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Un grand français
MONGE
Fondateur de l'Ecole polytechnique
par Louis de Launay

Membre de l'Institut
Inspecteur général des Mines
Professeur à l'Ecole supérieure des mines
et à l'Ecole des Ponts et Chaussées

Publié par EDITIONS PIERRE ROGER, Paris

CHAPITRE VIII
L'AMITIÉ IMPÉRIALE ET LES HONNEURS
MONGE SÉNATEUR ET COMTE DE PÉLUSE (1800-1808)
(26 MAI 1798 — 8 OCTOBRE 1799)

Le 18 Brumaire. — Le voyage sur le littoral. — La mission de Liège et le palais de Seraing. — Défense de l'École polytechnique. — Tournée d'inspection. — Le camp de Boulogne. — Austerlitz. — Les dotations.

Pendant les campagnes d'Italie et d'Egypte, Monge s'était intimement lié avec son héros. Il était entré dans son sillage; il ne devait plus en sortir, et c'est l'ami de Bonaparte que nous allons maintenant voir arriver aux plus hautes situations officielles.

Bonaparte eut peu d'amis; Napoléon moins encore. Monge fut, à cet égard, une exception rare. Non pas que le grand homme ignorât tout sentiment d'affection ni même tout besoin d'épanchement. Mais, ami ou maîtresse, il entendait ne pas se laisser absorber. Il leur faisait leur place limitée aux heures de loisir. Une amitié de Bonaparte ne pouvait être réalisée que dans des conditions très spéciales. Il fallait d'abord, de sa part à lui, une sympathie difficile à obtenir et encore plus à garder; il fallait surtout, de la part de l'ami, un dévouement à toute épreuve et de tous les instants. Bonaparte ne comprenait l'amitié que subordonnée : une amitié un peu spéciale.

Dès son enfance, il avait l'âme d'un chef et commandait ou se tenait à l'écart. Il disait alors à son camarade Bourrienne : « L'amitié n'est qu'un mot. Je n'aime personne. Je sais bien que je n'ai pas de vrais amis. Cela m'est égal. » [Mémoires de Bourrienne, t. III, p. 218]. Plus tard, il distança rapidement ses contemporains et s'attacha à établir entre eux et lui la distance croissante qui correspondait à sa supériorité de plus en plus établie. On sait combien il tint rigueur aux compagnons d'enfance qui crurent plus tard pouvoir l'aborder sans assez de déférence. En principe, les hommes n'étaient pour lui que des instruments dont il savait apprécier et payer la valeur, mais la seule valeur utilisable à ses fins. Il les méprisait tous d'instinct et les croyait tous achetables par un moyen ou par un autre.

Ses seules amitiés ne pouvaient guère être que celles de savants modestes comme Monge, qui ne lui inspiraient aucune inquiétude et dont il avait tout à tirer, suggestions, idées et services. Ajoutons que, chez lui, deux sentiments très humains contrastaient avec son habituelle froideur : le plaisir de se reporter aux heures lumineuses de sa jeunesse et la reconnaissance. Il conserva toujours un goût particulier, allant parfois jusqu'à la faiblesse, pour ceux qu'il avait connus en Italie et en Egypte (Monge, Berthollet, Arnault, Berthier, Desaix, etc.). Monge, nous allons le voir, présentait réunis tous les caractères qui pouvaient motiver une amitié de Bonaparte. Il avait été accueillant pour lui aux temps de misère. Il l'avait accompagné de Milan au Caire et à Saint-Jean-d'Acre. Il lui ouvrait un répertoire inépuisable de science. Enfin, il lui était dévoué sans limite, accueillait ses sourires comme une grâce et trouvait son ton de maître tout naturel. Bonaparte pouvait dire de lui avec raison : « Monge m'aime comme une maîtresse. » Aussi tous les témoignages contemporains s'accordent-ils pour rappeler que Napoléon attira toujours auprès de lui le bonhomme Monge avec un plaisir particulier. Il aimait en lui, disent ceux qui s'en étonnent, sa simplicité, sa naïveté et sa science.

Quant à Monge, c'est un merveilleux exemple de ces fanatismes absolus que Bonaparte savait inspirer. Monge voyait dans le grand homme, avec le triomphe de la patrie française, l'incarnation vivante de sa religion révolutionnaire, le dieu de la République descendu sur la terre pour réaliser les prophéties après les temps accomplis. Et, que cette République eût un peu changé à la un sous l'Empire, ce n'était pas une raison pour qu'elle lui semblât moins belle. Peut-être même, suivant le mot de Forain à propos d'une autre époque, la République ne lui apparut-elle jamais plus belle que sous l'Empire.

L'amitié de ces deux hommes ne ressemble pas à celle de Montaigne et de La Boétie. Mais, avec des nuances spéciales qui contribuent à éclairer la sensibilité de Napoléon, elle ne fut pas moins réelle et durable. Les événements allaient cependant en changer totalement le caractère en mettant Monge, par rapport à son jeune et glorieux ami, dans la situation d'un sujet en face de son maître. Le renversement de leurs rapports initiaux, qui s'était accusé dès la campagne d'Italie et accentué en Egypte, prit son caractère décisif le 18 Brumaire.

Il y a des révolutions tellement attendues qu'elles semblent se faire toutes seules. Celle du 18 Brumaire est du nombre, quoiqu'elle ait failli échouer au dernier moment. Bonaparte revenait d'Egypte pour renverser le Directoire. La France entière attendait un coup d'État. Restait seulement à désarmer la clique qui occupait le pouvoir, en leurrant tous ceux qui étaient disposés à admettre un changement pour en profiter. « Jamais, disait Napoléon plus tard, je n'ai été aussi habile qu'à ce moment. » Cette habileté consista en partie à s'appuyer sur l'Institut, où Monge et Berthollet firent aussitôt pour lui une enthousiaste propagande.


Le général Bonaparte, membre de l'Institut. Portrait à l'Institut de France.
Photo Erik Egnell (X 1957) - 2007

Trois jours après l'arrivée, le procès-verbal de l'Institut écrit : « La classe arrête qu'il sera fait mention expresse au procès-verbal de la présence des citoyens Monge et Berthollet de retour d'Egypte et du plaisir qu'elle éprouve à les revoir dans son sein après l'expédition pénible à laquelle ils s'étaient voués pour l'avancement des sciences et pour la gloire de la République. » Bonaparte ne figure pas ce jour-là. Mais son premier billet a été, dès son arrivée, adressé à Laplace, son ancien examinateur de l'École militaire, pour le remercier de lui avoir envoyé sa Mécanique céleste et, le 23 octobre, il prend séance : « La classe arrête qu'il sera fait mention au procès-verbal de la satisfaction qu'elle éprouve de voir notre confrère Bonaparte dans son sein. » Ce même jour, sans le laisser chômer, on le nomme, avec Laplace et Lacroix, membre d'une commission qui doit examiner un mémoire mathématique de Biot. Il prend aussitôt la parole et donne des renseignements sur l'Egypte et sur le canal de Suez. Monge (d'après le Publiciste) complète ses explications et les fait valoir.

Suivant le Moniteur de l'époque, il y aurait eu, le 27 octobre au soir, une seconde séance particulière de l'Institut, non mentionnée aux comptes rendus, où Bonaparte se serait rendu avec Monge et Berthollet. Puis, en feuilletant les comptes rendus de l'Académie des Sciences, on voit encore, le 2 novembre, le futur empereur adjoint à une commission chargée de faire un rapport sur le papier à gargousses. Enfin, le 11 novembre, il revient siéger trois quarts d'heure avec ses fidèles Monge et Berthollet et entend lire le rapport demandé sur le mémoire mathématique de Biot. Ce rapport, où il est fait allusion aux travaux antérieurs de Monge sur un sujet analogue, a été rédigé par Lacroix; mais, sur la minute, la signature de Bonaparte précède celles de Laplace et de Lacroix. Qui se douterait, à lire cette succession de pages paisibles, que, dans l'intervalle de ces deux dernières séances, le sort de la France a été décidé pour quinze ans, le 18 Brumaire, par ce savant rapporteur d'un mémoire sur « les équations aux différences mêlées » ?

On peut imaginer, pendant cette période, Monge, dans sa famille et parmi ses confrères, racontant l'épopée, célébrant le grand homme, heureux d'avoir vécu cette étonnante aventure et heureux de se retrouver au logis. Était-il dans le secret précis du coup d'État, lui qui avait connu d'avance le départ en Egypte et le retour? C'est douteux. Bonaparte avait mis très peu de monde au courant et n'avait pas besoin ce jour-là de son concours actif. Mais Monge connaissait trop bien sa pensée et partageait trop ses sentiments pour ne pas deviner ce qui se préparait. Il assistait à ces dîners de la rue de la Victoire où les savants voisinaient avec les militaires. Il participait sans doute à ce fameux banquet du 6 novembre offert par six cents souscripteurs rassemblés dans l'église de Saint-Sulpice aux généraux Bonaparte et Moreau. Le 8 novembre, veille du dénouement, Bonaparte s'ouvrit plus complètement : « Engagez votre gendre Eschassériaux, dit-il à Monge, à ne pas aller demain aux Cinq Cents. Nous tenterons une opération qui pourra bien se terminer par un combat. Il y aura peut-être du sang répandu. » Le lendemain soir, après la première journée au triomphe facile, Monge est certainement de ceux qui viennent féliciter le vainqueur aux Tuileries ; plus encore après le succès complet. Il l'approuve sans réticence. Ce farouche républicain se félicite d'une opération de police un peu brusque, qui a toujours été dans les mœurs de toutes les républiques et qui, de temps à autre, paraît nécessaire pour les épurer et les consolider.

Quand, le lendemain, Bonaparte forma son premier ministère, il n'y donna pas de place à Monge; mais il y accueillit Laplace comme ministre de l'Intérieur. C'était son remerciement à l'Institut. L'expérience ne fut pas heureuse. Laplace n'avait des hommes politiques que l'ambition, l'orgueil et les préjugés sectaires. Bonaparte reconnut vite que, suivant son expression, il portait dans l'administration « l'esprit des infiniment petits » et choisit la première occasion pour l'éliminer avec honneurs. Pourquoi n'avait-il pas plutôt recouru à son ami Monge? Monge était scientifiquement un personnage moins considérable que Laplace. Peut-être aussi parut-il représenter une opinion trop avancée dans ce dosage savant où Fouché suffisait pour rappeler l'époque de la Terreur. Et peut-être, enfin, Bonaparte avait-il reconnu par une longue intimité, comme Monge le déclarait lui-même, que ce serviteur si dévoué manquait d'envergure, d'entregent et de cynisme pour occuper un ministère dans une époque troublée. Il avait trop, pour cela, le besoin des solutions précises, rigoureusement et équitablement pesées, dont l'emploi est plus normal en mathématiques qu'en politique.

Le résumé de son ministère en 1792 avait été : « Faites plutôt de moi le premier commis de mon ministère ! » Quand on parla de lui donner la direction de l'École polytechnique: « Je vaux mieux, dit-il, attelé au char que sur le siège. » Enfin, quand on voulut le nommer au Directoire : « Il vaudrait mieux me destiner à l'établissement de l'Instruction publique que de me placer au timon des affaires. » Bonaparte, à le pratiquer de longue date, avait dû concevoir de lui la même opinion. En revanche, dès que fut promulguée la Constitution de l'an VIII (24 décembre 1799), qui créait un « Sénat conservateur », il lui assura sa place et le fit entrer dans la période des honneurs administratifs et des larges rétributions.

D'après la loi, le Sénat devait comporter quatre-vingts membres : vingt-neuf choisis en fait par Sieyès, d'accord avec Bonaparte ; vingt-neuf autres élus par les premiers. Ce Sénat devait, à son tour, désigner les tribuns, les quatre cents députés, et, à l'expiration de leur pouvoir, les trois Consuls. Monge, Berthollet, Laplace, Volney et Daubenton figurèrent sur la liste de Sieyès pour représenter la science. On avait été chercher des personnages intéressés dans la Révolution, désireux d'en maintenir les résultats et, en même temps, favorables à l'orientation nouvelle. Monge trouva ainsi sa place dès la première heure dans le gouvernement qui allait vite devenir impérial, comme il l'avait occupée dans celui du 10 Août. Au fond, l'esprit de ces deux gouvernements n'était pas aussi différent qu'il nous semble. Tous deux visaient à rétablir le principe d'autorité pour franchir une phase critique. Monge aimait l'énergie mise au service de ses principes, même quand cette énergie semblait quelque peu contradictoire avec sa bonté foncière pour les individus. Il était de ceux qui pensent, sans se l'avouer et sans le dire, qu'en politique la fin justifie les moyens. Tout jacobin apparaît ainsi comme un bonapartiste de la veille. Sénateur, membre de l'Institut, familier de Saint-Cloud, Monge, qui avait toujours eu d'instinct confiance dans l'avenir, commença dès lors à penser que la France avait enfin trouvé sa voie et qu'une République, où l'on savait rendre justice au mérite en faisant respecter le principe de l'égalité par ceux qui auraient pu se croire auparavant ses supérieurs, était une bonne République.

En même temps, il liquidait les restes de son ancienne existence. Le 22 octobre 1799, il avait définitivement abandonné son titre d'examinateur de la Marine dont, en fait, il avait cessé les fonctions depuis son entrée au ministère pour se faire suppléer par son frère Louis. Le 22 décembre 1799, il renonça également à son poste de directeur de l'École polytechnique, pour rester seulement, pendant une dizaine d'années encore, instituteur de géométrie descriptive. Lui et Berthollet, nommés ensemble sénateurs, déclarèrent d'ailleurs que, s'ils continuaient leurs fonctions de professeurs, ils entendaient en abandonner les appointements pour qu'ils fussent consacrés aux travaux de perfectionnement de l'École. Pendant près de trois ans, ce désintéressement resta sans effet. La loi qui interdisait le cumul eut, en effet, pour résultat d'annuler leur traitement de 6 000 livres, qui fut seulement rétabli et rendu ainsi à sa destination libérale par un sénatus-consulte du 4 août 1802, après l'institution du consulat à vie.

Cette nouvelle situation de sénateur entraînait pour Monge un changement complet de vie. Bonaparte était généreux sans grand mérite à l'être; mais il ne donnait rien gratis et considérait ses largesses comme des frais de représentation qui devaient être entièrement dépensés. Mme de Rémusat et Bourrienne ont raconté les déboires de ceux auxquels il imposait ainsi l'achat et l'entretien ruineux d'un hôtel, d'un équipage, d'une livrée. Les ennemis de Monge ont souvent raillé la satisfaction avec laquelle l'ancien jacobin se carrait, comme tant d'autres, dans un carrosse qui fut bientôt armorié, à deux, puis à quatre et même à six chevaux. On pouvait assurément se mettre à l'abri de telles incohérences en restant dans l'isolement comme Carnot. Mais un Monge, ami sincère de Bonaparte et désireux de conserver son intimité, n'avait certainement pas le choix, quel que pût être son goût personnel pour la simplicité.

Dans cet hiver i799-1800, Monge quitta donc l'appartement qu'il occupait comme directeur de l'École polytechnique au Palais-Bourbon (devenu le Corps législatif) et alla s'installer dans la maison qui forme aujourd'hui le 31, rue de Bellechasse : à cette époque, un pavillon de dames pensionnaires au milieu des jardins de l'abbaye de Pentemont. Pendant l'expédition d'Egypte, Mme Monge avait acheté ce bien national pour 13000 livres en assignats. Son mari et elle devaient y finir leurs jours. A cette époque, la rue de Bellechasse n'était pas percée entre la rue Saint-Dominique et la rue de Grenelle, et l'on sortait de la maison de Monge par une cour commune donnant sur la rue Saint-Dominique. Le portier, ancien serviteur du couvent et peu bienveillant pour les hommes de la Révolution, se vengeait d'eux à sa manière, en faisant attendre longtemps à la porte les visiteurs de Mme Monge.

A cette occasion, le contraste entre Monge et Carnot, si fortement associés en des heures tragiques, s'impose naturellement à l'esprit. Le coup d'État de Brumaire avait trouvé Carnot dans l'exil de Fructidor. Bonaparte le rappela aussitôt en France et le fit d'abord inspecteur des revues, puis, du 2 avril au 8 octobre 1800, ministre de la Guerre. Mais, malgré l'estime que professait pour lui Bonaparte, un Carnot n'offrait pas au Premier Consul la souplesse d'un Monge. Après avoir essayé encore de le nommer tribun, il dut le laisser dans l'isolement lorsque, par deux fois, Carnot seul se fut prononcé contre le consulat à vie, puis contre l'avènement impérial.

Monge, moins intransigeant, accepta aisément l'évolution qui, depuis la campagne d'Egypte et plus encore après Marengo (14 juin 1800), fit prendre à Bonaparte l'attitude de plus en plus despotique d'un maître. Lui et sa femme allaient régulièrement à la Malmaison et savaient souvent en profiter pour défendre leurs anciens amis. C'est ainsi qu'après l'attentat de la rue Saint-Nicaise, le 24 décembre 1800, Monge put sauver Pache, l'ancien maire de Paris sous la Terreur, auquel il conservait une fidélité mal placée. Pache avait été compris par Fouché sur une liste de proscriptions. Monge obtint pour lui la permission de rester dans sa retraite de Thyn-le-Moutier. Mais, pendant longtemps, Bonaparte, qui avait bonne mémoire, ne manquait pas de demander à Monge ce que faisait son ami Pache ; à quoi Monge répondait invariablement que Pache se tenait très tranquille. Au même moment, il put, avec Berthollet et Cambacérès, faire rayer de la liste l'écrivain Tissot.

L'année 1801 se passa pour Monge sans incident notable. Il cumulait, avec ses fonctions de sénateur, les séances de l'Institut, celles de la Société d'Encouragement récemment fondée [Les premiers résultats furent présentés, en 1801, par Berthollet; en 1806, par Monge], et les cours de l'École polytechnique. Il écrivait des rapports académiques et cherchait à l'occasion des problèmes de géométrie ou d'algèbre qui, jusqu'en 1816, donnèrent lieu à diverses publications dans le Journal de l'École polytechnique et la Correspondance polytechnique, notamment sur les surfaces courbes dont toutes les normales sont tangentes : soit à la surface d'une même sphère, soit à une même surface conique de base arbitraire, soit encore à une même surface développable (1802 à 1806). Il s'ingéniait à trouver des artifices pour développer les papyrus rapportés d'Egypte par Hamelin [Hamelin, qui le décrit comme le meilleur des hommes, le plus doux et le plus patient, malgré sa dureté d'aspect, raconte l'anecdote de Bonaparte l'invitant à déjeuner avec Monge pour voir un papyrus rapporté par Hamelin et déroulé par Monge, que Bonaparte escamota pour le faire placer derrière le fauteuil de la classe d'histoire à l'Institut (Revue de Paris, 1er janvier 1927, p. 48)] ou les rouleaux d'Herculanum. Il se reposait, dans sa famille et parmi ses amis, après tant d'années d'absence, de travail acharné, de troubles, d'incertitudes. Comme la France entière, il respirait.

L'année 1802 vit, après la paix d'Amiens (25 mars), le Concordat et, le 18 avril 1802, la réouverture de Notre-Dame. Monge, fidèle à ses vieux préjugés, s'était opposé de toutes ses forces avec Laplace et Lagrange à des mesures qui, disaient-ils, abaissaient la dignité du gouvernement et celle du siècle. Il répétait apparemment à Bonaparte les déclamations contre les prêtres et contre le joug méprisable des superstitions que nous avons pu lire dans ses lettres d'Italie et qui constituaient, pour les anciens voltairiens de cette époque, d'intangibles actes de foi. Bonaparte, lui, comprenait mieux la force morale et spirituelle de la Papauté : surtout d'une Papauté tenue à l'écart du territoire national et ne pouvant y élever aucun conflit d'influence. Sans aucune foi religieuse précise, il ne partageait pas le matérialisme absolu d'un Laplace et il dépassait le très vague spiritualisme d'un Monge. L'argument de l'horloge qui ne se construit pas sans horloger gardait toute sa valeur pour un homme qui était habitué à jouer lui-même le rôle d'horloger. Il passa outre aux objections et nous verrons bientôt à son exemple Monge, bon fonctionnaire de l'Empire, entrer en relations avec son archevêque et son curé, s'occuper de l'organisation des églises et jouer le rôle de parrain dans les bénédictions de cloches.

Le 2 août 1802, Bonaparte se fit proclamer Consul à vie et l'on peut penser que Monge, contrairement à Carnot, ne fut pas des derniers à voter en sa faveur.

En 1803, on recommença à préparer la guerre contre l'Angleterre, et, à cette occasion, eut lieu un voyage sensationnel dans le nord de la France et en Belgique, auquel Monge participa. La paix d'Amiens n'avait été qu'une courte trêve. Bientôt, les difficultés avaient éclaté quand il s'était agi de faire évacuer par les Anglais, suivant les stipulations du traité, Malte et Alexandrie. Bonaparte attachait à cette question une importance montrant que les anciens rêves orientaux continuaient à s'agiter dans sa tête. « J'aimerais mieux, disait-il, voir les Anglais au faubourg Saint-Antoine qu'à Malte. » Aussi, tandis qu'il poussait fébrilement les travaux de la digue de Cherbourg, il partit, du 24 juin au 10 août 1803, pour se montrer solennellement dans la région du littoral normand et belge opposée aux Anglais. Ce voyage se fit en grande pompe, avec un cortège de cinq voitures, dont l'une contenait Napoléon, Joséphine et un général de la Garde. Monge était un des rares invités, ravi de cette faveur, enchanté d'assister à ces réceptions triomphales, répétition grandiose des futures fêtes impériales, sur lesquelles on n'était pas encore blasé, à ces entrées dans les villes pavoisées et, suivant l'expression de Monge, décorées comme pour une Fête-Dieu, tandis que le canon tirait, que les cloches sonnaient à toute volée, au milieu des corps constitués, du clergé en grande pompe, de la foule enivrée et, ce qui ne gâtait rien, par un temps d'été merveilleux.

Mme de Rémusat, qui a participé à ce voyage [Mémoires, p. 233, 252], explique que Bonaparte avait emmené Monge pour parler avec lui de l'Egypte, vers laquelle son souvenir revenait toujours avec joie. Souvent, il évoquait avec lui cette terre de poésie où il était apparu aux Orientaux surpris comme un nouveau prophète. « En France, disait-il, il nous faut tout conquérir à la pointe de la démonstration. Monge, en Egypte, nous n'avions pas besoin de nos mathématiques! »

Ce beau voyage commença pourtant par un incident fâcheux. Près de Compiègne, il y eut une voiture renversée : ce qui donna à Bonaparte l'occasion de montrer son amabilité en recueillant Mme de Rémusat dans sa voiture, où Joséphine, qui fut charmante pendant toute la route, l'embrassa pour la rassurer. Mais, ensuite, ce ne fut plus qu'un parcours triomphal. Les lettres de Monge à ce moment nous intéressent surtout par les petites touches trop rares qu'elles ajoutent à la physionomie de Napoléon : cette physionomie qu'on désirerait tant voir revivre dépouillée de la convention qui l'a trop longtemps défigurée. Nous avons vu sa façon de voyager en Egypte. Le voici maintenant souverain et mari sur les routes de France et de Belgique.

C'est, à Lille, un déjeuner où Monge intervient pour faire rendre à une église de la ville une madone de Rubens enlevée pour le Musée [Biographie inédite Eschassériaux]. Bonaparte et Joséphine regardent avec stupéfaction Monge dans ce rôle nouveau ; le Premier Consul, amusé, accorde vite la chose et le pétitionnaire, qui avait eu recours à Monge, dut, raconte celui-ci, « d'après mon zèle, me prendre pour le meilleur chrétien de la République ». Le lendemain matin, Mme Bonaparte fait ses confidences à Monge. Elle craint que son mari ne l'envoie d'avance à Gand où elle retrouverait Mme Faipoult, « dont elle a été très mécontente pendant le voyage d'Egypte ». Faipoult, c'est notre ancien ministre à Gênes, un élève de Monge à Mézières au temps où il s'appelait le chevalier de Maisoncelles. On s'est beaucoup vu en Italie et Mme Faipoult, amie de Mme Monge, était alors aussi l'amie de la citoyenne Bonaparte. Mais, pendant l'absence du mari en Egypte, elle a dû faire chorus avec les bonnes langues qui jasaient sur la conduite de la nouvelle souveraine et, si c'était possible, on voudrait bien éviter de la rencontrer. A Bruxelles, les gracieusetés, les chatteries de Joséphine pour le père Monge, l'ami d'un mari si difficile à retenir et à diriger, se traduisent par un cadeau : « quatre paires de manchettes de dentelles qu'il trouve très belles » [Lettre du 2 août 1803]. De Bruxelles, on gagne alors Givet par la Famenne et, en voyant là Bonaparte à l'œuvre comme entrepreneur de tournées, on se prend à penser qu'on n'aurait pas beaucoup mieux aimé à faire route avec lui qu'à être admis dans un carrosse de Louis XIV. Deux ans après, Monge rappelait à sa femme les fondrières, impraticables même en plein jour, par lesquelles, cette nuit-là, Bonaparte fit passer Joséphine [Lettre du 27 mai 1805].

Puis, voici une journée qui nous montre Bonaparte toujours impatient et pressé, visitant les villes au pas de course, coupant court aux harangues trop longues, brusquant les ardeurs naïves qui se précipitent vers lui, mais par cela même peut-être en attisant la flamme [Lettre du 7 août 1803]. Ce jour-là (6 août), il a commandé le départ de Givet à deux heures du matin, pour être à sept heures à Rocroi, où il veut monter à cheval et aller voir le champ de bataille. Monge s'en réjouit d'avance. Rocroi est la patrie de sa femme, les parents y sont nombreux, il ne les a pas vus depuis longtemps et il aura quelques heures à leur consacrer. Mais faites donc des projets quand vous dépendez d'un pareil homme! « A peine, écrit Monge, étais-je sur la place que j'entends qu'on relaye et qu'on passe debout; il a fallu que je rejoignisse promptement la voiture. »

Ce même jour, on n'a pas non plus le temps de déjeuner posément. Nous assistons à un repas improvisé dans les riaises (ou landes) des Ardennes : « A l'ombre d'une de ces censes (petites fermes) qui sont sur le bord du chemin, le Premier Consul a fait faire halte et nous avons mangé un morceau sur le pouce. La pauvre femme chez qui nous étions et qui n'avait pas une serviette blanche à mettre sur sa pauvre petite table, a eu quatre louis pour l'embarras que nous lui avions causé »... Et, sans doute, ses petits-enfants lui ont dit plus tard, comme dans la chanson de Béranger : « Il a mangé là, grand'mère ; il a mangé là!... » Enfin, le soir, à Mézières, ancien pays de Monge, on avait préparé un grand bal, et les compagnons de route, tels que Monge, ne peuvent se dispenser d'y assister. Mais le Premier Consul, « qui était fatigué et qui avait envie de dormir » (sentiment bien excusable après ce réveil matinal), n'y vient pas: « ce qui n'a pas été aussi gai ». Même déboire et plus complet encore pour Reims, qui avait fait de grands frais, afin de recevoir dignement le nouveau souverain. Reims, la ville du sacre, n'est pas cette fois dans son programme, et il n'écoute pas la députation.

Au retour de ce voyage, les honneurs et les bénéfices pleuvent sur Monge, sans jamais qu'il les demande, sans même qu'il y attache un prix très particulier, sinon par un sentiment de gratitude : vice-présidence du Sénat, le 21 août; sénatorerie de Liège, le 28 septembre [En ce mois de septembre, Monge envoyait à Bonaparte une note critique sur certaine théorie de Rumford, note que nous reproduisons en autographe. (Arch. Nat. Musée. AE. II. 1476. Service administratif.)] ; Légion d'honneur à la création de l'ordre, le 2 octobre, etc. Qu'étaient-ce que ces sénatoreries de l'Empire? Par le sénatus-consulte du 1er janvier 18o3, Bonaparte avait décidé qu'il y en aurait une correspondant à chaque arrondissement de tribunal d'appel. Le titulaire de la sénatorerie, nommé à vie, devait être un très haut personnage, une sorte de sur-préfet, chargé d'inspecter plusieurs départements confiés à sa direction, et recevait un revenu de 25 000 francs avec une maison d'habitation. Les titulaires étaient nommés par le Premier Consul sur la présentation du Sénat. Ils devaient résider au moins trois mois par an dans leur sénatorerie et remplir toutes les missions extraordinaires que le Premier Consul leur confierait [L'arrêté du 28 septembre 1803 désignait seize sénatoreries, dont les titulaires étaient Joseph et Lucien Bonaparte, Fouché, Roederer, Tronchet, Monge, etc.]. Monge, avec la sénatorerie de Liège, obtint ainsi un château princier à Seraing, qu'il ne devait jamais habiter.

Mais Bonaparte, je l'ai rappelé, ne conçoit jamais les fonctions comme des sinécures, ni ses largesses comme pouvant être économisées. S'il a choisi Liège pour Monge au cours de cette promenade où ils viennent de traverser le pays ensemble, c'est que les fabriques d'armes y abondent et qu'il veut, en ce moment où la guerre se prépare, y développer activement l'armement. Il compte sur son homme pour reprendre la mission que celui-ci a remplie jadis auprès du Comité de Salut public, et pour surveiller, presser une fonderie de canons organisée par Périer à Liège. Ainsi, Monge va être obligé, une fois de plus, de quitter sa famille et ses occupations, de s'en aller tristement passer l'hiver tout seul, dans la neige et dans la boue, occupé, absorbé par une tâche impossible, et sans cesse relancé par la hâte de Bonaparte qui lui écrira de courts billets dans ce style : « Nous sommes au 8 brumaire, et je n'entends pas dire qu'on ait fondu encore une pièce. Tirez-moi d'inquiétude! Combien aurai-je de pièces de 24 au 30 brumaire ? C'est surtout de ces pièces dont j'aurai besoin. » [Lettre du 31 octobre 1803, datée de Saint-Cloud].

A Liège, le pauvre Monge se démène de son mieux et ne perd pas un instant ; mais il n'aboutit à rien, et ses lettres à sa femme sont désolées, parce que ces canons n'avancent pas :

« 12 décembre. — Les ouvriers ne sont pas aussi habiles et aussi nombreux qu'à Paris. Les journées sont si courtes qu'on ne fait presque rien. La saison est si mauvaise qu'on est dans la boue jusqu'au ventre... Il n'y a à Liège qu'un haut fourneau à feu qui puisse nous fournir les fontes nécessaires... Tant que le Premier Consul pourra croire que ma présence ici pourra être utile, je ne peux ni ne dois quitter... »

« 14. janvier. — Tu me dis que je ne parle pas des canons. Hé! tu sais bien que, si j'étais content, je te ferais une description charmante de l'établissement ! Ce sera beau à faire dans six mois. Mais, dans six mois, le Premier Consul n'aura besoin ni de Périer ni de moi. Je viens de lui écrire et je termine en lui disant que je sais bien que ce ne sont pas des raisons qu'il lui faut et que, malheureusement, je n'ai que des raisons à donner... Je t'assure que je suis bien malheureux. J'avais réussi dans toutes mes missions : elles avaient toutes été agréables pour moi. J'avais bien eu quelques jours de dangers sous les poignards de Rome; mais tout cela n'est rien quand on est content de ses opérations. Je ne puis remplir l'espoir du Premier Consul et je ne puis rien par moi-même. Quand j'y mettrais mes deux bras, je n'avancerais pas, et je me couche tristement et je me lève de même. Tu me dis qu'il m'a écrit une lettre chagrine; je lui en écris qui ne sont pas gaies et j'aurais eu tant de plaisir à le contenter ! »

Enfin, cette fâcheuse mission se termine par ce cri de douleur : « Je retourne à Paris, comme un général qui a perdu une bataille. » Mais il se réconforte pourtant, à la manière d'un enfant fautif auquel son précepteur a fait grâce, parce que le Consul, en le rappelant à Paris, a eu « la galanterie de lui écrire une lettre aimable ». Et, quand on a appris à connaître Bonaparte et son défaut absolu d'indulgence pour les échecs, on estime, en effet, que le billet suivant témoigne, ou d'une bien grande amitié pour Monge, ou du sentiment bien profond que l'envoyé a fait tout ce qu'il était humainement possible de faire : « Je connais votre zèle et, s'il vous eût été possible de procurer les pièces dont on avait besoin, cela serait fait. Il me reste l'idée que Périer a voulu faire la chose trop en grand, ou bien qu'elle n'était pas faisable. J'aurais voulu qu'il ne l'eût pas promis. J'imagine que vous vous occuperez, avant de partir, de tout ce qui est relatif à votre sénatorerie. Je vous verrai ici avec grand plaisir. » [Lettre du 3 février 1804].

Sa sénatorerie, c'est, en effet, une petite consolation pour Monge, qui s'amuse à visiter ses domaines, son château, ses terres, à s'entendre appeler « Monsieur le Sénateur » et à jouer au nouveau seigneur de village. « Tu es drôle, écrit-il à sa femme, de demander son adresse au sénateur qui est dans sa sénatorerie et de lui adresser ses lettres chez Périer ! » [Lettre du 16 novembre 1803]. Cependant, le métier de sénateur propriétaire ne va pas sans quelques épines et ce chapitre de sa vie pourrait être intitulé : « Espoirs et déboires d'un Sénateur. »

Le premier sentiment, chez Monge, c'est la béatitude. Sa sénatorerie, comprenant les trois départements de la Meuse inférieure, de l'Ourthe et de Sambre-et-Meuse, avait pour résidence, à Seraing, l'ancien palais d'été des princes-archevêques, palais qui, en définitive, ne fut jamais occupé par Monge, qui devint à la fin de l'Empire un dépôt de mendicité et qui forme aujourd'hui la maison de direction des grands établissements métallurgiques John Cockerill.

La description écrite par Monge est pompeuse : vingt fenêtres de façade, une galerie avec beaux balcons saillants sur la rivière, plusieurs cours, communs, vaste orangerie, écurie à mangeoires de pierre pour quatre-vingts chevaux, vacherie, faisanderie, étables, caves opulentes, jardin avec charmilles, bassins, jets d'eau, serres, etc. ; voisinage immédiat de l'église « où Mme Monge, dit-il, pourra faire son salut très à l'aise et à bon marché »; au total, vingt-quatre arpents dont quatre pour bâtiments et cour et vingt en jardin. Monge a commencé par visiter sans se nommer; mais, à ses questions, on a bien vite deviné qu'il était « le Sénateur ».

Monge, dans ses lettres, essaye d'échauffer sa femme qui, visiblement, manque d'enthousiasme pour aller s'installer dans ce palais délabré où elle est surtout frappée par les dépenses de réparations et d'entretien à faire. Le palais a subi, en effet, le sort de tous les bien séquestrés. Ayant servi pendant trois ans d'hôpital, il a été partout saccagé et pillé. On a enlevé le fer des grilles, le plomb des vitrages, des toits, des jets d'eau, cassé les carreaux, coupé un beau laurier-tulipier qui faisait l'ornement du parterre, brûlé les râteliers, retiré toutes les boiseries, les glaces et les meubles. Le plus grave, ce sont les toitures. Il faudrait dépenser au moins 25 000 francs pour commencer à s'installer. Mais la chose est prévue. 350000 francs doivent être répartis entre les divers sénateurs pour remettre en état les propriétés qui leur ont été attribuées, et Monge compte, pour sa part, sur 20000 à 25 000 livres qui suffiraient s'il n'était pas forcé par les règlements de donner les travaux en adjudication. Il n'aurait alors à payer que le mobilier et le linge.

Monge voit les choses en rose, d'abord par tempérament, et puis parce qu'il sait que Bonaparte est là derrière, la main large. A toutes les objections, à toutes les lamentations de sa femme sur son absence indéfinie, il répond : « Le Premier Consul a tant fait pour moi que je dois faire ce que je puis pour lui, indépendamment de ce que je fais pour l'État. » Et il triomphe quand on commence par lui accorder 10866 francs pour ses réparations. Mme Monge, en femme précise et bonne ménagère qui sait compter, regarde de plus près ce que recouvre ce beau cadeau. Elle s'épouvante en apprenant que, sur 24772 francs de revenus théoriques, 9 551 seulement sont disponibles sous la forme de fermes dans le département, auxquels Monge finit par pouvoir ajouter 9000 livres de fermes dans la Roër, près d'Aix-la-Chapelle. Dans ce premier voyage, Monge, envoyé pour une mission spéciale, n'est sénateur qu'incognito. Néanmoins, les frais de représentation coûtent cher. Monsieur le Sénateur ne peut décemment aller à pied dans les boues et par la pluie. Il lui faut chaque jour « son remise ». Monsieur le Sénateur doit donner à tout propos des repas de vingt-quatre couverts, se montrer généreux pour tous les solliciteurs, etc. Noblesse oblige : « J'ai fait, écrit le mari un peu piteux, une dépense effroyable. »

Visiblement, Mme Monge a pris son palais de Seraing en grippe avant de le connaître. La ville même, qu'elle a vue jadis en venant y séjourner pour je ne sais quel objet pénible, lui est restée antipathique. Monge s'épuise à lui démontrer qu'elle y sera fort agréablement, que le pays est joli, qu'on l'y recevra en souveraine. Elle trouve tout cela de la viande creuse et qui coûte bien cher et préfère arrondir son jardin de la rue de Bellechasse dans la bonne ville de Paris qu'aller geler dans la boue noire et fétide de Liège.

Au printemps suivant, la proclamation de l'Empire apporte à Monge des avantagesz nouveaux : la plaque de grand officier de la Légion d'honneur et une place de chargé d'affaires pour son gendre. Il peut, en même temps, utiliser sa faveur à l'avantage de sa chère École polytechnique, qui lui dut peut-être autant de reconnaissance à cette époque qu'au moment de sa fondation. L'École polytechnique, depuis plus d'un siècle, n'a jamais été très aimée d'aucun gouvernement, parce que son esprit d'indépendance l'empêche d'attacher aux gouvernements éphémères l'importance essentielle que successivement ils s'attribuent. En vendémiaire, Bonaparte avait fait tirer le canon contre ceux des élèves qui, avec les sections révoltées, essayaient de mettre fin à l'anarchie du Directoire. Lorsqu'il se fut proclamé empereur, quelques polytechniciens refusèrent de joindre leurs félicitations à celles des corps constitués. Arago, dont la précision documentaire n'est pas toujours absolue, raconte à ce propos le dialogue suivant: « Eh bien! Monge, aurait dit Napoléon, vos élèves sont presque tous en révolution contre moi : ils se déclarent décidément mes ennemis ! » A quoi Monge aurait répondu, en style d'Arago : « Sire, nous avons eu bien de la peine à en faire des républicains; laissez-leur le temps de devenir impérialistes! D'ailleurs, permettez-moi de vous le dire, vous avez tourné un peu court. » L'Empereur, tout en se laissant influencer, n'en témoigna pas moins sa volonté de briser la résistance en soumettant l'École au régime militaire et au casernement qui lui avaient été jusque-là épargnés. Monge s'opposa de toutes ses forces à une mesure qu'il jugea déplorable et, par cinq fois, il revint à la charge; mais, sur ce point, il ne fut pas écouté, l'arrêté fut pris au camp de Boulogne et l'on sait que, depuis plus d'un siècle, en raison de cette lubie impériale, notre grande école d'ingénieurs continue à subir une discipline bizarre, à laquelle ses fondateurs n'avaient point songé. Les objections de Monge n'étaient pas, d'ailleurs, celles qui viennent aujourd'hui à l'esprit. Ce qui le choquait, c'était de penser que l'internat allait être mis, en principe, à la charge des familles et pourrait, par conséquent, fermer les portes à des jeunes gens pauvres. A cet égard, la modicité actuelle du prix de la pension et l'extrême largesse avec laquelle on distribue les bourses auraient calmé ses appréhensions. [Texte rédigé en 1933]

Pendant un an, Monge put alors rester avec sa famille, soit à Paris, soit dans sa propriété de Morey, en Bourgogne, où il prenait l'habitude dépasser tous les étés. Mais, le 29 mars 1805, au moment où s'activaient les préparatifs de guerre contre l'Angleterre, il reçut, comme les autres sénateurs, l'ordre de se rendre dans sa sénatorerie avant le 1er prairial (21 mai) et d'y passer trois mois consécutifs pour y remplir une mission politique strictement déterminée par des instructions confidentielles dont voici quelques articles :

« L'objet apparent de votre voyage et de votre séjour sera de faire connaître la situation, la nature, l'état et la valeur des biens dont votre sénatorerie est dotée.

« L'objet le plus important sera de nous fournir des renseignements sûrs et positifs sur tout ce qui peut intéresser le gouvernement ; et, à cet effet, vous nous adresserez directement un mémoire tous les quinze jours de chaque chef-lieu de votre département. Vous sentez que, sur cette mission particulière, le secret doit être inviolable. »

Il s'agissait, en résumé, d'établir ce que nous appellerions aujourd'hui des fiches sur les fonctionnaires, les ecclésiastiques et les principaux citoyens, en faisant connaître leurs dispositions relatives : 1° au gouvernement, 2° à la religion, 3° à la conscription, 4° à la taxe d'entretien des routes, 5° à la perception des impôts directs. Le tout terminé par la formule devenue courante, devant laquelle on se demande ce que Monge pouvait bien en penser : « Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde. — Napoléon. »

Dans ce voyage, qui allait se prolonger du 14 mai au 1er septembre 1805, Monge devait, cette fois, prendre officiellement possession de sa sénatorerie et en parcourir les trois départements. Ses lettres sont ainsi un récit de voyage dans ce pays qu'il regarde avec des yeux de propriétaire et où il admire tour à tour l'étole de saint Hubert, les grottes de Han, les usines, le paysage, et la géologie. Il fait son entrée solennelle à Liège où un ami, raconte-t-il avec complaisance, reconnaît sa présence en voyant la sentinelle devant sa porte. Puis, il en part avec une garde d'honneur où figurent trois généraux, l'évêque, le préfet, le maire, etc., pour aller solennellement s'installer au château de Seraing. Le curé s'avance à sa rencontre, accompagné d'une garde à cheval, et le conduit à l'église où l'on, chante le Te Deum, le Domine salvum fac Napoleonem. De jeunes demoiselles lui récitent des couplets et l'on revient tous dîner à Liège où, au lieu d'entonner, comme les années précédentes, la Marseillaise et le Ça ira, « nous avons, écrit Monge, bien crié : Vive l'Empereur! ce qui a été fait avec zèle, parce qu'il est bien aimé dans ce pays ». Et il termine par ce cri de satisfaction orgueilleuse : « Jamais je n'ai été aussi sensible qu'aujourd'hui au beau cadeau que m'a bien voulu faire l'Empereur en me donnant la sénatorerie de Liège. »

Partout, Monge exécute sa tournée dans un appareil de cérémonie qu'il trouve très agréable, quoiqu'un peu fatigant : « J'ai toujours, écrit-il, un grand cortège. Les généraux qui commandent les départements ne me quittent pas. L'évêque m'accompagne. J'ai tous les ingénieurs des Ponts et Chaussées. La gendarmerie et un piquet de hussards m'escortent. Les cloches sonnent partout et, comme je suis poli, je ne passe pas devant une église où l'on sonne, sans m'y arrêter. Mais tout cela est cher... La pente de la dépense est si rapide que je serai peut-être obligé d'enrayer des deux roues » [Lettre du 9 août 1805. Cf. lettres du 27 mai 1805 et du 18 juin 1805].

C'est toujours là le revers de la médaille et chaque lettre contient un triste aveu dans ce genre : « Les honneurs sont bien chers... Mes dépense sont grandes ; mais je crois qu'il vaut mieux faire comme je fais et montrer d'une manière aimable l'homme que l'Empereur a nommé à la sénatorerie de Liège que de le faire remarquer par une sotte lésinerie... Tu veux que je te parle finances. Le montant de la sénatorerie serait de 20000 s'il n'y avait pas de frais de régie, quelques frais de réparation, et quelques non valeurs... »

Pendant qu'il est ainsi en route, l'Empereur le charge à toute occasion de quelque étude nouvelle qui lui vient à l'esprit. Une lettre adressée de Mantoue lui commande, par exemple, de passer par Sedan pour voir la communication qui pourrait avoir lieu par canal entre la Meuse et l'Aisne, en se reliant à Paris par le nouveau canal de l'Ourcq (projet réalisé par le canal des Ardennes) [Lettre du 9 août 1805. Cf. lettres du 27 mai 1805 et du 18 juin 1805]. On lui prescrit, au lieu de revenir en voiture, de suivre à cheval à petites journées, avec des ingénieurs, la direction du canal projeté de manière à remettre en arrivant un « mémoire clair et précis sur cette grande communication ». Un autre jour, l'Empereur écrit : « Je désire savoir combien il est sorti de pièces de la fonderie de Liège. Sont-elles meilleures que celles du Creusot? Valent-elles celles d'Indret ou de Nevers ? » Les questions sont toujours posées de manière à exiger une réponse nette, immédiate et sans circonlocutions, et l'Empereur, à son tour, donne l'exemple en répondant toujours courrier par courrier, fût-ce des points les plus éloignés de son Empire. Jamais la nécessité administrative des paperasses ne fut réduite au minimum, comme par cet esprit centralisateur qui savait exactement ce qu'il voulait.

Cette fois, cependant, les circonstances sont très particulières et, au moment où Monge va monter à cheval pour visiter son projet de canal, arrive un ordre impérial : « L'Empereur me charge de faire connaître à Monsieur le Sénateur Monge qu'il désire qu'à son retour de Liège il passe par Boulogne où il sera bien aise de le voir. » Août 1805, c'est, en effet, l'été du camp de Boulogne. Aussitôt, Monge part en poste le soir du 16 août, pour arriver au Pont-de-Brique, près de Boulogne, le matin du 18 août. Il assiste aux essais d'embarquement. Il participe aux espoirs de la descente en Angleterre et aux émotions causées par l'escadre de l'amiral Villeneuve :

« 23 août. — Les vents et la flotte nous favorisent. Il me semble que je suis au camp des Grecs, attendant les vents pour aller faire le siège de Troie ; mais nous ne sacrifiions pas d'Iphigénie. Avant-hier, l'Empereur fit embarquer la division du centre qui est forte de quarante mille hommes. L'embarquement fut très rapide. Il alla lui-même sur tous les bâtiments et fit débarquer le soir. Pendant que j'étais sur le quai, regardant l'opération, un de nos braves soldats de l'armée d'Egypte me reconnut et me dit : « Ah ! voilà le citoyen Monge-et-Berthollet ; nous ne tarderons pas à partir pour l'Angleterre ! » [Biographie Eschassériaux].

Malgré cette prédiction, on ne partit pas pour l'Angleterre. Le 25 août, se produisit une scène que Daru raconte ainsi : « M. Monge, qui était aussi à Boulogne, avait l'usage de se rendre chaque matin au lever de l'Empereur st le suivait ordinairement jusque dans son cabinet. Il était même souvent retenu à déjeuner... Un jour, Monge entre chez moi en sortant du lever. « Eh bien! lui dit ma femme, vous ne déjeunez donc pas au Pont-de-Brique? — Ah! non, il y a de l'orage. L'Empereur était fort soucieux, sombre même, pendant le lever. Quand il est rentré, je l'ai suivi; mais, entendant quelqu'un marcher derrière lui, il s'est retourné avec vivacité. Il m'a dit: « Savez-vous où est Villeneuve? » J'ai répondu que je l'ignorais entièrement. « Eh bien ! s'est-il écrié, il est au Ferrol ! » Puis, il est rentré dans son cabinet en poussant la porte. Je n'ai pas pu prendre cela pour une invitation, et je viens vous demander à déjeuner. » A peine étions-nous à table qu'une ordonnance arriva, me demandant de la part de l'Empereur. En entrant dans son cabinet, je le trouve tel que me l'avait dépeint Monge. « Savez-vous où est Villeneuve ? » fut le premier mot qu'il m'adressa. Se courbant sur une grande carte d'Allemagne et reprenant tout à coup son sang-froid, avec cette abondance d'idées qui lui était propre lorsqu'il se trouvait en verve, il me dicta tout le plan de la campagne d'Autriche. »

L'improvisation ne fut probablement pas telle que le laisse supposer ce récit; la campagne d'Autriche devait être depuis longtemps envisagée [Bourrienne l'affirme nettement] ; mais nous avons une autre preuve de la précision avec laquelle tout le plan de campagne apparaissait d'avance dans ce cerveau merveilleusement réalisateur; c'est une lettre de Monge écrite après Austerlitz [Lettre inédite de Monge à Marey du 12 décembre 1805] : « Dieu, que je soupçonne bien d'être un peu amoureux de cette belle France, a soufflé à Boulogne sur Napoléon, qui eut alors la bonté de me dire ce qu'il allait faire et qui, depuis, a fait juste ce qu'il avait dit, date pour date, en sorte que, quand je l'ai vu à Linz, je lui ai dit : « Vous les avez faits mat, avec un pion coiffé. Benedictus Dominus Deus Sabaoth ! » Cette façon d'annoncer en combien de coups, où et avec quelle pièce on fera le mat, se trouve confirmée par un récit de Bourrienne racontant comment, avant la campagne de Marengo, Bonaparte lui avait d'avance, en piquant des épingles de couleur sur la carte, montré où il remporterait la victoire.

Après la levée du camp de Boulogne, Monge rentra pour deux mois à Paris, deux mois pendant lesquels Napoléon fonçait sur le Wurtemberg et l'Autriche. Quand on connut à Paris la prise d'Ulm (14 octobre), le Sénat, auquel l'Empereur avait adressé quatre-vingts drapeaux ennemis, envoya aussitôt une commission pour le féliciter, et Monge en fit naturellement partie. A toute vitesse, voyageant jour et nuit, il se précipita pour rejoindre l'Empereur, qui, disait-il, avançait devant eux aussi vite que s'il avait été en poste. En passant à Lunéville, sa première réflexion est que, sur la route, personne ne s'occupe ni de l'armée ni de la guerre : « Il paraît qu'on est bien tranquille sur l'élan du chef qui la conduit »... Tranquille et surtout de plus en plus blasé ! Napoléon fera vite la remarque que ses plus grandes victoires n'arrivent plus à galvaniser l'opinion comme ses moindres succès d'autrefois... A Spire, on est retardé par une immense colonne de prisonniers. La neige tombe. Sauf ces prisonniers, on ne rencontre personne. Enfin, à Linz, on rejoint l'Empereur :

« Lorsque je l'ai vu la première fois, écrit Monge, il m'a dit : « Eh bien ! Monsieur Monge, qu'est-ce qu'on dit de nos opérations? ». M. l'Électeur de Bavière est ici depuis hier [Maximilien Joseph, allié de la France et bientôt roi de Bavière]. Nous avons été lui faire visite. Il m'a d'abord remercié de mon tabac. Puis, il s'est approché de moi et m'a dit : « Nous avons parlé de vous ce matin pendant une heure avec l'Empereur. » L'Empereur nous a reçus hier, je lui ai assez mal lu notre missive, parce que je ne voyais pas assez clair pour bien lire et que je ne pouvais pas m'approcher d'une lumière qui m'aurait éloigné de lui. Nous sommes dans ce moment chez lui et nous attendons ce qu'il voudra bien décider par rapport à nous. L'Empereur se porte bien ; seulement, il est un peu enroué. »

Monge était rentré à Paris quand y arriva la nouvelle d'Austerlitz, accueillie par lui avec l'enthousiasme qu'on peut imaginer. « Cette bataille, écrit-il à son gendre, doit retentir d'ici quelques jours jusqu'au fond de la Perse. »

En 1806, nouvelle faveur impériale. Monge écrit à Marey, le 21 mai :

« Hier, le Sénat était convoqué pour plusieurs communications qu'il devait recevoir de l'empereur. Je fus fort surpris à la lecture d'un décret qui me nommait président du Sénat pour cette année [Voir le décret. Archives nationales AFIV 2o5. 1332. 19 mai 1806, n° 1]. Cette marque de bonté de l'Empereur, à laquelle je n'avais pas lieu de m'attendre et que, vous croyez bien, je n'avais pas sollicitée, m'a bien touché. Je lui dois fortune, honneurs, tout, jusqu'à ce qu'il peut y avoir de bon dans ma petite réputation... Me voilà maintenant embarrassé sur mon logement. Quitterai-je ma maison qui est trop petite, et dont la cour ne peut contenir que deux voitures, mais dont le jardin est charmant, pour en prendre une plus convenable, dans laquelle il faudra faire des dépenses, qu'il faudra meubler convenablement et qui ne sera prête que dans trois ou quatre mois ? Il faut augmenter le train de la maison, celui de l'écurie, et tout cela pour un an. »

En même temps, on fait offrir au gendre de Monge, Marey, comme riche propriétaire de la Côte-d'Or, une place de chambellan honoraire de l'Empereur. Monge, qui sert d'intermédiaire, et qui prévoit les répugnances de Marey devant cette sujétion, lui explique, à ce propos, sa manière de voir : « Vous avez une belle fortune. Mais vous avez déjà quatre enfants. Quelques-uns d'entre eux ne seront-ils pas charmés que vous ayez fait pour eux quelques sacrifices pour leur procurer quelques-uns des avantages dont l'ordre qui s'établit est susceptible ? Et puis, ces sacrifices sont peu de chose. Cela ne vous occupera que pendant les trois ou quatre mois de votre séjour à Paris et ne vous empêchera pas d'aller habiter Pommard tout l'été. Cette occupation consistera à aller, comme moi, deux fois par semaine, au lever de l'Empereur. Il s'en fallait de beaucoup que j'eusse été élevé pour la Cour. Eh bien ! je vous avouerai qu'étant extrêmement attaché à l'Empereur, ces courses me sont toutes agréables. Peut-être vous le deviendront-elles à vous-même? Quant à la dépense, elle consistera uniquement en habits, pour vous et pour votre femme. Pendant mon année de présidence, j'aurai quatre chevaux qui nous suffiront à nous deux. Lorsqu'elle sera terminée, peut-être serez-vous obligé d'avoir vos propres chevaux ici pendant votre séjour. Eh bien! vous avez déjà hésité plusieurs fois pour les y amener... »

Cette présidence du Sénat fut, en effet, pour Monge l'occasion de beaucoup de fêtes et de réceptions. Tous les quinze jours, il offrait un dîner de vingt-cinq couverts et tous les samedis une soirée. En sortant de chez l'archichancelier Cambacérès, on se rendait chez Monge où se trouvaient jusqu'à huit tables de jeu. Mme Monge se piquait de dîners très raffinés et Cambacérès, qui était connu pour un gourmet émérite, devait avouer la supériorité de cette cuisine sur la sienne.

Quant aux fonctions qui résultaient de cette présidence, elles paraissent avoir été plus honorifiques qu'absorbantes, si l'on en juge par le dossier conservé aux Archives, où se trouvent les lettres adressées, après chaque séance, à l'Empereur par Monge, comme par son prédécesseur François de Neufchâteau. Ces lettres autographes, écrites sur grand papier avec beaucoup de blancs et de formules, sont à peu près toutes aussi longues et aussi originales que la suivante :

« A Sa Majesté Impériale et Royale. Paris, le 28 juin 1806.
« Sire, le Sénat a tenu aujourd'hui sa séance ordinaire du 28, sous ma présidence. Messieurs Beurnonville et Primat ont prêté leurs serments. Je suis, de Votre Majesté Impériale et Royale, Sire, le très humble et très fidèle sujet. Monge, président du Sénat conservateur. » [A.N. AF IV 1041].

Parfois, cependant, à l'occasion de quelque succès, les phrases de compliments s'enguirlandent. Ainsi, après la campagne de Prusse, Monge écrit à Varsovie, le 27 décembre 1806: « Sire, l'univers entier retentit de votre nom et les cris d'admiration générale étoufferont les faibles accents d'un homme qui est entièrement l'ouvrage de vos mains et qui se promet, aux approches d'une nouvelle année de gloire, de mettre à vos pieds les vœux ardents qu'il ne cesse de faire pour l'accomplissement des grands desseins de Votre Majesté Impériale et Royale et pour votre bonheur... »

Puis, le 26 janvier 1807 : « Sire, la gloire de Votre Majesté surpasse nos espérances. Tous les peuples qu'Alexandre et Charlemagne ont gouvernés attendent d'Elle qu'Elle réforme la morale des Rois, qu'Elle rétablisse la sagesse de leurs desseins, la loyauté de leur conduite, et la vérité dans leur bouche... »

Ou, le 28 mars 1807, entre Eylau et Friedland : « Sire, vos ennemis se comportent envers Votre Majesté et envers ses alliés comme des brigands; ils déshonorent la Chrétienté aux yeux de tout l'Orient, mais leur avilissement ne peut ternir votre gloire; un des titres de celle d'Hercule était aussi d'avoir châtié des brigands... »

Ou encore, le 11 juin 1807, après avoir annoncé l'enregistrement par le Sénat des lettres patentes qui font le maréchal Lefèvre duc de Dantzig : «Sire, Votre Majesté a sur ses adversaires un avantage immense. Ils sèment la corruption, ils payent le vice, ils soudoient le crime; et Votre Majesté, qui sait si bien discerner la vertu, sait aussi la récompenser d'une manière également digne et d'Elle et de Vous. Il n'y a que la vertu qui fasse des enthousiasmes, et Votre Majesté a semé l'enthousiasme des bords de l'Indus jusqu'à ceux du Mississipi. »

Quand arriva à Paris la nouvelle de Friedland, Monge et sa femme se rendirent après le dîner à Saint-Cloud pour féliciter l'Impératrice [Lettre du 14 juin 1807, adressée à Marey]. « Sa Majesté, raconte-t-il, était encore à table, elle nous fit entrer sur-le-champ près d'Elle. Nous la trouvâmes dans l'enchantement des nouvelles qu'Elle venait de recevoir. Elle sauta au col de ma femme et nous fit la lecture d'une lettre charmante de l'Empereur qui, tout fatigué de dix jours de bivouac et de la journée du 14, lui annonçait que ses braves enfants venaient de célébrer dignement l'anniversaire de la bataille de Marengo... Le prince Borghèse, qui venait d'arriver, était là, et il ajouta qu'étant déjà à quelque distance du quartier général, il avait rencontré un officier polonais de sa connaissance qui se rendait près de l'Empereur, de la part du maréchal Masséna, pour annoncer une victoire qu'il venait de remporter sur une autre division russe qu'il avait défaite et à laquelle il avait fait six mille prisonniers... Dans tout ceci, l'Empereur voulait la paix et il faisait tout ce qu'il dépendait de lui pour la faire. Ce sont les ennemis qui, le sachant à Dantzig et croyant qu'il y resterait une quinzaine de jours, ont voulu attaquer le 5, pendant son absence. Ils ont été bien étonnés de le trouver à son poste et de l'avoir en tête... Mon cher Marey, bénissons le Dieu des armées! Il couvre la France de gloire. Des bords de l'Indus jusqu'à ceux de l'Ohio [On remarquera que la formule plaît à Monge. Il la répète volontiers], tout retentit des louanges de notre Empereur. »

Et voici, du même jour, la lettre à Napoléon : « Sire, Nous avons eu le bonheur de nous trouver les premiers chez Sa Majesté l'Impératrice lorsqu'elle venait de recevoir votre lettre sur la grande bataille de Friedland et lorsque le prince Borghèse venait d'arriver. C'était un spectacle ravissant de voir combien elle était heureuse de votre gloire et combien elle était heureuse des marques touchantes de votre attachement [Le divorce est du 16 décembre 1809]. Sire, Votre Majesté Impériale et Royale ne dédaignera pas les respectueuses félicitations d'un de ses sujets, accoutumé depuis longtemps à n'admirer qu'Elle, et qui est lui-même dans l'enchantement de l'agrandissement du seul objet de son admiration. »

Ces deux lettres montrent assez le ton qu'avaient gardé les relations. C'est aussi vers cette époque que se rapporte un incident souvent cité, mais avec quelque inexactitude [Voir Thiers, VII-420; Arago, Notice Monge, p. 145; Archives nationales, F. IV. {301, 2154 et 331, 2409} ]. Berthollet, comme bien d'autres à cette époque, avait été entraîné, par la griserie d'une fortune inespérée, à dépenser sans compter et se trouvait très embarrassé. Monge signala le fait à l'Empereur qui, de Finkenstein, le 1er mai 1807, écrivit au chimiste pour mettre à sa disposition une somme de 100000 à 150000 francs : « J'apprends que vous cherchez à emprunter 100 000 à 150000 francs. Je donne ordre à mon trésorier de mettre cette somme à votre disposition, bien aise de trouver cette occasion de vous donner une preuve de mon estime et de vous être utile. » Par la même occasion, les noms de Monge et de Berthollet semblant depuis l'Egypte inséparables, Napoléon fit à Monge, qui ne demandait rien, un cadeau équivalent. Cette somme entraîna Monge à acheter un château dans la Côte-d'Or. La résidence de Seraing, restée inhabitée depuis trois ans, déplaisait décidément à Mme Monge et Monge lui-même, grand-père très tendre, préférait passer ses étés dans son pays natal de Bourgogne, habité par son gendre Marey et où il aurait voulu attirer également son second gendre Eschassériaux. Le château de Bierre-les-Semur, à 9 kilomètres de Semur, était une immense bâtisse de cent chambres, avec des parterres et des pièces d'eau dessinés à la française, un parc de 250 hectares clos de murs et des dépendances telles qu'une bergerie pouvant contenir mille quatre cents moutons. C'était, pour Monge, avec une propriété d'agrément, un placement en biens-fonds qui semblait avantageux. Mais, quoiqu'il eût pris quelque habitude des grandeurs en devenant courtisan, il était resté trop simple au fond pour ne pas se sentir dépaysé dans cette demeure princière. Il s'en dégoûta vite et la revendit au bout de deux ou trois ans au général Heudelet.

En 1808, nouvelle faveur. Tout d'abord, il est fait comte par une mesure qui s'étend à tous les sénateurs, aux ministres, aux conseillers d'État, au président du Corps législatif et aux archevêques. Désormais, il pourra ne plus s'appeler du nom qu'il a illustré, mais, suivant une habitude plus familière aux Anglais qu'aux Français, en souvenir de l'Egypte, le comte de Péluse [En réalité, Mme Monge s'appelait la comtesse Monge de Péluse, et lui : Monge, comte de Péluse]. Le brevet adressé « à notre cher et amé, le sieur Gaspard Monge », spécifie que le titre sera transmissible « à la descendance directe, légitime, naturelle ou adoptive, de mâle en mâle, par ordre de primogéniture ». Le comte de Péluse aura pour armoiries: « d'or au palmier de sinople terrassé de même, au franc quartier de sénateur et, pour livrées : nuancé de bleu, jaune et verd dans la bordure seulement » [Archives nationales, CC.240-fol. 50. Registre. Sénat conservateur. Lettres patentes]. Nous sommes évidemment très loin de 1792 [Le prince de Ligne a écrit (II-230) : « Pour ridiculiser le premier auteur bourgeois qui écrirait contre la noblesse, il faudrait le faire baron. Il y serait pris, et l'homme d'esprit deviendrait le plus fier des barons. »]. En même temps, le 19 mars 1808 [Arch. nat., AFIV. 301,2154], Napoléon prélève, « sur les biens qui sont à sa disposition dans le royaume de Westphalie », un capital produisant un revenu de 40000 francs, dont il fait quatre parts, correspondant chacune à 200000 francs de capital, pour les attribuer à Bigot-Préameneu, Monge, Berthollet et Fontanes, étant stipulé que ces biens ne pourront être vendus sans son autorisation et que les fonds en provenant devront être employés en actions de la Banque Impériale ou en achats de terres dans l'intérieur de l'Empire. Serait-ce la simple régularisation tardive du cadeau annoncé un an auparavant à l'occasion de Berthollet ? On y pense d'abord. Cependant, l'achat de Bierre est de juillet 1808 [D'après une lettre de M. Eschassériaux à Louis Fournier, en date du 19 février 1896, Mais il pourrait y avoir eu erreur de souvenir], et, le 16 septembre 1808, nous trouvons un long état très détaillé des biens attribués à Monge en Westphalie [Arch. nat., AFIV, 331, 2409, 16 septembre 1808, n° 41] : biens qui comprennent surtout le domaine de Bilderlach provenant du roi de Prusse (district d'Eimbeck, département de la Leine), avec un moulin à eau, des bergeries, une dîme perçue en grains, des rentes foncières et emphytéotiques, etc. Monge percevant la dîme nous donne un peu envie de sourire et, dans l'acte en question, nous admirons également la beauté de la comptabilité administrative. La dotation de Monge est de 10000 francs. Le revenu attribué à ses terres est de 10004,38 et, comme on ne saurait être trop précis, Monge devra reverser au Trésor la somme de 87 fr. 60 pour le capital des 4 fr. 38 de supplément au denier 20.

D'ailleurs, la largesse de l'Empereur pour ses fidèles était inépuisable et, dans ce même été 1808, pour avoir Monge plus près de lui, pour assurer plus souvent sa présence à Saint-Cloud, il lui offrit encore 300 000 francs destinés à acheter, auprès de la résidence impériale, une habitation d'été [Bourrienne raconte également comment l'Empereur lui fit acheter une maison près de Saint-Cloud, et, lorsqu'ils se brouillèrent, en réclama les meubles]. Mais Monge, fidèle à sa Bourgogne, refusa.

Cette époque marque l'apogée de sa puissance, en même temps que le point culminant de Napoléon. Monge a tout, honneurs et fortune. Quand on fait le calcul de ses revenus officiels, on arrive à 75 000 francs décomposés ainsi : 36000 pour le Sénat; 24000 pour la sénatorerie de Liège; 10000 de revenus pour le majorat ; 5 000 comme grand officier de la Légion d'honneur ; auxquels s'ajoutaient encore 6000 comme professeur à l'École polytechnique dont nous n'avons pas tenu compte, puisqu'il les abandonnait aux élèves, l'indemnité de l'Institut, etc. Pendant sa présidence du Sénat, il avait touché un traitement supplémentaire d'une centaine de mille francs. Aussi, conformément au désir de l'Empereur, il menait grand train. Il avait plusieurs attelages dans ses écuries et, quand il allait voir Napoléon à Fontainebleau, il se faisait maintenant conduire à six chevaux.

L'intimité de ses relations avec l'Empereur peut s'apprécier par l'anecdote suivante que Mme Monge aimait à raconter. Un matin, il se trouvait à Saint-Cloud, appelé par quelque affaire importante. L'Empereur et l'Impératrice étaient encore au lit quand il se présenta. Il fut introduit dans leur chambre à coucher. La conversation se prolongeant entre Napoléon et Monge, l'Empereur finit par engager Joséphine à se lever par le fond de l'alcôve, disant qu'elle pouvait le faire sans inconvénient devant Monge. Elle se leva, en effet, et passa dans sa chambre et son cabinet de toilette par une porte qui donnait dans le fond de l'alcôve... Peut-être l'histoire implique-t-elle une nuance de sans-gêne impérial avec un vieux serviteur. Le lever des rois en public n'était-il pas une coutume de la monarchie ? [Bourrienne nous raconte qu'il jouissait de la même faveur (IV, 223 et VI, 257)].

Au milieu de cette faveur, entouré de toute une famille prospère, on conçoit que l'optimisme inné de Monge ait eu l'occasion de se déployer. Sauf peut-être dans quelques courtes heures d'ennui, au début de son séjour à Mézières ou pendant ses découragements de Rome, il avait toujours eu une tendance à juger que la vie était bonne. Cette disposition ne pouvait que s'accentuer avec le succès. C'est à peu près l'époque où l'on peint son portrait en grand dignitaire [Le portrait officiel par Jean Naigeon et la miniature de profil par François Naigeon datent exactement de 1811. Monge a soixante-cinq ans]. Il y apparaît avec cette tendance à l'embonpoint qui accompagne si naturellement la satisfaction de vivre, sans qu'on arrive à préciser lequel des deux procède de l'autre. Une lithographie de Hesse faite un peu plus tard accentue le côté de brave grand-père souriant et légèrement malicieux avec une nuance paysanne. Enfin, le caractère volontaire et têtu se précise sur un profil dû à François Naigeon, où la proéminence de l'arcade sourcilière sur un œil curieux est particulièrement typique. Nous pouvons, à cette occasion, achever de nous le représenter au physique et au moral.

Monge, en bon Bourguignon, ne méprisait ni la cuisine savoureuse dont Mme Monge soignait la direction, ni le vin généreux qui remplissait sa cave. Ce n'était pas, à proprement parler, un bon vivant; mais c'était encore moins un nerveux et un inquiet. Une certaine naïveté n'excluait pas chez lui la finesse. Sa conversation roulait généralement sur des sujets graves, sauf à s'agrémenter dans l'occasion de grosses plaisanteries, comme il arrivait jadis aux vieux magistrats de son pays. Arnault nous dit que jamais il n'a fini une phrase, mais qu'il n'en était pas moins éloquent à force de mêler les mots et les gestes et que sa vivacité contrastait avec la gravité de Berthollet. Il aimait les opinions précises et les décisions énergiques. Aussi, n'était-il pas de ceux qui creusent les questions philosophiques et qui y trouvent une torture. Il préférait se contenter en pareille matière de ces solutions sommaires et superficielles qui ont toujours satisfait (sauf à se retourner bout pour bout suivant les époques) une certaine majorité de bons bourgeois français. Les mathématiques gardaient pour lui leur vieil attrait et il prenait toujours plaisir à chercher quelque problème. Dans ses heures de loisir, sans pouvoir passer pour un bibliophile, il se plaisait cependant dans la compagnie des livres. Arago nous fait connaître que son goût allait de préférence aux auteurs sérieux, ceux d'abord dont s'était imprégnée l'âme républicaine : Plutarque, César et Corneille, puis la Bible, Homère et les Noëls Bourguignons de la Monnaye, mais qu'il avait le tort de ne pas aimer La Fontaine. Nous avons pu déjà constater que de l'Italie il avait tenu à rapporter un Dante, bien qu'on ne le conçoive guère sympathique à son mysticisme. Avant tout et par-dessus tout, c'était un homme heureux !

Et maintenant que nous avons passé la cime, nous abordons pour lui ce versant noir de la vie, inévitable pour tous ceux qui n'ont pas eu la chance, appréciée des anciens, de mourir jeunes : versant noir qui se montra à lui particulièrement long et douloureux par l'accumulation des misères de santé, des disgrâces personnelles et des malheurs publics.

 

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