé ensemble pendant pas mal d'années. Nous n'avions pas eu d'autres occasions de nous rencontrer. J'étais, à l'École Normale, son aîné de onze promotions et j'étais dans les Facultés de Lyon et de Marseille au moment où lui-même était rue d'Ulm, de sorte que je n'avais eu aucun contact avec lui avant que nous ne nous soyons trouvés ensemble à l'Agrégation. C'était d'ailleurs une façon de se connaître qui est assez propice à se juger. J'ai pu y apprécier les qualités solides de Chaput : la netteté de son esprit, son impartialité et sa conscience professionnelle, l'étendue de ses connaissances, sa mesure et une discrétion qui ne livrait de lui-même que ce que commandaient les circonstances. Je connaissais par d'autres l'importance des travaux qu'il avait faits en Orient et il eût été très naturel qu'il aimât à en parler. Il ne le faisait jamais spontanément. Je sais par ailleurs qu'il n'eût tenu qu'à lui de venir à Paris. Je pense qu'il a préféré rester à Dijon, pour continuer dans le calme et sans entraves l'oeuvre à laquelle il s'était attaché et à laquelle il avait adapté son existence.

Il était de ceux avec qui les relations sont si aisées qu'on s'y prête sans effort, mais sa réserve même faisait qu'elles ne s'étendaient pas au delà de ce que les circonstances suggéraient. Rétrospectivement, je regrette de ne pas avoir eu l'occasion de franchir avec lui cette limite. N'ayant pas été amené, depuis bien des années, à m'arrêter à Dijon, je ne l'ai pas vu dans son milieu de travail. Nous appartenions à des domaines distincts de la Science. Quoique les points de contact entre la Zoologie et la Géologie soient nombreux, chacune d'elles est si vaste et la distance entre elles est assez grande pour que l'on ne sache et ne suive que très superficiellement l'oeuvre de chacun dans celle des deux sciences que l'on ne cultive pas soi-même. On est amené à tourner ses regards et ses efforts bien plus vers l'étranger dans le champ de sa propre spécialité, que vers ses compatriotes dans les spécialités voisines.

Je ne doute pas que, si les circonstances l'eussent voulu, je me fusse plu à entretenir avec Chaput des relations plus étroites. Sa disparition prématurée me donne le regret de ne l'avoir pas mieux connu et plus fréquenté. J'adresse à sa mémoire l'expression très sincère de l'estime et de la sympathie que sa personne m'a inspirées.

Maurice Caullery,
de l'Académie des Sciences.

LE SOUVENIR D'UN AMI
par Gaston Bachelard

L'amitié qui nous unissait, Ernest Chaput et moi, était une amitié si enjouée et si vivante qu'il m'est impossible, en ma présente tristesse, de vraiment l'évoquer. Elle était faite de visites presque quotidiennes, à la fin des journées de travail, quand il était temps de quitter le laboratoire ou la bibliothèque. Alors la conversation vive et mobile, alors les histoires commençaient. Sous un air un peu réservé et une politesse minutieuse se cachaient une jeunesse d'esprit, un sens de la libre gaieté qui faisaient de Chaput un compagnon qu'on aimait toujours revoir. Sa culture littéraire, si variée et si sûre, donnait un sens profond au plus familier des propos. J'admirais qu'on puisse tant savoir quand on n'a jamais l'air d'apprendre. Il avait en effet un talent très spécial de lecture qui lui permettait de retrouver dans le livre nouveau les leçons des livres anciens. Il aimait lire et il lisait avec des lumières de grand psychologue. Aussi j'essayais de l'entraîner aux confidences sur sa vocation : « Pourquoi avez-vous consacré votre vie à l'étude d'un monde inerte quand vous étiez si apte à étudier le coeur humain, quand vous êtes resté si fidèle à cet humanisme où s'exprime l'homme intégral ? » Mais plus je l'assurais de la douceur de s'évader hors des sciences positives, plus il me plaisantait sur ma désertion des sévères doctrines pour le pays des songes philosophiques.

Mais venaient, dans notre si douce camaraderie, des heures de pensées plus méditées. Quand je me souviens des savants que j'ai pu rencontrer, je trouve en Ernest Chaput un exemple incomparable de sincérité scientifique. Jamais je n'ai trouvé aussi nette aptitude à séparer l'hypothèse et le fait. En vain je l'interrogeais sur ce qu'il pensait des origines de la vie et de l'homme : il me répondait sur ce qu'il savait avec précision, sur ce qu'il était fondé à savoir, et il donnait ses preuves. Les preuves étaient toujours des faits réels, précis, irrécusables. Il était devenu l'observateur modèle. Doucement, il me blâmait pour toutes les fantaisies où j'essayais d'imaginer la préhistoire. Ses collections d'outils de l'âge de la pierre taillée et de la pierre polie étaient si belles qu'en caressant le profil d'une hache ou d'un couteau mon imagination formait le tableau de quelque vie troglodyte ou lacustre. Alors Chaput ne répondait rien. Lui, le causeur inépuisable, prêt à tous les paradoxes, à tous les jeux d'esprit, soudain il se taisait quand les vérités de la science étaient en jeu. Chaput est ainsi, dans mes souvenirs, l'homme qui a dit le plus de paradoxes dans la vie détendue et qui s'en est le plus systématiquement éloigné dans sa vie scientifique.

D'autres plus qualifiés que moi diront ses découvertes et ses voyages, sa prodigieuse puissance de classification. Ce que je voudrais indiquer c'est l'émouvante unité de pensée qu'un homme peut recevoir en se vouant à son travail scientifique. Il semble que la droiture d'esprit que réclame la science s'allie immédiatement à la droiture du cour. Le coeur est aussi droit, aussi clair, aussi merveilleusement simple que la raison. Et la raison est aussi indulgente, aussi compréhensive, aussi bonne que le cour. Un grand savant, un grand ami, voilà ce que diront tous ceux qui ont connu Ernest Chaput dans l'intimité. Un coeur généreux, d'une de ces générosités totales qui donnent à tous les actes un sens direct. Vivre pour ses amis, vivre dans l'amitié, vivre de l'amitié, telle était la maxime de Chaput. Une fois qu'on était son ami, il savait vous faire son égal. L'âge n'y faisait rien. Et je me rappellerai toujours avec l'émotion d'un infini regret les heures si gaies, si libres où il était le camarade de ma fille. Au souvenir de cette camaraderie, nous sommes deux à le pleurer.

Mais comment évoquer Ernest Chaput sans le suivre jusque dans son foyer, vers sa compagne, vers sa collaboratrice, vers celle qui était le soutien vraiment quotidien de sa pensée et de son coeur ? Vivre et travailler ensemble, avoir, à la même heure, la même tâche, tendre dans un même effort deux esprits qui ont la même culture, le même passé intellectuel, trouver ensemble la solution des énigmes qui passionnent les lentes journées du savant, n'est-ce point là une union totale dont tout homme de pensée doit rêver ? Chaput a réalisé ce rêve, et voilà peut-être le secret de cette jeunesse d'âme, d'esprit et de coeur qui fait que le souvenir d'Ernest Chaput restera toujours vivant dans la mémoire de ceux qui l'ont connu intimement.

Gaston Bachelard,
Professeur à la Sorbonne.

LE SOUVENIR DES ÉLÈVES
par Germaine E. Chaput

Par une éblouissante journée d'automne, nous partions vers l'avenir, la main dans la main, nous installant dans cette vie pourtant si précaire, comme pour l'éternité.

Vingt-quatre années plus tard, dans un printemps lumineux, mon compagnon de route s'en allait seul vers les suprêmes quiétudes, laissant son oeuvre et son souvenir.

J'avais reçu de lui la bienfaisante empreinte d'un Maître de génie sur ses élèves. Je fus son disciple avant d'être sa collaboratrice. Dès le début, je lui avais voué autant d'affectueux attachement que d'enthousiaste admiration. Des savants ont exposé ses travaux. Je voudrais dire, dans un élan de gratitude, malgré le désarroi de mon angoisse, le beau destin qui fut le mien pendant ces années de commune existence, la part de vrai bonheur que je lui dois, l'immense dette de ses élèves.

Cet hommage, que sa grande modestie eût peut-être refusé, j'en trouve la manifestation touchante dans les témoignages nombreux reçus en avril dernier. Voici l'un d'eux, et son auteur pardonnera certainement cette indiscrétion :

« C'est avec une très vive douleur que j'apprends à l'instant la mort de mon cher Maître Ernest Chaput. Vous savez ce qu'il a été pour moi et pour tous ceux qui ont eu le bonheur de faire leurs études de géologie sous sa direction.

« Sa grande bonté, son dévouement, la haute valeur de son enseignement émaillé d'idées originales ont été pour ses élèves une source de joies intellectuelles et de bienfaits dont nous lui garderons toujours une grande reconnaissance.

« Le court passage de votre mari à Strasbourg lui a permis toutefois de donner sa pleine mesure, renouant avec une tradition géologique glorieuse.

« Les belles excursions que j'ai eu le privilège de faire au cours de mes études dans la région de Mâlain, Montceau-les-Mines ou dans le Jura, ont été pour moi autant d'occasions d'étudier les réactions devant la nature d'un géologue en pleine possession de la technique de son métier ; elles m'ont appris à « voir », à interpréter le paysage et à reconnaître les accidents géologiques à de menus indices qui passent inaperçus à l'observateur superficiel.

« La grande modestie de votre mari ne l'a pas empêché d'avoir, tant en France qu'à l'étranger, un rayonnement intellectuel admirable. »

Sa présence était un bienfait pour qui vivait à côté de lui. Partout où nous fûmes ensemble, des régions complexes et encore obscures du Taurus, des rives escarpées et tourmentées du Tigre aux riants et calmes paysages des méandres encaissés de la Seine, sans s'inquiéter de la fatigue, en des contrées parfois très dures, ce travailleur acharné, doué d'une énergie insurmontable, me confiait ses projets, ses résultats, ses itinéraires de courses, ses cartes. C'est en mettant mes pas dans les siens que j'ai essayé de lui être utile sur le terrain, et, au retour des voyages, de le seconder dans les travaux de laboratoire. Il m'a inculqué le goût de l'observation précise, de la recherche rigoureuse, de la critique scrupuleuse et hardie.

Cet échange d'idées embrassait d'autres sujets : devant les fresques de Giotto à Florence, les mosaïques de Saint-Vital de RAVENNE, l'Acropole d'Athènes, les clochers ajourés des Pyrénées, les partitions des grands musiciens, classiques ou modernes, pendant les concerts parisiens, il était encore le guide sûr et si attachant, le « Maître » toujours à l'intelligence vive, aux goûts raffinés, dont la culture littéraire et artistique s'ajoutait au charme délicat et pénétrant qui émanait de toute sa personne. Il était sensible et infiniment bon. Les années n'avaient pas altéré la profondeur de son regard dans lequel se réflétaient une âme sans tache, dédaignant les richesses et la gloire, une vie probe, dépourvue de mesquinerie, faite d'enthousiasme, de ténacité au travail et de dévouement.

Tout cela est maintenant du passé. Tous ces échanges ont été brusquement coupés, alors que sa tâche n'était pas finie. Le corps s'en va, mais la pensée demeure et nous guide. De tels flambeaux luisent au delà des frontières du monde périssable, d'une clarté infinie et divine.

Germaine E. Chaput.