Phocion NÉGRIS (1846-1928)

Ancien élève de l'Ecole des mines de Paris (promotion 1869) : entré le 9/12/1869, il sort le 8/6/1872 classé 2 des élèves étrangers. Certificat équivalent au diplôme d'Ingénieur civil des mines. Licencié ès sciences mathématiques.
Voir le bulletin de notes de Négris


Bulletin de l'Association des Anciens élèves de l'Ecole des mines de Paris, 1929 :

Biographie de Phocion Négris
par Th. Charitakis (Promotion 1907 de l'Ecole des mines de Paris)

Phocion Négris est né à Athènes le 13 avril 1846, de parents appartenant tous deux au Phanar de Constantinople, dont les familles, par la culture et l'instruction, formaient une noblesse occupant les grandes dignités de l'empire ottoman. Citons deux Théodore Négris, l'un au XVIIIe siècle, son arrière-grand-père, grand Pochtelnik (chancelier des affaires intérieures) de Moldavie; le deuxième, son grand-oncle, ministre des premiers gouvernements provisoires de la Grèce pendant la guerre de l'indépendance et membre des Assemblées Nationales de Trézène et d'Epidaure.

Son père, Constantin Négris, était un des premiers professeurs de l'Université d'Athènes, fondée en 1837, où il enseignait les mathématiques. Il quitta Athènes avec une partie de sa famille à l'âge de huit ans pour être éduqué à Paris où il demeura vingt et une années entières. Ses succès à Paris furent longtemps légendaires parmi les cercles helléniques de Paris. Elève au Collège Impérial Louis-le-Grand, non seulement il fut souvent premier, mais il reçut aussi le prix du Concours Général. Admis à vingt ans à l'Ecole Polytechnique, il entrait en 1869 aux cours spéciaux de l'Ecole des Mines et obtenait en même temps le grade de licencié es sciences mathématiques. Il avait reçu ainsi une formation des plus parfaites, non seulement pour la carrière complexe d'ingénieur des mines, mais aussi pour celle de savant et de grand citoyen. En effet, sa vie est marquée par ce triple caractère.

Peu après la fin de ses études, à 30 ans, il épousa une jeune fille, issue également du Phanar, Hélène Phizos, petite fille de Phizos Néroulos, érudit et premier ministre des Affaires étrangères du comte Capo d'Istrie, gouverneur de la Grèce et descendante des Soutzo. Femme de caractère élevé et de noble idéal, une mort prématurée la sépara de son mari, ne lui laissant pour consolation qu'une fille, Mme Lucie As-Zaïmis, belle-sœur de l'homme d'Etat hellénique Alexandre Zaïmis, morte tout récemment et qui laisse plusieurs fils, parmi lesquels un jeune député d'avenir, M. Phocion Zaïmis.

Rentré en Grèce où son sentiment l'appelait, il se consacra au Laurium pendant la longue période de 1873 à 1898. La question du Laurium, si grave 'avant 1873, avait été arrangée entre la Grèce, la France et l'Italie par la formation de deux Sociétés : la Compagnie Française du Laurium et la Société des Usines du Laurium. Le poste d'Ephore général du Laurium fut confié par le ministre de l'Intérieur au jeune ingénieur des mines, qui sut admirablement satisfaire aux intérêts de l'Etat et des Compagnies de ce premier et grand centre ouvrier de la Grèce d'alors. Un léger incident de police, qui mit à l'épreuve son caractère puritain et rigoureux, lui ayant fait présenter sa démission, il fut en 1875 nommé directeur de la Société des Usines du Laurium (1875-1887). Les services qu'il rendit à cette société sont connus à Paris des cercles industriels. Infatigable directeur, le premier au travail, assidu à tout, il réorganisa les services techniques de la Société, il créa les chemins de fer de l'Attique, il améliora la situation économique de la Société, recherchant de nouvelles mines en Grèce et en Asie Mineure, où il créa la mine de Balia-Karaïdin. En 1887, il était élu pour la première fois député de l'Attique. En 1889 il était nommé Directeur général de la Société de Travaux Publics et Communaux (aujourd'hui Société Financière en Grèce), propriétaire des mines de lignite de Kymi et des mines de giobertite de Mantoudi en Eubée et, par ses études, contribua à l'amélioration des méthodes de la métallurgie par la fabrication de briques basiques en magnésie.

Dans sa carrière d'ingénieur, il sut toujours concilier le capital et le travail, et, conscient de ses devoirs envers les travailleurs, il fonda les premières caisses de secours et de retraites en Grèce et fit son possible pour améliorer l'état social des ouvriers, ce qui lui donna un ascendant et un prestige mérités.

En même temps, il était attiré par la politique et si l'esprit des électeurs, insuffisamment mûri, ne permit pas son élection à la mairie d'Athènes en 1887, redevenu de 1894 à 1898 Directeur de la Société des Usines, il devint le maire modèle du Laurium, qu'il ne quitta définitivement qu'en 1898, appelé à être ministre des Finances. A deux reprises ministre des Finances sous le Ministère Zaïmis, en 1898-1899 et en 1901-1902, son activité et son esprit de méthode lui permirent de mener à bonne fin les tâches très difficiles et très importantes de ce ministère de liquidation après la guerre malheureuse de 1897. Il fit assurer le fonctionnement de la commission de contrôle financier international de la Dette, mena à bonne fin l'emprunt de la construction du chemin de fer du Pirée à Larissa et à la frontière, qui rendit des services si importants au pays, et réalisa l'équilibre du budget. Il inaugurait en même temps la législation de prévoyance sociale en Grèce.

Depuis 1898, retiré de la vie industrielle, il ne s'occupa plus que de science et de politique, élu souvent député de l'Attique; à nouveau, en 1916 et 1917, il fut, toujours dans les moments graves et critiques qui sont encore présents à l'esprit de tous, où les relations de la France et de la Grèce furent dangereusement et douloureusement éprouvées, ministre des Communications et de l'Intérieur. Dans ces circonstances si délicates, il dut pour agir recourir à tout son patriotisme et à toute sa conscience. Il dût même en 1917, rédiger la proclamation du roi Alexandre au départ de son père sous la pression des alliés. Dans cette proclamation, critiquée dans certains cercles à Paris, il fit preuve de sa parfaite connaissance des sentiments et de l'âme du peuple hellène.

Ses liens avec la France étaient bien connus et longtemps il demeura président de l'Association franco-héllénique à Athènes. Membre fidèle de l'Association Amicale des Elèves de l'Ecole des Mines, il était aussi membre de nombreuses sociétés savantes. Il fut longtemps le très dévoué président puis le président honoraire de l'Association polytechnique Hellénique. Enfin, après 1920, l'esprit alerte malgré son grand âge, il s'occupa très activement de la Société Hellénique pour la Société des Nations, dont il demeura président jusqu'à sa mort et se consacra à cet idéal si noble et si conforme à son patriotisme éclairé. Jusqu'à la veille de sa mort, on le voyait remontant à pied, selon son habitude, de son logis assez éloigné, à la rue des Philhellènes, au Ministère des Affaires Etrangères, pour suivre les démarches, même les plus simples, de cette association. Aussi la Fédération internationale de ces associations l'élit vice-président malgré qu'il ne voyagea jamais à l'étranger.

Mais son occupation la plus chère était devenue la géologie. Je me rappelle l'avoir visité bien souvent dans son cabinet de travail, assis toujours très droit à son bureau, soit absorbé dans une lecture, le cahier de notes toujours ouvert, soit rédigeant ses observations, au milieu de l'ordre le plus parfait, parmi les roches polies et les fossiles soigneusement et méticuleusement rangés sur les étagères de son cabinet de travail, du grand salon attenant, du vestibule même et d'une salle d'archives. L'aspect sévère, la ligure rasée, l'attention très concentrée, le regard vif, la parole brève aux questions nettes, le visage peu mobile, sa personne imposait et rappelait ce type dorique, un peu inflexible et géométrique, malgré la vivacité de l'esprit, cher à Thucydide, à Xénophon et aux Athéniens.

Depuis 1898, il s'était attaché à rédiger ses observations sur la géologie de la Grèce et les conclusions auxquelles il était conduit. Depuis cette époque jusqu'à la veille de sa mort, se sont succédées de nombreuses communications à l'Académie des sciences de Paris et à la Société Géologique de France dont il était membre, des conférences aux sociétés savantes en Grèce et des ouvrages plus étendus.

Elève et disciple d'Elie de Beaumont, dans son premier ouvrage : « Plissements et Dislocations en Grèce » (1901, Béranger, éditeur), fondé surtout sur les travaux antérieurs des géologues en Grèce, — mission de Morée, mission autrichienne, Philippson et Lepsius,—'l'idée de direction rectiligne est dominante, quoique Négris ait eu déjà connaissance de l'œuvre de Suess et de Marcel Bertrand. Peut-être devait-il aussi au milieu mathématique de sa jeunesse cet attachement aux conceptions de directions rectilignes. Mais son esprit dogmatique n'excluait pas la recherche et l'hypothèse souvent hardie. Aussi cette première synthèse le conduisit à rechercher et à éclaircir sur place bien des points relatifs à l'âge et à la direction des plissements et des terrains en Grèce. Des excursions autour de ses résidences d'été du cap Rhion, près de Patras, de nombreuses courses géologiques dans les montagnes, qu'il accomplissait jusqu'à un âge très avancé, et une collection importante de roches et de fossiles lui permirent d'étayer ses recherches.

Notons enfin qu'à 60 ans il se mit à étudier avec fruit l'allemand pour lire les nombreux mémoires de cette langue sur la géologie de la Grèce.

Une des plus originales de ses études, et l'une des plus importantes, est la question des changements de niveau des mers à l'époque quaternaire et historique, étudiée au moyen des vestiges de lithophages. Ces études sortent du cadre de la géologie régionale et ont un intérêt international. Des discussions mémorables furent provoquées par ses communications à la Société Géologique de France. Il a tiré de ces recherches des arguments en faveur de l'hypothèse de l'effondrement de l'Atlantide.

Plusieurs découvertes stratigraphiques sont dues aussi aux recherches de Négris. Son œuvre ainsi enrichie de nombreuses observations lui permit une nouvelle synthèse dans son ouvrage « Roches cristallophyliennes et tectoniques de la Grèce » (1915 et 1919, Béranger, éditeur), illustré de très nombreuses planches de photogravures, où il reprend à nouveau certains points de son premier ouvrage. Le trait le plus important de ce nouveau travail est certainement la fixation de l'âge des roches métamorphiques et en particulier des marbres de la Grèce. Il a pu découvrir, en effet, des traces très nettes de fossiles sur des surfaces soigneusement polies de ces roches. Son livre en donne des reproductions photographiques agrandies.

Enfin sa théorie sur l'Atlantide le conduisit tout récemment à une réfutation des idées de Wegener sur la dérive de continents qui, avec des considérations sur l'isostasie, forment la matière de ses dernières communications à l'Académie des Sciences de Paris.

Son œuvre scientifique fut reconnue de son vivant : en 1918, il fut en séance solennelle nommé docteur honoris causa de l'Université d'Athènes et à la fondation de l'Académie d'Athènes, en 1926, un des premiers membres et son premier Président.

Alerte et actif jusqu'à ses derniers jours, il mourut après une courte maladie. A ses obsèques, je pris à mon tour la parole au nom de la Chambre Technique Hellénique et des Anciens Elèves de l'Ecole des Mines, et je saluai en quelques mots la mémoire de celui qui honora la profession d'ingénieur et l'Ecole qui lui donna sa formation, non seulement dans les limites de ce pays, mais en dehors de celles-ci, et devint un parfait citoyen et un illustre savant. ... Il se distingua non seulement dans le cadre un peu étroit des applications directes, mais aussi dans le large champ des recherches scientifiques et de l'administration des choses communes.

Puisse l'Ecole des Mines recevoir ici l'hommage qui lui convient de cette vie si belle, de son œuvre si brillante et de son caractère si désintéressé, si conforme à celui de l'antique Phocion, dont l'exemple demeure cher aux générations de notre pays.

Th. Charitakis (1907).