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Un grand français
MONGE
Fondateur de l'Ecole polytechnique
par Louis de Launay

Membre de l'Institut
Inspecteur général des Mines
Professeur à l'Ecole supérieure des mines
et à l'Ecole des Ponts et Chaussées

Publié par EDITIONS PIERRE ROGER, Paris

CHAPITRE III
LA RÉVOLUTION
UN MATHÉMATICIEN MINISTRE DE LA MARINE (1789-1793)
(1789-1793)

La Commission des poids et mesures. — Monge collègue de Danton et de Roland. — Le désordre dans la flotte. — L'expédition de Sardaigne. — Saint-Domingue. — L'exécution de Louis XVI. — Projets sur l'Inde et sur l'Irlande. — La guerre de course. — Démission de Monge.

La Révolution fut accueillie par Monge avec l'enthousiasme qu'elle inspira d'abord à la presque totalité des Français. Monge devait y apporter une ardeur plus tenace et se lasser moins vite que bien d'autres. Sous ses airs bonhomme, il avait beaucoup d'amour-propre et une juste conscience de sa valeur. Comme la plupart de ceux qui se sont faits eux-mêmes, il trouvait la société mal organisée, puisqu'elle ne mettait pas d'emblée un géomètre sur le même pied qu'un grand seigneur. D'instinct, toute injustice le révoltait et il se figurait que le règne de la justice allait commencer. Suivant un mot de Napoléon dans ses Mémoires, il aimait la démocratie et l'égalité comme les résultats d'une démonstration géométrique. Mais il les aimait aussi avec la vivacité imaginative qui faisait le fond de son caractère.

Monge, en 1789, n'était pas homme politique et ne s'imaginait sans doute pas qu'il pût le devenir. Cependant, dès le lendemain de la grande journée, nous le voyons emmener ses petites filles, avec la foule des badauds parisiens, visiter en partie de plaisir le repaire conquis de la tyrannie. Le sol était jonché de parchemins lacérés et de papiers épars : les archives de la Bastille jetées au vent par la populace, et la petite Louise, à laquelle on avait raconté les légendes mystérieuses de l'ancien régime, s'évertuait naïvement à chercher dans ces documents dispersés le secret ténébreux de l'Homme au masque de fer. Monge, pendant ce temps, regardait, avec la piété d'un dévot, ce théâtre des premiers exploits populaires.

Quelques jours après, Monge recevait de Suisse une lettre de son ami Pache lui demandant quelle était exactement la portée du mouvement. Renseigné par Monge, Pache quitta immédiatement Zug avec sa mère et ses deux enfants et arriva à Paris par la diligence de Bâle. Monge et ses filles étaient allés au-devant des voyageurs pour leur offrir leurs bons offices. Mais les filles de Monge, qui n'avaient pas revu depuis longtemps leurs petits amis, éprouvèrent à leur vue une certaine surprise. Car les enfants de Pache étaient maintenant habillés à la suisse et ne parlaient plus guère que l'allemand. Ce revenant, qui avait déjà introduit Monge auprès du maréchal de Castries et, par là, à la Marine, allait bientôt l'entraîner aux premiers plans de la Terreur.

Cependant, les trois premières années de la Révolution changèrent peu, au moins en apparence, la vie de Monge, toujours occupée par ses examens et ses rapports académiques. Il s'affilia bien, comme tout le monde, à un club, mais à un premier club surtout composé de savants et si modéré qu'il en devint bientôt suspect. La « Société patriotique de 1789 » avait été fondée par des hommes comme Condorcet, Champfort, Bitaubé, Kersaint, Vandermonde, pour le « perfectionnement social », et comptait parmi ses adhérents, avec Monge, Lavoisier, Lacépède, Cabanis, Hassenfratz [Hassenfratz (dit Bec-de-Lièvre, 1750-1827). Instituteur, démonstrateur d'artillerie, jacobin, destitué le 10 mars 1795 comme inspecteur des mines, professeur à l'École des mines et à l'École polytechnique, auteur d'un ouvrage sur la Sidérotechnie. Voir Archives nationales, F7 4739]. Quoique au début beaucoup de ses membres fissent en même temps partie des Jacobins, il arriva un jour où, les idées ayant marché, ce cercle fut dénoncé comme une création monarchiste de M. de Clermont-Tonnerre. Ce jour-là, Hassenfratz, attaqué avec Monge à ce propos, crut devoir expliquer que, s'ils avaient un moment participé à ce club, ils en avaient été bientôt exclus « pour leurs principes ». En réalité, cette réunion inoffensive paraît avoir été surtout occupée à rassembler des collections de papiers publics et à publier des mémoires. On n'y venait qu'une fois par semaine, le dimanche soir, et l'on discutait souvent sans passer au vote.
[Voir Isambert, la Vie à Paris fendant une année de la Révolution, 1791-1792 (Alcan, 1896, in-12).]

En mars et avril 1790, Monge fit, comme si la Révolution n'avait pas commencé, sa tournée régulière de ports, cette fois avec sa seconde fille Louise. A Vannes, ils logèrent chez l'évêque et Monge exécuta devant lui l'expérience du blanchiment des toiles par le chlore (acide muriatique oxygéné), découverte récente de Berthollet qui préoccupait beaucoup le public.

A son retour, il eut à jouer son rôle dans la Commission des poids et mesures qui commençait alors à réaliser son œuvre utile. Depuis longtemps, l'idée d'unifier les mesures était agitée à l'Académie et dans le public, et elle avait été reprise dans les cahiers des États généraux. Talleyrand la proposa à l'Assemblée nationale qui, par un décret du 8 mai 1790, confia à l'Académie des Sciences le soin d'établir un système fondé sur des bases fixes et pouvant être adopté par toutes les nations. Avec l'incurable naïveté de nos assemblées françaises, elle invitait en même temps l'Académie à constituer sans délai, pour cette question des poids et mesures, une large entente internationale qui engloberait la Société Royale de Londres. C'était l'époque où l'on se jetait encore dans les bras des Anglais en admirant leur régime si libéral. La proposition fut adressée à Londres; mais on sait que, depuis un siècle et demi, l'Angleterre a négligé d'y répondre.

L'Académie, représentée par Borda, Condorcet, Lagrange, Laplace et Monge, se mit tout de suite au travail.
[Borda (1733-1799), capitaine de vaisseau et mathématicien ; Condorcet (1743-1794), philosophe ; Lagrange (1736-1813), géomètre ; Laplace (1749-1817), géomètre.]
En même temps, le 23 août 1790, une loi prescrivit l'unification (qu'il restait à réaliser). Le 8 décembre, on enjoignit aux départements d'envoyer à Paris, au secrétariat de l'Académie, les étalons des anciennes mesures. Enfin, le 19 mars 1791, l'Académie entendit la lecture d'un rapport qui fixait les bases théoriques du Système métrique. L'idée fondamentale avait été de prendre une unité naturelle, indépendante de toute mesure antérieure et — on se l'imaginait alors dans un temps où la figure réelle de la terre était presque aussi inconnue que la relativité — affranchie de toute convention humaine. On avait songé à la longueur du pendule battant la seconde, longueur trop évidemment variable, et l'on s'était décidé pour une fraction du méridien. Le travail était maintenant distribué de la manière suivante entre les membres de l'Académie des Sciences : Monge et son ancien élève Meusnier devaient mesurer sur le terrain les bases des triangles; Cassini, Méchain et Legendre exécuter la triangulation de Dunkerque à Barcelone; Lavoisier et Haüy déterminer le poids de l'eau nécessaire à la définition du gramme ; Borda et Coulomb mesurer la longueur du pendule. Enfin, Tillet, Brisson et Vandermonde avaient à comparer entre elles les anciennes mesures.
[ Cassini IV (1748-1845), astronome; Méchain (1744-1804), astronome; Legendre (1751-1833), géomètre ; Lavoisier (1743-1794), chimiste; Haüy (1743-1822), minéralogiste; Coulomb (1736-1806), physicien; Tillet (1714-1791), agronome; Brisson (1723-1806), physicien.]

L'Académie prévoyait une dépense de 300000 livres qui fut votée par l'Assemblée, et elle annonçait l'achèvement du travail pour la fin de 1792. Retenons simplement du devis les opérations qui concernaient Monge : achat et façon des règles de platine et de cuivre, 12000 livres; expériences sur la dilatation de ces métaux, 8000 livres; mesure des bases dans différents points de l'arc terrestre, 40000 livres.

La Commission académique, on le voit, avait été recrutée surtout parmi les astronomes et la part de Monge y a été plutôt subordonnée. Borda en était au début le principal inspirateur. Lavoisier en devint plus tard l'agent essentiel, comme secrétaire et trésorier, aussi bien que comme chimiste.

La Commission commença par construire les instruments nécessaires et les opérations sur le terrain se trouvèrent retardées jusqu'au début de 1792, époque où le développement de la tempête politique vint, comme nous le verrons, en changer l'orientation et les soustraire, au moins de nom, à l'Académie.

Pendant ce temps, les événements marchaient en effet, et l'on sortait de la première période relativement calme où l'Assemblée s'efforça de faire œuvre utile pour sombrer dans les conflits violents d'opinions qui devaient mener à la guerre civile. Monge accentue visiblement ses opinions dans un sens plus avancé et il le manifeste en passant à la « Société populaire du Luxembourg »,que son ami Pache venait de créer et présidait souvent. Le but théorique de cette société était de « répandre dans le peuple la connaissance des devoirs et du rôle de chaque citoyen dans le fonctionnement de la Constitution ». Mais c'était, comme dans tous les clubs, un prétexte à faire de la politique. Monge s'y retrouvait avec ses amis Vandermonde, Meusnier [ Meusnier de la Place (1754-1793), général, chimiste, physicien, adjoint géomètre le 31 janvier 1784, mort à Mayence] et Hassenfratz : ce dernier lui-même très lié avec Pache et d'opinions très avancées. Il commençait à être politiquement assez en vue pour être choisi dans sa section des Quatre Nations comme un des électeurs destinés à nommer les vingt-quatre députés de la Seine.

A la fin d'octobre 1791, il partit avec sa fille aînée pour une troisième et très longue tournée d'examens et d'inspections, la dernière qu'il devait faire [Dans la suite, une série d'arrêtés annuels l'en dispensèrent, quoiqu'il conservât ses fonctions]. On visita successivement toute la longueur des côtes françaises : Dunkerque, Le Havre, Saint-Malo, Brest, Lorient, Nantes, Rochefort, Bordeaux, Bayonne, Sète, Marseille et Toulon. La tâche de Monge s'était encore accrue par la nécessité de pourvoir à l'établissement et à l'organisation de douze écoles gratuites et publiques de mathématiques et d'hydrographie dans les douze ports. Cette mise en marche se faisait difficilement. Les candidats manquaient, et ceux qui se présentaient n'avaient qu'une instruction insuffisante. A peine cette tournée finie, Monge dut la recommencer. Il se borna à remonter jusqu'à Lyon pour échanger sa petite compagne de voyage contre la cadette. Sa femme et sa fille Louise étaient venues de Paris au-devant de lui. Tous ensemble, au début de mars, visitèrent Lyon et ses fabriques. Puis ils se séparèrent. Mme Monge alla avec sa fille Émélie s'installer chez son frère Alexandre Huart, directeur de la verrerie de Champroux (près de Pouzy), dans l'Allier, où elle resta pendant toute l'absence de son mari. Monge repartit avec sa fille cadette pour refaire toute la tournée précédente en sens inverse, visitant cette fois les antiquités d'Orange et de Nîmes, assistant à Rochefort à la fête de la Fédération. De chaque ville, il envoyait au ministre un rapport détaillé où il résumait ses observations et dressait un programme des perfectionnements désirables. Le dernier rapport, parti de Dunkerque le 30 juin 1792, est relatif au concours des aspirants de la Marine. Ce concours n'avait duré qu'un seul jour. Monge expose que l'École de mathématiques et d'hydrographie de Rochefort possède jusqu'ici un seul élève, le sieur Baudin, qui vient de répondre d'une manière satisfaisante. Cet abandon peut, dit-il, avoir plusieurs causes. Le local réservé à l'École était, jusqu'alors, occupé par des courtiers qui l'ont récemment vidé. Puis, l'existence de l'École est encore peu connue... Le 1er juillet, Monge, examinateur de la Marine, partait pour Paris, où, six semaines après, nous allons le retrouver ministre.

Pendant son absence de huit mois, les événements avaient rapidement marché, provoquant les menaces croissantes d'une guerre étrangère, et précipités à leur tour par elle. L'Académie des Sciences elle-même en avait subi le contre-coup. C'est le 25 avril 1792 que Fourcroy, voulant manifester son civisme, lui proposa de « s'épurer », suivant l'exemple déjà donné par l'Académie de Médecine, en rayant de sa liste des membres notoirement connus pour contre-révolutionnaires. L'assemblée, émue, remit la discussion à sa prochaine séance, puis décida de laisser faire le ministre, « tandis qu'elle se livrerait, comme de coutume, à des opérations plus intellectuelles ». Dès ce jour, elle fut traitée en suspecte et menacée de mort, quoique, suivant la mode du temps, usitée avec les corporations comme avec les individus, on continuât d'utiliser ses services et même de lui prodiguer les éloges, en attendant de l'anéantir. Au milieu de l'universelle destruction, elle allait succomber, sauf à ressusciter plus tard sous un autre nom, entraînant dans sa ruine la paralysie des Commissions qu'elle avait animées et, à l'époque que nous atteignons, elle n'avait plus qu'un an à vivre, une année occupée bientôt par le rôle politique de Monge.
[Monge, comme ministre de la Marine, devait continuer à correspondre avec l'Académie des Sciences, en lui soumettant des projets divers, notamment une fontaine épuratrice. Lavoisier se félicitait de trouver en lui un interprète « qui réunissait à la double qualité de savant et d'académicien, celle de ministre de la République ». Mais on avait, dit Lakanal, « popularisé l'idée que les académiciens étaient tous opposés au nouvel ordre de choses, et malheureusement, ajoute-t-il, il y avait du vrai ».]

Nous arrivons, en effet, à la journée du 10 août 1792 qui, en supprimant la monarchie, fit de Monge un ministre. Le 10 août, c'est, dans l'histoire de notre Révolution, la date funeste où la tyrannie d'une insurrection parisienne élimina tout gouvernement régulier et déclencha la Terreur. Avant le 10 août, les troubles étaient restés localisés et la France avait pu s'imaginer qu'elle se gouvernait elle-même. A partir de ce jour, on entre dans le jeu d'engrenages fatal qui doit produire les massacres de Septembre, l'exécution de Louis XVI, une guerre de vingt ans contre toute l'Europe et le règne de la guillotine. Les noms des despotes changeront. Ils pourront s'appeler tour à tour Danton, Robespierre, Barras, ou même Napoléon. Mais, sous l'un comme sous l'autre, la France devra oublier ce que c'est que la paix au dehors et la sécurité des lois au dedans. On est bien tenté d'en vouloir à tous ceux qui, mêlés ce jour-là aux affaires, nous ont fait un si triste cadeau et l'on conçoit que la personnalité de Monge, ministre au 10 Août, ministre pendant les journées de Septembre, ministre le jour de l'exécution de Louis XVI, ait été violemment attaquée. [Les mémoires du terroriste Levasseur montrent que, pour une grande partie de l'Assemblée, le ministère du 10 août, qui nous semble si avancé, paraissait, au contraire, en raison de ses membres girondins, un ministère réactionnaire] Il est vrai que, par une compensation insuffisante, ce savant a trouvé ainsi des admirateurs imprévus et fâcheux chez les défenseurs modernes des septembriseurs et de Marat. Je vais essayer de préciser son rôle pendant cette période pour laquelle ses biographes se sont contentés de phrases vagues. Voici, dans l'ensemble, comment je le conçois.

Du 10 août 1792 au 9 thermidor (27 juillet 1794), on s'imaginait volontiers à l'époque de la Restauration que la vie avait été complètement suspendue pendant deux ans et que la France était restée prostrée dans l'oppression d'un cauchemar sous le couteau de quelques bandits. Il y a bien eu quelque chose de cela à Paris pendant les courtes journées de la lutte décisive où finit par succomber Robespierre. Mais, précédemment, et si extraordinaire que cela paraisse, la France n'avait pas cessé de vivre, les théâtres de jouer et les rouages administratifs de fonctionner. On éprouve une surprise de ce genre quand on étudie toutes les périodes de grande crise. Tandis que les partis se battent et s'entre-tuent, le moteur continue à tourner par la force acquise en dévorant les provisions d'hommes et de choses accumulées depuis des siècles, jusqu'au moment où il s'arrête d'épuisement. Les meneurs mêmes ne prennent pas, aux yeux des contemporains qui les voient, qui les coudoient, qui les savent parfois bons fils ou bons pères de famille, la grandeur tragique que leur donne ensuite le recul du temps. Malgré toute la phraséologie redondante de la Révolution et la conviction qu'avaient sans cesse ses acteurs de vivre des journées uniques et inoubliables, ils n'apercevaient pas ces journées, à travers la fumée de la bataille, dans la fièvre des coups donnés et reçus, telles qu'elles sont apparues plus tard aux survivants. Sur le moment, chacun joue le rôle qui lui est échu suivant le hasard des circonstances et conformément à ses préjugés, à ses opinions ou à ses frayeurs, sans soupçonner bien exactement où une force supérieure le conduit : il le joue presque comme en temps de paix. C'est pourquoi, quand les historiens se sont mis à explorer les entassements de papier noirci que nous a légués cette période paperassière entre toutes, ils ont été surpris par réaction d'y trouver ces semblants de régularité auxquels ils ne s'attendaient pas. Ajoutons que les pires violences des assemblées ne figurent jamais aux procès-verbaux et que les pièces les plus compromettantes ont eu vingt occasions d'être soigneusement brûlées. De là est née la réhabilitation moderne des Robespierre, des Fouquier-Tinville et des Danton.

Je laisse ici de côté les personnages purement politiques. Mais, à côté d'eux, il y eut, même pendant la Terreur, de très braves gens qui servirent ce genre de gouvernement comme ils en auraient servi un autre, ne voyant en lui que le représentant de la France. Ils allaient à leur bureau en 93 ou 94 comme ils y auraient été en 88. Ils voyaient un gros travail à accomplir pour sauver le pays au dehors et au dedans ; ils s'y attelaient courageusement, sans trop regarder auprès de qui ils se trouvaient ainsi amenés à siéger. De la politique, ils envisageaient surtout le but pour lequel ils s'étaient passionnés : ce qu'ils continuaient à appeler obstinément le règne de la liberté et de la justice, la République une et indivisible, à laquelle s'attaquaient tous les ennemis et qu'il fallait défendre. Évidemment, cela entraînait une certaine rigueur farouche dans les lois ; et comme, au fond, ils étaient doux, ils tâchaient d'en atténuer les effets pour leurs amis, employant leur pouvoir à les sauver. Mais, en principe, ils trouvaient que ces sévérités étaient justes puisque, suivant eux, nécessaires, et, quand elles se trouvaient poussées un peu trop loin comme aux journées de Septembre, ils n'attachaient pas à de tels détails une valeur exagérée. Qu'importaient quelques conspirateurs de plus ou de moins et des formes plus ou moins respectées dans leur exécution? Les Girondins exaspéraient les Montagnards en leur reparlant sans cesse de ce fâcheux « incident », auquel ils avaient participé eux aussi par leur inertie. Ils produisaient sur leurs contemporains l'impression de ces prétendus modérés qui condamnent bien en théorie les mesures extrêmes, mais qui se résignent toujours à les voter ou à les subir silencieusement, par crainte de leurs électeurs. Même quand les gens étaient plus directement touchés, leur émotion restait à fleur de peau. La vie ne comptait plus guère dans un temps où, comme le racontait plus tard Chevreul, le père conduisait son fils voir guillotiner pour l'accoutumer au sang. Dans une assemblée, dans un conseil, on apprenait qu'un confrère était monté sur l'échafaud, comme on apprend aujourd'hui dans une assemblée de vieillards que l'un ou l'autre a été frappé d'apoplexie. On pousse un oh ! de vague sympathie et l'on oublie.

Sous les désordres de la surface et les entreprises chimériques des politiciens, les cadres de l'ancien régime ont continué à fonctionner dans l'administration comme dans l'armée, suivant leurs habitudes de régularité et de minutie, calligraphiant sur beau papier de fil, avec en-têtes et paraphes, attendus et considérants, comme ils avaient été habitués à le faire, les décrets les plus insensés et les arrêts les plus sanglants. On les voit discuter, comme un avocat en cour de cassation, si la loi permet de guillotiner un homme condamné à être pendu, ou de le pendre après qu'a été institué le monopole humanitaire de la guillotine. Mais le fait de l'exécution par la corde ou par le couteau les touche peu. Même, comme tous ceux qui manquent d'instruction et qui veulent paraître instruits, ils ont multiplié, dans la rédaction de leurs considérants, les formules de rhétorique avec les allusions à une antiquité, trop vantée pendant le dix-huitième siècle dans les collèges, dont ils avaient seulement retenu qu'en envoyant leurs fils ou leurs frères à la mort, ils deviendraient des héros de Plutarque.

On s'étonne parfois que la Convention ait produit autant d'œuvres utiles parallèlement à autant de méfaits et, suivant l'opinion publique actuelle, on ne veut voir que l'un ou l'autre. La vérité est que les crimes étaient commis par les uns et les œuvres utiles réalisées par les autres. Les Carnot, les Monge, les Prieur siégeaient à côté des Robespierre, des Saint-Just, des Billaud-Varenne ou des Collot d'Herbois. La Révolution a moins créé qu'on ne l'a dit. Parfois même elle a retardé le progrès qui allait arriver sans elle. Mais souvent elle a continué ou, après avoir détruit, restauré sous une autre forme, parce qu'à côté d'elle et à l'occasion malgré elle, les mêmes travailleurs obscurs continuaient leur tâche. Les députés n'ont eu aucun mérite dans l'institution du système métrique ou dans la fondation de l'École polytechnique. Elles sont uniquement dues à des savants comme Monge qui, mêlés par les circonstances avec eux, ne se considéraient eux-mêmes que comme des commis. Ces œuvres utiles aussi bien que ces crimes se produisirent surtout simultanément pendant la Convention, parce que la Convention, régime de dictature, substitua au gâchis parlementaire de la Constituante, qui s'était bornée à détruire, les avantages et les défauts de toutes les tyrannies, la possibilité d'aboutir vite, la tentation d'en abuser.

Ces réflexions me paraissent s'appliquer particulièrement à Monge. Jusqu'ici, le caractère de ce savant n'est peut-être pas apparu au lecteur en très vive lumière. Les quelques traits que nous avons pu en donner, d'après des récits postérieurs, ont un peu la banalité des signalements de passeport. Intelligent, travailleur, ardent, imaginatif, bon, honnête, dévoué, avec une nuance de rudesse plébéienne et de ce que nous appelons l'arrivisme... Les traits sont à peine esquissés. La Révolution va être l'eau-forte dont la morsure creusera profondément les tailles; et, comme elle va mêler Monge à la fièvre passionnée de nos dissentiments politiques, elle lui suscitera des partisans et des adversaires qui auront soin de nous renseigner avec exagération, les uns sur ses qualités, les autres sur ses travers. Peut-être, en les écoutant plaider tour à tour, pourrons-nous prononcer un jugement impartial.

Pour comprendre la journée du 10 août et ses suites auxquelles Monge s'est trouvé participer, il faut rappeler quelques événements antérieurs, que le lecteur n'a peut-être pas tous présents à la mémoire. Plus on étudie la Révolution, plus on est, en effet, frappé par l'impression d'une mécanique implacable où les mouvements se sont fatalement commandés l'un l'autre jusqu'au bout.

Le 21 juin 1791, Louis XVI, ayant le pressentiment trop exact que sa vie et celle de la reine étaient menacées, avait maladroitement essayé de fuir. A partir de ce jour-là, il fut virtuellement déchu, tout en conservant l'apparence du pouvoir exécutif et le droit de veto. En mars 1792, il dut se soumettre à l'expérience d'un ministère girondin (Roland à l'Intérieur, Servan à la Guerre). Deux mois après, le 12 juin, il les congédia et, dès le 20 juin, Jacobins et Cordeliers lançaient une première fois les faubourgs contre les Tuileries. Cependant, les alliés essayent, avec l'habituelle incohérence de toutes les coalitions, de sauver la monarchie française. Le 11 juillet, la patrie est proclamée en danger. Le 25 juillet, Brunswick lance son manifeste. Alors, une grande émotion secoue la France. Oublions tout ce qui s'est passé depuis ! En 1792, le devoir n'était pas douteux quand l'ennemi, quelles que fussent ses intentions apparentes, envahissait nos frontières. Devant la patrie en danger, il y eut, chez les convaincus, les enthousiastes, les vrais patriotes comme Monge (je ne parle pas de ceux qui ont usurpé ce nom sacré pour couvrir leurs crimes), une véritable fièvre obsidionale, une exaltation génératrice de tous les désordres. Longtemps après, nous verrons que Monge ne se mettait pas à table sans chanter la Marseillaise en guise de bénédicité. J'imagine qu'il devait surtout redire avec une émotion profonde le couplet : « Amour sacré de la patrie! » et celui-là entraînait malheureusement les autres, et « le sang impur » dont il fallait abreuver les sillons!...

« L'ennemi marche sur Paris. Debout pour défendre la France!... Oui, mais nous ne pouvons laisser derrière nous des traîtres qui conspirent !... Ces traîtres, il faut d'abord les guillotiner ou les égorger. » Comme l'histoire, quoi qu'on en dise, reproduit des événements analogues, sinon identiques, on s'explique mieux cet état d'esprit quand on se rappelle l'exaltation de certains Parisiens très modérés lorsque la Commune, à ses débuts, surgit comme une protestation contre les « Capitulards ». Dans ces jours-là aussi, on commença par Rossel pour finir par Delécluze, Raoul Rigault et Félix Pyat.

Si le 10 Août apparut, sur le moment, une journée glorieuse, non seulement à Monge, mais à beaucoup d'autres que ses suites inévitables devaient conduire bientôt sur l'échafaud, c'est qu'on y voyait un sursaut d'énergie contre l'ennemi de l'intérieur allié à l'ennemi du dehors. Une fois le mouvement déclenché, il roula vite dans le désordre, la boue et le sang. On aimerait à surprendre, sur des lettres ou notes contemporaines autres que des pièces officielles, la pensée immédiate de Monge, ainsi que j'ai eu la chance de pouvoir le faire ailleurs, à l'occasion d'un comparse très secondaire [Toussaint Mareux, membre de la Commune du 10 Août. Une famille de la Bourgeoisie parisienne pendant la Révolution (Perrin, 1921)]. Si des lettres de ce genre ont existé, elles ont été prudemment détruites et nous sommes à peu près réduits cette fois à la froide sécheresse des pièces d'archives, complétées par quelques souvenirs oraux. Efforçons-nous du moins de leur arracher ce qu'elles dissimulent de vie !


La révolution du 10 Août, qui fit la fortune de Monge, peut se résumer en deux mots. Du 9 au 10 août, le mouvement des sections insurgées, avec l'appui des Cordeliers et de Danton, impose d'abord à l'Hôtel de Ville une Commune insurrectionnelle, puis emporte les Tuileries, maîtrise une assemblée déliquescente, renverse le « tyran », l'envoie au Temple et le remplace par un « Conseil exécutif provisoire », où Monge va trouver sa place comme ministre de la Marine.

Si l'on veut se représenter le désordre de cette journée, il faut juxtaposer au tumulte décisif de la rue [Tumulte localisé comme toujours. Arnault, arrivé ce jour-là de Saint-Germain, remarque que la plus grande partie de la ville ignorait les événements et que l'on dansait dans les guinguettes (Souvenirs, I, 341)] un bavardage parlementaire qui épuisa toute son énergie en paroles. Depuis le 9 août, l'Assemblée savait que l'insurrection allait éclater. Ce jour-là, on avait siégé jusqu'à sept heures du soir. Puis on s'était séparé tranquillement, en laissant les événements extérieurs décider l'ordre du jour. A onze heures du soir, au bruit du rappel, quelques députés reviennent spontanément, mais en nombre insuffisant pour une délibération régulière. Le tocsin sonnant de tous côtés, d'autres accourent aux nouvelles. L'Assemblée grossit et, pour affecter ce calme romain qui sied aux heures troublées, elle se met à discuter des projets d'intérêt local. De plus en plus fréquemment, des députations de la municipalité interrompent. Vers dix heures du matin, le 10 août, la famille royale se réfugie à l'Assemblée, accompagnée par le ministre Dubouchage [François-Joseph Gratet du Bouchage, A.N., C. 157,322] dont Monge va prendre la place, et ce ministre envoie à sa femme une lettre pleine de confiance : « Sois tranquille, ma bonne amie, il y a de grandes forces et de bonnes dispositions au château. D'un autre côté, nous avons des avis certains que le rassemblement ne sera pas à beaucoup près aussi considérable que les factieux l'espéraient... » Un instant après, Louis XVI, sentant que les siens jouent le rôle d'otages, envoie aux Suisses l'ordre de poser les armes. A onze heures, la Législative, qui, au fond, était modérée ou girondine, lance encore des appels à la pacification. Vers midi, les Tuileries sont prises. L'Assemblée s'incline et décrète : « Le peuple français est invité à former une Convention nationale... Le chef du pouvoir exécutif est provisoirement suspendu de ses fonctions... La commission extraordinaire présentera dans le jour un mode d'organiser un nouveau ministère. Les ministres actuellement en activité continueront provisoirement l'exercice de leurs fonctions... »

L'Assemblée vient de se suicider en sacrifiant le roi. Mais les mouvements extérieurs qui la maîtrisent sont plus prompts que ses décisions improvisées, et elle s'essouffle en vain à les suivre. Un moment après, au lieu de maintenir les ministres en fonctions, elle ordonne leur arrestation. Pour les remplacer, on vote un décret nouveau : « Les ministres seront provisoirement nommés par l'Assemblée nationale...; ils ne pourront pas être pris dans son sein. »

Dans l'après-midi, quand on passe au choix, on a encore changé d'avis. Pour les ministères de l'Intérieur, des Finances et de la Guerre, on nomme par acclamation Roland, Clavière et Servan, les ministres du mois de mars, qui sont déclarés avoir emporté les regrets de la nation. C'est la majorité girondine qui relève la tête. Mais il faut une récompense à l'insurrection. On met aux voix le ministère de la Justice, et Danton, le vainqueur de la journée, est élu. Bien faible majorité pourtant! Sur un total de 706 membres, dont 630 étaient encore présents deux jours plus tôt, il n'en reste que 284, dont 222 votent pour Danton. Nous sommes entrés, sinon déjà dans le royaume de la terreur, au moins dans celui de la « frousse ». La majorité s'effrite encore davantage quand on passe à la Marine. 154 voix suffisent pour élire Monge, et, lorsqu'on arrive aux Affaires étrangères, Lebrun en obtient seulement 109 ... [Procès-verbaux de l'Assemblée nationale, t. 42, p. 29.]

Pourquoi Monge, que presque personne ne connaît? C'est d'abord qu'il faut précisément, d'après la loi, quelqu'un d'étranger à l'Assemblée. Dans un conciliabule qui avait précédé la séance, Condorcet, secrétaire de l'Assemblée et, comme tel, inéligible lui-même, proposa Monge, son confrère à l'Académie des Sciences, en le présentant comme familiarisé de longue date avec les choses de la marine. D'autres députés mirent en avant un officier ingénieur, Meusnier, élève et ami de Monge, également mathématicien et académicien, également membre de la « Société patriotique ». Mais quelques-uns objectèrent qu' « on l'avait vu faire sa cour aux grands ». Enfin, il avait été fortement question d'un autre personnage que nous connaissons déjà, le fameux Pache, qui refusa, en priant ses amis de reporter leurs voix sur son ami Monge.
[Cela ressort de la brochure écrite par Pache, le 21 août 1793, et de la lettre où Roland proposa Pache à la Convention pour le remplacer.]
Monge avait, dans les cercles populaires, une certaine réputation de « patriotisme ». On était pressé. On n'en chercha pas plus long. Beaucoup d'élections se font ainsi un peu partout. Comme dit Mme Roland, l'idée en vient à quelqu'un; plusieurs la goûtent; aucun concurrent sérieux n'est proposé; et celui auquel personne ne songeait un quart d'heure auparavant se trouve gouverner un grand pays.

A onze heures du soir, le 10 août, Baudouin, directeur de l'Imprimerie nationale, alla prévenir Monge à son domicile, rue des Petits-Augustins, qu'il était nommé. Monge acquiesça, comme il aurait accepté un avancement dans le professorat. Il n'était probablement pas plus fâché qu'un autre de se voir ministre. La politique, même violente, ne l'effrayait pas en théorie. Pour lui, le danger national demandait surtout de l'énergie et de la décision, et la journée lui en avait fourni. Il était donc satisfait. Le soir même, dit-on, il alla prendre possession de son ministère rue Royale. L'hôtel de la Marine se ressentait de la lutte qui avait eu lieu le matin au garde-meuble. Il fit enlever les cadavres des Suisses qui jonchaient le sol et favorisa la disparition de ceux qui s'étaient réfugiés dans les sous-sols du bâtiment. [Biographie inédite Eschassériaux.]

Cette nuit-là, l'Assemblée resta en séance jusqu'à cinq heures du matin. Après trois heures d'interruption, la séance reprit à huit heures. Monge fut alors introduit et prêta serment à la barre. Puis il retourna à son ministère et, comme tous les ministres nouveaux, il convoqua ses chefs de service pour leur adresser quelques paroles aimables, en annonçant qu'on allait se mettre résolument au travail et tâcher de réparer, toujours selon l'usage, les erreurs du ministère précédent.

Que dut-il penser en s'asseyant à ce bureau qu'avaient occupé, depuis trois ans, tant de ministres, ses anciens chefs, souvent ses amis et ses protecteurs? Où étaient-ils maintenant? De Castries et de la Luzerne émigrés; de Montmorin arrêté et sous le coup d'un massacre prochain; de Bertrand également guetté par la prison; Dubouchage menacé de mort!

Monge s'installa au ministère de la rue Royale avec une grande simplicité. C'était dans ses goûts et ses habitudes. Mais c'était aussi conforme à l'esprit du temps, qui voulait opposer l'austérité républicaine au faste des anciens ministres royaux. On était convenu qu'il y avait égalité entre tous et les personnages officiels vivaient, malgré l'effort de quelques-uns pour se dissimuler, dans une maison de verre. Quand il arriva, Berthier, intendant des ministères avant la Révolution et père du futur maréchal, vint lui demander quelles modifications il désirait dans l'aménagement et ce qu'il lui fallait de linge. Monge répondit que les appartements étaient beaucoup trop grands et qu'il en laissait une partie pour les officiers de marine de passage à Paris. Quant au linge, contrairement à l'habitude prise, il ne voulait pas user celui de l'État, mais le sien. Et, longtemps après, Mme Monge pouvait montrer avec fierté, comme un drapeau troué de balles, un trousseau délabré qu'elle avait apporté presque neuf au ministère et qui y avait trop servi.

Cependant, à l'Assemblée, le désordre continue et, mieux que toutes les lacunes voulues du compte rendu officiel, les successions de votes contradictoires accusent le trouble des esprits.

Servan, ministre de la Guerre, est en mission dans le Midi. Pour le remplacer jusqu'à son retour, on a aussitôt nommé Clavière, ministre des Contributions, qui a pris possession du ministère. Mais l'Assemblée a tout à fait oublié ce vote et, le 11 au matin, elle charge Monge du même intérim. Dans la séance du soir, un membre fait observer qu'il y a double emploi. Troisième décret destiné à corriger le lapsus ... [Procès-verbaux de l'Assemblée nationale, t. 42, p. 99 et 109.]

Pourtant, Monge prend connaissance des questions qui se posent dans son service. Elles sont nombreuses et urgentes. A cette époque, il est vrai, la France n'avait pas encore de guerre navale à soutenir. Mais, tout en se préparant à des éventualités de plus en plus vraisemblables du côté de l'Atlantique, une démonstration navale s'imposait dans la Méditerranée pour aller nous faire respecter sur les côtes italiennes. [Dès la seconde séance du Conseil exécutif, le 14 août, Monge fait un rapport sur l'état des armements dans la Méditerranée.] Une expédition en Sardaigne avait déjà été projetée par le ministère précédent et devait être poursuivie. Monge commence aussitôt à envoyer des ordres dans les ports...

Le 13 août, le Conseil exécutif provisoire (c'était le nom qu'on avait donné au nouveau ministère pour diminuer son importance) se rassemble pour la première fois au ministère de la Justice, chez Roland, à deux heures de l'après-midi, et Monge se trouve assis côte à côte avec Danton et Roland. J'imagine qu'il dut les regarder avec une curiosité un peu embarrassée. Tous ces hommes politiques se connaissaient entre eux de longue date. Clavière et Roland avaient déjà siégé dans le même ministère. Monge, lui, était un nouveau venu parmi eux et devait éprouver le dépaysement d'un savant, habitué à une certaine courtoisie de manières et à quelque souci des idées générales, qui se trouve brusquement transporté parmi la rudesse intéressée des politiciens. Il ne pouvait ignorer qu'il y avait là deux partis opposés, quoique alors, dans la satisfaction du triomphe commun, on parût ne pas trop s'en souvenir; et ses yeux devaient aller de Danton à Roland, tandis qu'il gardait le silence un peu intimidé que Mme Roland lui a reproché. Sa tendance d'esprit le portait vers la manière énergique de Danton. Sa bonté peu aguerrie s'effarait encore de ses violences.


Pour comprendre le rôle qu'allait jouer Monge au ministère, on doit se garder de deux erreurs très naturelles : la première consisterait à confondre les temps en assimilant un ministère de 1792 à un ministère actuel; la seconde serait plus simplement de confondre les dates à quelques semaines près, en imaginant que les partis de Danton et de Roland étaient dès lors séparés par la coupure profonde qui devait conduire les Girondins à la guillotine.

Qu'était-ce alors qu'un ministre? Un employé de bureau supérieur. Sous l'ancien régime, le roi avait possédé à la fois le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Les théoriciens comme Montesquieu s'étaient élevés contre cette confusion de pouvoirs et leur théorie était passée en dogme. La Révolution avait enlevé au roi le pouvoir législatif, mais laissé l'exécution aux ministres royaux. Ainsi, les ministres devinrent suspects aux législateurs, même quand ils furent, comme au 10 Août, leur émanation. Maintenant, une évolution progressive tendait à annihiler le Conseil exécutif pour confondre bientôt de nouveau les deux pouvoirs au profit d'un autre tyran, le Comité de Salut public, dominé par Robespierre. En août 1792, le ministre n'était déjà plus qu'un commis d'exécution, auquel on envoyait les lois toutes faites et qui devait rendre compte périodiquement de leur exécution. [Un décret du 10 août 1792 stipulait : « Les ministres seront provisoirement nommés par l'Assemblée nationale ;... ils ne pourront pas être pris dans son sein. » Le 16 août, on décide : «Chaque ministre remplira à tour de rôle, semaine par semaine, les fonctions de président du Conseil. »] Dans le ministère même, tous étaient égaux et prenaient à leur tour la présidence.

Quant aux relations entre les ministres, elles commencèrent par être beaucoup plus intimes que ne tendraient à le faire croire des récits postérieurs. Mme Roland, qui peignait plus tard Danton comme le chef d'une bande d'assassins et Monge comme un ours maratisé, faisait au début fort bon ménage avec tous deux. Elle-même nous raconte que Danton venait la voir presque chaque jour et lui demandait fréquemment à souper. Avec Monge, elle prenait également part à des repas champêtres et à des promenades, où elle amusait gentiment ses petites filles. Certain jour, entre autres, où les deux familles Monge et Pache avaient emmené les enfants à Meudon chez un cousin de Pache, Mme Roland vint aussi y dîner et l'on joua avec elle aux petits jeux. Louise Monge cachait les gages dans son tablier et les tirait. Ayant amené le gage de Mme Roland, elle obligea malicieusement la ministresse de l'Intérieur, qui s'y prêta de bonne grâce, à lui baiser le pouce. [Biographie Eschassériaux.]

Mme Roland, que l'on imagine d'ordinaire dans une attitude plus dramatique, était alors fort gaie; ce qui ne l'empêchait pas, d'après les souvenirs de la famille Monge, de jouer dans le ministère le rôle d'Égérie que la voix publique lui attribuait communément. Quant les ministres dînaient à la table de Monge, ce qui arrivait fréquemment pendant les semaines où le ministre de la Marine occupait la présidence, on voyait après le dîner Mme Roland entrer en apportant dans son tablier la correspondance officielle arrivée pour son mari pendant la séance, correspondance préalablement dépouillée par elle et qu'elle déposait sur la table.

D'une façon générale, il faut se représenter les acteurs du grand drame comme des bourgeois lettrés, souvent bons maris et bons pères de famille, associés par des plaisirs communs et des relations de société. C'est même ce qui rend la suite plus effroyable. Des hommes qui avaient souvent dîné et causé familièrement ensemble, adressé des galanteries aux dames, écouté de la musique le soir ou chanté des duos de bergers et de bergères, un mois après, pour une nuance d'opinion politique peu définissable, ou plutôt par peur réciproque les uns des autres, allaient successivement se décapiter, à la manière d'un jeu de quilles, où la première qui se renverse fait tomber de proche en proche toute la file.

Monge trouvait notre marine dans la situation la plus critique. Il avait à organiser la défense contre une hostilité étrangère que la folie de la Convention tendait à généraliser et à le faire avec des cadres qui fondaient devant la menace ou simplement l'horreur du terrorisme, avec des ressources financières comprimées et réduites par les besoins prédominants de la défense terrestre. Sans doute, la situation était analogue pour l'armée de terre, où elle n'a pas empêché la victoire. Mais on improvise plus facilement des fantassins que des marins. La discipline, si nécessaire qu'elle soit partout, est peut-être moins indispensable sur terre que sur mer, et le départ des chefs, beaucoup moins général, laissait subsister sur la frontière des cadres de sous-officiers qui pouvaient prendre leur place. Enfin, l'adversaire terrestre n'avait pas la même cohésion et le même entraînement prolongé que l'adversaire maritime.

On est forcé de reconnaître que l'irrémédiable décadence de notre marine, commencée sous Louis XV, s'est accentuée à cette époque, avec les conséquences qu'elle a eues pour l'épopée napoléonienne à Aboukir ou à Trafalgar. Mais Monge n'y a participé que dans la mesure où il a partagé les théories désastreuses d'où est sortie notre ruine. Personnellement, il a fait, au contraire, tout ce qu'il a pu pour y remédier. Il l'a fait dans les limites étroites que lui traçaient, avec ses propres opinions, celles de la majorité régnante et la dictature, toujours lamentable en temps de guerre, d'une assemblée vouée aux furies de la politique. Pour avoir chance d'aboutir (sauf à se briser en route), il aurait eu besoin tout au moins d'une volonté tenace et d'une énergie farouche. Monge ministre eut le tort, inattendu à cette époque, d'être trop bon, bon jusqu'à la faiblesse. Avec des opinions extrêmes, il montra le cœur d'un modéré. Ce sont de mauvaises conditions pour un homme politique.

Nous allons le voir tout à l'heure, dans cet ordre d'idées, parlementant avec des soviets de matelots ou d'ouvriers révoltés et prodiguant, sous la pression des agitations populaires, des ordres contradictoires. C'est tout ce qu'avait retenu de lui son ennemie, Mme Roland, quand elle traçait de lui ce portrait méchant et, sur plus d'un point que nous connaissons, inexact :

[Mémoires de Mme Roland, p. 253 et 358] : « Monge est une espèce d'ours qui ferait bien des singeries à la manière des ours que j'ai vus jouer dans les fossés de la ville de Berne : on n'est pas plus lourdement Pasquin et moins fait pour être plaisant. Autrefois tailleur de pierres à Mézières, où l'abbé Bossut l'encouragea et lui fit commencer l'étude des mathématiques, il s'est avancé à force de travail et avait cessé de voir son bienfaiteur dès qu'il avait espéré de devenir son égal. Bonhomme au demeurant, ou sachant en acquérir la réputation dans un petit cercle dont les plus malins personnages ne se seraient pas amusés à faire voir qu'il n'était qu'épais et borné. Mais enfin il passait pour être honnête homme, ami de la révolution, et l'on était si las des traîtres, si embarrassé de trouver des gens capables, que l'on commençait par s'accommoder de ceux qui n'étaient pas sûrs. Je n'ai pas besoin de parler de son ministère; le triste état de notre marine ne prouve que trop aujourd'hui son ineptie et sa nullité... Habitué à calculer avec des éléments inaltérables, Monge n'entendait rien ni aux hommes ni aux affaires d'administration. Le nouveau ministre plaça dains ses bureaux des hommes aussi peu capables d'agir qu'il l'était de les juger; il se donnait beaucoup de mal sans rien faire; et, avec la meilleure volonté du monde, il laissa désorganiser la marine dans le temps où il était le plus important de l'entretenir et de la remonter. Il faut rendre justice à sa bonne foi; il fut effrayé du fardeau et désira s'en décharger; mais l'embarras de trouver mieux le fit inviter à demeurer. Insensiblement, sa situation lui parut douce, et il s'imaginait en remplir les devoirs aussi bien qu'eût fait personne autre. Mais, s'il fut mauvais administrateur, il était encore pire conseiller et n'a jamais occupé que sa chaise dans les délibérations du pouvoir exécutif, se rangeant constamment à l'avis le plus timide, parce que, n'en ayant point à lui, il ne pouvait adopter que le plus convenable aux vues d'un esprit borné. Lorsque Pache devint ministre, il fut le régulateur de Monge, son admirateur et son ami, qui n'eut plus d'opinion que la sienne et la recevait comme l'inspiration divine: c'est ainsi qu'il s'est maratisé et que cet homme, qui eût dû avoir son genre de bonté, s'est rendu fauteur de la doctrine la plus sanguinaire et la plus atroce. »

De ce portrait poussé au noir par la bonne démocrate qui reprochait à Monge d'avoir fait tailler des voussoirs de plâtre, on peut au moins retenir les éloges qu'elle a été forcée d'y glisser malgré elle : notamment la bonté, la bonne foi, l'honnêteté, le grand effort de travail et, au début, une modération taxée de timidité. Avant de chercher ce qu'il put y avoir de vrai dans les critiques contre une administration à la fois inexpérimentée et chimérique, montrons d'abord Monge sous un meilleur jour, en groupant quelques indications de ses efforts pour sauver les chefs les plus menacés de notre marine, non seulement dans leur propre intérêt, mais dans celui de la France. L'un des plus beaux éloges qu'il ait mérités est le reproche qui fut souvent adressé à ce jacobin, peu suspect de monarchisme, d'avoir constitué au ministère de la Marine « un repaire de royalistes ».

Ainsi, dès la première heure, il nomme inspecteur général de l'artillerie de marine et se hâte d'envoyer en tournée son prédécesseur Dubouchage qu'on avait décrété d'accusation. De même pour le chevalier de Borda, une des gloires de notre marine, qu'il supplie vivement de rester à son poste et dont il finit par faire un inspecteur des constructions navales. [Rapport à la Convention du 17 mars 1793]. Quand le comte Grimouard revient de Saint-Domingue qu'il avait essayé de pacifier, Monge l'installe au ministère, puis, en janvier 1793, lorsque les choses se gâtent, lui donne, avec le grade de vice-amiral, le commandement des forces navales de Brest. Ce n'est nas sa faute si Grimouard refuse le poste par loyalisme, croyant pouvoir éviter de servir les jacobins sans se rallier aux vendéens, et aboutit finalement à la guillotine. Trois ans après, Monge en parlait avec Desaix en Italie, regrettant de n'avoir pu sauver cet homme « de grand talent et de grandes espérances ». Nous le verrons dans la suite se compromettre plus gravement et à un moment critique pour un personnage autrement notoire, le député girondin Kersaint, qu'il fit également vice-amiral.

Voici, enfin, dans un cas moins grave, une anecdote bien typique qui achève de nous peindre Monge. Il avait trouvé au ministère un chef de bureau des Invalides de la marine, nommé de Micoud d'Umons. Un jour où le ministre discutait avec quelque minutie la comptabilité et les opérations de la caisse des Invalides, M. de Micoud, impatienté, s'échappa à dire : « Vous auriez bien dû rester à votre machine pneumatique ! » Monge se borna à le regarder et dit : « Vous avez raison. » Plus tard, non seulement il ne lui tint pas rancune, mais, ayant cessé de le voir, il lui voua une protection silencieuse qui assura le succès de sa carrière. [Archives de Chaubry.]

Mais ce n'est pas de la bonté que l'on attendait du Conseil exécutif en août 1792 et, dès son installation, il eut à prendre avec ses collègues des mesures d'un caractère tout différent : à destituer La Fayette et à envoyer des commissaires dans toute la France pour y faire connaître les derniers glorieux changements en en tirant les conséquences. « Je me charge de tout, dit Danton. La Commune de Paris nous fournira d'excellents patriotes. » [Mémoires de Mme Roland, p. 260. ] Et le Conseil, docile, le laissa, en effet, choisir à son gré les brouillons qui allaient répandre en province la bonne semence. Monge, personnellement, transmit la nouvelle dans les ports, en insistant sur « son dévouement sans bornes au service de la patrie ». [Archives de la Marine.] Les réponses qui arrivèrent bientôt étaient, en général, avec les phrases de commande, assez froidement déférentes. L'une d'elles parlait même de « fâcheux événement ». [Archives nationales. C. i57-324-3i ; lettre de l'anciral Thévenard transmise par Monge, le 19 août.]

Dans les bureaux du ministère, la fermentation régnait. La plupart des employés avaient signé, quelques jours auparavant, une pétition à nombreuses signatures, qui apparaissait maintenant contre-révolutionnaire. D'après les décrets de l'Assemblée, le fait aurait dû entraîner leur révocation. Quelques-uns prirent l'initiative de venir proposer leur départ à Monge. « De quoi me parlez-vous, répondit Monge, paraît-il, ai-je besoin de savoir cela? Tenez-vous tranquilles. Apparemment, le nouveau ministre ne vous convient pas (et probablement il voyait juste). Un peu de patience. Il ne restera pas longtemps. » Cette façon bon enfant de présenter les choses suffit à remettre un moment la machine en marche.

Mais huit jours à peine s'étaient passés que l'on recommençait à descendre la pente glissante de la Terreur. Sur la proposition de Robespierre, on organise un tribunal spécial destiné à juger « les crimes du 10 Août » (les crimes monarchistes bien entendu). Puis, le 28 août, Danton, se piquant d'émulation, fait prendre par le Conseil exécutif le décret fatal sur les visites domiciliaires. « Le Conseil, considérant qu'aucun moyen ne doit être négligé pour se procurer des armes, arrête que les Sections seront invitées à nommer des commissaires pour faire au plus tôt les visites nécessaires chez les citoyens... » C'était, sous un euphémisme bien transparent, préparer la besogne aux septembriseurs. Mais la Gironde applaudit. A plus forte raison Monge qui, préoccupé uniquement de la défense, prend les mots pour ce qu'ils disent et non pour ce qu'ils signifient. Alors, les visites ont lieu. Elles entraînent les massacres de Septembre. A ce moment, tout le monde politique disparaît. Personne n'a rien vu ni rien entendu. Ici, surtout, nous devons nous débarrasser de préjugés très enracinés. C'est triste à dire pour l'humanité et pour la légende qui a poétisé les Girondins en leur sachant gré d'être morts. Mais, le jour même, nul ne parut s'indigner. L'émoi se généralisa seulement dans la suite, lorsque les conséquences du crime se développèrent et lorsque après la suppression, réputée insignifiante, de quelques traîtres aristocrates, on comprit qu'on allait passer à d'autres, que chacun risquait maintenant sa tête. Je ne parle pas ici de Danton, dont, malgré ses avocats, la cause me paraît jugée. Mais Roland parle de la « justice du peuple » et d'hommes « égarés ». A dîner chez lui, on discute la légitimité de l'opération comme un fait divers. [Mémoires de Mme Roland, p. 265. Appel à l'impartiale postérité, 1re partie, p. 267; cf. Mémorial de Sainte-Hélène, opinion de Napoléon.]

Je n'imagine pas que Monge ait été, lui non plus, bien violemment ému. Pour l'ensemble du ministère, les procès-verbaux sont éloquents par leur silence même. Pas une ligne n'y témoigne que le Conseil ait eu à s'occuper de ce détail, ne fût-ce que pour ordonner quelques mesures d'ordre.

Le 2 septembre, tandis que les assommeurs sont à la tâche, le Conseil délibère jusqu'à onze heures du soir. De quoi s'occupe-t-il, du moins officiellement? Et cela regarde Monge. D'un Français de Hambourg qui offre d'armer un corsaire. Le 3 septembre, alors qu'on massacre aux Carmes un cousin germain de Monge, l'abbé Jean-Baptiste Monge, les ministres règlent la distribution des fonds secrets. Le 4 septembre, pendant que la sinistre besogne se continue à la Force et à Bicêtre, on s'occupe d'envoyer Billaud-Varennes comme commissaire à Châlons. Quand, plus tard, la Montagne reprochait à la Gironde de prendre les massacres comme arme de guerre politique et de « jouer du cadavre », n'avait-elle pas un peu raison?

Et, malgré tout, le sang répandu allait creuser un fossé entre ceux qui avaient collaboré au drame et ceux qui, ayant seulement laissé faire, commençaient à éprouver une horreur rétrospective. La bataille est désormais engagée, dans le Conseil comme dans la Convention, entre le parti de Danton auquel Monge se rattache de plus en plus, et le parti de Roland. Elle se terminera, au bout de neuf mois, par l'exécution des Girondins.

Dès le 17 septembre, il y eut une scène très vive entre les deux adversaires à propos du fameux vol commis dans une dépendance de la Marine, au garde-meubles. Ce n'était, suivant toute vraisemblance, qu'une vulgaire conséquence du désordre et de la désorganisation générale. On en fit une affaire politique et la discussion dévia vite. Monge, présidant la séance et directement mis en cause, puisque le vol s'était produit dans son ministère, ne pouvait pas se renfermer dans son mutisme habituel. Danton avait fait charger un nommé Guermeur [ROYOU, dit GUERMEUR, membre de la Commune du 10 Août (différent du Conventionnel Guermeur), n'était peut-être pas aussi noir que le croyait Mme Roland. On dit que, vers cette époque, il cacha dans sa propre maison et sauva un rédacteur de l'Ami du Roi, journal où avait écrit un de ses frères, l'abbé de Royou] de la recherche des armes (autrement dit, des arrestations arbitraires) à Brest et à Lorient. Roland protesta et la minute autographe porte d'une main qui paraît être celle de Danton : « Le ministre de l'Intérieur (Roland) n'a pas adhéré à cette résolution. » Observation d'autant plus frappante que, jusqu'alors, le secrétaire Grouvelle avait eu pour principe, malgré toutes les réclamations, de ne pas mentionner les dissentiments sur le procès-verbal.

C'est probablement à cette scène que s'applique un récit de Mme Roland :
« Il s'agissait d'un brevet à la signature des ministres. Roland venait d'apposer la sienne à la suite de celles de ses collègues, quand il reconnaît le brevet en question, qu'on avait remis adroitement avec d'autres. Il biffe aussitôt sa signature, en disant qu'il ne la mettra point contre sa conscience et, s'adressant à Monge dans l'embrasure d'une fenêtre, il lui reproche cet acte auquel il laissait bien le caractère de la complaisance. « Je sens vos raisons, dit Monge ; mais, si je désoblige Danton, il me fera pendre. »

Le mot n'a probablement pas été dit sous cette forme et il était certainement injuste de l'attribuer à un homme qui a donné mainte preuve de courage ; mais il paraît pourtant correspondre à cette fièvre de la peur qui secoua alors maladivement pendant deux ans presque toute la France. Non pas seulement la grande Terreur à laquelle on pense, mais la peur sous toutes ses formes : peur de l'opinion, peur de ne pas paraître assez pur, peur de tous les fantômes imaginaires, qui ne laissait de courage que devant les dangers réels et concrets, la guillotine ou le canon. Tout le monde, alors, quand le moment est venu, sait mourir : on y est préparé de longue date. Personne ne semble plus capable de vivre avec quelque indépendance d'esprit.

Cependant, les élections avaient eu lieu en pleine période de massacres. Le 21 septembre, premier jour de l'ère nouvelle, la Convention se réunissait aux Tuileries. Monge, président du Conseil, eut à rédiger une adresse dont la minute autographe subsiste. [Archives nationales, C. 233-186. Minute autographe de Monge avec ratures] On peut en détacher quelques phrases où s'expriment ses sentiments intimes : « La Convention nationale vient de ratifier le vœu de tous les sages et de légaliser la volonté de tous les Français en les délivrant du fléau de la royauté. Certes, cette journée est la plus grande dont les fastes du genre humain puissent jamais conserver la mémoire. Et il est sans doute permis au premier Conseil exécutif de la République française de se glorifier de telles fonctions à remplir dans une époque si solennelle. Il nous est impossible, Messieurs, de vous exprimer l'énergie des sentiments que cette circonstance nous inspire et nous serions les plus méprisables des hommes si, quels que soient les dangers auxquels nous pouvons être exposés, nous n'étions toujours prêts à les braver pour le maintien de la glorieuse résolution que vous avez prise... — Monge, président. »

Une circulaire envoyée dans tous les ports affirme que « le peuple souverain peut désormais compter sur le bonheur » et invite à faire illuminer tous les édifices nationaux, « mais en évitant soigneusement les risques des incendies » [Archives de la Marine.]. En même temps, le ministre débaptise les navires royaux, sur lesquels il fait effacer les armoiries et arborer le bonnet rouge [Archives de la Marine. Circulaire du 29 septembre 1792 à MM. les commandants ¦et ordonnateurs de la Marine à Brest. Archives parlementaires, t. 50. Intermédiaire des chercheurs et des curieux, 20 mai 1897. Dictionnaire de Jal, à l'article Suffren, p. 1 157.]. Ainsi, le Maréchal-de-Castries perdra le nom de son ancien protecteur pour s'appeler le Corsaire. Ailleurs, on aura le Sans-Culotte et le Ça-Ira. Mais Monge, n'ayant pas jugé subversifs les noms d'Alexandre, Pyrrhus et Thésée, se fait rudement rappeler à l'ordre par la Société des Amis de la Liberté et de l'Égalité de Rochefort : « Sans entrer dans le détail des crimes imputés à ces personnages, il suffit qu'ils aient été rois ! » Monge, alors, n'estime pas utile de résister pour si peu ; il prend une plume et écrit, au lieu des noms répréhensibles : « Caton, Jean-Jacques Rousseau... » Mais, ne trouvant pas sans doute un troisième grand homme assez pur, il se reprend et inscrit : « Jemmapes, le Mont Blanc, la Révolution. »

Dans toutes les décisions de cette époque, un sentimentalisme un peu enfantin se mêle aux scènes de drame. Ainsi, l'on prétend faire la guerre aux rois sans la faire aux peuples ! On abolit solennellement la guerre de course qui, à la façon des sous-marins, est la défense indiquée de notre faiblesse contre la force, jusqu'au jour où, l'Angleterre ayant déclaré la guerre, on sera forcé de la rétablir. Un jour, Monge est amené à faire embouteiller le port d'Ostende en y coulant un navire « pour en fermer l'accès aux flottes russes et autres » [Lettre du 22 septembre 1792 aux autorités maritimes de Brest, rédigée par Monge lui-même.]. Mais il commande d'y adapter secrètement un appareil de relevage, « afin qu'un jour on puisse délivrer la Belgique du mal que ses tyrans nous forcent de faire au port ». Après quoi, pris d'un remords, il recommande que cet appareil soit installé de manière à ne pouvoir servir auparavant aux ennemis. Mais il n'explique pas comment on devra assurer cette distinction délicate.

Même idéalisme incohérent dans les mesures relatives aux noirs de Saint-Domingue qu'une série de décrets successifs, dont nous reparlerons, émancipe, puis remet en esclavage, traite en hommes libres pour ne pas dire en électeurs, puis en insurgés. Nous connaissons tous ces abus de la phraséologie humanitaire pour en avoir vu la répétition trop récente. Monge n'est ici qu'un agent d'exécution, mais il partage visiblement cette manière « pacifiste » d'envisager la guerre et y ajoute une note personnelle qui l'accentue.

Son intervention prend une saveur toute particulière quand il s'agit de combiner l'égalité civique avec un rudiment de discipline. Le désordre qui sévissait dans l'armée de terre tournait à l'anarchie dans la marine. De tous côtés, les rébellions se multiplient et l'on voit le pauvre Monge épuiser les conseils affectueux ou les amnisties vis-à-vis du personnel inférieur, en réservant ses sévérités pour les chefs. Là encore, on croirait trop souvent lire des pages d'histoire contemporaine.

A Dunkerque, l'équipage de la Bellone se mutine. Le capitaine Le Prince, impuissant à s'en rendre maître, est forcé de se retirer. C'est à lui seul que le ministre s'en prend : « Je ne puis me dissimuler que vous avez prêté le serment de mourir à votre poste et que vous l'avez abandonné. » [Lettre du 20 septembre 1792.]

A Toulon, les forçats ont considéré, comme les noirs des colonies, que l'institution de la Liberté les concernait particulièrement. Ils ont brisé leurs chaînes et pendu les principaux fonctionnaires du port. Monge leur envoie son ami Pache comme ordonnateur, « pour ramener le calme et la confiance »... Il écrit au Conseil de marine : « La peinture que vous me faites de l'administration civile du port de Toulon ne m'effraye point... Songez qu'après un grand orage, qui a purifié l'air des vapeurs méphitiques, les flots de la mer sont encore agités quelque temps par la houle ; mais bientôt le calme renaît, la main d'un pilote habile ne tarde pas à remettre le vaisseau dans sa route. » [Archives de la Marine.]

A Brest, les marins du Thémistocle font du tapage en ville et empêchent d'appareiller. Monge se borne à en exprimer son regret. L'équipage du Patriote s'insurge contre le capitaine Landais. Monge écrit aux autorités civiles, « amies de la Liberté et de l'Égalité républicaines » : « J'invite le capitaine Landais à traiter son équipage avec la douceur que la loi recommande entre hommes libres, et j'invite aussi les braves marins qui s'honorent du titre de Français républicains à réfléchir que les vaisseaux de l'État ne tirent leur force que de la subordination et de la confiance respectives. Dites-leur donc, mes chers concitoyens, qu'ils doivent, et pour eux-mêmes et pour la République, se bien conduire à l'avenir : sans quoi, je serais forcé d'en rendre compte à la Convention nationale... » [Lettre du 3 octobre 1792.]

A Lorient, on avait écharpé un négociant nommé Gérard. Trois semaines après, Monge écrit au capitaine Haumont : « Vous me mandez que vous auriez appareillé s'il vous avait été possible de rassembler votre équipage qui était retenu à terre par une insurrection où le citoyen Gérard a perdu la vie. Je conviens avec vous que la conduite à tenir dans ce moment avec les matelots est très épineuse et qu'il est quelquefois très difficile de contenir les équipages à leur poste dans les rades. Mais il faut accorder quelque chose aux circonstances. La classe des gens de mer, sans lesquels nous ne pourrions rien, a été jusqu'à présent traitée avec trop de mépris. Il est temps de leur faire sentir cette vérité et, en leur faisant entendre que, de leur bonne conduite, de leur soumission aux lois et à la discipline dépend le succès de nos opérations maritimes, ils seront certainement plus exacts à leur devoir et à leur poste. De leur côté, les capitaines doivent redoubler de bons procédés envers les équipages, prévenir les fautes plutôt que de les punir... » [Archives nationales, C. 233-186, et Lettres du 22 septembre et du 5 octobre 1792.]

Quelque temps après, les ouvriers que l'on avait arrêtés pour avoir assassiné Gérard, puis relâchés, ayant eu l'aplomb de réclamer les salaires perdus pendant leur détention, Monge leur en accorde la moitié, « moins à titre de justice que de soulagement pour leurs femmes et leurs enfants ». <( Vous recommanderez à ces ouvriers, ajoute-t-il, de redoubler de zèle et d'exactitude pour le service de la République. » [Lettre du 30 décembre 1792 à l'ordonnateur Gautier de Lorient.]

Enfin, le 19 novembre, il écrit, toujours dans le même sens, à Dunkerque : « Les insubordinations journalières qui arrivent à bord de la Bellone m'affligent beaucoup. Les capitaines doivent redoubler de zèle pour éclairer ces marins sur leurs devoirs... » C'est, on le voit, tout à fait le ton d'un grand-père grondant ses petits-enfants turbulents et les menaçant de le dire à leur maman. Monge était évidemment tout disposé à s'entendre avec les syndicats de fonctionnaires afin de restaurer l'autorité de l'État!

En ce mois de septembre, cependant, nos affaires étaient brillantes sur la frontière de terre. C'était le temps où, le territoire une fois libéré par Valmy [20 septembre 1792] , nous conquérions la Belgique et la Savoie, quand, le 5 octobre, un changement d'orientation politique, en introduisant Pache au ministère à la place de Servan, vint tout remettre en cause. De ce jour, les agents révolutionnaires envoyés sur le front faire la propagande introduisirent partout le désordre dans les troupes et l'inquiétude dans l'esprit des généraux. De ce jour aussi, Monge, poussé, entraîné par Pache dont il acceptait aveuglément les idées, prit, avec plus d'assurance, une attitude hostile au parti amoindri de Roland. Pache ne resta que quatre mois au ministère [3 octobre au 2 février] ; mais cela suffit pour compromettre les résultats obtenus avant lui et préparer la crise d'où sortit le Comité de Salut public.


La fin de 1792 fut occupée pour Monge par deux affaires importantes de son ministère : l'expédition de Sardaigne et celle de Saint-Domingue. L'expédition de Sardaigne fut lamentable.

Quand Monge avait pris le ministère, la France n'avait pas encore à subir de guerre navale contre l'Angleterre. On avait donc pu concentrer la plus grande partie de nos forces dans la Méditerranée. Dès le 18 août, Monge envoyait à l'amiral Truguet [1752-1839] des instructions détaillées, confirmées à diverses reprises par des lettres personnelles. Dans les mois suivants, ces ordres se multiplièrent. Les objectifs étaient nombreux : pacification de la Corse, occupation de la Sardaigne, démonstration à Naples contre la reine Caroline, sœur de Marie-Antoinette, et son ministre Acton, châtiment du pape, etc. Avant même le meurtre de Basseville, le 13 janvier 1793, qui servit ensuite de prétexte, dès le 25 octobre, le Conseil exécutif rappelle au contre-amiral Truguet « les différents griefs contre le pape de Rome et la part que cette monstrueuse puissance a prise à la coalition des tyrans contre notre liberté » [Cette lettre, citée par Mortimer-Ternaux, ne figure pas dans le recueil d'Aulard, qui donne seulement les procès-verbaux des séances du Conseil, avec l'ordre donné le 24 octobre à l'amiral Truguet d'aller châtier la Cour de Naples.] Le Conseil charge le contre-amiral de châtier en passant le pape et son Sacré Collège et de les ramener aux sentiments de respect qu'ils doivent à la République française.

Malgré les facilités d'opérations navales à une époque où nous n'avions pas en réalité d'adversaires, celle-ci rencontra tous les déboires, dont quelques-uns faciles à prévoir : retards successifs dans l'armement et dans le recrutement ; actes d'insubordination réitérés ; batailles entre les volontaires et les marins ; désordres dans l'arsenal de Toulon ; suspicion des matelots contre leurs chefs et justes craintes des officiers livrés en otages à leurs matelots, etc., etc. Finalement, l'escadre de Latouche-Tréville [Le Vassor, comte de Latouche de Tréville (1745-1804)] parvint seulement à sortir le 7 décembre et alla se montrer à Gênes et à Naples, sans rencontrer d'obstacle sur la route et sans recueillir grand fruit de la manœuvre. L'escadre de Truguet se mit en route le 9 décembre. Elle bombarda le 27 la ville sans défense de Cagliari. Mais, peu après, les bataillons turbulents du Midi furent pris de panique au point de se fusiller entre eux et s'enfuirent sans avoir été attaqués, essayant de justifier leur lâcheté par des cris de trahison. Une autre expédition dans le nord de la Sardaigne, à la Maddalena, qui fut la première campagne de Bonaparte [Elle avait dû laisser à Bonaparte une impression pénible, car il n'en parlait jamais], eut un sort aussi malheureux et pour les mêmes causes bien simples. L'échec était d'autant plus désolant qu'au moment où il se produisait, on donnait, de Paris, l'ordre tardif de suspendre une entreprise « dont le succès, même entier, aurait été peu important pour la République », afin de réunir désormais toutes nos forces contre l'Angleterre. Quand Monge apprit la conclusion désolante de tous ses efforts, il écrivit à Truguet une longue lettre éplorée où se trahit son inconscience des causes profondes qui avaient fait nécessairement échouer une expédition « aussi soigneusement préparée » :

« J'ai ressenti une peine infinie de voir qu'une expédition, concertée à la fin de septembre, et dont les ordres ont été donnés dès les premiers jours d'octobre, n'ait pu être tentée qu'aux plus rigoureux temps de l'hiver, sans pouvoir parvenir à connaître précisément la première cause de tous ces contretemps... J'avais envoyé six gabares chargées de vivres pour fournir un supplément à votre escadre. Je ne sais par quelle fatalité ces vivres ne vous sont pas exactement parvenus. »

Le même genre de fatalité, provoquée par la même mollesse et la même indécision dans l'autorité, allait au même moment préparer pour nous le démembrement du seul groupe important de colonies qui nous restât encore, les Iles du Vent ou Antilles. Cette histoire-là n'est pas sans quelque analogie avec ce qui s'est passé pendant la grande guerre pour nos possessions d'Extrême-Orient.

En 1789, les Noirs s'étaient crus tout naturellement appelés à profiter des avantages accordés en phrases si retentissantes par la Déclaration des droits de l'homme. En 1790, l'Assemblée nationale leur répondit par un décret où elle affirmait que cette Déclaration ne s'appliquait nullement aux colonies. Mais, un an après, le 15 mai 1791, elle décrétait le contraire. Tout le nord et l'ouest de Saint-Domingue furent vite à feu et à sang. L'Assemblée annula alors son décret du 15 mai, puis le renouvela le 18 mars 1792. Il eût été difficile aux Nègres de comprendre ce que voulaient les Blancs quand ceux-ci ne le savaient pas eux-mêmes. Les planteurs de Saint-Domingue émigraient en toute hâte. Les officiers ou fonctionnaires, qui avaient le malheur de n'en pouvoir faire autant, étaient appréhendés dès leur retour plus ou moins volontaire en France. C'est à ce moment que Monge eut à intervenir. Là encore, il montra l'ordinaire contraste de sa bonté naturelle avec sa mystique jacobine. Il obéit à la consigne en faisant arrêter le lieutenant-général Blanchelande et l'archevêque Thibaud, comme, plus tard (22 février), en donnant le même ordre pour le comte de Montesquiou. Cependant, le 12 janvier 1793, il écrit à la Convention pour être autorisé à mettre en liberté sous caution un capitaine renvoyé de Saint-Domingue pour incivisme et « tombé dangereusement malade au château de Nantes où il était en état d'arrestation ».

Le 21 novembre 1792, on le voit organiser une expédition pour ramener les Iles du Vent à l'unité républicaine et écrire à Dumouriez une lettre d'un ton enjoué : « Citoyen général, je vous enlève Thouvenet et son frère [Les deux Thouvenet devaient émigrer avec Dumouriez]. Je vous enlève 3 000 fusils et baïonnettes. Que voulez-vous? Il faut que tout marche dans la République, et je suis sûr que vous m'approuverez. Je sais que vous aimez vos amis pour eux-mêmes... »

Cependant, le 23 décembre, il approuve — et on le reconnaît bien là — « que les marins de l'équipage de la Capricieuse, destinée pour les Iles du Vent, qui montreraient quelque répugnance à cette campagne, soient débarqués »...

Comme nous n'aurons plus à parler de Saint-Domingue, je rappelle la fin de cette histoire : le règne de Toussaint Louverture, la malheureuse expédition de 1804 et, finalement, en 1809, la perte définitive de l'île.


Pendant ce temps, les événements intérieurs se précipitaient avec un contre-coup de plus en plus marqué sur les événements extérieurs qui réagissaient à leur tour sur eux. En octobre et novembre, c'est la question du camp sous Paris, le commencement des difficultés pour les assignats, la lutte des Girondins contre les Montagnards et les Maratistes, les deux partis s'affrontant maintenant à propos des massacres; le 20 novembre, les découvertes de l'armoire de fer utilisées contre Roland.

A la fin de décembre et en janvier, le Conseil exécutif fut surtout occupé par le procès de Louis XVI. Non pas qu'aucun ministre eût à intervenir comme juge et puisse donc être considéré à proprement parler comme régicide. Mais c'est au Conseil qu'appartenait le soin de prendre toutes les mesures matérielles nécessaires, soit pour le transport du roi entre le Temple et la Convention, soit pour l'exécution elle-même. Les procès-verbaux n'ont pas ici de raisons pour présenter le même silence que pendant les massacres. La série des ordres donnés y est enregistrée [Aulard. Actes du Conseil exécutif, I, p. 497. (Archives nat., A F1 1156)] et Monge a apposé partout sa signature, se séparant décidément de Roland qui, depuis ce moment, ne signa plus.

Le jour même de l'exécution, le Conseil se réunit dans le bureau de Monge, au ministère de la Marine, qui était le plus rapproché de la guillotine, afin de recevoir plus vite les nouvelles apportées par des courriers. Le procureur se trouvait avec les ministres dans cette pièce qui forme encore le cabinet de travail des ministres, sur la place de la Concorde. Mme Monge avait fui le spectacle sinistre en allant, avec ses filles et sa sœur, se réfugier à la Monnaie.

Aussitôt l'événement accompli, le Conseil en dressa un procès-verbal destiné à la Convention. Ce procès-verbal fut écrit dans une embrasure de fenêtre d'où l'on pouvait voir l'échafaud [Biogr. Eschassériaux]. A la suite du rapport, on lit ces lignes d'une écriture qui semble être celle de Pache : « Les membres du Conseil soussignés ont arrêté de certifier en cet endroit du registre que, bien que le citoyen Roland ait refusé d'apposer sa signature aux séances précédentes, il y a assisté et a participé par son suffrage aux délibérations prises dans ces séances. Signé : Garat, Pache, Monge, Lebrun, Grouvelle. » (On sait que, depuis le 5 octobre, Danton, remplacé par Garat, avait quitté le Conseil pour aller exercer son activité à la Convention.) C'était la mise en évidence du désaccord qui isolait Roland. Dès la veille, Kersaint avait pris à la Convention la même résolution de démissionner qui devait, comme à Roland, lui coûter la tête.

Ce même jour du 21 janvier, Monge fit, à propos de ce dernier, une tentative honorable, mais qu'il dut abandonner. Par une loi du 27 octobre 1792, on avait interdit aux députés de remplir aucune fonction publique avant six ans. Monge, qui avait déjà nommé Kersaint vice-amiral, le voyant disponible par sa démission, voulut pouvoir l'utiliser et demanda à la Convention de déclarer que cette interdiction ne s'appliquait pas aux services militaires. Sa lettre, écrite le soir de l'exécution, entraîna, le lendemain 22, le vote qu'il désirait. Mais, aussitôt, se produisit une levée de boucliers jacobins à l'idée que l'on pourrait honorer d'un commandement « ce déserteur de son poste », après une lettre de démission qui était « un monument de honte et du délire le plus extravagant ». Un député nommé Lecointre se chargea d'attacher le grelot par une lettre imprimée adressée, suivant l'usage d'alors, au ministre, et Monge dut battre en retraite en déclarant le 23 qu'il n'avait donné et ne donnerait aucun commandement au « vice-amiral » Kersaint. [Archives nationales, Lb41 2730].


L'assassinat légal de Louis XVI entraîna la déclaration de guerre de l'Angleterre, en même temps qu'une accentuation du trouble qu'amenait déjà, dans notre marine et dans notre armée, la prétention de vouloir commander à distance dans un temps où l'on n'avait pas même le secours du télégraphe. L'Assemblée donnait ses ordres au ministre, qui les transmettait à ses agents locaux. Au moment où on les exécutait à Toulon ou Brest, Paris les décommandait déjà. Les chefs, affolés par ces contradictions, obéissaient plus ou moins, suivant leur caractère, à des ordres impossibles. Les matelots insurgés surveillaient leurs officiers. Si ceux-ci tentaient de maintenir la discipline pour agir, on les accusait de monarchisme; s'ils ne faisaient rien, d'ineptie (un mot très à la mode). Leur seule ressource était de s'éclipser.

En vain, Monge se débattait pour remédier aux vices d'une situation qu'il n'avait pas causée, donnant un labeur acharné et multipliant les instructions. La politique, qui commandait à lui comme aux autres, exerçait partout son action délétère. C'est ainsi que l'approvisionnement de la marine se trouva paralysé par les mesures de suspicion prises contre les personnes. Il y avait précédemment un directoire général des subsistances chargé d'approvisionner la marine. Un décret de la Convention ordonna l'arrestation de ses membres et la mise sous scellés de leurs papiers. Les fournisseurs, ne sachant plus à qui ils avaient affaire, ni s'ils seraient payés, suspendirent les fournitures. Monge crut avoir assez fait en leur adressant, le 1er février, une belle circulaire, reproduite dans les journaux, où il s'efforçait de les rassurer, comme ces ministres qui prêchent éloquemment la confiance en prenant toutes les mesures propres à la détruire.

Partout, la même obsession maladive de la trahison commençait à miner nos forces actives, tant par l'incarcération des uns que par la fuite et l'émigration forcée des autres. Ainsi, par un enchaînement ordinaire, les mesures révolutionnaires s'engendraient l'une l'autre et faisaient la boule de neige, sans autre issue possible, puisqu'on ne voulait pas encore revenir en arrière, que le recours à la Terreur.

Le chaos était plutôt moindre à l'armée de terre qu'à la marine ; mais comme la première attirait davantage l'attention, ce fut d'abord à l'ami Pache que l'on s'en prit. L'attaque contre Pache, qui aboutit à son départ le 3 février, fut le dernier succès de la Gironde. Marat défendit Pache et lui fit trouver une compensation comme maire de Paris.

Monge était trop lié avec Pache pour ne pas risquer d'être entraîné dans sa chute. D'autre part, l'affaire Kersaint l'avait un peu compromis vis-à-vis de son parti. Une semaine après le départ de Pache, il voulut se faire donner une consécration nouvelle et, sous un prétexte quelconque, il envoya le 12 février sa démission. [Archives nationales. Procès-verbaux du Conseil exécutif.]

Une lettre du conventionnel Louis, représentant du Bas-Rhin, datée du 18 février, nous introduit ici dans les coulisses : « La brave Montagne a encore aujourd'hui conservé toute sa dignité au milieu des flots qui venaient inutilement se briser contre elle. Voici ce qui avait amené l'orage. Le ministre Monge, rassasié de contrariétés, de dégoûts et d'humiliations de la part de la clique méprisable que vous connaissez, menacé même d'être éconduit s'il n'abandonnait bientôt le champ de bataille, s'était déterminé à donner sa démission. Les sans-culottes montagnards et jacobins, ayant été informés que la retraite de Monge, si elle était sans retour, allait favoriser l'exécution d'un plan de campagne de mer plus désastreux et qui ménageait en même temps à cette horde impie les moyens de fuir et d'emporter dans le Mexique tout ce qui lui appartenait, se sont réunis pour aviser aux moyens de parvenir à dénouer cette trame abominable. Monge, consulté sur le parti qu'il prendrait dans le cas qu'il fût réélu, a répondu d'une manière digne de lui et de la confiance que nous lui témoignons. Aujourd'hui matin, chacun de nous à son poste, il a été procédé à l'appel nominal, dont le résultat a été la conservation de Monge à une très grande majorité que n'ont pu balancer les suffrages donnés entre autres et principalement à Kersaint [Monge avait eu 366 voix, Kersaint 54]. Les habitants de la sublime Montagne n'avaient pu modérer les élans de leur juste indignation lorsque les premiers votes lui furent adressés (à Kersaint). Il s'engagea alors une lutte de propos très vifs; mais les traits qui partaient de la Montagne, dirigés avec autant de force que de justesse, humilièrent bientôt ses ennemis, dont la honte dut s'accroître, en continuant d'exhaler leurs vœux pour Kersaint... » [Biographie Eschassériaux.]

Les comptes rendus de la Société des Jacobins montrent également que la Montagne faisait bloc pour défendre Monge contre « la cabale infâme des Girondins, à laquelle Pache avait succombé ». [Séances des 3 et 24 février et 17 mars 1793.]

Dans l'intervalle très court entre la démission de Monge et sa réélection qui suivit, on avait un peu modifié l'organisation de la Marine par l'addition de quelques adjoints, sortes de sous-secrétaires d'État, nommés, il est vrai, par le ministre avec l'agrément du Conseil, mais ne pouvant plus ensuite être destitués que par le Conseil tout entier. Le 26 février, Monge désigna et fit agréer Taillevis, Vincent, Najac, Bonhour et Dalbarade (son futur successeur). [Jean Dalbarade, capitaine de vaisseau.]

Matériellement, il était ainsi soulagé. Mais l'ingérence croissante du pouvoir législatif, qui visait à supprimer le Conseil exécutif et qui devait y réussir bientôt, rendait la situation du ministre de plus en plus intolérable. Obligé comme un écolier de présenter son devoir au moins deux fois par semaine et de répondre aux questions par d'innombrables rapports absorbant son temps, il se trouvait, en outre, exposé à l'ingérence des représentants en mission venant à son insu bouleverser ses instructions. Voici, par exemple, à la date du 9 février [Aulard, II, 90.], une lettre des commissaires de la Méditerranée qui, ayant jugé nécessaire de protéger les convois sur la côte, ont interdit à l'amiral Truguet d'envoyer, suivant les ordres reçus de Monge, ses navires dans l'Ouest. Eux-mêmes, à demi conscients, ajoutent : « Nous croyons devoir vous observer de nouveau qu'il importe au succès de nos opérations que nous soyons instruits, soit par le Comité de Défense générale, soit par les ministres, des ordres émanés d'eux sur les mers et dans les parages compris dans l'étendue de notre mission. Sans cette connaissance officielle, il est impossible de coïncider dans nos plans respectifs d'une manière sûre et uniforme. Il n'y aurait, au contraire, rien de surprenant de tomber souvent en contradiction, quoique inspirés les uns et les autres par l'unique désir d'opérer le bien. »

Cette pauvre escadre de Toulon, ainsi ballottée entre les nécessités de la défense générale qui l'appelaient dans l'Océan et les préoccupations locales, ou simplement les difficultés résultant en plein hiver de l'état de la mer, éprouvait malheurs sur malheurs, auxquels venait de plus en plus, s'ajouter l'anarchie chronique du port de Toulon.

Depuis longtemps déjà, Pache, envoyé là-bas comme ordonnateur civil de la marine avant son fâcheux ministère, avait donné l'exemple de tout céder à la municipalité qui était pratiquement composée des employés de l'Arsenal[Aulard, loc cit., II]. Son successeur, un nommé Vincent, ayant essayé de se montrer plus énergique, Monge, assailli par les réclamations, crut devoir lui écrire de montrer « moins de raideur dans ses rapports avec les autorités civiles »[Aulard, loc cit., II]. Après quoi, ni les belles paroles ni les augmentations de salaires n'ayant réussi à rétablir le calme, comme il fallait que quelqu'un cédât, ce fut Vincent qu'on sacrifia.

Dans tous les ports, avec un peu moins d'intempérance méridionale, l'anarchie était analogue. A Brest, on se plaint également du relâchement extrême qui s'est introduit dans les ateliers [Aulard, loc cit., II]. Et quand, ailleurs, les commissaires croient devoir adresser à l'Assemblée les éloges de rigueur sur le civisme éprouvé des ouvriers, ils n'en sont pas moins forcés d'ajouter avec mélancolie que ce civisme les conduit aux manifestations de la rue plus qu'au travail de l'atelier. D'anciens mousses, promus capitaines de vaisseau pour l'excellence de leurs opinions, se montraient glorieusement insuffisants.

Cela ne rendait pas facile la réalisation des vastes projets que la guerre avec l'Angleterre, déterminée par l'exécution de Louis XVI, amenait maintenant à former. Dès le 4 janvier, quand on avait été en présence de l'ultimatum anglais, le Comité de Marine, réuni sous la présidence de Kersaint, avait discuté l'ensemble de la question et deux opinions principales avaient été émises : 1° rester sur la défensive en sacrifiant ce qui restait de nos colonies ; 2° former une escadre de tous les vaisseaux français pour effectuer une descente en Angleterre ou en Irlande, ou, du moins, en faire peser la menace. Un rapport fait à cette occasion par le commandant Larcher demande qu'on garde Saint-Domingue pour ses ressources et l'île de France comme porte de l'Inde : « Il faut, disait-il, écarter les erreurs de l'ancien régime. Voyez la conduite qu'ont tenue les Castries, les Sartines et leurs prédécesseurs. Ils n'ont pas défendu le commerce... L'infâme Tronjety, dans la dernière guerre, a abandonné lâchement avec son escadre victorieuse le commerce de l'Inde. » Et il expose tout un programme où domine la guerre de corsaires. « L'Angleterre prétend à la suprématie des mers. Jadis le berceau de la liberté, elle profite de ce que les Autrichiens et les Prussiens nous attaquent. Elle a plus de vaisseaux que la France. Il faut fermer hermétiquement l'entrée de la Méditerranée aux Anglais et aux Espagnols. Ainsi on prendra les vaisseaux de guerre espagnols de Carthagène, on s'emparera de Port-Mahon ; on reprendra le commerce du Levant ; on neutralisera Naples et Venise ; enfin, on empêchera une escadre russe de se joindre aux Anglais. » -

Ce plan, comme tant d'autres également fort beaux sur le papier, exigeait seulement que les Anglais voulussent bien s'y prêter. Il en était un peu de même de deux idées plus grandioses qui, au même moment, reparaissaient constamment dans les imaginations surchauffées comme des moyens sûrs d'atteindre l'Angleterre : l'expédition dans l'Inde et la descente en Irlande.


L'idée d'une diversion sur l'Inde fut, on peut le dire, constamment à l'ordre du jour en 1793, avant de prendre plus tard une forme concrète dans l'expédition d'Egypte. On la discuta notamment au Comité de Défense générale et au Conseil exécutif, le 23 janvier 1793, lorsque notre ambassadeur eut été invité à quitter Londres dans les huit jours[Aulard, loc cit., II]. Ce jour-là, Laclos proposa de porter la guerre dans l'Inde. Monge opposa une série d'objections qu'il fit triompher avec l'appui de Dumouriez. Il remarqua notamment que notre flotte de la Méditerranée était très fatiguée par les tempêtes et celle de Brest encore très insuffisante : d'où l'impossibilité de partir pour l'Inde avant que les Anglais eussent eu le temps de porter là-bas une escadre qui s'opposerait à nous.

Le 7 mars, le Conseil revenait sur la même idée, en décidant l'envoi d'une escadre pour occuper le Cap de Bonne-Espérance. Mais, le 28 mars, Monge, reprenant ses objections, énumérait de nouveau les obstacles que rencontrerait l'exécution des mesures ordonnées par le Conseil. Et bientôt, la nécessité de surveiller avant tout les côtes de Bretagne et de Vendée, pour parer aux progrès de la chouannerie, fit renoncer provisoirement à de lointaines expéditions.

La descente en Irlande fut, elle, tentée dès le temps de Monge et organisée ensuite à diverses reprises, en particulier sous les ordres de Hoche, toujours avec le même insuccès. Au début de 1793, le plan était d'envoyer l'amiral Duval en Irlande; après quoi, il aurait contourné l'Angleterre et serait rentré par le Pas-de-Calais. L'expédition devait rester tout à fait secrète et avoir en apparence une autre destination. Puis, on y avait un moment renoncé et l'escadre se bornait à des courses d'observation quand, le 25 février, les frégates se décidèrent à sortir, mais furent aussitôt battues par une tempête, pendant laquelle l'amiral Duval succomba.

Le soulèvement de la Vendée en mars 1793 avait encore accru les difficultés de la guerre navale. Il réduisit bientôt Monge à organiser la surveillance des côtes pour empêcher les prêtres et les émigrés venant d'Angleterre de communiquer avec les « brigands de l'intérieur ». En même temps, il poussait de toutes ses forces à la guerre de course [Voir Henri Malo, les Corsaires. Mémoires et documents inédits]. Mais là, il commença par se heurter aux naïvetés humanitaires et pacifistes de l'Assemblée législative qui, par un décret du 30 mai 1792, avait déclaré la course contraire à ses principes et l'avait, comme telle, interdite, en ajoutant : « L'Assemblée nationale invite le Roy à préparer auprès des nations, par la voie des ambassadeurs, la suppression absolue de la course de mer. » Naturellement, l'Angleterre n'avait pas acquiescé à cette conférence de La Haye prématurée. Cela se passait avant le ministère de Monge qui, dès son arrivée au pouvoir, se trouva en présence de propositions faites pour armer en course. Il y eut des fluctuations nombreuses amenées notamment par le désir de laisser les marins anglais et hollandais assurer notre approvisionnement en vivres. Le 2 septembre 1792 encore, à l'heure des massacres, le Conseil exécutif délibérait, comme je l'ai dit, sur une telle offre faite par un Français habitant Hambourg et déclarait ne pouvoir l'accepter, étant lié par la loi.

Mais l'imminence de la guerre avec l'Angleterre allait faire passer outre sur les scrupules. Le 4 janvier 1793, à la première réunion du Comité de Marine présidé par Kersaint, quand l'acte décisif n'était pas encore accompli, on agita la question sans la résoudre. Le 31 janvier, le Comité de Marine fit voter par la Convention un décret autorisant tous les citoyens français à armer en course et suspendant la loi du 13 mai 1791 qui prohibait en France la vente des navires étrangers. Le 11 février, sur la proposition de Monge, cette autorisation fut étendue aux colonies. Mais, en même temps, par une tolérance qui, aujourd'hui, nous étonne, la libre communication entre l'Angleterre et la France restait autorisée par les trois paquebots de Dunkerque, Calais et Boulogne. Conformément à la fiction de l'époque, on tenait à manifester qu'on ne faisait pas la guerre au peuple anglais, mais à son seul gouvernement.

Dans le même ordre d'idées, le 15 mars, on supprimait la course contre les navires venant des villes hanséatiques pour permettre leur commerce avec Bordeaux. Enfin, le 27 avril, après le départ de Monge, les armateurs furent autorisés à attaquer également les pêcheurs hollandais.


On approchait de la grande crise d'avril où la Révolution faillit succomber. Le ministère de la Guerre, désorganisé, laissait les armées en désarroi. Les volontaires commençaient à se débander. Sous prétexte de mariages, les armées s'encombraient de femmes [Lettre de Delacroix du 22 mars 1793 (Aulard, loc. cit., II, 440)]. L'élection des officiers par des soviets produisait ses effets ordinaires. Les cadres se vidaient. La guerre civile flambait de toutes parts. Même dans les régions fidèles, la débâcle des assignats, qui s'accentuait, amenait un trouble général et la Convention était impuissante à décréter la confiance. Le résultat est qu'elle-même devenait de plus en plus défiante à l'égard des chefs qu'elle avait d'abord le plus glorifiés et que ceux-ci, sentant constamment leur tête menacée, en arrivaient à se dire : « Cela ne peut plus durer. Il faut en finir avec ces énergumènes et ces fous ! » A son tour, la Convention, inquiète, multipliait les mesures violentes.

Le 25 mars eut lieu le premier changement qui allait rapidement transformer le Comité de Défense générale, institué sur la proposition de Kersaint à la fin de 1792, en un organisme plus rude et plus agissant. Ce jour-là, le Comité fut réorganisé et réduit et il fut décidé que les ministres comparaîtraient devant lui deux fois par semaine.

Le 26 mars, tandis que Monge était autorisé à adopter un nouveau plan de campagne qui subordonnait tout à la défense des côtes, Dumouriez était mandé à la barre, prologue ordinaire de la guillotine, et poussé ainsi par les épaules sur le chemin de la révolte.

Le 30 mars, on voit apparaître pour la première fois le nom, encore officieux, de Comité de Salut public. Les arrestations commencent et les scellés sont apposés sur les papiers de Roland. On demande à Monge, comme à un inculpé, un rapport sur l'état de notre marine. Le 2 avril, Dumouriez passe à l'ennemi en emmenant les commissaires chargés de l'arrêter. Le 4 avril, on change le ministre de la Guerre, Bouchotte remplaçant Beurnonville. Le 5, on institue officiellement le Comité de Salut public sur un discours d'Isnard qui met singulièrement en évidence l'état d'anarchie dans lequel on était tombé : « Le pouvoir exécutif n'existe plus; car il ne veut rien prendre sur lui. Il vient au Comité (de Défense générale) et refuse de prendre aucune décision sans qu'elle ait été approuvée par lui. Le Comité est composé de vingt-cinq membres; il s'arrête, s'embarrasse et se paralyse par la manie délibérante et par le nombre des délibérants. Ce comité est public. Il a toujours, dans le lieu de ses séances, près de deux cents membres de la Convention. C'est un club ou une nouvelle Assemblée nationale... »
[Barère protesta à ce propos contre « la phobie de la dictature ». C'est lui qui, le 5 septembre 1793, avait fait décréter que « la Terreur était à l'ordre du jour ».]

Dans ces conditions, on comprend comment l'institution d'un Comité restreint, qui prit vite une allure dictatoriale, parut et fut réellement salutaire. Mais il en résultait évidemment que les ministres, n'ayant plus ni initiative ni contrôle, devenaient une pure superfétation. Il leur était même interdit de délibérer en commun ; ils devaient se restreindre « aux fonctions administratives et purement executives » ; et, en fait, le Conseil exécutif ne fit que se survivre jusqu'à sa disparition le 1er avril 1794. Monge, en particulier, se voyait menacé par des attaques qui devenaient très vives. De tout temps, un ministre qui occupe le pouvoir depuis huit mois commence à perdre sa popularité, et les journées de 1793 comptaient double. On y avait pris la douce habitude d'attribuer à l'impéritie ou à la trahison du pouvoir exécutif ce qui était la conséquence fatale d'une direction générale insensée ou le résultat de circonstances accidentelles. Et les fautes, supposées ou réelles, en ce temps-là se payaient cher. On peut juger le ton des attaques lancées contre Monge par un rapport des Commissaires dans les Bouches-du-Rhône, deux bons Méridionaux, au Comité de Salut public, ou plutôt au Comité de Défense générale qui ne changea réellement de nom que le 5 avril 1793 : « Les ministres de la Marine et des Affaires étrangères, y est-il dit, sont bien coupables ! [Aulard, loc. cit., t. III, p. 114] Monge laisse la marine de Toulon dans un état d'inertie alarmant et l'arsenal est dépourvu de tous les effets et provisions relatifs aux armements. Il manque à peu près quatre mille matelots pour armer nos escadres et l'insubordination est telle parmi les équipages qu'il est impossible de pouvoir se promettre quelque succès si nos flottes sortaient. Le contre-amiral Truguet, qui sera à Paris peut-être avant notre lettre, est chargé par les corps administratifs et par la Société populaire de cette ville de vous demander la destitution des membres qui composent ce pouvoir exécutif... Il est temps d'éclairer la République sur les trames liberticides qui se forment contre elle... N'est-on pas tenté de croire que le système du Château a survécu à la chute du tyran, qu'on cherche à augmenter le nombre de nos ennemis pour lasser notre courage, pour fatiguer le peuple de sa liberté, pour l'entraîner par la famine et la cessation du commerce dans les horreurs de l'anarchie et le soumettre enfin à des compositions aristocratiques?... Ou les ministres sont coupables de la plus atroce des trahisons... ou ils sont dirigés dans leurs opérations par une ineptie profonde... Il est aisé d'apercevoir que le pouvoir exécutif tient toujours au système des rois, qu'il veut anéantir la République en nous jetant sur les bras toutes les puissances de l'Europe... Qu'est-ce donc que ce Lebrun, que ce Monge? Veulent-ils voir la France livrée à ses ennemis ? » [Archives nationales, Correspondance des représentants en mission.]

Les Commissaires, on le voit, n'y allaient pas de main morte, et de là à une exécution capitale, il n'y avait qu'un pas. Mais, quand cette lettre fulminante arriva à Paris, avec une demande de destitution émanant de la Société populaire de Toulon, les jours de Monge ministre étaient déjà comptés. Le 3 avril au matin, l'Assemblée, terrifiée par la rébellion de Dumouriez, était entrée pour douze jours en séance permanente et les motions violentes s'y succédaient. Dès ce même jour, Monge adressait à la Convention un long rapport qui sent un peu le testament. Le 5, il fut directement attaqué pour un fait en lui-même insignifiant, l'arrestation qu'il avait ordonnée du citoyen Haillaud, commissaire civil à Saint-Domingue, pour avoir quitté son poste sans ordre au moment des troubles.

Haillaud avait des amis, et Monge fut sommé d'apporter des explications dans les trois jours. L'adjoint Taillevis donna immédiatement sa démission et Monge tint la sienne toute prête. Alors, le 6 avril au soir, arrivèrent tumultueusement des courriers successifs, annonçant la débandade du camp de Maulde et le passage de Dumouriez à l'ennemi. Marat demandait que cent mille parents et amis d'émigrés fussent pris en otages. L'Assemblée votait l'arrestation immédiate de tous les Bourbons. Bientôt, la Convention décréta que les adjoints de la Guerre et de la Marine seraient gardés à vue sans que leurs fonctions fussent interrompues. Puis elle ordonna leur arrestation. Le 8 au soir, Monge demanda à être remplacé pour raison de santé. Le matin du 10, Danton dit à la tribune : « Le Comité (de Salut public) va vous dire que le ministre (de la Marine), d'après sa propre déclaration, ne peut suffire au fardeau qui lui est imposé. Il faut, dès l'instant même, nommer un autre ministre. » Sur quoi, Cambon, parlant comme rapporteur du Comité de Salut public, ajoute [Aulard, loc. cit.] : « Le ministre de la Marine nous a donné des éclaircissements sur l'état de notre marine. Le tableau qu'il nous a présenté sera incessamment mis sous vos yeux. Mais, en même temps, il nous a dit que le fardeau dont il était chargé était au-dessus de ses forces, qu'accoutumé à un travail de cabinet, l'activité nécessaire à un temps de guerre lui manquait absolument. « J'offre à la République tous mes services, nous a-t-il dit ; je serai le premier commis dans un de mes bureaux, si elle le veut; mais je ne puis plus continuer le ministère. Je demande un successeur. »

Sans discussion, Monge fut remplacé au ministère par son adjoint Dalbarade. Ce même jour, il retourna à l'Académie des Sciences où il n'était point reparu depuis son ministère. Sa signature figure sur la feuille de présence; mais elle y a été barrée. On était, en avril 1793, très rigide observateur des règlements et, Dalbarade n'ayant pris officiellement le ministère que le 11, le 10 dans l'après-midi, Monge, encore ministre, ne pouvait cumuler avec son reste de ministère les fonctions — apparemment si lucratives! — d'académicien.

Le 14 avril, il fut interpellé à la Société des Jacobins sur ses relations avec les « Brissotins ». Il répondit qu'il n'avait plus parlé à Brissot depuis six mois, et Dubois de Crancé le couvrit de son autorité en déclarant que Monge était « un digne membre de la Société ». Il avait, en effet, malheureusement et malgré toutes ses qualités de cœur et d'esprit, montré au pouvoir un exemple assez caractéristique de la mentalité jacobine, jointe à une idéologie de mathématicien.

Ne nous hâtons pas de juger l'administration de Monge par le rapport où son successeur Dalbarade, en prenant possession de son poste, s'efforça de montrer que tout lui restait à faire ! Nous avons assez, peut-être trop, montré combien, chez le grand géomètre, la bonté confinait à la faiblesse et combien ce manque d'autorité, par conséquent de discipline, avait entraîné de désordre. Ce n'est pas une raison pour nier les efforts parfois fructueux qu'il a tentés dans la mise en train de la construction et de l'armement. Il a été un homme de travail et de bonne volonté. Et pourtant, l'impression finale que l'on garde de ce temps-là, quand on vient d'y revivre, c'est que le pays tombait rapidement en décomposition ou se survivait tout au plus en consommant, comme il arrive dans un pareil cas, ses réserves antérieures en hommes et en choses. Il était grand temps que la Révolution, après avoir tout détruit, tout sacrifié au débordement des grands mots stériles, se mît un peu à reconstruire. Pour cela, une direction dictatoriale était nécessaire. Dans le domaine militaire, ce fut l'œuvre du Comité de Salut public, symbolisé par le grand nom de Carnot. Pour l'administration civile, il fallut attendre Napoléon. Dans les deux cas, nous allons le voir maintenant, Monge s'est grandi, plus que par son ministère, en apportant à des œuvres utiles son large et robuste concours.

 

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