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Un grand français
MONGE
Fondateur de l'Ecole polytechnique
par Louis de Launay

Membre de l'Institut
Inspecteur général des Mines
Professeur à l'Ecole supérieure des mines
et à l'Ecole des Ponts et Chaussées

Publié par EDITIONS PIERRE ROGER, Paris

CHAPITRE IV
APRÈS LE MINISTÈRE
(1795-1796)

Suppression de l'Académie des Sciences. — Le Comité de Salut public. — La fabrication des armes et des poudres. — Les cours révolutionnaires. — La Terreur. — Monge aux Jacobins. — Monge émigré.— Pache. — La réaction thermidorienne.— L'École polytechnique et l'École normale. — Monge en fuite après Prairial. — Vendémiaire.

Au moment où Monge quitta le ministère, la situation était grave ; elle allait bientôt devenir tragique. Il se passe là encore une année singulièrement fournie et dans laquelle les journées comptent double. La Terreur commençait et les partis prenaient l'habitude de jouer aux boules avec les têtes de leurs adversaires depuis qu'ils avaient osé commencer par celle du roi. Personne, qu'il fût le conventionnel le plus en vue ou le plus humble bourgeois, ne pouvait être assuré de survivre le lendemain et les passions politiques devenaient d'autant plus effrayantes qu'elles ne correspondaient plus à aucun programme précis, mais simplement à des rivalités d'ambitions délirantes, à peine masquées sous la formule très vague de salut public. Un jour les Girondins, puis Danton, bientôt Robespierre ! Le bourreau de la veille était l'exécuté du lendemain et tombait, comme il avait frappé, sans éveiller la moindre pitié. A peine un mois s'était écoulé depuis la démission de Monge que, le 29 mai, s'engageait le duel mortel entre la Montagne et la Gironde, entre l'insurrection parisienne et la Convention représentant la majorité provinciale. La Gironde triomphait à Lyon et dans le Midi, mais succombait à Paris. Les Jacobins s'emparaient du pouvoir pour quatorze mois et mettaient à feu et à sang toute la France.

Monge avait commencé, aussitôt après sa démission, à reprendre au moins les dehors de sa vie scientifique en retournant à l'Académie et participant à la Commission des Poids et Mesures. Mais les savants ne se montrent pas toujours assez dociles pour ne pas se faire considérer, pris en corps, sous des régimes divers, comme des opposants. La Convention, même celle de Danton et de Robespierre, n'était pas, si l'on veut, hostile de parti pris à la science. Elle l'aurait même volontiers honorée à distance comme la déesse Raison. Elle était toute prête à lui demander des services. Mais elle reprochait aux savants de compter parmi eux trop de nobles, de prêtres ou de fermiers généraux, et, s'imaginant, suivant la tendance de toutes les démagogies, que les hommes sont interchangeables, elle n'attachait qu'une médiocre considération aux réputations acquises. Il n'y avait pas, pour elle, différence sérieuse de valeur entre un Lavoisier et un Hassenfratz. L'Académie des Sciences, depuis longtemps menacée, succomba après la Gironde, le 8 août 1793, et, le 10 août, on vint apposer les scellés dans le local de ses séances pour dresser l'inventaire des statues, tableaux, livres, manuscrits et autres effets ayant appartenu aux diverses académies. Monge, si attaqué qu'il eût pu être comme ministre, conservait cependant assez d'amis parmi les vainqueurs du jour et restait avec eux en relations assez familières pour être, avec Guyton de Morveau [(1737-1816), avocat général au Parlement de Dijon et chimiste, membre de l'Institut en 1795], Fourcroy, Berthollet, Hassenfratz et quelques autres d'opinions analogues, un de ceux auxquels les dirigeants pensaient d'abord pour les missions officielles. Il fut choisi le 27 août pour procéder à l'inventaire de l'Académie et, le 2 septembre, pour dresser celui de l'Observatoire, sur lequel il apposa les scellés, afin de lui éviter les risques menaçants de l'installation d'un hôpital militaire. Aussitôt après, il se trouva rejeté sous une forme nouvelle dans l'action par sa participation au Comité de Salut public.

On était alors en pleine crise, et les événements se précipitaient. Le 27 août, Toulon s'insurgeait contre Paris, comme Lyon, Toulouse et la Vendée. Le 28, Custine était exécuté pour n'avoir pas sauvé Mayence. Le 16 octobre, Marie-Antoinette était guillotinée; puis, le 31 octobre, les Girondins ; le 8 novembre, Mme Roland, etc. En même temps, cette politique portait ses fruits au dehors et la France était envahie en tous sens. La Révolution eût été perdue si les alliés ne s'étaient disputés entre eux dès leur premier succès, suivant l'usage ordinaire des coalitions, et si les Anglais n'avaient voulu trop cyniquement faire tourner aussitôt la campagne à leur seul profit en la dirigeant sur Dunkerque. Le Comité de Salut public eut ainsi le temps de respirer et d'organiser la défense.

Le nom de ce Comité a gardé une réputation sinistre et, comme nous allons voir Monge participer à son œuvre, il importe d'établir tout de suite une distinction essentielle. Tout d'abord, au début, et même à la réorganisation de juin 1793, l'ensemble de ce Comité n'était pas aussi farouche qu'il le devint dans la suite et constituait plutôt une sorte de ministère polycéphale. Puis, suivant une remarque précédente, il comprit toujours deux groupes presque étrangers l'un à l'autre : les politiciens, hommes de sang, qui furent bientôt conduits par Robespierre (introduit le 26 juillet), Couthon, Saint-Just, Barère, Hérault de Seychelles, etc., ceux dont la tyrannie alimentait les charrettes de Fouquier-Tinville, et, d'autre part, les organisateurs de la défense, Carnot et Prieur (depuis le 11 août 1793) à l'armée, Jean Bon Saint-André à la Marine, qui songeaient d'abord au salut de la patrie. Ces derniers eurent sans doute le tort d'apposer leur signature sur les actes collectifs les plus révoltants, puisque l'habitude du temps était d'exiger, par suspicion, sur toutes les pièces, d'innombrables signatures, nécessairement données souvent sans examen suffisant. Mais ils considéraient que la politique intérieure ne les regardait pas et que leur visa était, dans ce cas, une simple formalité. Sans admettre entièrement à cet égard la justification de Carnot, qui ne saurait s'appliquer aux mesures importantes, on doit considérer qu'ils faisaient passer avant tout le salut de la défense qui était leur mission propre, leur mission technique et non plus politique. A plus forte raison, l'observation s'applique-t-elle à des savants tels que Monge et Berthollet, qui ne prenaient aucune part aux délibérations du Comité de Salut public, qui n'y étaient même pas admis, n'étant pas députés, et qui se bornaient à travailler sous ses ordres à une œuvre nationale comme chimistes, industriels ou directeurs d'usines. Il ne s'agit pas ici de soutenir, ainsi qu'on l'a fait autrefois pour défendre Monge, que Monge ne partageait pas à peu près les idées de Pache ou de Danton, sinon de Robespierre. Il s'agit simplement de chercher la vérité.

Pour apprécier équitablement l'œuvre de ces hommes, il faut réfléchir à la destruction générale que les trois dernières années venaient d'accomplir. Il n'y avait littéralement plus rien debout : l'armée et la marine privées de leurs chefs, l'indiscipline partout, les réserves consommées, les finances à sec, les usines paralysées, l'éducation de la jeunesse suspendue, tous les rouages qui permettent à une nation de vivre ou de se défendre suspendus ou faussés. De ce chaos, ils firent sortir des armées victorieuses et un pays tout prêt à se reconstituer sous la forte main de Bonaparte. On peut penser qu'il eût été plus simple de ne pas commencer par accumuler les ruines et par provoquer la haine universelle. Mais il ne faut pas confondre les reconstructeurs avec les démolisseurs.

Dans son œuvre utile, le Comité de Salut public ne fit que continuer plus énergiquement le Comité de Défense organisé l'année précédente sur l'initiative de Kersaint. Quand on parcourt aux Archives la longue série de ses instructions, autorisations, réquisitions, arrêtés, etc., on a l'impression d'une dictature conduisant de Paris la fabrication des armes, la recherche des matières premières, l'exploitation des mines et des usines dans toute la France, la dirigeant avec beaucoup d'activité, mais surtout avec ce pouvoir absolu et sans contrôle parlementaire qui permet seul de réussir en temps de guerre : une dictature qui donnait le moyen de réquisitionner immédiatement hommes et choses, de dénoncer les fournisseurs retardataires aux Comités de Sections, de faire arrêter les directeurs jugés négligents, de prescrire à heure dite des découvertes scientifiques ou économiques, etc. Monge, à partir du moment où il y fut attaché, joua un rôle d'ingénieur-conseil, et de très nombreuses minutes d'arrêtés ont été rédigées par lui ou sur son ordre pour être authentifiées par la signature de Prieur ou de Carnot. J'en signalerai tout à l'heure quelques-unes. En même temps, des commissaires sont envoyés en mission par le Comité pour surveiller activer, exploiter, etc. Ces missions sont surtout l'œuvre de Berthollet, Vandermonde, Hassenfratz, Vauquelin, et de divers ingénieurs des mines Lefèvre, Gillet de Laumont, Duhamel, etc., à laquelle Monge ne participera qu'exceptionnellement à la fin de 1794 pour aller dans le Calvados et la Manche.

La tâche à accomplir par les organisateurs et les savants était gigantesque. Tandis que Carnot formait et dirigeait des armées, les Monge, Berthollet, etc., devaient leur fournir des armes et des explosifs. Les idées et les suggestions manquaient moins que les matières premières. L'imagination des inventeurs se donnait libre carrière, comme elle le fait dans toutes les périodes de crise. On signalait de tous côtés, ainsi que nous l'avons vu pendant la dernière guerre, des ressources nationales inutilisées par l'impéritie ou la trahison des devanciers : ressources sur lesquelles on échafaudait tous les espoirs. A aucune époque, les pouvoirs publics ne peuvent sembler devoir négliger de telles propositions, si absurdes qu'elles soient; car la race des inventeurs est une de celles chez lesquelles se développe le plus vite un délire de la persécution trop contagieux.

Presque tout de suite, on voit Monge associé à cette œuvre d'ensemble pour la fabrication des armes. Je citerai le premier arrêté qui le chargea d'une mission importante comme type courant de la phraséologie employée constamment dans cette époque de fièvre. Il est daté du 7 septembre 1793, trois semaines après sa démission de ministre [Archives nationales. AFx II. Registre 121, page 21] :

« Le Comité de Salut public, considérant :
« 1° Qu'il faut fabriquer des sabres, des fusils en quantité considérable ;
« 2° Que, dans les temps ordinaires, la France ne fournissant pas l'acier nécessaire à la fabrication des armes, il est impossible qu'elle y fournisse dans ce moment où on l'augmente considérablement ;
« 3° Que la guerre actuelle des tyrans nous empêche de tirer de l'étranger l'acier dont nous avons besoin pour la fabrication ;
« 4° Qu'il faut d'avance savoir se soustraire de la dépendance des étrangers ;
« Arrête :
« 1° Qu'il est nécessaire d'encourager la fabrication de l'acier;
« 2° Qu'il est nécessaire d'instruire les artistes et leur faire connaître tous les procédés de cette fabrication ;
« 3° Que le ministre de la Guerre chargera les citoyens Monge, Vandermonde et Berthollet de rédiger un ouvrage pratique avec des planches pour la fabrication de l'acier de forge et de cémentation ;
« 4° Que cet ouvrage, au nombre de 1 500 exemplaires, sera distribué à tous les citoyens travaillant en fer et en acier qui témoigneront le désir d'établir des fabriques d'acier. »

Quand on ne connaît Monge que comme géomètre, son association avec deux chimistes pour un tel traité de métallurgie peut étonner d'abord. Mais, depuis qu'il s'était trouvé amené par les circonstances à devenir maître de forges, le travail du fer n'avait pas cessé de l'intéresser. Nous l'avons vu allant et retournant étudier les usines du Creusot. La même mission qui l'y conduisait avait amené, lui et ses collaborateurs, à faire, avant la Révolution, de nombreuses expériences rue de Charonne, dans une maison où Vaucanson avait formé un Conservatoire pour les Arts et Métiers. Au fond, cet ordre du Comité de Salut public n'était que l'aboutissement normal d'un long travail académique. Il s'agissait de répandre en France une industrie de l'acier, pour laquelle nous avions jusqu'alors recours à l'Angleterre et à l'Allemagne : industrie nécessaire dans ce temps de guerre, mais déjà utile et fructueuse en temps de paix. Cet ouvrage, intitulé : Avis aux ouvriers en fer sur la fabrication de l'acier pudlé, devait être suivi en 1794 par une Description de l'art de fabriquer les canons, dont nous reparlerons.

Deux mois après, un autre arrêté du 16 décembre 1793, qui réglait la situation administrative de Monge, précisait les services qu'il avait rendus. Sa situation officielle restait, en effet, celle d'examinateur de la Marine, et c'est à ce titre seul qu'il touchait des appointements de l'État. Or, ce service exigeait des tournées qu'il avait interrompues à son entrée au ministère. Au moment où il aurait dû les reprendre, on décida qu'il serait remplacé par son frère, Louis Monge, à titre provisoire (mais renouvelable), tout en conservant ses fonctions et ses appointements, considérant :

« 1° Que Gaspard Monge a contribué par ses lumières à organiser et à mettre en activité la fabrication extraordinaire de 1 000 fusils par jour à Paris ;
« 2° Que, connaissant toute la série de l'opération de cette fabrication, il serait difficile qu'il s'absentât de la section des armes du Comité de Salut public, sans faire éprouver une sorte de ralentissement à cette fabrication... »

Puis, le 19 décembre, il recevait encore du Comité de Salut public la lettre suivante, signée par Carnot et par Prieur [Archives de Chaubry] :

« Sur l'opinion que le public s'est formée de tes lumières, le Comité te nomme membre du jury des armes. Il faut que ce jury soit composé de républicains les plus éclairés et les plus probes. Il estime avoir, sous ce rapport, rempli son vœu. »

Enfin, le 8 avril 1794, Monge et Berthollet étaient spécialement chargés de faire tous les essais et recherches nécessaires, afin de déterminer d'une manière certaine les procédés à suivre dans la nouvelle fabrication révolutionnaire de la poudre à Paris.


Pour faire connaître l'œuvre accomplie par Monge à côté du Comité de Salut public, il est nécessaire de distinguer des tâches qui furent en réalité simultanées, en les prenant à peu près dans l'ordre où les questions se posèrent : Commission des Poids et Mesures ; aérostats ; fabrication des canons et des fusils; poudreries, etc. Après quoi, nous reviendrons sur ses rapports, pendant ce même temps, avec la politique.

A la Commission des Poids et Mesures, il s'agissait seulement de continuer l'œuvre depuis longtemps entreprise par l'Académie des Sciences, mais que la disparition de cette Académie risquait d'emporter. Cela suscita de longues négociations. Le 8 août 1793, la Convention avait, sur un rapport de l'abbé Grégoire, supprimé toutes les sociétés savantes comme réactionnaires. Le rapporteur aurait bien voulu faire excepter l'Académie des Sciences; mais le peintre David, qui professait une haine particulière contre les Académies, s'y était opposé. Le 14 août, sur une lettre de Lavoisier à Arbogast, le géomètre conventionnel, les savants furent néanmoins autorisés à s'assembler dans le lieu ordinaire de leurs séances ; mais, quand ils y arrivèrent, le 17, ils trouvèrent les scellés mis. L'Académie avait trouvé dans Fourcroy un ennemi personnel. Lavoisier fit observer l'interruption de tous les travaux qui allait en résulter. Le 9 septembre, le Comité d'Instruction publique reforma une nouvelle Commission comprenant quatre des mêmes membres et deux conventionnels, Fourcroy et Arbogast [(1759-1803), mathématicien, professeur à l'École d'artillerie de Strasbourg], chargés de les surveiller. Cette Commission s'accrut ensuite et finit par comprendre la plupart des anciens membres : Lavoisier, Borda, Monge, etc. Il y manquait simplement Condorcet, déjà guillotiné, et Meusnier (l'élève de Monge), tué à Mayence. On décida que les commissaires toucheraient une indemnité de 10 francs par jour. Cette Commission subsista pendant toute la durée de la Terreur, mais de plus en plus paralysée par le régime de suspicion qui atteignait ses principaux membres. Quand son chef effectif, Lavoisier, eut succombé sur l'échafaud, le 20 mai 1794, les travaux furent à peu près interrompus et ne reprirent que dans des temps plus calmes, où nous les verrons aboutir.
[Seuls Borda et Haüy, quoique eux-mêmes suspects, eurent le courage de protester contre son arrestation [de Lavoisier]. On a osé prétendre, pour justifier la Convention, que Lavoisier s'était constitué prisonnier volontairement, sans être visé par le décret !]


Lagrange. Buste à l'Institut de France.
Photo Erik Egnell (X 1957) - 2007

A l'unification des mesures se rattachait l'idée moins heureuse de décimaliser le calendrier et de lui attribuer comme origine une ère nouvelle. On retrouve à ce propos Monge dans une commission comprenant Romme, Lagrange, Guyton de Morveau, etc., dont le rapport paraît devoir être surtout attribué à Romme. Ce rapport, soutenu à la Convention par Fabre d'Églantine [(1750-1794), poète dramatique et conventionnel Dantoniste], aboutit, on le sait, à choisir comme origine le 22 septembre 1792, non pas seulement parce que ce jour-là avait marqué la proclamation de la République, mais par cette curieuse considération que le soleil, entrant le 22 septembre, à neuf heures dix-huit minutes trente secondes, dans le signe de la Balance, arrivait alors à l'équinoxe vraie et « symbolisait, par l'égalité des nuits et des jours, l'égalité civique et morale proclamée par les Français ». Ce calendrier républicain, qui prétendait imposer à toute la terre des noms basés sur des conditions météorologiques locales, était une erreur singulière. Il fut surtout employé en France comme arme de guerre antireligieuse, afin de rendre impossibles les cérémonies religieuses du dimanche. Mais, ainsi que le montrent divers arrêtés, on n'empêchait même pas les ouvriers des fabriques révolutionnaires de chômer les dimanches et jours de fêtes en surplus des décadis, et le nouveau calendrier fut une des premières mesures révolutionnaires qui succombèrent.

Monge prit également une grande part aux premières utilisations des ballons captifs comme instruments d'observation.

On sait quel engouement avaient excité les ascensions de Montgolfier et de Charles, et nous avons déjà vu Monge à Mézières s'occupant à étudier le gonflement par divers gaz en variant la nature des membranes. Il ne s'agissait alors que d'un jouet scientifique ; mais, au début de 1793, on proposa d'employer les aérostats comme arme de guerre, et Guyton de Morveau, chargé du rapport, conclut le 14 juillet 1793 qu'il fallait faire des expériences. On possédait un aérostat séquestré chez un émigré. De premiers essais eurent lieu en octobre 1793 sur la terrasse des Feuillants. Monge était parmi les commissaires avec Berthollet, Fourcroy, Guyton, Faipoult, Marre et Périer. Le 23 octobre, un arrêté prescrivit de préparer « un ballon capable de porter deux hommes pour faire sous corde des observations à l'armée du Nord ». Le 23 mars 1794, diverses ascensions furent exécutées à Meudon et, pour l'une d'elles, Monge emmena avec lui sa fille aînée, alors âgée de treize ans, afin de bien montrer qu'il n'y avait pas de danger à craindre dans cette machine encore si nouvelle.

Enfin, le 2 avril 1794, on aboutit à créer une compagnie spéciale d'aérostation, à la tête de laquelle on plaça Coutelle [(1748-1835). L'organisation technique fut confiée à Conté], qui partit bientôt à Maubeuge avec son ballon l'Entreprenant. Et, dès le 27 juin, le général Jourdan utilisait les observations en ballon captif pour remporter la victoire décisive de Fleurus qui nous donna la Belgique.

Mais ce ne sont là, dans l'organisation de la défense par Monge, que des côtés accessoires, et les deux œuvres sur lesquelles il faut surtout insister, sont la fabrication des canons et des armes à Paris et celle des explosifs. Fabrique d'armes parisienne et poudrerie de Grenelle eurent, l'une comme l'autre, leur heure de gloire, mais finirent mal : la première par sa suppression pour cause d'inutilité, la seconde par une explosion.

A mesure que les progrès de la science conduisent à industrialiser davantage la guerre, l'état de guerre crée des besoins techniques de plus en plus intenses, de plus en plus prédominants et vitaux, que l'on a constatés à leur paroxysme en 1914 et qui commençaient déjà à apparaître sur une échelle restreinte en 1793. Pour se battre, il ne faut pas seulement aux modernes des hommes et des glaives, mais surtout des engins perfectionnés, des canons et de la poudre. A moins d'une prévoyance bien rare, rien de tout cela n'existe en temps de paix. La guerre amène donc à l'improviser. C'est une telle improvisation grandiose qui, dans ces deux années 1793 et 1794, fait la gloire de Monge. On en a maintes fois cité les résultats d'ensemble, qui ne sont pas attribuables à lui seul, mais dans lesquels il eut sa bonne part : fabrication des fusils à Paris, portée un moment à 140000 par an; fonderies de canons de bronze, partant de 2 pour arriver à 15, avec une production annuelle de 7000 pièces ; fonderies de fonte de fer, élevées de 4 à 30, soit de 900 pièces à 13000; usines pour la fabrication des bombes, obus, boulets, etc., augmentées dans la même proportion; production du salpêtre en France, amenée de 1 à 17 millions de livres, etc. L'œuvre était d'autant plus méritoire qu'elle coïncidait avec un mélange singulier de délire sanguinaire, de tyrannie et d'anarchie [Voir, sur la fabrication des armes, Arch. nat. AF1, n, 120 à 129, série de registres verts du Comité de Salut public]. Monge, qui était justement fier de l'œuvre accomplie à cette époque, aimait plus tard à en reparler. C'est ainsi que Savary a noté une conversation tenue à bord de la Courageuse, pendant la traversée d'Egypte, où Monge expliqua comment il s'y était pris pour la confection des armes. « Les ouvriers, disait-il, pour les obtenir, on appela tous ceux qui, à un titre quelconque, savaient travailler le fer, et on les fit travailler sur les modèles de Charleville où la fabrication des fusils en grand était déjà organisée. Il manquait des monteurs en bois ; on prit des sculpteurs et des ébénistes parisiens. On les mit en atelier et on les fit de même travailler sur des modèles. Après quelques essais défectueux, on réussit. Enfin, on manquait absolument de faiseurs de platines, les ouvriers n'ayant pas la coutume d'élaborer l'acier. On eut bien de la peine à en trouver deux expérimentés ; au point que l'on fut obligé d'utiliser les vieilles platines de tous les arsenaux, que l'on fit venir à grands frais, que l'on raccommoda et que l'on monta sur des fusils neufs. Mais on avait besoin de fusils à tout prix et l'on parvint, en effet, à en fabriquer jusqu'à 750 par jour. »

Les canons rentraient également dans la tâche spécialement attribuée à Monge. Là, il s'agissait de mettre à profit les fonderies déjà existantes en France, de les développer, de les galvaniser, de leur fournir des ressources en matières premières et en hommes; puis, d'en créer de nouvelles; enfin, d'améliorer et de rendre plus rapides leurs procédés. C'est ainsi que Monge s'occupa spécialement, en décembre 1793, de substituer au moulage en terre, généralement employé, le moulage au sable, plus rapide. Il y eut là un perfectionnement comparable à celui qui, dans la dernière guerre [1914-1918], a substitué les obus estampés aux obus forés. On voit également Monge introduire, dans la confection du matériel d'artillerie, les méthodes de précision scientifique. Un arrêté du 30 juin 1794, pris sur son initiative, créait à Paris un atelier de précision pour toutes les vérifications de pièces et de projectiles.

La même impulsion fut donnée à la fabrication de la poudre. Il fallait du salpêtre, pour lequel on avait eu généralement recours jusque-là à l'Inde ou à l'Orient. Mais on savait qu'il existait du salpêtre sur le sol français, dans les écuries, les caves, les lieux bas et humides, et l'on en extrayait déjà un million de livres par an. Le jour où le Comité de Salut public demanda dix-sept millions de livres de poudre en quelques mois, Monge et Berthollet généralisèrent, dans toute la France, la collecte du salpêtre. Par une loi du 21 septembre 1793,suivie de divers décrets, chacun fut invité, au nom du patriotisme, à chercher dans sa propre cave ou son écurie, à fouiller les bâtiments abandonnés et les ruines, si multipliées depuis cinq ans. Des instructions furent envoyées de tous côtés pour enseigner les moyens extrêmement simples de reconnaître, recueillir et concentrer le salpêtre. Il suffisait d'explorer les écuries le plus près possible des mangeoires et de goûter la terre recueillie dont la saveur avertissait aussitôt, puis de soumettre les matières salpêtrées à un lessivage méthodique.

Une fois muni de salpêtre, de soufre et de charbon, restait à les pulvériser et à triturer le mélange. On réquisitionna pour cela des moulins à farine. Des broyeurs nouveaux furent imaginés et des expériences d'une technique très moderne furent organisées pour vérifier, au moyen de compteurs, le nombre de tours auquel le mélange devait être soumis. Six mille compteurs, appliqués sur l'axe d'autant de tonneaux, indiquaient par un coup sur un timbre le moment où le tonneau avait effectué un nombre de révolutions déterminé.

Enfin, une immense poudrerie fut organisée à Paris dans les bâtiments du château de Grenelle et une raffinerie de salpêtre à l'abbaye de Saint-Germain. Monge ne pensait plus qu'à ses fabriques, aux six fonderies distribuées dans Paris, aux ateliers de finissage, à la poudrerie de Grenelle, à la raffinerie, sans compter les instructions à envoyer de tous côtés en province. Souvent, dès quatre heures du matin, il partait pour son travail, un morceau de pain sous le bras, et restait quelquefois douze heures sans prendre d'autre nourriture, au point de s'en rendre malade. Nécessité économique, alors que ses fonctions auprès des manufactures d'armes ne lui apportaient aucune rétribution; mais peut-être aussi affectation d'austérité prudente à cette époque de crise où chacun se sentait constamment soupçonné et guetté. Le représentant Nioux n'avait-il pas murmuré, un jour où Monge avait complété son menu par des radis : « Voyez, Monge ne se gêne plus ! »

Il y avait cependant à lutter contre des difficultés de tout genre, des difficultés causées plus encore par les hommes que par les choses. Difficultés tenant à la fièvre de soupçons dont je viens de dire un mot, mais difficultés venant aussi du personnel ouvrier qui, dans les manufactures d'État, n'était pas beaucoup plus commode à manier alors qu'aujourd'hui. Monge avait déjà rencontré cela pendant son ministère. Mais alors il voyait les choses d'un peu loin et se bornait à adresser des objurgations ou des reproches quand les marins indisciplinés n'obéissaient pas à leurs officiers, ou quand ceux-ci renonçaient à les faire obéir. Maintenant, il mettait lui-même la main à la pâte. Or, les usines étaient déjà, dans ce temps-là, le grand refuge des « embusqués » qui cherchaient à éviter le séjour du front. Elles étaient, par ce fait même, peuplées de braillards turbulents et paresseux qui saisissaient toutes les occasions pour se dispenser du travail, arrivaient et partaient à leur convenance, employaient leur temps à discuter sur la politique, chômaient les saints de tous les calendriers, et dénonçaient leurs chefs comme monarchistes s'ils s'avisaient de montrer quelque sévérité. Par contre, les mœurs du temps permettaient quelquefois des moyens de répression énergiques, à la condition de leur donner une couleur « patriotique ». En qualifiant les turbulents de contre-révolutionnaires stipendiés par Pitt et Cobourg pour paralyser le travail, on avait un moyen sûr de les faire arrêter et, par conséquent, d'intimider un moment les autres.

Par exemple, le 4 décembre 1793, Monge demande au Comité de Salut public un ordre d'arrestation contre quatre chefs des ateliers des ci-devant Capucins de la rue Picpus, sortes de représentants nommés par les ouvriers et désignés par eux comme otages [Archives nat., AF1 II, Registre 121, 14 frimaire]. Le 15 décembre, il rédige et fait signer par Prieur un « ordre d'épuration » des ouvriers liégeois employés dans les Capucins, etc. Dans l'intervalle, le 12 décembre [Ibid., 22 frimaire], il avait fait prendre un arrêté aux grandiloquences habituelles réglementant les heures d'entrée et de sortie : « Considérant que la fabrication extraordinaire des armes est une mesure de salut public qui fait trembler les ennemis extérieurs et intérieurs et que le jour où la fabrication de Paris sera dans toute sa splendeur, où elle aura toute son activité, sera un jour de deuil pour nos ennemis, parce qu'il assurera l'armement général et qu'il détruira tout espoir d'asservissement du peuple ; considérant que, pour paralyser nos efforts, les ennemis placent dans nos usines des intrigants pour y susciter du désordre, etc., etc. »

Cela n'empêchait pas les ouvriers parisiens d'être très fiers de leur œuvre et, par la même occasion, de nous apprendre que tout ne marchait pas pour le mieux dans les fabriques provinciales. Le 3 novembre, ils envoyaient à la Convention une adresse où ils se décernaient les éloges suivants :

« ...Voilà douze mois que la manufacture d'armes de Moulins est commencée et elle n'a pas encore produit un fusil. Voilà dix mois que la manufacture d'Autun est décrétée ; il n'y a pas encore un fusil de produit. Voilà deux mois que la Convention a décrété une fabrication extraordinaire à Paris et nous lui présentons des fusils fabriqués de toutes pièces dans cette grande commune... Qu'ils tremblent donc les rois coalisés si les Parisiens seuls font entre eux plus que toutes les puissances des tyrans réunis! Quel sera leur sort lorsque toutes les parties de la République auront ainsi transformé leurs ateliers en fabriques d'armes ! »

Et, le 1er février, ces éloges furent sanctionnés par un rapport de Barère à la Convention, dont les renseignements paraissent avoir été fournis par Monge.


Dans ce même mois de février 1794, le Comité de Salut public commençait à éprouver le besoin de réorganiser un peu, sinon l'éducation complète de la jeunesse et l'enseignement technique supprimés par la Révolution, du moins un enseignement approprié à la défense nationale. Par un arrêté du 2 février 1794, il appela à Paris, de chaque district de la République, deux citoyens intelligents et accoutumés au travail, choisis par les canonniers de la garde nationale, pour y apprendre, dans des cours rapides d'un mois, la fabrication des canons de bronze pour le service de nos armées de terre et des canons de fer coulé pour l'armement de nos vaisseaux, l'art d'extraire le salpêtre, le procédé nouveau du raffinage, la nouvelle manière de fabriquer la poudre. Les professeurs désignés, au nombre de neuf, s'étaient partagé trois par trois les matières : canons, salpêtre et poudre. Monge figurait, avec Hassenfratz et Périer, pour les canons. Ces élèves, au nombre de huit cents, étaient logés dans les casernes de Paris et devaient ensuite servir de missionnaires pour aller répandre au loin la bonne parole. Chacun des cours devait comprendre huit leçons.

En même temps, et pour leur faciliter la besogne, on commandait des ouvrages d'enseignement destinés aune large diffusion et, le 6 février 1794, Monge était chargé de publier un livre sur la fabrication des canons [Archives nat., AF1 II, Registre 121, p. 259, 18 pluviôse], tandis qu'Hassenfratz devait en faire un autre sur la fabrication des fusils. D'après l'arrêté, la description devait être accompagnée de planches gravées et payée sur les sommes mises à la disposition de la Commission des armes et poudres. C'était la suite naturelle des ouvrages antérieurs de Monge sur la métallurgie du fer. Le travail de Monge devait être tiré à cinq mille exemplaires et celui de Hassenfratz à trois mille. Il ne put paraître qu'à la fin de l'année.

Quant aux cours, ils ouvrirent le 19 février, très solennellement, en présence de quatre commissaires de la Convention, « choisis parmi ses membres, afin de donner un encouragement et le sceau de la sanction nationale à une œuvre si patriotique ». Les cours avaient lieu le matin. Ceux du salpêtre et de la poudre (par Fourcroy, Guyton, Berthollet, etc.) se faisaient à l'amphithéâtre du Jardin des Plantes [Archives nat., AFx II, Registre 130, p. 153, 25 pluviôse]. Monge et Berthollet professaient la fabrication des canons dans la salle des Électeurs de Paris, à l'Évêché, où l'on avait transporté le tableau noir de l'Académie des Sciences. L'après-midi était employée à visiter les quatre principales fonderies de canons et les ateliers de salpêtre. Monge avait voulu faire participer les élèves aux opérations de moulage et de coulage des pièces en fonte, sans interrompre pour cela le travail. Aussi, avait-il choisi la fonderie de Chaillot, dont quatre forets étaient inoccupés. Les élèves parurent zélés et Hassenfratz, qui ne doutait de rien en sa qualité de Jacobin, pouvait, au bout de huit jours, annoncer au célèbre club que ces patriotes étaient déjà en état de composer de la poudre et de fabriquer des canons. Quand les cours furent achevés en un mois, on organisa, le 20 mars, une cérémonie dans le goût du temps. Les élèves apportèrent à la Convention des échantillons de leurs travaux. Ils avaient préparé des cristallisations de salpêtre « sous des formes allégoriques et ingénieuses ». Ils y joignirent du salpêtre brut extrait par eux des souterrains de leurs casernes, de la poudre préparée par eux, une pièce de canon en bronze qu'ils avaient moulée au sable, coulée, forée et tournée. Ils se formèrent en cortège le long du quai qui borde la galerie du Muséum, encadrés par les sections et par la force armée. Puis, drapeaux flottants et musique en tête, ils se rendirent à la Convention, où le cortège fut admis et défila tout entier. « Un membre de la municipalité, un administrateur des poudres et salpêtres et un élève monté sur la pièce de canon nouvellement fondue firent successivement entendre des paroles patriotiques ardentes. »

Cependant, les événements politiques se déroulaient avec la gravité que l'on connaît, et il me reste à indiquer leur contre-coup sur Monge.

Dès le mois d'octobre 1793, celui-ci fut mêlé à un incident, bien mince en apparence, mais qui, étant donné l'époque, prit les proportions d'un drame. On avait envoyé de l'eau-de-vie à l'armée du Nord. Quand elle parvint à Péronne, son aspect trouble parut singulier. L'explication toute naturelle ne vint à l'esprit d'aucun personnage politique ou aucun d'eux n'osa la suggérer. Évidemment, une partie de cette eau-de-vie avait été bue en route par ses conducteurs, si bons patriotes qu'ils fussent, et remplacée, pour masquer le déficit, par de l'eau quelconque un peu vaseuse [C'est l'explication que donne le rapport officiel signé par Monge, Fourcroy, Berthollet, Guyton et Prieur]. Il était beaucoup plus simple, en ce temps-là, d'imaginer un vaste complot contre-révolutionnaire, destiné à empoisonner l'armée. Des flacons furent prélevés, scellés et envoyés au Comité de Salut public, où leur vue suscita l'indignation de Robespierre. Monge et Berthollet furent chargés de les analyser en présence de Prieur, représentant de la Côte-d'Or. Ils osèrent conclure que « les eaux-de-vie examinées ne contenaient ni matières métalliques, ni chaux, ni aucune substance insalubre... et que, tirées au clair, transvasées et filtrées, elles pouvaient être bues sans aucune espèce d'inconvénient ». On raconte qu'à la lecture de ce rapport, Robespierre, déçu, jeta aux savants un regard foudroyant et que ceux-ci, pour prouver leur confiance, burent devant lui de l'eau-de-vie suspectée... « Vous avez du courage ! » aurait dit Robespierre, et Berthollet aurait répondu : « J'en ai surtout en te résistant. » L'anecdote a dû être enjolivée. Mais le rapport conclut, en fait, par la phrase suivante: « Nous sommes si convaincus de ce que nous avançons sur la qualité de ces eaux-de-vie, que nous en avons bu et que nous nous proposons d'en boire encore en présence du Comité de Salut public. »

A cette époque aussi, nous voyons se multiplier les relations de Monge avec le fameux club de Robespierre, qui s'appelait alors la « Société des amis de la liberté et de l'égalité », avant de devenir plus brièvement le club des Jacobins. Il en était membre depuis longtemps, et membre influent, sinon peut-être très assidu. Mais l'organisation de ce club restait, malgré sa violence croissante, conforme au formalisme prudent de celui qui en était l'âme. On y procédait à des « scrutins épuratoires », qui devinrent peu à peu des arrêts de mort. Dès le 15 mai 1793 [Aulard, Société des Jacobins], nous voyons Monge (à peine sorti du ministère) mis en cause à propos d'un certain Périgny, accusé d'avoir laissé entrer les révoltés sur les côtes de Bretagne et d'avoir nommé des officiers contre-révolutionnaires. Monge ayant pris bravement la défense de ce Périgny, au conseil épuratoire on voulait l'incriminer à son tour. Mais Monge avait des amis dans la salle. On décida une première fois que les chefs d'accusation seraient mis par écrit et les membres attaqués entendus à la prochaine séance. Le 21 mai, on renvoya l'affaire à une commission particulière et, pendant plusieurs mois, on n'en parla plus.

Sur ces entrefaites, le 31 octobre 1793, nous trouvons, au club des Jacobins, un rapport de Monge qui avait été chargé par le « Comité des défenseurs officieux » d'examiner certain plan de guerre maritime proposé par deux enseignes non entretenus, Régnier et Longueville. J'ignore d'ailleurs quels étaient au juste ces « défenseurs officieux », sous-diacres de ce que Michelet appelait « le clergé de Robespierre ». La réponse faite à Monge par le Comité des défenseurs officieux l'appelle « mon cher concitoyen » et ne le tutoie pas. Elle prend un arrêté, par lequel elle lui confie « l'objet important » de suivre cette affaire et d'en informer le ministre de la Marine et le Comité de Salut public.

Deux mois après, les dénonciations se multiplièrent [Archives nat. F7. 4739 (Comité de Sûreté générale, dossier Hassenfratz)]. Un ministre a toujours mécontenté beaucoup de monde, surtout lorsqu'il a eu à repousser nombre d'inventions ou de propositions saugrenues. Il y avait alors une petite Société dite des « Inventions et Découvertes », dont le rôle paraît avoir été assez insignifiant, mais qui n'en tenait pas moins des séances solennelles comme toutes les autres [Dans les procès-verbaux imprimés de la Convention, il en est question le 7 février 1793, p. 276. Tuetey la mentionne (imprimés 17991 et 17992)]. Le 16 décembre, devant une trentaine de membres, un nommé Hérisson y attaqua violemment Hassenfratz en disant qu'il ne cherchait qu'à ruiner la République, qu'il conduisait très mal les ateliers établis à Paris pour la fabrication des armes, qu'il mettait des entraves à l'activité des ouvriers et qu'au lieu de fabriquer mille fusils par jour, il n'en faisait que deux cents. Un certain Laplace généralisa l'attaque en y impliquant Monge, Vandermonde, Berthollet, etc. Le Comité s'émut et, tout en défendant Hassenfratz qu'il avait toujours entendu « tonner avec énergie et faire connaître tous les aristocrates et intrigants de tous genres», il crut devoir renvoyer le dossier au Comité de Salut public, « attendu que les citoyens dénoncés avaient sa confiance et que, si malheureusement les dénonciations étaient fondées, ces personnes seraient bien dangereuses pour retarder et faire manquer des mesures d'où dépendait la destinée de l'humanité ».

Quinze jours après, le 31 décembre 1793, la bataille s'engagea dans une séance tumultueuse des Jacobins [Aulard, loc. cit. V. 587]. Ce jour-là, le colonel Jourdan d'Avignon assistait à la séance et venait de se défendre d'être un « coupeur de têtes », comme le prétendaient les infâmes Brissotins. Puis, des votes épuratoires avaient glorieusement confirmé dans leur qualité de membres un certain nombre de purs, tels que Hassenfratz. Quand le cas de Monge fut examiné, on commença à reprendre l'affaire Périgny, engagée au mois de mai. Monge répondit qu'il n'avait rien à y voir. Sur quoi, un certain Renaudin insista pour le renvoi de Monge devant une commission. Il l'accusa d'avoir eu une conduite politique louche, de s'être montré nul au ministère, d'avoir laissé pendant tout ce temps la haute main et la direction des affaires aux Brissotins (Girondins) et de ne les avoir pas dénoncés. Le débat prenait une tournure alarmante. Dans cette Société, dont la dénonciation était devenue l'objet essentiel, une telle attaque pouvait conduire à l'échafaud. Monge se défendit donc avec énergie. Il rappela que les Brissotins étaient alors maîtres de tout et entravaient toutes ses mesures, qu'ils avaient en effet voulu le mener, mais qu'il avait résisté, et qu'en donnant sa démission d'une position qui n'était plus tenable, il avait implicitement dénoncé ces cabales. Il invoqua du reste le témoignage de toutes les sociétés populaires des ports en faveur des soins qu'il s'était donnés pour obtenir d'elles tous les renseignements qu'elles pouvaient fournir [Archives nat., A. Y. 587]. Il parla des subsistances qu'il avait su faire arriver à temps pour empêcher le Midi de mourir de faim. On l'interpella de nouveau sur une affaire concernant les îles du Vent. Mais il avait décidément des amis puissants au bureau et la discussion fut coupée en remarquant que la commission d'examen avait été nommée seulement pour le cas de Périgny. Monge fut alors rapidement renommé membre de la Société où, suivant le langage du temps, il « sortit pur du creuset des épreuves », et désormais il put arborer, jusqu'au 9 Thermidor, ce titre qui le mettait provisoirement à couvert.

On devait même le nommer secrétaire des Jacobins le 18 janvier 1794 et enfin, le 4 juin, un mois avant Thermidor, vice-président, en même temps que Fouché de Nantes. Suivant l'usage de la Société, cette vice-présidence dura seulement une quinzaine et se termina le 24 juin, bien peu de jours avant la chute de Robespierre. Monge, tout en donnant ainsi des gages aux avancés, réussit pourtant à ne pas se compromettre avec eux et — comme Fouché, d'ailleurs, — il devait échapper à la réaction thermidorienne qui « épura » à son tour le célèbre club.

Au même moment, et malgré ses attaches officielles au terrible Comité, Monge eut une petite aventure qui lui parut sur le moment très désagréable et qui nous semble à nous plutôt plaisante, comme un symbole de cet esprit légiste et formaliste qui se perpétua dans les pires heures de la Révolution : formalisme dont les Jacobins, en particulier, avec leur tactique prudente et sournoise, étaient bien les représentants. A ce titre, elle vaut d'être racontée avec quelque détail.

Le 27 novembre 1793, Monge apprit soudain avec stupeur qu'il était inscrit sur la liste des émigrés pour le département des Ardennes, dans ce département où tout le monde le connaissait, et cela pour l'époque même où il était ministre de la Marine [Archives nationales, F7 3410. Police générale. AFx 11. AF8 Plaquette 54-374; F7 4880]. Les conséquences étaient graves : car l'inscription « sur cette liste infâme » entraînait d'abord la confiscation des biens, et déjà l'on mettait en vente publique un petit bois appartenant à sa femme. Aussitôt il s'agita, écrivit au district de Rocroi, au directoire des Ardennes, au ministre de l'Intérieur Paré (le secrétaire de Danton), fit agir le Comité de Salut public, etc. « Je te prie, écrivait-il au ministre, de me faire rendre la justice qui m'est due et d'en écrire promptement au district de Rocroi parce que cela presse. » Toutes les autorités parisiennes se hâtèrent, en effet, d'agir en sa faveur. Mais le district de Rocroi profita de l'occasion pour donner une leçon de droit constitutionnel aux Parisiens. Se moquait-il d'eux sous cape, ou simplement jugeait-il, en cette fin de 1793, qu'un ministre ou un membre du Comité de Salut public pesait peu dans la balance? Toujours est-il que Monge, n'ayant pas rempli autrefois à temps les formalités prescrites en envoyant un certificat de résidence à Paris, était, suivant eux, inscrit à bon droit sur la liste des émigrés et devait y rester irrémédiablement.

Donc, le 27 novembre, Monge récrit au ministre de l'Intérieur une lettre pressante, où il lui expose les faits et conclut : « Je te prie de faire rendre la justice qui lui est due à un sans-culotte, pour lequel il est notoire qu'il n'a pas émigré et qui, consacrant tout son temps au service de la République, n'a le temps ni de solliciter ni de s'occuper de ses affaires. Salut et fraternité. Monge.
P. S. — Fais-moi faire, je te prie, un mot de réponse qui me tranquillise sur cet objet. »

Le lendemain, 28 novembre, une lettre très vive, évidemment suggérée par Monge, est adressée par le Comité de Salut public au ministère de l'Intérieur et signée Carnot et Prieur. Elle se termine ainsi : « Il est de notoriété publique que Monge a été ministre de la Marine et qu'il n'a pas émigré pendant qu'il a exercé son ministère. Depuis cette époque, Monge n'a point quitté Paris. Il est en ce moment même occupé avec nous d'objets importants dans lesquels il rend des services essentiels. Il ne faut point vexer les bons patriotes, les hommes utiles à la République. Ce serait suivre la marche des contre-révolutionnaires que d'inquiéter injustement de bons républicains, ce qui est une manœuvre extrêmement perfide. Suspends toute vente des biens de Gaspard Monge ! Écris-lui à Paris, à son domicile, rue des Petits-Augustins : demande-lui les pièces nécessaires pour prouver sa non-émigration et fais mettre moins de légèreté dans l'inscription des patriotes sur la liste des émigrés! »

En même temps, Carnot et Prieur écrivent une lettre analogue au Directoire des Ardennes et le ministre de l'Intérieur lui-même écrit à ce Directoire provincial en le priant de rayer le nom de Monge. Il croit même avoir trouvé une formule juridique pour apaiser les scrupules : « En applaudissant à votre zèle, citoyens, je crois devoir vous rappeler que, d'après l'article 8 de la section 4 de la loi du 28 mars, ne sont pas réputés émigrés ceux qui ont de la Nation une mission vérifiée par le pouvoir exécutif et que le citoyen Monge est dans la classe de cette exception. »

Enfin, le 1er décembre, le Conseil exécutif s'imagine avoir tranché définitivement la question par un arrêté qui raye formellement Monge de la liste des émigrés. Mais le Directoire des Ardennes, fort de son bon droit, s'entête et prend à son tour un arrêté qui refuse non moins formellement la radiation : « Considérant que la réclamation est tardive, parce que la liste des émigrés a été publiée dans le courant du mois de juillet dernier..., est d'avis qu'il n'y a pas lieu de délibérer et qu'il y a lieu, au contraire, de maintenir le séquestre apposé sur les biens dont il s'agit. »

Ici, le dossier des Archives contient une longue consultation juridique rédigée comme un avis en Conseil d'État et qui rend rêveur quand on pense qu'à ce même moment les charrettes amenaient sans cesse leurs fournées à la guillotine. La consultation, qui conclut à la nullité de l'arrêté pris par le Conseil exécutif en faveur de Monge, est d'autant plus comique, appliquée à l'ami de Pache et de Danton, qu'elle est parfaitement raisonnée et fondée en droit. Bridoison l'aurait approuvée. En voici les arguments essentiels :

« Quels que soient les services que le citoyen Gaspard Monge rende à la République, quelque notoire que soit sa résidence sur le territoire français, et lorsqu'il était ministre de la Marine et depuis, dès qu'il a été inscrit sur la liste des prévenus d'émigration du département des Ardennes, il n'en a pu être rayé ni distrait qu'en produisant dans les délais fixés par la loi des certificats revêtus de toutes les formalités qu'elle prescrit, constatant sa résidence en France depuis le 9 février 1792 jusqu'à ce jour.

« Ce ne sont ni la notoriété d'une résidence, ni les emplois, ni même les services rendus à la République qui peuvent faire prononcer la radiation du nom d'un citoyen d'une liste de prévenus d'émigration. Toutes les lois, celle du 8 avril 1792, celle du 20 décembre de la même année, celle du 28 mars dernier, exigent impérativement des certificats délivrés par les communes du domicile ou de la demeure du prévenu dans la forme prescrite par la loi du 28 mars... Le Conseil exécutif, chargé spécialement de l'exécution des lois, doit les observer religieusement, et tous les membres du Conseil exécutif, eussent-ils vu Monge et son épouse tous les jours depuis le 9 février 1792 jusqu'au moment de leur arrêté, ne pouvaient pas ordonner, comme ils l'ont fait par cet arrêté, la radiation du nom du citoyen Monge de la liste des prévenus d'émigration. Les autorités supérieures, la Convention nationale elle-même, ne peuvent enfreindre des lois ; et tel est le bonheur des Français que tous les citoyens y sont et doivent être également soumis, quels que soient les emplois qu'ils occupent dans la République. »

On imagine aisément la satisfaction avec laquelle le juriste chargé de cet examen a dû rédiger cette dernière phrase. L'anecdote, qui ne constitue nullement un fait isolé, donne, ce me semble, de la Terreur une idée un peu différente de celle qu'on conçoit d'ordinaire. Elle fait d'abord ressortir cette hypocrisie de la loi qui est la marque de fabrique de Robespierre et de ses amis; mais elle explique en même temps comment la France a pu survivre à une secousse semblable, simplement par le fait que, sous les tempêtes de la surface, les cadres inférieurs de l'ancien régime ont continué à fonctionner imperturbablement suivant les règles solides auxquelles ils étaient accoutumés, comme les ébénistes et les ciseleurs de Louis XV et de Louis XVI se sont trouvés tout prêts pour adapter leur talent au style nouveau du Directoire. Si l'on voulait moraliser à l'infini, on pourrait encore remarquer que le Comité de Salut public, tout-puissant pour faire tomber des têtes, était incapable de réparer l'erreur la plus manifeste. Mais imagine-t-on Monge « le régicide » se fondant plus tard sur ce fait officiel et dûment constaté pour demander sa part dans le milliard des émigrés !

Le bon sens finit néanmoins, malgré tout, par triompher en partie sur la forme grâce à l'artifice d'un arrêté pris le 12 décembre à Paris qui « autorisait l'administration des biens nationaux à suspendre l'impression du nom du citoyen Monge sur la liste des émigrés jusqu'à ce que ce citoyen ait pu remplir les formalités exigées par la loi ». Mais, qu'on ne s'y trompe pas, Monge n'obtint ainsi qu'un sursis (heureusement durable comme tous les provisoires) ! Nous avons encore plusieurs lettres de lui écrites : le 11 janvier 1794 aux administrateurs de Roc-Roy [Le 14 janvier, les administrateurs du département des Ardennes écrivent encore à Monge qu'ils ne le regardent pas comme émigré, mais qu'ils ne peuvent pas interpréter la loi], et, le 10 février 1794, aux administrateurs de Roc-Libre, lesquels, le 12 février 1795, voulurent bien enfin s'adoucir sans pourtant céder. Jusqu'en 1801, tandis que bien d'autres émigrés réels avaient été réhabilités, le nom de Monge continua à traîner sur les listes de la Police générale. On s'occupa encore de lui à ce propos pendant qu'il était en Egypte pour déclarer : « Je pense que ce prévenu doit être rangé dans la première classe, attendu sa mission, et qu'il doit être rayé définitivement. » A ce moment, quelqu'un se souvint de l'arrêté pris par le Conseil exécutif. On le chercha. On ne put le retrouver. Les Bureaux se perdirent dans le dédale de ces arrêtés contradictoires et la radiation définitive n'eut lieu que par un arrêté des Consuls, le 4 décembre 1801. Napoléon se rappelait cette histoire et la racontait à Sainte-Hélène. Il disait, d'après Thibaudeau, pour l'expliquer : « Il n'y a jamais eu de listes d'émigrés. Il n'y a eu que des listes d'absents. Le citoyen Monge y était inscrit. »

Cette aventure nous a entraînés un peu loin. Revenons aux jours tragiques qui précédèrent le 9 Thermidor, alors que les partis extrêmes surenchérissaient de violence et de folie. Nous allons retrouver Monge associé à son ami Pache, le triste maire de Paris, en 1793, l'implacable ennemi « de ceux qui ne voulaient qu'une demi-révolution », l'homme que l'on a quelquefois considéré comme son mauvais génie. Il s'est vu ainsi mêlé à un incident peu connu d'histoire générale.

Monge avait gardé l'habitude de recevoir le soir chez lui un grand nombre d'hommes politiques. Le 9 mai 1794, un mois après l'exécution de Danton et de Camille Desmoulins et le lendemain de l'exécution de Lavoisier, Mme Ardouin, fille de Pache, y était présente, probablement avec son père [Biographie Eschassériaux]. Son mari avait été secrétaire général du ministère de la Guerre sous Pache. Elle professait, comme toute sa famille, des opinions fort avancées. Ce soir-là, dans le salon de Monge, elle se prit de querelle très vive avec Carnot, Prieur de la Côte-d'Or et d'autres membres des Comités de Salut public et de Sûreté générale : ceux que Pache appelait les Septemvirs. Guyton de Morveau assistait aussi à la réunion. Mme Ardouin voulut justifier Hébert et ses complices, dont l'arrestation avait eu lieu dans la nuit du 13 au 14 mars et l'exécution le 22 du même mois. Pache, que l'on avait désigné comme devant être grand juge dans le mouvement hébertiste, était bien venu le 19 mars à la barre de la Convention, avec une députation du Conseil général de la Commune, affirmer la pureté de ses intentions et de celles du Conseil général à l'égard de la Convention. Mais tout le monde savait à quoi s'en tenir sur une telle manifestation et comprenait qu'une nouvelle partie terrible était en train de se jouer entre les vainqueurs de la veille, prêts maintenant à s'exterminer les uns les autres, comme ils avaient immolé la Gironde, Hébert et Danton. Le retard que le Conseil de la Commune avait apporté dans cette démarche en avait démontré le caractère simplement diplomatique, et Mme Ardouin, dans son excitation de femme, achevait de dévoiler les sentiments secrets de son père. Que dit-elle exactement ce soir-là, fit-elle l'aveu de cette complicité avec les hébertistes, glorifia-t-elle la Commune de Paris au détriment de la Convention, annonça-t-elle le triomphe prochain de cette Commune sur ce qui restait de l'Assemblée tant de fois décimée? Toujours est-il que, le lendemain matin, Pache, sa mère, sa fille et son gendre furent mis en état d'arrestation par ordre des Comités de Salut public et de Sûreté générale réunis (lisez, en ce temps-là, Robespierre). Pache fut emmené aux Anglaises, Mme Ardouin au Luxembourg, les deux autres aux Madelonnettes et dans une quatrième prison et les scellés apposés sur leurs papiers [D'après la biographie d'Eschassériaux, Monge aurait trouvé également au Comité de Salut public, après la chute de Robespierre, son nom parmi les gens à guillotiner le lendemain. Ce qui n'empêcha pas de le considérer ensuite comme ayant pu participer au mouvement anarchiste de prairial (20 mai 1795)]. Mais, par une faveur singulière qui semblerait indiquer quelque connivence en haut lieu, ils ne furent pas déférés au tribunal révolutionnaire jusqu'au 9 Thermidor. La réaction thermidorienne les trouva donc en prison et, à son tour, peut-être, sous l'influence de ses éléments extrémistes, n'agit contre Pache que très mollement. Un décret du 9 décembre 1794 ordonna bien sa mise en jugement, comme ayant comploté avec Danton et Robespierre; mais le décret ne fut pas appliqué jusqu'aux journées de Prairial (mai 1795) qui amenèrent l'arrestation et le procès de nombreux jacobins ménagés en Thermidor. Traduit alors devant le tribunal criminel d'Eure-et-Loir, il réussit encore à se faire absoudre. Le 12 juillet 1795, tandis qu'il était détenu à Chartres, un arrêté du Comité de Sûreté générale ordonna la levée des scellés, qui eut lieu le 2 août au domicile de Pache, rue de Tournon, en présence de sa mère. Pache fut ensuite transféré de Chartres à Ham, d'où il sortit à l'amnistie du 25 octobre 1795 pour aller s'établir à Thym-le-Moutier, ancienne abbaye qu'il avait achetée quelques années auparavant, à 4 lieues de Mézières. C'est là qu'il survécut vingt-huit ans dans l'obscurité. Mais il eut d'abord quelque peine à s'y faire oublier. Toute la période de Thermidor à Brumaire est une lutte sourde entre les jacobins et les modérés, qualifiés (comme Carnot) de royalistes. Après la menace d'insurrection babouviste en mai 1796, le Directoire parut disposé à agir contre les jacobins et Pache vit se dresser contre lui la menace d'une condamnation en responsabilité civile pour arrestation arbitraire en octobre 1793. Il publia alors trois curieux mémoires de juriste pointilleux, où, pour se défendre lui-même, il attaque avec violence Carnot, qu'il rend responsable de tous les crimes : « Carnot d'abord royaliste, aujourd'hui aristocrate, alors (en juin 1794) terroriste dans le grand genre». Il montre les Septemvirs (Comité de Salut public) se cédant des têtes les uns aux autres et « le visage de Carnot témoignant d'une joie constante pour la destruction», notamment après les « premiers massacres des patriotes» (exécution des dantonistes ?). Il provoque en un mot, il appelle le coup d'État de Fructidor qui devait exiler Carnot. Lui-même est naturellement un petit saint « à l'écharpe sans tache », un martyr sauvé par le 9 Thermidor et persécuté cependant durant dix-huit mois.

Plus tard, nous verrons encore Fouché se souvenir de Pache, après l'attentat de la rue Nicaise, et Monge, fidèle à une vieille amitié, intervenir auprès de Bonaparte pour le sauver, obtenant même alors pour lui des offres avantageuses que Pache refusa.


Huit jours avant la chute de Robespierre, Monge eut une émotion d'un autre genre. A ce moment, la poudrerie de Grenelle, dont il était si justement fier, arrivait à fabriquer 23 000 livres de poudre par jour, en occupant 1800 ouvriers, et la grande raffinerie de salpêtre de l'abbaye de Saint-Germain lui fournissait le salpêtre nécessaire. Brusquement, en six semaines, le tout fut détruit par deux accidents successifs, un incendie et une explosion : accidents qui constituent sans doute le sort commun et, un jour ou l'autre, à peu près inévitable de toutes les usines où l'on traite des matières explosibles, mais auxquels le désordre et l'indiscipline du temps purent également contribuer.

Tout d'abord, le 19 juillet 1794, le feu prit à la raffinerie de Saint-Germain. Commencé à neuf heures du soir dans une étuve, l'incendie se poursuivit pendant une grande partie de la nuit, à l'effroi des habitants du quartier qui craignaient que l'établissement ne renfermât un dépôt de poudre capable de faire sauter un quartier de Paris. Quelques voisins de la rue des Petits-Augustins (rue Bonaparte) où habitait Monge, connaissant les fonctions que le savant remplissait au Comité de Salut public, accoururent chez lui pour se renseigner. Mme Monge était seule avec ses filles. Pour faire cesser cette anxiété, qu'elle partageait sans doute, elle partit à dix heures du soir avec sa fille aînée Louise, à la recherche de son mari. Le Comité de Salut public s'était, on le sait, installé au printemps de 1793 dans les Tuileries, où il occupait au rez-de-chaussée les anciens appartements de Marie-Antoinette. Là se trouvaient, outre la salle du Comité, inaccessible à tous, des appartements où sept membres s'étaient installés à demeure et les bureaux où travaillait Monge. Mme Monge vint appeler son mari par la fenêtre. Celui-ci, toujours calme, rassura ses femmes et les engagea à rentrer chez elles. [Biographie Eschassériaux]

Quelques jours après, le 27 juillet 1794, Robespierre succombait avec ses collègues du Comité de Salut public. Couthon et Saint-Just et tous ceux qui avaient occupé des positions en vue sous le régime déchu devenaient, de ce fait même, suspects. Cependant, d'après une tradition de famille, Monge aurait commencé par ne pas s'inquiéter. Il comptait sur son caractère connu de savant et de bonhomme pour passer une fois de plus indemne entre les partis en lutte. Un jour, pourtant, Mme Monge apprend que son mari et Berthollet viennent d'être dénoncés. Tout anxieuse, elle court à leur recherche et trouve Berthollet paisiblement assis sous un marronnier des Tuileries. L'inséparable compagnon de Monge avait reçu le même avertissement, mais, suivant leur habitude de flegme commune à tous deux, ne se troublait pas. « Rassurez-vous, dit-il à Mme Monge, on ne fera rien contre nous avant huit jours. — Mais ensuite? — Oh ! ensuite, nous serons certainement arrêtés, jugés, condamnés et exécutés. » Le soir, Monge rentre, et sa femme tout en pleurs lui raconte le propos de Berthollet. « Ma foi, répond Monge, je ne sais rien de tout cela. Tout ce que je sais, c'est que mes fabriques de canons marchent à merveille ! »

En admettant que l'anecdote n'ait pas été déformée par les souvenirs et se rapporte bien à cette époque, l'inquiétude de Mme Monge ne dura pas longtemps [Arago a placé à ce moment, par erreur, la fuite de Monge, qui eut lieu un peu plus tard, après Prairial]. On sait d'ailleurs qu'en Thermidor, si la France réussit à se débarrasser de la terreur robespierrienne, ce fut à l'aide des partis les plus violents et, si le club des Jacobins fut alors fermé, beaucoup de ses membres les plus en vue restèrent à la Convention jusqu'au jour où ils y livrèrent et perdirent la bataille de Prairial.

En juillet 1794, Monge ne semble pas plus que Carnot ou Prieur avoir interrompu ses fonctions au Comité de Salut public. En tout cas, il participait toujours activement à ses travaux quand, le 31 août 1794, à six heures du matin, une explosion formidable ébranla tout Paris. Louise Monge se précipita dans la chambre de son père pour en savoir la cause. Celui-ci, déjà habillé et prêt à partir pour la poudrerie de Grenelle, était debout devant ses fenêtres ouvertes, regardant vers l'ouest. On apercevait un nuage de fumée et des débris de toutes sortes volant dans l'air : « Ne vois-tu pas, dit-il à sa fille d'une voix altérée, que c'est Grenelle qui saute? » Quand on se renseigna, on apprit que le désastre avait été terrible. Toute la poudrerie, considérée comme un « rempart de la République » et dont, le 18 août encore, un arrêté prescrivait d'accélérer l'achèvement, n'était plus qu'un amas de ruines et un souvenir. Les rapports de police et les journaux du temps montrent quelle fut l'émotion générale : « L'explosion de la poudrerie de Grenelle est une des plus épouvantables dont on ait depuis longtemps entendu parler. Dans la direction du vent, la terre a été jonchée, à plus d'une lieue de distance, des débris de la charpente du bâtiment, divisés en parcelles grosses comme des fuseaux. A la porte de Chaillot, à la chaussée d'Antin, etc., on a trouvé des culottes, des chapeaux et autres lambeaux de vêtements arrachés aux malheureux ouvriers... Différentes pièces portent à croire que cet incendie a été projeté... Les ouvriers s'accordent à dire que leurs chefs sont au moins coupables de négligence... Un représentant du peuple, dans l'intention de ne point alarmer le peuple, a annoncé publiquement dans la section Fontaine de Grenelle que le malheur n'était pas si grand puisque les morts et blessés n'excédaient pas le nombre de cinquante [Louis Blanc, qui adopte la légende de la malveillance, parle de soixante morts] ; mais le peuple, qui avait tout vu par lui-même, a dit qu'on lui en imposait et a menacé ce député. » Et, un peu après : « On assure que les ouvriers tremblaient hier matin d'entrer dans les ateliers parce que, la veille au soir, plusieurs chefs qui leur étaient inconnus avaient fait une visite avec de la lumière jusque dans les fondations... Ceux échappés à ce malheur assurent que plus de 1500 personnes ont été victimes... Le nombre des morts transférés à l'Ecole militaire monte à 400... Des citoyens disaient, sur la place où s'était faite l'explosion : « Voilà l'effet des mises en liberté ! » (au 9 Thermidor).

A l'automne de cette année-là, Monge reçut une mission en province [Archives nationales. AF1 11. Registre 132B 1er vendémiaire]. Le 22 septembre 1794, le Comité de Salut public (maintenant complété par le futur gendre de Monge Eschassériaux, Bréard, Thurot, Treilhard, Laloi, Cochon de Lapparent, Fourcroy et Merlin) l'envoya, avec un nommé Gachette, étudier les fonderies de cuivre de Romilly, dans le Calvados, les fonderies révolutionnaires de l'Eure et de l'Orne, les mines de charbon de terre d'Isigny (Littry), la fonderie de Saint-Lô, et une soi-disant mine d'étain signalée aux Pieux, dans la Manche. Il partit le 26 septembre avec son élève Hachette (quittant, je crois, pour la première fois Paris depuis deux ans) et nous possédons même l'arrêté du Comité de Salut public prescrivant à l'inspecteur des voitures nationales de lui fournir une voiture à deux ou à quatre roues. Sa tournée l'amena à étudier, comme source de combustibles, la forêt domaniale de Cérilly dans l'Allier. Par la même occasion, on le chargea d'explorer à Cherbourg les manuscrits laissés par son ancien élève, le général Meusnier, afin d'y chercher ce qui pourrait concerner les aérostats et autres objets relatifs aux arts militaires. Le 17 octobre, il arrivait à Saint-Lô, où l'on avait tenté des efforts infructueux pour transformer le bronze des cloches en bronze à canons et il fit venir à cet effet des spécialistes de Romilly.

Il était à peine rentré à Paris quand, par un rapport à la Convention du 16 novembre 1794, la fameuse fabrique d'armes de Paris, qui devait si bien assurer le bonheur de l'humanité, fut enterrée sous des fleurs [A.N. AF1 11 26 brumaire] :

« L'établissement, disait-on, est un des prodiges de la Révolution; mais il a fallu créer tout à la fois, ateliers, magasins, usines, rassembler les matières, les outils et les ouvriers. Il était impossible que l'ordre et la régularité suivissent un mouvement aussi rapide... Les matières obtenues par la voie de la réquisition n'ont pas toutes été bonnes ; les ouvriers n'étaient pas tous expérimentés ; les instructeurs, les administrateurs mêmes ne connaissaient pas parfaitement la partie qui leur était confiée. Il en est résulté beaucoup de pertes... » Le rapport remarquait finalement qu'on s'y bornait à réparer sans construire, ce qui amenait à faire venir de très loin des fusils à réparer pour occuper 2 300 ouvriers, non compris 1000 employés par les soumissions militaires. Bref, comme il arrive en général pour les manufactures d'État, on constatait qu'on eût obtenu des résultats beaucoup plus rapides et plus économiques en supprimant l'usine pour s'adresser ailleurs... Peut-être, en outre, s'était-on aperçu à la longue qu'il y avait quelque inconvénient à entretenir en plein Paris cette grosse fabrique d'armes, instrument tout préparé pour tous les désordres.

A partir de ce moment, le rôle de Monge se trouve ainsi modifié. Tout en restant attaché à la section des armes et poudres, il reprend des fonctions de professeur qui sont plus directement adaptées à son talent. Nous sortons, en effet, du drame pour arriver aux deux grandes créations pacifiques de l'École polytechnique et de l'École normale. Monge renonce momentanément à sa carrière politique. Tout en ayant échappé, comme Pache, Barère et bien d'autres, à la réaction thermidorienne, peut-être éprouvait-il un peu le désir de faire oublier son passage au ministère. Mais, surtout, les circonstances appelaient son activité dans une autre direction.


On peut distinguer dans la Révolution trois périodes successives : la première, où elle tenta d'améliorer l'ancien régime ; la seconde, où elle se borna à détruire tout ce qui existait pour y substituer de grands mots; la troisième, où elle s'efforça de reconstruire. Cette troisième phase avait commencé, sous la pression des circonstances et devant l'invasion étrangère, en pleine Terreur. On avait alors couru au plus pressé, la défense nationale. Mais on s'était aperçu en même temps que les réserves de la monarchie, jusqu'alors subsistantes, touchaient à leur épuisement. Dans un pays où toute éducation était supprimée pratiquement pour la jeunesse, où les écoles étaient, ainsi que les couvents, utilisées comme prisons, où personne ne songeait plus à une carrière intellectuelle et où, depuis quatre ans, un Comité d'instruction publique bavardait sans aboutir, on allait se trouver en face du néant. Déjà cela était sensible pour les travaux publics. On ne réparait plus rien, ni bâtiments ni routes. La France prenait l'aspect qu'a reproduit de nos jours la Russie bolcheviste. C'est de ce besoin, à la fois intellectuel et matériel, que sortirent coup sur coup : en 1794-1795, l'École polytechnique (3 novembre 1794), l'École normale (1er janvier 1795) [Cette École normale de 1795, bientôt supprimée, n'a rien de commun avec l'école du même nom qui fut instituée le 17 mars 1808 suivant le projet de Fontanes] et l'Institut (25 octobre 1795). La création de l'École polytechnique, à laquelle Monge prit une part prépondérante, reste, aux yeux de la postérité, dans le domaine de l'action, son meilleur titre de gloire. Il faut donc la raconter avec quelques détails, ne fût-ce que pour préciser la part qu'il y a prise. Afin de mettre de l'ordre dans cet exposé, nous allons négliger un moment les autres événements contemporains.
[Cette histoire a déjà été racontée maintes fois, notamment dans le livre du Centenaire de l'École polytechnique (3 vol. in-4, Gauthier-Villars, 1895). Voir également l'histoire de l'École polytechnique par Fourcy, la même histoire par Pinet, 1887, etc. Nous la reprenons d'après les pièces d'archives (AFx11 134 B, AFx11 135 et imprimés)].

On peut faire remonter la première idée de fonder une école d'ingénieurs civils et militaires, réunis sous le nom d'ingénieurs nationaux, au moins à la fin de 1793. Elle trouve alors son expression dans un rapport présenté à la Convention par le girondin Lecointe-Puyraveau, président du Comité des Ponts et Chaussées. Dans les milieux d'ingénieurs, tout le monde en parlait. Carnot soutenait la fusion générale. D'autres, d'accord avec Danton, voulaient laisser les Ponts et Chaussées (mieux payés) distincts du génie militaire. Lamblardie, directeur des Ponts et Chaussées, qui voyait le recrutement de son école se tarir par les réquisitions du génie militaire, revint sur le projet et en parla à Monge. Celui-ci pensait depuis longtemps à faire compléter l'éducation secondaire par une année de sciences mathématiques et physiques. Après quoi, les meilleurs élèves auraient passé dans une école supérieure. Dès que des idées analogues parurent prendre corps, il s'enflamma pour elles et propagea ses manières de voir dans les milieux politiques avec lesquels il était en rapports constants. Le 11 mars 1794, un rapport de Barère exposait l'idée fondamentale du projet : « Les différents travaux de l'architecture militaire, civile et hydraulique sont tous fondés sur les mêmes principes ; ils dépendent tous d'une même théorie, exigent les mêmes études préliminaires. » D'où la conception d'une école unique où l'on donnerait à tous cet enseignement.

Le texte adopté dans la même séance fut le suivant [Archives nationales. Documents imprimés] :

« La Convention nationale, après avoir entendu le rapport du Comité de Salut public sur la nécessité de mettre plus d'ensemble et d'uniformité dans la direction des travaux publics qui doivent être ordonnés par le gouvernement et payés par le Trésor national, décrète :

« Art. 1er. — Il sera fait une commission des Travaux publics... »

Suit l'énumération des quatre objets qui doivent occuper cette commission : examen des projets, simplification de la comptabilité, choix des artistes, etc., et, en terminant, 5° « Établissement d'une École centrale des Travaux publics et mode d'examen et de concours ».

Cette idée d'unification était bien dans l'esprit simplificateur de la Convention. Elle correspondait, d'ailleurs, à des nécessités de guerre qui primaient tout à cette époque. L'originalité de l'École polytechnique, restée la même au bout d'un siècle et demi malgré toutes les critiques et toutes les attaques, tient essentiellement au moment où elle a été fondée et l'École lui doit de garder une valeur toute particulière en temps de guerre. D'autres organisations scolaires peuvent donner une formation technique équivalente. La principale supériorité de celle-là est dans la formation morale. Si l'on se demande pourquoi les ingénieurs des mines ou des ponts sont, en France, d'abord instruits et sélectionnés dans une école militaire, on doit répondre que c'est parce que l'école a été fondée en 1794 et que, depuis ce moment, à travers les circonstances les plus diverses, les avantages du système ont toujours paru supérieurs à ses inconvénients.

Une fois le principe adopté le 11 mars 1794 sur le rapport de Barère, on nomma une commission qui comprenait, avec Monge, Lamblardie, Fourcroy, Berthollet, Chaptal, Vauquelin, Hassenfratz, Prieur et Guyton de Morveau : en résumé, toute la « gauche » de la science, celle qui glissait plus ou moins résolument vers la politique jacobine. On a coutume de dire que cette commission travailla en pleine Terreur, et c'est possible, la Terreur n'ayant nullement causé l'interruption complète de la vie que l'on imagine parfois : surtout dans ce milieu qui se rattachait aux travailleurs du Comité de Salut public, à Carnot, Prieur et Lindet. Mais les travaux de cette époque troublée ne durent pas être poussés bien loin; car, lorsqu'il en est de nouveau question après un mois de réaction thermidorienne, c'est par un arrêté du Comité de Salut public chargeant, le 24 août, Lesage et Lamblardie d'accélérer les opérations. Enfin, le 28 septembre 1794, fut votée la loi qui constitue la charte de fondation de l'École, sous le nom d'École centrale des Travaux publics [Le nom d'École polytechnique remonte à la loi du 1er septembre 1795]. Cette loi était précédée d'un rapport de Fourcroy déclarant que le plan des terroristes était « d'anéantir les sciences et les arts pour marcher à la domination ». Le texte en serait très vague s'il ne s'y joignait des « développements sur l'enseignement », dont la rédaction est due à Monge, comme suffirait à le prouver la place prépondérante attribuée dans ce mémoire à la géométrie descriptive.

On y voit [A.N. Documents imprimés] que l'École doit s'ouvrir deux mois plus tard (le 30 novembre 1794), que les quatre cents élèves devront justifier « de leur attachement aux principes républicains et prouver qu'ils ont constamment manifesté l'amour de la liberté et de l'égalité et la haine des tyrans ». On ajoute qu'ils devront avoir montré « leur intelligence en subissant un examen sur l'arithmétique et sur les éléments d'algèbre et de géométrie », qu'ils passeront trois ans à l'École, pendant lesquels ils toucheront 1200 livres par an [Ces 1 200 livres en assignats n'en valaient plus que 336 en numéraire à l'ouverture des cours et 240 un mois après]. Pour tout le reste, on s'en rapporte à la Commission des Travaux publics : « Le citoyen Prieur, représentant du peuple, devra prendre, de concert avec le citoyen Lamblardie, agent de la Commission des Travaux publics, tous les renseignements nécessaires sur les mesures relatives à l'établissement de l'École [Arrêté du Comité de Salut public du 12 octobre 1794]. » Monge n'est pas nommé, et c'est lui pourtant qui joue techniquement le rôle prépondérant dans cette organisation dont la commission politique fut surtout le bureau enregistreur. Prieur est mis en évidence comme « représentant du peuple ». Mais Monge pouvait dire plus tard à Vallée : « J'ai tout arrangé comme je l'ai voulu ! » Ce fut lui qui prit la plus grande part dans un arrêté du 26 novembre 1794, pris au nom des trois comités, pour énumérer les matières à enseigner, régler l'emploi du temps, définir les fonctions, organiser les cours préliminaires.

Laissant même de côté l'enseignement proprement dit, on peut affirmer que Monge a imprégné l'école naissante de son esprit et l'a fait participer à sa longue expérience de Mézières, en même temps que l'on empruntait certains principes d'enseignement aux vieux éducateurs de la monarchie, les Jésuites. C'est en grande partie à lui que l'on doit l'importance toute spéciale attribuée à la géométrie descriptive ou à la stéréotomie, le mélange de la pratique et de la théorie (système combattu par Laplace et peu à peu supprimé de 1806 à 1816 pour réserver la pratique aux écoles d'application), le choix d'un enseignement commun aux divers corps d'ingénieurs, militaires ou civils, fonctionnaires ou industriels, l'esprit de libéralisme et de fraternité qui ont fait en tout temps de l'École un foyer cohérent de résistance à des tyrannies successives de noms divers. Plus encore il fut le vivificateur et le metteur en œuvre de la première heure. La part des conventionnels ressemble un peu à celle des souverains ou ministres qui ont leur nom gravé sur un monument pour avoir posé sa première pierre ou présidé à son inauguration. Cependant, Prieur s'occupa activement du côté matériel des installations et fut l'agent de liaison actif et utile des savants avec les pouvoirs politiques.

Lorsqu'on voulut réaliser le projet demeuré très vague et passer de l'abstrait au concret, on rencontra des difficultés de tous genres que l'on imagine mal dans une époque calme et organisée. Aménager les bâtiments du Palais Bourbon, d'abord attribués à l'École [Un grand amphithéâtre de quatre cents places se trouvait sur le quai dans l'hôtel Lassay qui, acquis plus tard par le duc d'Aumale avec tout le palais du prince de Condé, est devenu l'hôtel du président de la Chambre des députés], réunir les instruments, fournir les laboratoires était relativement facile avec la possibilité de puiser à pleines mains dans les domaines nationaux et les biens d'émigrés. Mais il fallait encore plus : loger, nourrir, régler, diriger et instruire cette jeunesse confuse qui, répondant au premier appel, arriva peu à peu dans les mois de novembre et de décembre 1794.

Le principe admis avait été (sur l'indication de Fourcroy) de ne pas caserner les élèves, mais de les disperser « chez de bons citoyens, des pères de famille sensibles et patriotes, qui, par leurs exemples domestiques, les formeraient aux vertus républicaines », chez ceux qu'on appela les « pères sensibles ». C'est même de là que date, par une de ces nombreuses survivances traditionnelles qui sont la marque caractéristique de l'École, la distribution un peu singulière du temps perpétuée presque jusqu'à nos jours : travail de huit heures à deux heures, trois heures d'arrêt pour retourner prendre le repas souvent très loin chez le père sensible, et nouveau travail de cinq heures à neuf heures.

Ces élèves avaient été autant que possible choisis intelligents, mais étaient absolument ignorants et un tiers à peine pouvait suivre les cours. On résolut donc de leur appliquer le principe de l'enseignement mutuel qui avait existé dans l'ancienne École des Ponts et Chaussées et dont l'École polytechnique actuelle garde encore des traces. C'était d'autant plus naturel que l'on avait d'abord un peu oublié la nouveauté de l'École en supposant, dès la première année de son existence, trois divisions distinctes correspondant aux trois années d'enseignement, qui ne pouvaient avoir une raison d'être que plus tard. Pour remédier à ce défaut, deux décrets des 6 et 19 novembre 1794 permirent, sur la proposition de Monge, de recruter, d'abord vingt-quatre, puis cinquante jeunes gens d'élite, dénommés « aspirants-instructeurs », qui durent suivre un enseignement distinct, afin de le transmettre ensuite aux autres [Pinet. Histoire de l'École polytechnique, p. 380]. Onze d'entre eux sortaient de l'École de Mézières. Quelques-uns, comme Biot et Malus, devaient devenir illustres. Cet enseignement spécial leur fut d'abord donné au 4 du quai Voltaire, où se trouvait un laboratoire de chimie dirigé par Guyton de Morveau, puis à l'hôtel Pommeuse, près le Palais Bourbon.

Là fut le domaine propre de Monge. Et cependant, si on se reporte au règlement de novembre pour les « élèves aspirants-instructeurs particuliers », son nom, là encore, n'est pas prononcé. On y voit que l'instruction doit être dirigée : pour la physique générale par Barruel ; pour la physique particulière par Jacotot, et pour la géométrie descriptive par Hachette. Mais Monge était l'éminence grise qui dirigeait et surveillait tout. En attendant l'ouverture de l'École proprement dite, dont les constructions s'attardaient, tandis que les premiers arrivés suivaient quelques cours « révolutionnaires », ou retournaient, découragés et faute de pouvoir se nourrir, dans leur famille, les aspirants-instructeurs travaillaient la géométrie descriptive de huit heures du matin à midi et la physique de cinq à neuf heures du soir. Monge vivait avec eux et ajoutait en causant à l'enseignement doctoral des compléments vivants.

C'est, en réalité, à ces premières années héroïques de l'École que remontent les plus anciens souvenirs sur Monge, pieusement transmis de génération en génération par la tradition polytechnicienne. Pour ces jeunes gens, sa vie politique antérieure avait à peu près disparu. Mais chacun se rappelait un Monge dévoué à son enseignement et s'y donnant tout entier. Un de ces premiers élèves, Brisson, a raconté le bonheur qu'on causa un jour au maître en lui apportant un lavis où les ombres d'une sphère non polie étaient représentées, d'après les résultats du calcul, par des courbes d'égale teinte. Il suivait tous les exercices, donnait des explications et se multipliait.

Puis, le trimestre terminé (du 21 décembre 1794 au 21 mars 1795), quand on ouvrit les cours ordinaires, on choisit la moitié des cinquante aspirants pour devenir chefs de brigade et répétiteurs chacun de seize élèves. Les choix eurent lieu à la fin d'avril, suivant le principe révolutionnaire, à l'élection par les élèves eux-mêmes et sans intervention de Monge. Alors seulement commença, le 24 mai 1795, au lendemain des émeutes de Prairial, la mise en marche régulière de la machine. On avait séparé les élèves, d'après leur instruction, en trois groupes qui furent censés représenter la première, la seconde et la troisième année. Mais, pour la première leçon solennelle de Lagrange, les trois divisions furent réunies.

Les professeurs — ou plutôt les instituteurs, suivant le terme primitif, — avaient été choisis le 25 novembre parmi les principaux savants. Monge était simplement instituteur de géométrie descriptive avec Delorme et Dobenheim [Ce d'Obenheim était, d'après Arago, un ancien élève de Monge à Mézières qui s'était un moment battu avec les Vendéens]. Mais cette géométrie descriptive tenait alors une place que l'on conçoit difficilement aujourd'hui. Lagrange enseignait l'analyse avec Arbogast et Ferry ; Hassenfratz et Barruel la physique générale ; Berthollet, Fourcroy et Guyton la physique particulière. On peut imaginer si cette introduction dans les régions sereines de la science au sortir de la Terreur dut produire aux assistants l'effet d'une résurrection. Tous les élèves de la première heure ont gardé un souvenir ému et enthousiaste du grand amphithéâtre demi-circulaire où, devant quatre cents jeunes gens rassemblés pour la première fois de tous les points de la France, Monge professait avec un tel feu sa science préférée, en complétant ses explications par la chaleur du geste et la mimique expressive des mains [Souvenirs de J. N. Jomard]. Le geste tenait une telle place dans son éloquence familière que, le jour où la maladie le lui rendit difficile, en 1809, il préféra renoncer à son enseignement.

Mais Monge n'était pas seulement le professeur officiel qui apparaît à heure fixe devant une nombreuse assemblée et qu'ensuite les élèves ignorent. Comme jadis à Mézières, il se mêlait paternellement avec les élèves. Il circulait dans leurs salles, causant avec eux, les dirigeait dans leur travail, leur expliquait au besoin les points mal compris. La familiarité qu'il avait avec eux s'accentuait par le tutoiement révolutionnaire. On sait qu'à cette époque, un ministre, pour informer un élève de sa réception, lui écrivait : « Tu es admis. » Monge pratiquait tout naturellement le même usage et, plus tard, on lui reprocha de l'avoir gardé lorsque les temps avaient changé et lorsque l'appellation de Monsieur avait reparu. N'est-ce pas encore un souvenir de cette époque qui maintient aujourd'hui le tutoiement entre élèves de promotions voisines, même lorsque la vie les a séparés depuis cinquante ans, et qui fait écrire par un vieillard à un élève admis de la veille : « Mon cher camarade »?

Monge n'avait, d'ailleurs, aucune fonction dans la direction, de même qu'officiellement il était, dans l'enseignement, un professeur entre beaucoup d'autres. Si l'on n'avait, pour se renseigner, que les documents publics, on méconnaîtrait complètement la part prépondérante qu'il eut, d'après tous les récits contemporains, dans cette création. Le directeur était Lamblardie. Le premier conseil de l'École fut présidé, le 4 décembre 1794, par Lagrange sur le refus de Monge : « Prenez Lagrange, avait-il dit, je vaux mieux attelé au char que monté sur le siège! » Cependant, suivant la mode du temps, ce président devait être nommé tous les mois au scrutin et non rééligible. Le second mois, Monge ne put se dérober de nouveau. Il succéda donc à Lagrange et fit alors créer un Bulletin mensuel de l'Enseignement, dont le premier numéro parut en mai 1795.

En même temps que se constituait sur des bases durables l'École polytechnique, le même besoin de renaissance intellectuelle provoquait la création éphémère de certaine École normale, à laquelle peut un peu s'appliquer un mot de Prieur sur « ces productions que l'on a vues éclore par l'enthousiasme du moment et qui ont participé à l'impétuosité des opérations dites révolutionnaires ». Le 1er janvier 1795, s'étaient ouverts au Jardin des Plantes des cours où l'on avait appelé douze cents citoyens « de toutes les parties de la République » pour recevoir en quatre mois un rudiment d'instruction et devenir à leur tour capables d'instruire [Il paraît que de nombreux agents provinciaux de Robespierre choisirent alors cette occasion pour quitter l'endroit où ils s'étaient trop fait connaître et demandèrent leur inscription comme élèves à l'École normale]. Il fallut un arrêté spécial du Comité de Salut public pour les dispenser de monter la garde, comme le faisaient à cette époque les élèves de l'École des Travaux publics (Polytechnique), forcés, dès qu'on battait le rappel, d'abandonner leur travail pour marcher avec les sections. Monge fut, avec Berthollet, Daubenton, Laplace, Lagrange, Haüy, Bernardin de Saint-Pierre, etc., un des nombreux instituteurs choisis pour distribuer cette manne intellectuelle, et nous n'avons pas besoin d'ajouter qu'il y enseigna la géométrie descriptive. Ce fut même la première fois, l'École polytechnique n'étant pas encore en plein fonctionnement, que cet enseignement reçut de sa part une publicité et donna lieu à un ouvrage didactique. Des sténographes recueillaient ses leçons, qui étaient immédiatement imprimées et distribuées aux élèves.
[La Géométrie descriptive de Monge, dont les rééditions se sont succédé en 1799, 1811, 1820, 1827, 1838, 1847, rappelle cette origine dans un avertissement préliminaire.]

Mais cette année 1795, marquée par de telles créations utiles, connut des agitations nombreuses qui eurent leur contre-coup sur la vie de Monge comme sur les débuts de sa chère école. A ce moment, l'anarchie gouvernementale, qui régnait depuis trois ans, était parvenue une fois de plus à affamer la France. Le pain manquait à Paris. Les assignats perdaient chaque jour de leur valeur. Les extrémistes en profitaient pour relever la tête et la lutte décisive contre les forces de désordre qui, commencée en Thermidor, devait se continuer jusqu'en Brumaire, amena en quelques mois plusieurs combats dont les principaux eurent lieu le 12 germinal, le 1er prairial et le 10 vendémiaire.


Au début de mai 179S, Monge avait d'autres occupations que le professorat ou la politique. L'enseignement des élèves instructeurs était terminé; les cours proprement dits n'étaient pas encore commencés. Le 12 mai 1795, il maria sa fille aînée avec un conventionnel, député de la Côte-d'Or, son compatriote, qu'il avait eu l'occasion de rencontrer au Comité de la Marine et avec lequel il avait été mis en relations assez intimes par des amis communs. Nicolas Joseph Marey partageait les idées de Monge, mais dans une note plus modérée et peut-être avec plus d'indépendance, ayant eu le courage de voter des circonstances atténuantes à Louis XVI. Au moment du mariage, la disette était si grande à Paris que le fiancé dut faire venir de Nuits le pain destiné au repas de noces et parut faire ainsi à sa nouvelle famille un cadeau très apprécié.

Huit jours après (20 mai), avait lieu l'émeute sanglante du 1er prairial où le peuple envahit la Convention et présenta la tête de Féraud au président Boissy d'Anglas. La Convention aurait été une fois de plus vaincue par quelque Commune insurrectionnelle si les sections, avec lesquelles marchèrent tous les élèves de l'École polytechnique, ne lui étaient restées fidèles. Cette fois, on élimina enfin les montagnards tels que Léonard Bourdon, Billaud-Varennes, Collot d'Herbois, Levasseur, etc., ménagés depuis un an. La plupart, les mœurs s'étant adoucies, furent simplement envoyés en Guyane. Fouquier-Tinville paya ses crimes de sa tête. Pache, Lindet, Jean-Bon Saint-André, David, etc., furent décrétés d'accusation.

A ce moment, Monge fut, lui aussi, menacé en même temps que ses amis. Les portiers jouaient sous la Révolution le rôle d'espions qu'ils avaient conservé naguère en Russie. Celui de Monge le dénonça comme partisan de la loi agraire, hébertiste, babouviste, autrement dit, communiste. La Convention, voulant ménager les agriculteurs, avait interdit sous peine de mort de proposer le partage des terres. L'accusation était donc sérieuse. La section de l'Unité, à laquelle appartenait Monge, allait le décréter d'accusation, quand Mme Monge fut avertie par un jeune homme qui logeait dans une maison en face la sienne. Le 29 mai, Monge se sauva, d'abord dans la forêt de Bondy, puis à Aulnay, où son ami Berthollet avait une maison de campagne. En effet, le lendemain, une commission nommée par l'Assemblée générale de la section de l'Unité venait faire une perquisition chez Monge et, ne l'y trouvant pas, les agents, dépités, s'installèrent dans son appartement pendant douze jours pour forcer Mme Monge à leur révéler la retraite de son mari.

Durant ce temps, on cherchait pour Monge un asile plus sûr que la maison de Berthollet, où la présence prolongée d'un étranger en l'absence du maître aurait pu paraître extraordinaire. Un ami de M. Baur, son beau-frère, avait une chambre au 5e étage, rue Jean-Jacques-Rousseau, en face la poste. Cette chambre n'avait de jour que par le toit et pouvait servir de retraite. Monge s'y dissimula deux mois, recevant parfois la visite de sa femme ou de ses filles qui venaient lui apporter des aliments.

Cependant, ses amis se remuaient en sa faveur. L'École polytechnique s'était ouverte solennellement le 24 mai, sous la présidence de Lagrange. Le directeur de l'École signala à la Convention que l'absence prolongée de Monge causait un grand tort aux élèves. « Il avait bien préparé d'avance et pour quelque temps un travail qui avait servi à continuer l'enseignement dans cette partie essentielle. » Mais maintenant, ce qu'il avait laissé se trouvait épuisé et nul, disait-on, ne pouvait le remplacer. En conséquence, par un arrêté du 22 juillet 1795, sur les attestations d'un certain nombre de représentants du peuple, parmi lesquels on remarquait son gendre Marey et son futur gendre Eschassériaux, le Comité de Sûreté générale arrêta que « Monge serait remis provisoirement en liberté et les scellés levés». Aussitôt, Monge reparut et, dès le 26 juillet, on le voit assister au Comité d'instruction de l'École polytechnique, où il devait désormais siéger sans trouble.

L'École elle-même avait subi, pendant cette période, des assauts divers. Elle était vivement critiquée, en raison des frais qu'elle amenait. Certains officiers du génie lui témoignaient en outre de l'hostilité par la crainte qu'elle ne vînt faire concurrence à Mézières. Elle fut solidement défendue dans un long rapport de Prieur, en date du 18 juin 1795, rapport qui amena sa consécration définitive. Ce rapport, en signalant les conditions difficiles dans lesquelles l'École s'était constituée, faisait ressortir du même coup le rôle des créateurs, tels que Monge, auxquels il était fait très clairement allusion.

« On conçoit, disait Prieur, les lenteurs qu'a dû entraîner l'obligation de recourir sans cesse à une commission et à trois comités (Salut public, Instruction publique et Travaux publics) qui connaissaient à peine l'objet dont il s'agissait et où personne ne pouvait s'en accommoder avec l'assiduité qu'une institution de cette importance aurait exigée. » En même temps qu'il faisait ainsi le procès du parlementarisme, Prieur montrait la grande utilité de l'École, non seulement pour former des fonctionnaires, mais aussi « des architectes, des hommes propres à faire de grandes entreprises de manufactures, des peintres même, des instituteurs pour des sciences aussi rares que précieuses; mais ne fût-ce que des citoyens éclairés... Cela est d'un avantage inappréciable, surtout lorsqu'il faut réparer tous les désastres que les crises révolutionnaires ont entraînés après elles ».

A la suite de ce rapport en date du 18 juin 1795, une loi du 1er septembre consacra l'existence de l'École en la nommant École polytechnique et réduisant un peu le nombre des élèves (360 au lieu de 400). A ce moment, on renonça à la première idée de supprimer toutes les autres écoles d'ingénieurs pour leur substituer une école unique, et on adopta à peu près le système actuel : école générale conduisant à des écoles d'application spécialisées, notamment l'École des ingénieurs des vaisseaux et l'École de navigation, à laquelle Monge se trouvait rattaché comme examinateur de la marine [A.N. AF111 346 (23)]. Ajoutons tout de suite que, le 20 mars 1796, l'organisation fut modifiée sur un rapport de Monge et de Prieur. La première année fut celle de « stéréotomie », la seconde celle de « travaux publics » et la troisième celle de « fortification ».

Mais, dès l'ouverture des cours, il s'était ajouté à toutes les autres difficultés matérielles une grave question financière. Les 1 200 livres en assignats que devaient toucher les élèves subirent rapidement la chute du papier-monnaie. Un mois après l'ouverture des cours, ils ne valaient déjà plus que 240 livres, et les « pères sensibles » chez lesquels les élèves avaient pris pension se déclaraient dans l'impossibilité de continuer à les nourrir. Les élèves réclamèrent et, un jour où Prieur se trouvait chez Monge, ils vinrent lui apporter une pétition à la Convention. En réponse, celle-ci vota une aumône de 30000 livres; mais, bientôt, beaucoup de polytechniciens durent quitter Paris pour ne pas mourir de faim. Quatre mois après l'ouverture des cours, au mois de septembre, l'École avait perdu par là le quart de ses élèves. La Convention vota encore, pour cent élèves, une ration de pain par jour. Après quoi, on assimila les élèves aux volontaires de la garde nationale en activité. Néanmoins, cet état de misère, qui était plus ou moins celui de tous les fonctionnaires payés en assignats, se prolongea jusqu'en 1796. C'est dans cette période que les élèves les plus fortunés abandonnèrent leur solde aux plus pauvres et Monge en fit bientôt autant pour son traitement.
[Ce traitement était, en 1797, de 4 500 livres. Comme examinateur de la Marine, la loi du 10 août 1791 lui assurait 6000 livres et 4 500 à son frère Louis qui, en fait, le suppléait.]

En cette fin de 1795, l'École polytechnique naissante se trouva encore mêlée aux événements politiques dans des conditions qui nécessitèrent l'intervention généreuse de Monge. J'ai dit qu'à ses débuts les élèves n'étaient pas casernés. Ils participaient à la vie de Paris, à sa division en sections, notamment à la garde nationale. C'est ainsi que, le 1er prairial, ils avaient défendu la Convention contre l'émeute jacobine. Mais le 13 vendémiaire (5 octobre) marqua un retour offensif heureux des Jacobins et, cette fois, beaucoup de polytechniciens, sans avoir changé d'opinion, se trouvèrent, comme leurs sections elles-mêmes, du mauvais côté. S'étant joints aux groupes soulevés contre le despotisme de Barras, ils furent vaincus par le canon de Bonaparte, à cette époque jacobin. La tentative une fois réprimée, on voulut la punir en enjoignant à tous les employés de justifier de leur présence à leur poste les 12 et 13 vendémiaire. La direction de l'École, tout en atténuant les faits le plus possible, dut remettre un tableau duquel il résultait que, sur deux cent quatre-vingt-deux élèves, cent soixante-dix étaient à leur poste ou de garde, quatre-vingt-dix-neuf donnaient des explications quelconques, cinq avaient pris les armes pour la Convention et huit déclaraient « avoir été forcés de les prendre contre elle ». Ces huit élèves devaient servir d'exemple. Mais, parmi eux, se trouvaient quelques-uns des meilleurs, Malus et Biot, entre autres. Monge, dans le Conseil, intervint vigoureusement en leur faveur, montrant ainsi une fois de plus, comme il l'avait fait si souvent pendant son ministère, cette large indulgence, cette indépendance d'esprit, cette résistance aux fanatismes sectaires qui rendaient l'ardeur même de ses convictions respectable. Lui qui, trois mois auparavant, était traqué comme extrémiste, tint tête cette fois aux exaltés qui voulaient flatter les conventionnels triomphants et réussit à sauver « ses enfants ».

Trois semaines après, par la loi du 25 octobre 1795, appliquant la constitution de l'an III (22 août 1795), la Convention expirante répara ses torts envers les Sciences, les Lettres et les Arts, en reconstituant, sous le nom d'Institut, les Académies de l'ancien régime, détruites par elle depuis deux ans. Il est un peu puéril de célébrer à ce propos le « majestueux faisceau substitué à l'état fâcheux d'isolement où l'esprit craintif de l'ancienne monarchie avait soigneusement maintenu les Académies ». C'est vraiment attacher une importance exagérée au fait que tous les membres de l'Institut portent le même habit vert et sont supposés se rencontrer quatre fois par an dans des réunions peu fréquentées. L'important est que les séances de l'Académie des Sciences, interrompues par la proscription de 1793, purent recommencer le 5 avril 1796, maintenant au Louvre, dans la salle des Cariatides.

Aussitôt, comme un moteur qui se remet en marche après un arrêt accidentel, on reconstitua les anciennes commissions académiques, telles que celle destinée à fixer l'unité des poids et mesures, et on renomma ceux des anciens commissaires qui survivaient, notamment Monge et Berthollet. En même temps, les académiciens, réveillés dans leur palais de la Belle au Bois Dormant, reprirent, comme par le passé, la rédaction consciencieuse des rapports. Dès le 15 avril 1796, on en lit un signé par Monge et Charles sur un projet de télégraphe invisible : rapport où il est question des rassemblements tumultueux qui se formaient autour du télégraphe optique pour interpréter ses signaux.

Mais Monge n'allait pas jouir longtemps de cette existence redevenue tranquille et scientifique et, vers la fin de mai 1796, nous allons le voir partir en Italie. Sans qu'il s'en doutât, c'était une absence de trois ans qui commençait et une orientation nouvelle qui se dessinait dans sa vie. Monge le jacobin va devenir l'ami de cet autre jacobin converti qu'on appelait Bonaparte.

 

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