TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.XIII (1999)

Gabriel GOHAU
Analyse d'ouvrage Pascal Richet :
L'âge du monde - A la découverte de l'immensité du temps.

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 24 novembre 1999)

Editions du Seuil, Paris, 1999, 382 p., 140 F.

C'est un vrai bonheur pour l'historien de la science de voir un scientifique restituer le passé de sa discipline avec une pareille compétence. Faut-il le dire ? Quand les chercheurs ont ce souci de comprendre leurs devanciers même les plus anciens, ils fournissent une histoire sans équivalent, pour la raison qu'ils connaissent mieux qu'historiens et philosophes, qui s'occupent habituellement de ces sujets, l'état présent du savoir scientifique.

La difficulté, pour le scientifique, tient à ce qu'il risque constamment l'anachronisme, prenant, comme le disait Bachelard dans le Rationalisme appliqué, « les lueurs du passé pour des lumières ». Ou, au contraire, s'indignant des errements de la science ancienne. Physicien à l'institut de physique du globe de Paris, où il dirige le laboratoire de physique des géomatériaux, Pascal Richet évite ces obstacles.

Pour y parvenir, il n'a pas seulement lu les textes de chacune des époques étudiées, mais il a fait appel aux meilleurs spécialistes. Ainsi, pour les premiers chapitres, « Un temps sans origine ? » et « Du grand livre de Moïse », les plus éloignés de nos préoccupations actuelles, il n'a pas seulement lu de près la Bible, source des chronologies qui ont prévalu jusqu'au XVIIe siècle, mais aussi Jean Bottéro pour les civilisations de la Mésopotamie, où les auteurs de l'ancien Testament ont puisé notamment le récit du Déluge. Ainsi que Mircea Eliade, l'auteur du Mythe de l'éternel retour, qui montre si bien comment le temps cyclique s'oppose au temps (fléché) de l'histoire ou Pierre Duhem, et son Système du monde, notamment le tome IX sur les origines de la géologie. Et les classiques de langue anglaise : James Fraser (1966), Stephen Toulmin et J. Goodfield (1965). Auxquels on peut ajouter G. J. Whitrow, auteur moins connu que les précédents, mais dont Pascal Richet cite opportunément The Natural Philosophy of Time (1961, réédité en 1980) et Time in History : Views of Time from Prehistory to the Present Time (1988, réédité en 1991).

Découverte du rôle des fossiles et la naissance de la géologie, les documents originaux et les travaux des historiens des sciences de la terre deviennent assez abondants. L'excellente Histoire de la Géologie de François Ellenberger est plusieurs fois citée. Mais aussi les ouvrages anglais : Adams, The Birth and Development of Geological Sciences (1938), A. Geikie (1905), The Founders of Geology et les ouvrages de notre ami Martin Rudwick, tant The Meaning of Fossils (1972), qui fait autorité dans l'histoire de la paléontologie, que le récent Scenes of Deep Time (1992).

Le XIXe siècle est centré sur les mesures du temps de refroidissement du globe, aussi bien de Joseph Fourier que de William Thomson (Lord Kelvin), dont il fait « la longue histoire de deux barons ». On y retrouve, de façon captivante, sous le titre du « temps élastique » toutes les discussions dont Vincent Deparis nous parlait récemment, sur l'âge de la Terre et sur son état (solide ou fluide) en profondeur. Avec les noms de William Hopkins, James Groll et George Darwin, etc.

Vint ensuite, comme on sait, la révolution de la physique, « la boîte de Pandore de la physique », et la découverte de la radioactivité qui anéantit les calculs de Lord Kelvin. Suit alors un chapitre sur « la longue quête d'Arthur Holmes », dont je me réjouis particulièrement. Je me suis rappelé combien mon maître Bourcart regrettait déjà que le géologue écossais fût oublié. Peut-être avait-il trop d'idées pour faire école. Il avait les doutes d'un antidogmatique, une qualité peu propice à accéder à la célébrité. Mais Pascal Richet a été séduit par ce garçon de 23 ans qui, au retour d'une expédition géologique au Mozambique (1913), écrit un ouvrage sur l'Age de la Terre. (La dérive des continents n'est pas son sujet, mais le lecteur sait peut-être le rôle que Holmes aurait pu jouer dans la géologie du XXe siècle si les adversaires de Wegener avaient lu, en 1930, l'article où il montrait que le moteur des translations se trouve dans les mouvements de convexion).

A toute cette histoire passionnante et si richement documentée, s'ajoute une dimension humaine des auteurs évoqués. Sans s'étendre complaisamment sur leur vie privée, l'auteur se plait à souligner tel trait qui les rend plus proches de nous. Ainsi, ai-je appris que Lord Kelvin, le monument de la physique anglaise de la seconde moitié du XIXe siècle, n'était pas insensible, dans son âge tendre, à la compagnie des jeunes filies ou à la victoire dans une régate... et qu'il jouait du cornet à piston.

Deux regrets cependant. D'abord le titre. Pourquoi L'âge du monde, qui semble limiter le sujet aux questions de chronologie, alors que l'auteur englobe quasiment toute la physique de la Terre. Certes, il ne perd jamais de vue son objectif. Mais pour expliquer, par exemple, l'usage des éléments radioactifs, il juge nécessaire de faire toute l'histoire de la découverte de la radioactivité. Il rappelle même, au passage, le malheureux épisode des rayons N, cette pseudo-découverte que s'était attribuée Blondlot, de Nancy (d'où l'initiale), et qui ne fut pas plus glorieuse pour quelques scientifiques égarés que la récente et calamiteuse affaire des avions renifleurs.

On ne peut que se réjouir de cette extension du champ d'investigation. Cela enrichit le livre, et augmentera le nombre de ses lecteurs potentiels. Simplement, il fallait le laisser entendre, d'autant qu'il n'existe rien d'équivalent sur le marché.

Le second point est plus délicat : il concerne la disposition de la bibliographie. Les sources y sont indiquées, en fin d'ouvrage, de deux façons. D'abord une liste des sources générales disposées par chapitre, qui permet de retrouver les citations faites dans le texte, quoique avec difficulté lorsqu'il est cité pour plusieurs ouvrages, mais, surtout, sans indication des pages citées. Tout historien éprouve le besoin de retrouver facilement les sources : le jeu précis des citations lui est nécessaire. Suit un index des auteurs anciens qui augmente la difficulté, car on ne sait jamais très bien quel auteur se trouve dans la première liste et qui est dans la seconde. Par exemple, certains auteurs, tel Duhem, se trouvent dans les deux. Quant aux auteurs anciens, il arrive que, comme Scheuchzer, il faille les chercher dans les sources générales. Il existe pourtant des systèmes plus simples, qui ne prennent pas plus de place : pourquoi n'avoir pas donné une seule liste, en plaçant, après les citations dans le texte, nom, date et page de l'auteur cité ?

Cela n'empêche pas ce livre d'être fascinant, d'accès facile, même si les derniers chapitres sont de lecture un peu plus difficile pour le lecteur étranger au sujet. Mais bien sûr, le géologue est assez familier avec les notions de physique développées pour ne pas rencontrer d'obstacle.