Hommages à Pierre Laffitte (X44, CM46)

Les hommages suivants ont été publiés dans La Revue des Mines #514, décembre 2021.

Pierre Laffitte, en quelques dates

Il est scientifique mais également homme politique.

Visionnaire, audacieux, honnête, ouvert, habile, optimiste, facétieux, tenace, engagé... c'est un homme exceptionnel qui aura dirigé l'École des Mines, créé Armines ainsi que la plus importante et première technopole de France et d'Europe, Sophia Antipolis.

Amis, collègues, élèves, tous se souviennent.

D'après l'hommage à Pierre Laffitte de Vincent Laflèche (CM84), directeur général de l'École des Mines de Paris et Éric Weiland (DOCT. E00), directeur de Armines

Pierre Laffitte a été reçu en 1944 à l'X dans la même promotion qu'André Giraud et Benoit Mandelbrot. Il intègre ensuite le Corps des Mines, et après plusieurs missions dans la recherche géologique et minière, il est nommé directeur général du BRGM. Il rejoint l'École en 1963, où Edmond Friedel (directeur) et Raymond Fischesser (sous-directeur) créent pour lui le poste de directeur de la recherche et de la formation du Corps des Mines. Il trouve à l'École une tradition d'innovation et une ouverture aux problèmes sociétaux qu'il s'attache à promouvoir. Sa force visionnaire et sa conviction que la fertilisation croisée recherche-industrie est au coeur du progrès collectif vont donner à l'École une impulsion majeure qui a déterminé son développement jusqu'à nos jours.

En 1967, il crée Armines et lance plusieurs nouveaux laboratoires qui sont aujourd'hui des fleurons de l'école.

Pensant à la fois à l'aménagement du pourtour méditerranéen et à l'émergence nouvelle des entreprises technologiques, il lance le projet pionnier de la technopole de Sophia-Antipolis où l'École des Mines s'installera en 1976.

Directeur de l'École de 1974 à 1984, il favorise l'élargissement du champ des recherches dans de nouvelles directions tant en mathématiques appliquées, en matériaux, en énergétique, ainsi qu'en Économie, en Gestion scientifique et en sociologie. Sur le plan national, il crée la conférence des grandes Écoles, et soutient de nombreuses actions gouvernementales et internationales dans le domaine de la Recherche.

Homme de science autant qu'homme politique, il est élu sénateur des Alpes-Maritimes en 1989 et réélu en 1998.

Il a dirigé et a modifié de fond en comble l'École de Mines.


Pierre Laffitte (X44, CM46)

par Gilbert FRADE, ingénieur civil des mines (P 1960)
Ancien directeur adjoint de l'École des Mines de Paris et responsable de la formation des Ingénieurs civils

Au début de l'année 1974, au détour d'un couloir de l'École des Mines de Paris, je croise notre sous-directeur, Pierre Laffitte, qui depuis son arrivée à l'École quelques années plus tôt, chamboule tout en créant de nouveaux centres de recherche à Évry et Fontainebleau, en inventant Sophia-Antipolis et en développant de nouveaux concepts de recherche: Monsieur Frade, cela tombe bien, à la rentrée prochaine, je prends la direction de l'École et je m'entoure de trois directeurs adjoints : Robert Pistre, pour la formation des ingénieurs du Corps des Mines, Michel Turpin pour la recherche, et vous pour la formation des ingénieurs civils. Je suis sidéré et il s'en aperçoit immédiatement. Réfléchissez et donnez- moi votre réponse assez vite.

Pendant deux jours, cette proposition, qui allait modifier de fond en comble ma vie et mes projets, m'a beaucoup agité et je me suis rendu compte que je n'avais pas beaucoup le choix, vu l'honneur qui m'était fait. Lorsque je lui ai dit que c'était d'accord et que je le remerciais de sa confiance, il a souri: Ce ne sera que pour cinq ans. Je suis resté vingt-sept ans à ce poste. C'est ainsi que j'ai eu le privilège de travailler à ses côtés pendant tout le temps où il a dirigé l'École de Mines et l'a modifiée de fond en comble.

J'ai rencontré beaucoup de personnages prestigieux dans ma vie, mais Pierre Laffitte est celui qui savait le mieux déléguer, vous donner envie chaque jour de sortir des sentiers battus, et vous faire confiance sans limite. Ce point est probablement à l'origine du développement exceptionnel de l'École sous sa direction. Il agissait de même avec tous ses adjoints et tous les chefs de centre, la règle était simple: la créativité et la responsabilité de chacun étaient totales avec, en contrepartie, d'avoir à en supporter les conséquences en cas de problème. Je l'ai entendu dire à plusieurs reprises: Le pouvoir, ça ne se délègue pas, ça se prend. À mon avis, c'est cela qui a beaucoup contribué aussi au développement d'Armines. Pendant son mandat, il s'est beaucoup intéressé à la formation de tous les cycles d'ingénieurs de l'École des Mines de Paris. En ce qui concerne les ingénieurs civils qui relevaient de ma responsabilité, jamais il n'a dit non à la moindre réforme. Bien plus, il reprenait chaque proposition pour lui donner encore plus de force, et le nombre d'options a triplé, les enseignements au choix ont été créés dans des domaines qui préparaient le futur et ont été ouverts à tous : corpsards, titus, chercheurs, ingénieurs en formation continue, l'encadrement des élèves a cru comme jamais et cela s'est traduit par l'obligation pour tous les élèves d'avoir au moins un stage à l'étranger.

En même temps, l'admission sur titres a été introduite et fortement développée avec des procédures très rigoureuses. De plus, l'essaimage vers l'international a été favorisé : création ou remodelage d'écoles et de diplômes.

En outre il a veillé à l'implication des centres de recherche et des chercheurs dans la formation, et comme il créait de nouveaux centres, de nouvelles options pour les élèves en découlaient tout naturellement. C'est à son époque que l'École des Mines de Paris a pris une avance considérable en termes de pédagogie et d'ouverture sur le monde productif.

À titre d'anecdote, je vais, cependant, vous narrer la seule fois où il a d'abord dit non, avant de se raviser quelques semaines après. Au départ à la retraite du professeur de chimie André Boullé, il en a profité pour déplacer à Fontainebleau l'essentiel des activités correspondantes et créer une nouvelle discipline avec Henri Renon. Immédiatement, je suis allé le voir pour lui dire que c'était une formidable opportunité pour créer, à la place du grand labo de chimie, le grand amphi et des salles attenantes qui faisaient défaut au boulevard Saint-Michel. Réponse laconique: cesse de rêver, il n'en est pas question.

Je suppose qu'il avait d'autres projets pour ces locaux; mais j'avais un allié de taille en la personne de Robert Pistre qui a dû aussi intervenir. Comme si de rien n'était, un jour il nous dit alors ce grand amphi? C'est ainsi que L108, L118 et toutes les petites salles et bureaux autour ont vu le jour.

Mais, pour ce faire, il a fallu de grands moyens financiers. Pierre Laffitte était un négociateur hors pair avec la tutelle au ministère en charge de l'industrie, profitant des plans de relance et des opportunités de développement politique. Robert Pistre, bien plus au fait de ces négociations que moi, en a été le témoin.

Au travers de quelques exemples personnels, je vais essayer de faire revivre l'homme pour qui j'ai une affection toute particulière.

L'OCP

En 1975, je reçois un appel de Pierre Laffitte: Gilbert, l'OCP (Office Chérifien des Phosphates) va fêter la remise de son trophée international. Je suis invité avec mon épouse pour représenter l'École et je ne peux y aller. Aussi tu pars au Maroc avec ton épouse. Tu connais bien ce pays et tu me représenteras.

Et c'est ainsi que nous avons débarqué à Rabat, que j'y ai retrouvé un camarade de taupe, A. Guerraoui, le secrétaire général du DG de l'OCP, Mohammed Karim Lamrani, un homme exceptionnel, qui a été trois fois Premier ministre du Maroc, et qui m'a fait confiance jusqu'à sa mort le 20 septembre 2018. C'est ainsi qu'a débuté grâce à eux une collaboration étroite entre l'OCP et l'École des Mines, qui a duré pendant trente ans avec moi d'abord et se poursuit encore aujourd'hui avec d'autres acteurs.
D'ailleurs, Pierre Laffitte se tenait toujours au courant, et sans lui la collaboration n'aurait pu être aussi fructueuse.

À sa mort, en juillet dernier, j'ai eu de nombreux appels de personnages marocains importants pour me témoigner leur amitié, comme si j'étais un membre de sa famille, selon la tradition marocaine.

Les Comités de direction (CODIR)

Tous les jeudis matin se tenait le Codir, avec les directeurs adjoints et les délégués des diverses implantations de l'École. C'était l'occasion de faire le point sur la marche et les projets de l'École des Mines de Paris. L'atmosphère était joyeuse car, comme il le disait: On ne réussit bien ce que l'on fait, que si on a l'impression de s'amuser. Parfois elle l'était moins. Un de mes collègues, qui avait pris une décision malencontreuse à Fontainebleau, était en train de se faire enguirlander par notre directeur, et il ruait dans les brancards:

- Mais enfin, Pierre, c'est toi qui m'as donné le feu vert!

- Sans doute, mais je pensais que tu étais assez intelligent pour réfléchir avant d'agir.

De temps à autre, nous avions de bons mots de lui, dignes d'un livre de management. Nous savions toujours que le Codir ne serait pas ennuyeux.

L'île Seguin. Gouverner c'est Prévoir

Assez souvent, on avait l'impression qu'il réagissait en fonction des circonstances. En fait, c'était toujours mûrement réfléchi. Ainsi, lorsqu'il apprit que l'entreprise Renault allait quitter l'île Seguin, il m'appela pour m'en informer et me dit: "Ce serait bien de regrouper tous les centres et l'enseignement à cet endroit, qu'en penses-tu ?".

C'était une idée excitante qui méritait d'être creusée.

"Alors, mets-toi au travail, il nous faut un projet bien ficelé au cas où...". Un mois après, le dossier était prêt (plans, timing, acteurs, aspects matériels). Mais le sort en a décidé autrement. Ce que je décris là n'est pas une réaction qui m'était réservée personnellement. Il agissait ainsi probablement avec tous les membres de son équipe; mais comme il disait: "Tous les projets ne vont pas aboutir, mais plus on en aura, plus on grandira l'École qui rayonnera davantage".

La Conférence des Grandes Écoles (CGE)

Compte tenu de son aura, Pierre Laffitte a été l'un des présidents les plus actifs de la CGE et il a contribué fortement à son évolution. En effet à peine retenu comme président, il a voulu transformer ce club des grandes Écoles en organisme à rayonnement international capable de créer ou labelliser des diplômes de 3e cycle et d'influer sur l'enseignement supérieur national. C'est ainsi qu'est né le mastère spécialisé de la CGE. Il m'a dit alors: "il faut que nous soyons les premiers à montrer l'exemple".

Comme j'avais créé avec l'Association française du Gaz (AFG aujourd'hui, ATG à l'époque), le CFATG (Centre de formation aux techniques gazières), il m'a été assez facile de concevoir l'un des premiers mastères spécialisés, qui plus est, en partenariat avec GDF, mastère qui a formé de nombreux dirigeants en Suisse, en Chine, en Espagne, en Amérique latine. En outre il a mis en place plusieurs commissions qui ont permis aux Grandes Écoles de collaborer entre elles de façon fructueuse et de se présenter ensemble aujourd'hui comme un partenaire essentiel face aux entreprises et aux pouvoirs publics.

Je pourrais relater beaucoup de souvenirs, mais je pense que tout le monde aura perçu, qu'au-delà du "serial entrepreneur" qu'il était, Pierre Laffitte était un homme de bien, sans aucune mesquinerie, exceptionnel. N'ayant peur de rien ni de personne, il allait de l'avant avec audace et dynamisme. Et en même temps, c'est avec la plus grande générosité et la plus grande bienveillance qu'il favorisait l'esprit d'entreprise et les initiatives des hommes qu'il avait choisis, et à qui il avait accordé une confiance dont il fallait se montrer digne. Sa hauteur de vue et son envergure intellectuelle étaient un ferment puissant qui stimulait la créativité et le dépassement de soi.

Le jour où j'ai appris sa disparition, une grande émotion m'a saisi et sans réfléchir, la chanson pour l'Auvergnat de Georges Brassens m'est venue à l'esprit pour le remercier de ce qu'il avait fait pour beaucoup d'entre nous.


Éloge de la transgression
Histoire de la création du site de l'École des Mines à Fontainebleau (1967)

Par Manuel BLOCH (P61),
professeur de l'École des Mines Paris et créateur du Centre de calcul

Dès son arrivée en 1963 comme sous-directeur de l'École, Pierre Laffitte a su faire partager sa vision: installer à l'École une activité de recherche d'un type nouveau qu'il a appelée recherche orientée. Intermédiaire entre la recherche fondamentale telle qu'elle se pratiquait en Université et au CNRS et la recherche appliquée telle qu'elle se pratiquait en industrie, il s'agissait de choisir des thèmes de recherche par des possibilités de retombées pratiques espérées par les industriels.

Cette approche originale supposait en particulier que les actions de recherche orientée soient conduites dans un cadre contractuel avec les industriels.

Or l'École, service extérieur de la Direction des Mines du ministère de l'Industrie, n'avait pas de personnalité juridique et ne pouvait donc pas passer de contrat. Enfin, et ce n'est pas la moindre des choses, le scepticisme des autorités, voire leur hostilité à cette vision, ne manquait pas. La seule façon d'avancer était de "trouver la marche en marchant": Pierre Laffitte a donc imaginé et créé l'association de recherche Armines, qui contractait pour le compte de l'École avec les entreprises et qui pouvait recruter du personnel. Très vite, le 60 boulevard Saint-Michel s'est révélé trop étroit. Les extensions de l'École à Paris étaient impossibles et il a fallu chercher des implantations possibles, comme les locaux de la SNECMA à Corbeil.

Or, en 1966, de Gaulle a fait sortir la France de l'OTAN. La ville de Fontainebleau était durement touchée par les départs nombreux qui ont suivi cette décision. De plus, le lycée François Couperin venait d'être reconstruit en forêt, laissant au coeur de la ville un site magnifique autour d'un bâtiment du XVIIIe siècle, que la municipalité a accepté de louer à l'École. Les deux laboratoires les plus récents de l'École, mécanique des roches et centre de calcul furent les premiers à s'installer à Fontainebleau, sur l'ancien site du lycée François Couperin. Mais les locaux ne permettaient pas, en l'état, d'accueillir une halle pour la mécanique des roches ni une salle climatisée pour le centre de calcul. Il a donc fallu construire des "enveloppes" techniques, sous la forme de baraques de chantier, car il n'était pas possible d'obtenir un permis de construire pour un établissement de l'École... qui n'existait pas.

La situation ne pouvait évidemment pas durer et Pierre Laffitte a décidé de faire inaugurer l'établissement par le ministre de l'Industrie en personne. Ce qui fut fait. Mais peu de temps après, le ministre était remplacé avant que l'inauguration ne soit enregistrée. Qu'à cela ne tienne, Pierre Laffitte a organisé une deuxième inauguration avec le nouveau ministre. L'École des Mines à Fontainebleau existait enfin !

Le projet de Pierre Laffitte pour le site de Fontainebleau était de créer un ensemble cohérent de centres de recherche, autour des mathématiques appliquées et des sciences de la terre. L'extension de l'École à Fontainebleau était logique. Or il y avait, en face du premier site un ensemble imposant de bâtiments, le quartier Boufflers, qui abritait encore un tailleur et un bottier militaires.

Ces bâtiments ont servi de base arrière pour les CRS pendant les mois de mai et juin 1968. L'acquisition de ces bâtiments pour l'École, qui allait de soi quelques mois plus tôt, a été fortement contestée, jusqu'au sommet de l'État. Il a fallu à Pierre Laffitte toute sa patience, sa science du contournement d'obstacles et sa force de conviction pour arracher enfin la décision.

Cette nouvelle "aventure" a certainement été une expérience clé pour sa création de Sophia Antipolis, devenue rapidement un modèle des pôles d'excellence et de dynamisme, d'influence internationale.

Pour conclure, citons Pierre Laffitte dans son discours le 24 octobre1984, à l'occasion de son départ comme Directeur de l'École des Mines de Paris: Je me souviens du temps, où à l'intérieur comme à l'extérieur de l'École, on m'accusait et on accusait l'École de privilégier le développement des Centres. L'École des Mines a pour mission de former des ingénieurs, il ne faut pas suivre le mauvais exemple des Universités qui ne pensent qu'à la recherche... Cela se disait encore il y a moins de dix ans. Aujourd'hui, presque tout le monde admet qu'il est indispensable de lier enseignement et recherche, et l'École des Mines, loin d'être critiquée, est citée en exemple. Il n'existe pas de recette, mais je pense que l'on peut parler d'ingrédients, tels qu'enthousiasme, disponibilité, imagination. Une certaine fraîcheur proche de la naïveté peut aider, car elle est contraire de mesquinerie. [...] L'avenir est à ceux qui osent et réalisent. Il nous est donc ouvertr.


Son extrême honnêteté: un trait de caractère constant

Par Pierre BERNHARD (CM67), mathématicien, directeur de recherche émérite, Inria-Sophia Antipolis

Initiée en 1969 par Pierre Laffitte, la technopole de Sophia Antipolis est née autour d'une idée forte : la "fertilisation croisée" entre chercheurs, enseignants et industriels. Déjà, la protection de la nature est un sujet important.


Pierre Laffitte sur le TechPark de Malaga en 2014, pour l'inauguration d'une rue qui porte son nom : Calle Pierre Laffitte. Il est l'un des fondateurs de l'ISAP (International association of Science Parks and Business Incubator).

J'ai rencontré Pierre Laffitte pour la première fois en automne 1967, alors que, sous-directeur de l'École des Mines de Paris, il recevait individuellement les nouveaux ingénieurs élèves. Fin 1966, au cours d'un déjeuner organisé chez le directeur des études de l'École Polytechnique Raymond Chéradame, le Directeur des Mines Claude Daunesse, et le directeur de l'École des Mines Raymond Fischesser, m'avaient promis que si j'optais pour le corps des Mines, on m'y laisserait m'engager dans la recherche en aéronautique et astronautique.

Promesse verbale de fin de repas à laquelle j'avais ajouté foi. Lors de notre entretien, je rappelai cette promesse à Pierre Laffitte. Il me demanda de reprendre rendez-vous avec lui pour le lendemain. Et le lendemain, dites-moi où vous voulez qu'on vous détache, et il me donnait des contacts à l'Onera, au CNES, et aussi celui de Pierre Faurre auprès de qui je suis finalement allé travailler. S'engager dans une carrière de recherche au lieu du service ordinaire n'était pas bien vu au corps à l'époque. L'extrême honnêteté de cette réponse sans négociation ni procrastination m'a impressionné. J'ai appris ensuite que c'était un trait de caractère constant de Pierre Laffitte.

C'est à Pierre Laffitte aussi qu'on a dû le changement de politique du corps dans la gestion de carrière des chercheurs. Jadis ils tombaient dans l'oubliette de ia première classe à la date à laquelle leurs camarades de promotion passaient directement ingénieurs en chef. J'ai fait partie de ceux qui ont été un jour retirés de l'oubliette et promus ingénieurs en chef. Au départ de Pierre Faurre, Pierre Laffitte m'a nommé à 28 ans directeur du Centre d'Automatique, plus tard fusionné avec le Centre d'informatique. J'ai alors pu mesurer la confiance, et l'autonomie presque excessive qu'il accordait à ses collaborateurs. Puis j'ai vécu à la fin des années 70 les manoeuvres nées du projet de décentralisation de l'Iria, dont j'étais conseiller scientifique à Sophia Antipolis, sans doute sous l'impulsion de Pierre Laffitte et dans lesquelles il se trouvait engagé. Sur les conseils de Pierre Faurre et de Jacques-Louis Lions, j'avais été sollicité par la direction de l'Iria pour diriger un éventuel centre à Sophia Antipolis. C'est ainsi que je conseillais les deux parties de cette négociation, deux géants: Jacques-Louis Lions pour l'Iria et Pierre Laffitte pour Sophia Antipolis. Deux grands serviteurs de l'État. Chacun n'avait de considération que pour l'intérêt général.

Puis, jeune responsable de l'Inria - nouveau nom de l'Iria - à Sophia Antipolis, j'ai bénéficié de l'appui de Pierre Laffitte dans toutes mes démarches, y compris une qui m'a opposé, provisoirement, à... Savalor, sa structure de valorisation de Sophia Antipolis! Et j'ai pu mesurer l'utilité de ce soutien, le savoir-faire de Pierre Laffitte dans les rapports avec les administrations et les autorités locales.

Membre du conseil d'administration de l'association des amis de la Fondation Sophia Antipolis, ma collaboration heureuse avec Pierre Laffitte a été permanente sous des formes très variées. Elle a pris un tour nouveau à la fin des années 2010 quand les autorités locales ont privé Pierre Laffitte de tout moyen, jusqu'à lui ravir la présidence de la Fondation Sophia Antipolis. Je préfère ne pas m'attarder sur la façon détestable dont tout cela s'est passé. Il ne lui restait que l'association des Amis de (la Fondation) Sophia Antipolis, et sa volonté toujours intacte de faire avancer les choses, de promouvoir la fertilisation croisée, et son imagination toujours en mouvement pour la mobilisation des savoirs et des techniques au profit du projet ZENSO (Zéro Émissions Net en 2050). C'est ainsi que nous nous sommes retrouvés autour de lui, avec un petit nombre de ses amis fidèles, pour continuer son infatigable action. J'ai endossé le rôle de trésorier de l'association, dont le fidèle de toujours, François-Xavier Boucand, a pris la fonction de secrétaire.

L'énergie de Pierre Laffitte était intacte, décuplée par un clair sentiment d'urgence. Il m'avait encore appelé au téléphone quelques jours avant son décès (à propos de ses mémoires qu'il rédigeait), et les amis qui ont pu le visiter à l'hôpital dans les derniers jours témoignent du souci qu'il avait gardé de faire avancer ses projets. Nous avons eu le privilège d'approcher un grand homme.

Là où il y a une volonté, il y a un chemin


Trois camarades de promo (X44) ont laissé une empreinte durable dans le corps et dans ma carrière: Claude Daunesse, André Giraud et Pierre Laffitte.

Par Robert Pistre (P61 CM),
ancien responsable de la formation du Corps des Mines et de l'établissement de Paris de l'École des Mines

Pierre Laffitte est arrivé comme sous-directeur de l'École des mines, à peu près au même moment que Daunesse devenait directeur des mines et celui-ci a été son complice, fort utile, car c'était lui qui avait la tutelle de l'École.

Laffitte bouscule tout en créant de nouvelles implantations à Fontainebleau puis à Corbeil. Ultérieurement, il crée Sophia Antipolis. Avec ses copains du Lycée Massena qui ont apporté chacun un million d'anciens francs, avait été réalisé l'achat d'une grande pinède. Laffitte m'y a amené alors qu'il n'y avait rien et avec son bâton balayant l'espace, il me dit: Ici, il y aura 700 000 emplois ! C'est là que j'ai vu une application de l'axiome :

Là où il y a une volonté, il y a un chemin.

Et sur le plan scientifique, Laffitte développe de nouvelles disciplines comme avec Pierre Faurre, Michel Sindzingre, Georges Matheron, Claude Riveline, Michel Berry, ou plus tard Pierre-Noël Giraud. Mais pas seulement qu'avec des ingénieurs des mines, par exemple en prenant une initiative originale en créant une chaire de sociologie avec Michel Callon qui a eu comme successeur Bruno Latour. Il s'est donné des marges de manoeuvre avec la création d'Armines mais aussi de corps d'enseignants et de chercheurs propres aux écoles, ce que n'a pas fait l'X. Bref, Laffitte a révolutionné l'École des mines de Paris.

Il m'a proposé de le rejoindre en 1973 pour m'occuper de la formation des corps de l'État et de l'implantation parisienne. Ce fut pour moi un grand plaisir de travailler auprès de lui et j'ai pleinement adhéré à sa vision que les Grandes Écoles ne se distinguaient pas de l'Université parce qu'elles sont meilleures, mais par leur capacité à faire des choses différentes du fait de leur mobilité. À ce titre, par exemple, Pierre Laffitte a été l'artisan de la mise en place d'une formation indépendante pour les ingénieurs-élèves des corps de l'État sur trois ans.

3 anecdotes sur Pierre Laffitte

Laffitte restait imperturbable en toutes circonstances. En 1981, un socialiste paumé se retrouve au cabinet de Dreyfus (ministre de l'Industrie) et vu ses faibles talents on lui confie un dossier où le cabinet ne pouvait faire aucun dégât, celui des Écoles des Mines. Un jour cet égaré demande à nous rencontrer. Laffitte organise un déjeuner chez lui. Première question de l'intéressé:
Monsieur Laffitte, est-ce que vos élèves ont le bac?
Pierre se tourne vers moi et me dit: Robert, tu me corriges, si je me trompe, mais je crois que oui, enfin tu vérifieras s'il te plaît! Et tout le déjeuner était de ce tonneau et je me pinçais pour garder mon sérieux. Comme dit Jean Lassalle, parfois le comique et le tragique peuvent aller de pair. Et puis il y en a qui proclament que le politique doit mettre au pas les administrations!

En 1982, arrive comme ministre de l'Industrie, Jean-Pierre Chevènement, maire de Belfort. Il convoque Laffitte et lui demande de créer une antenne de l'école des mines à Belfort. Laffitte ne se démonte pas et lui dit: Monsieur le ministre, j'ai bien mieux à vous proposer. Je suis très lié au patron de l'Université d'Aix-la-Chapelle et nous avons un rêve, créer quelque part en France un grand Institut scientifique et technique franco-allemand, mais un projet de grande ampleur. Harvard sera enfoncé. Et il ne peut être porté que par un politique de premier plan : vous M. le ministre! Chevènement mord à l'hameçon, et le temps que l'affaire soit étudiée, il n'était plus ministre !

Je racontais ça un jour à Fabrice André, vice-président de l'Amicale et il me dit: Oui nous aux Télécom, comme des cons, on a dû faire quelque chose à Belfort!

Un soir, les élèves titulaires viennent avec leur matelas sur le dos passer la nuit à l'École, pour manifester leur mécontentement de l'état de la Maison des Mines (qui n'était pas gérée par l'École mais par une association subventionnée par le ministère). Laffitte va à leur rencontre et leur dit: Si je comprends bien, vous n'êtes pas satisfait de la Maison des mines et vous avez bien raison de ne pas vous laisser faire. Mais vous voyez, vous êtes là avec vos matelas et il n'y a que vous et moi qui sommes au courant. Entre nous, c'est nul! Si vous voulez avoir un impact, voilà ce que je vous propose: Moi, j'appelle la police pour vous expulser. Vous, vous appelez la télé pour filmer la scène. Comme ça, il y aura un impact sur ceux qui décident. Écoutez, je suis un grand démocrate, je me rallierai à votre décision. Votez là-dessus. Résultat : une demi-heure après: les matelas reprenaient le chemin de la Maison des Mjnes.


Hommage d'Inria

Pierre Laffitte était visionnaire en imaginant sur le plateau de Valbonne une cité internationale de la sagesse, des sciences et des techniques. Sa vision transformatrice de la fertilisation croisée entre recherche, industrie et enseignement était véritablement inédite au début des années 1960 en France. Si elle est aujourd'hui aussi bien partagée, c'est grâce à l'intelligence, à l'optimisme et au talent de persuasion de Pierre Laffitte. Il fallait toutes ces qualités pour susciter la confiance dans ce projet fou d'une technopole au coeur d'une pinède traversée de quelques chemins forestiers, et pour que le Premier ministre décide en 1980 la décentralisation d'une partie substantielle de l'Inria de la région parisienne vers Sophia Antipolis. Le premier directeur du centre Pierre Bernhard a travaillé en étroite interaction avec Pierre Laffitte pour la construction du centre Inria à Sophia Antipolis, inauguré en 1983. Le terreau était bien fertile et aujourd'hui dans le centre Inria comme dans la technopole, recherche, industrie et enseignement interagissent et s'enrichissent continuellement.

L'ensemble des personnels Inria de Sophia Antipolis s'associent à la peine de la famille de Pierre Laffitte, et rendent hommage à ce grand homme, en reconnaissance de ce territoire innovant qu'il a créé ainsi que de l'héritage culturel, scientifique et environnemental qu'il a transmis aux générations suivantes.

Les directeurs successifs du centre Inria de Sophia Antipolis

  • Pierre Bernhard
  • Marc Berthod
  • Michel Cosnard
  • Gérard Giraudon
  • David Simplot


    Le Prix Pierre Laffitte

    Ce prix récompense des doctorants de 2e année pour la qualité de leur travail, en lien avec l'innovation

    Ce Prix, créé en 2017 et soutenu par les écoles doctorales SFA et STIC, SPECTRUM de l'Université Côte d'Azur, est destiné à récompenser l'excellence et l'innovation dans les nombreux domaines de la recherche partenariale avec l'industrie. Au travers d'une démarche scientifique rigoureuse, alliant savoir, savoir-faire, créativité et innovation, les candidats devront ainsi démontrer à quel point leurs travaux sont ou seront amenés à avoir un impact majeur dans le dynamisme et le renouveau de l'industrie française.

    Matheus Brozovic Gariglio (P22), doctorant au Cemef MINES ParisTech, remporte le 1er prix et la Médaille Pierre Laffitte 2021. Le 2e prix revient à Hind Dadoun (Inria) et le 3e à Coraline Chartier (P22), doctorante au Cemef.

    Le Campus Pierre Laffitte est désormais le nouveau nom de l'école des MINES ParisTech de Sophia Antipolis, une école que Pierre Laffitte avait implantée "dans la garrigue", dans une technopole alors encore naissante. Ici, la stèle inaugurée en octobre 2021.


    Laffitte: le terreau de la French Tech

    Par Philippe Mustar (DOCT. P93),
    professeur Innovation et Entrepreneuriat, MINES ParisTech

    Dès le début des années 1980, Pierre Laffitte encourage des chercheurs, notamment de l'École des Mines, à créer des entreprises. Il les aide en leur assurant un soutien scientifique sur le long terme ou en leur apportant un premier contrat. En 1988, je publie mon premier livre su la création d'entreprises par les chercheurs où j'analyse 145 sociétés issues de la recherche publique (et je commence ma thèse à l'École sur ce sujet sous la direction de Michel Callon). À partir de ce moment, je rencontre Pierre plusieurs fois : il m'encourage dans cette voie et utilise et diffuse largement mes résultats, notamment auprès de ses collègues sénateurs. Il m'invite également à les présenter dans différentes enceintes, notamment pour le long travail qui démarre début 1990 et qui aboutira à la Loi sur l'Innovation et la Recherche de 1999, loi qui lui doit beaucoup et qui facilitera la création d'entreprises par les chercheurs et enseignants-chercheurs. En 1989, je réalise un court-métrage sur ce même thème intitulé Les nouvelles têtes chercheuses, où une quinzaine de chercheurs-entrepreneurs mais aussi Pierre Laffitte sont interviewés. Voici ce qu'il y dit : Les mentalités changent, il conviendrait que les structures changent aussi, et notamment que des incitations fiscales beaucoup plus fortes puissent être développées. De plus en plus les chercheurs se rendent compte que la vie économique est importante, et que la science doit pouvoir être utilisée et transformée en création de richesse et d'emplois. Plus de trente ans plus tard, le chemin parcouru est impressionnant, mais on oublie trop souvent que les réussites de la French Tech d'aujourd'hui reposent sur un terreau, sur une histoire dont Pierre Laffitte a été un des acteurs majeurs.

    À titre personnel, finalement, je m'aperçois que la plus grande partie de ma carrière a été menée auprès de deux Niçois (Laffitte et Beffa). Là, j'ai vu comment on traitait les problèmes dans un espace fondamentalement courbe. Dans l'idéal anglo-saxon, on pense A, on dit A et on fait A. Chez les Méditerranéens, on pense A, on dit B et on fait C. Bref, quand un Méridional dit quelque chose, il ne le pense pas et il ne le fera pas. C'est quand même plus stimulant pour faire fonctionner l'intellect. Quand Laffitte s'exprimait devant des Parisiens qui avaient du mal à suivre, il se croyait obligé parfois de préciser: "Et en plus, ça c'est vrai!"

    Ingénieur des Mines et sénateur, Pierre Laffitte livre dans ses mémoires les clés d'un parcours hors normes dont les réalisations surprennent par leur précocité et leur audace. En suivant les grands moments de son parcours, on plonge dans l'histoire de la politique scientifique et technologique française, avec ses grands moments et ses échecs. Tout au long du chemin, les arts, la culture, l'humanisme sont présents. Mieux, ils nourrissent son imagination et son ardeur indéfectible à promouvoir l'esprit d'innovation.


    Mot manuscrit qu'on trouve dans ses mémoires


    Témoignages et hommages recueillis par Bertrand Cochi (P67)


    Carole Le Gall (P89),
    PRÉSIDENTE DE MINES PARISTECH ALUMNI

    Pierre Laffite est une de ces personnes qui transmettent une oeuvre aux générations futures.

    J'ai eu la chance de connaître ce grand monsieur, souriant, pétillant, déjà retraité quand je l'ai rencontré la première fois étudiante (il y a 32 ans) puis toujours actif, curieux, mobilisateur quand j'ai déjeuné avec lui à Sophia-Antipolis - une de ses réussites. Je dirigeais à l'époque l'équipe "efficacité énergétique et énergies renouvelables" de l'ADEME qui y avait ses bureaux.

    Pierre Laffite aura fait beaucoup de choses dans sa vie et de nombreux camarades pourront chacun témoigner de son apport dans leur vie personnelle et professionnelle. Pour moi il a incarné le visionnaire développeur territorial qui révèle le potentiel d'une région, crée l'assemblage de compétences et d'envie autour d'un projet ambitieux et réalise - avec tous ses partenaires - ce qui semblait impossible: créer un pôle de rayonnement international qui crée des emplois et du développement respectueux de son environnement culturel et naturel.

    À l'occasion de son décès, grâce aux multiples témoignages de sympathie qui ont été échangés, j'ai découvert que je lui devais aussi tout simplement d'être doublement ingénieure des Mines puisqu'il a été un des acteurs clés de l'ouverture de l'école aux filles (1969) et du concours du Corps des Mines aux ingénieurs civils. Pierre Laffite aimait ouvrir les portes à de nouvelles disciplines scientifiques, à de nouvelles approches partenariales, à de nouveaux profils pour répondre aux défis de notre temps. Pour reprendre les termes de Robert Pistre qui a été son adjoint, Pierre Laffite a révolutionné l'École des Mines. Une révolution souriante, déterminée, efficace qui laisse une trace, fixe une direction et une exigence d'excellence.

    En tant que Présidente de l'association des Alumni, je voulais témoigner de ce que nous a transmis Pierre Laffite en héritage et j'espère que vous aurez plaisir à lire tous les nombreux autres témoignages.


    Noël Forgeard (CM68)

    C'est quand quelqu'un disparaît que, parfois, se révèle à soi-même l'admiration qu'on lui portait.

    La vie magnifique de Pierre Laffitte ne peut se définir par un mot. Savant, il eût pu l'être, tant son esprit brillait dans de nombreuses disciplines. Politique, il le fut en siégeant maintes années au Sénat. Grand aménageur aussi, avec la création du laboratoire de Fontainebleau et surtout la réalisation majeure de Sophia Antipolis.

    Et puis innovateur administratif hors pair, avec, seul contre tous, la création d'Armines pour drainer des financements vers la recherche appliquée. Éducateur enfin, par ses responsabilités à l'École des Mines de Paris.

    Mais tout cela fut tendu vers un objectif unique et longtemps original: favoriser l'essor de la recherche appliquée, rapprocher le monde des sciences de celui des entreprises. Il ne fut mû ni par les vanités académiques ou sociales, ni par l'argent, mais par une idée d'intérêt général qu'il mit en oeuvre. Penser et réaliser, c'est un exemple presque unique d'humanisme du 20e siècle à donner aux jeunes générations.

    Romain Soubeyran (CM88)

    Alors que notre pays déplore régulièrement, et à juste titre, le gap entre monde académique et monde économique, Pierre Laffitte a remarquablement réussi à concilier les deux, notamment à travers l'écosystème construit autour d'Armines, et celui de la technopole de Sophia-Antipolis. Deux succès exceptionnels qui ne sont certainement pas la moindre des réussites de cette personnalité d'exception. Honorer sa mémoire, ce serait s'inspirer de ces modèles qui, en 50 ans, ont montré leur performance, et ce serait aussi multiplier de tels succès au service tant du développement économique du pays que du financement de la recherche publique.

    Innovateur et non conformiste dans l'âme, entrepreneur, pionnier et inspirateur jusque dans ses dernières années, Pierre Laffitte savait prendre le recul nécessaire pour garder en toute occasion une profonde humanité, une simplicité et une attention aux autres qui sont la marque des grandes âmes.

    Philippe Simon (P72)

    Un après-midi de juin 1972, j'étais assis dans un couloir du 1er étage de l'École des Mines de Paris, 60 boulevard Saint-Michel, n'en menant pas large.

    J'attendais de passer mon oral de chimie du concours alors appelé "Commun Mines-Ponts". Survint dans le couloir désert un homme grand et fort, aux cheveux frisés et grisonnants, élégamment vêtu d'un costume beige, une mallette à la main. Il s'arrêta et sans me décliner son identité me tendit la main et me demanda la raison de ma présence, que je lui indiquais. Il me sourit alors et en me serrant de nouveau la main me dit "Eh bien bon courage, et peut-être à bientôt ici même". Je ne sus qu'en septembre suivant, à mon intégration, que mon premier contact humain avec l'École était Pierre Laffitte, alors directeur adjoint auprès de Raymond Fischesser. Je ne suis pas superstitieux, mais je demeure persuadé 49 ans plus tard que ce sourire et cette main tendue étaient un heureux présage annonçant trois des meilleures années de ma vie.

    Martin Roulleaux Dugage (P77)

    Pierre Laffitte dirigeait l'École des Mines de Paris quand j'y étais étudiant. Je ne peux pas dire que je le connaissais autrement que par les deux notes qu'il avait données à mes rapports de stage, l'un à la DCAN (Naval Group aujourd'hui), mauvaise note, et l'autre à la Colas, bonne note. C'est peu, mais les notes étaient précises, argumentées et sans appel.

    Je veux donc saisir l'opportunité de son rappel à Dieu pour lui témoigner tardivement, 40 ans plus tard, ma reconnaissance, au nom de tous les élèves de l'École. Il faisait partie de ces personnes qu'on voyait peu, mais dont on savait qu'on leur devait beaucoup. Et plus on avance en âge plus on se rend compte qu'on leur doit tout.

    Jacques Brun (P75)

    Pierre était directeur de l'École quand la promotion 75, dont je suis délégué, arpentait les couloirs du 60 boulevard Saint-Michel. Très proche de nous, toujours disponible, toujours souriant et d'humeur égale. Je l'ai revu récemment et lui ai demandé: Pierre, quel est le secret de votre formidable optimisme et votre longévité ? Il a dit: Jacques, ne t'arrête pas de travailler, c'est par le travail qu'on acquiert et qu'on garde tout ça. Merci Pierre.

    Philippe Lorino (CM72)

    Je me souviens de Pierre Laffitte nous initiant à l'étude géologique des Alpes du Sud menée comme une enquête de détective, jointe à une randonnée dans la montagne et à une cueillette de champignons dont il nous régala le soir.

    Un homme ouvert, curieux de tout, pour qui apprendre et vivre, connaissance et bonheur allaient de pair.

    Emmanuel Horowitz (X74, CM77)

    Lorsque j'ai effectué ma première année de formation aux Mines en 1977, Pierre Laffitte était directeur de l'ENSMP et donnait l'image d'un manager dynamique qui créait une bonne ambiance de travail autour de lui. Nous avons d'ailleurs sympathisé à l'occasion d'un stage de géologie qui eut lieu cette année-là dans les Alpes. Si Pierre Laffitte n'est pas intervenu directement dans ma carrière, mes activités à EDF m'ont cependant amené à visiter le laboratoire CEMEF à Sophia Antipolis où j'ai pu apprécier l'apport de toute cette technopole à l'économie du pays. En janvier 2019, déjà âgé de 94 ans, il me faisait part de son intérêt pour la torche à plasma, qui selon lui pouvait déboucher sur un procédé peu énergivore pour produire de l'hydrogène (et donc concurrent des procédés électrolytiques).

    Bernard Guy (P71)

    La disparition de Pierre Laffitte me touche. Je l'ai connu comme directeur de l'École des Mines à Paris lorsque j'y étais élève (et membre du bureau des élèves).

    Mais, je l'ai surtout pour ainsi dire "côtoyé dans ses réflexions" de géologue et pétrologue. Il se trouve que, lorsqu'il était au BRGM, il a travaillé sur les roches appelées skarns dans le gisement de tungstène de Costabonne (Pyrénées-Orientales), et j'ai moi-même effectué mes deux thèses (docteur ingénieur et doctorat d'État) sur ce site.

    Il s'est aussi posé des questions sur l'application de la thermodynamique à la pétrologie. En particulier, il a réfléchi sur les diagrammes de phases. Après l'avoir proposé moi-même et démontré, je me suis aperçu que Pierre Laffitte avait postulé lui-même le même concept théorique, à savoir un espace de dimension k permettant de retrouver les diagrammes de phases d'un système de n + k phases dans un espace chimique de dimension n (1961). J'ai eu à cette occasion une petite correspondance avec Pierre Laffitte et j'étais heureux qu'il m'ait répondu.

    Le concept est très pointu mais très fécond et j'étais impressionné par sa sagacité théorique et cette conver- gence avec lui.

    Christophe Greffet (P82)

    Je me souviens bien de la présence bienveillante de Pierre Laffitte auprès des étudiants de l'École, à chaque occasion de rencontre. Il inspirait respect et confiance, sans considérer personne de haut malgré ses hautes fonctions et son brillant statut. Simplement dit, Pierre Laffite aimait les jeunes femmes et jeunes gens dont il avait la charge. Par son attitude et ses actes, il leur transmettait le goût de l'excellence, le sens de l'entre-aide et la valeur de l'humilité.

    Bertrand Cochi (P67)

    Pierre Laffitte était un visionnaire pragmatique. À la fin des années 60 il crée des liens avec l'université de Stanford et fait venir aux Mines le professeur Rudolph Kalman, inventeur du filtre qui porte son nom, et dont les principes ont été utilisés lors de la conquête spatiale. Il soutient d'ailleurs les Mineurs, dans leur admission à Stanford. Récemment, il faisait des commentaires pertinents sur un ouvrage collectif de Mineurs sur les transitions écologiques, et continuait d'apporter son soutien aux entrepreneurs issus des grandes écoles. Merci Pierre, nous ne t'oublierons pas.

    William Varoquaux (CM66)

    Mon père, Jean-Arthur Varoquaux, X37 et Ingénieur au Corps des Mines, a beaucoup fréquenté Pierre Laffitte, alors très actif directeur à l'École des Mines de Paris. Et je pense qu'il lui doit indirectement une fière chandelle. Mon père a été Président de la chambre syndicale des Mines de fer. Et c'est grâce à Tincelin, alors professeur à l'école des Mines de Paris, qu'il a oeuvré pour de gros progrès dans le soutènement des mines de fer avec des barres d'acier collées dans des trous forés autour des bovettes. Le coût de revient du minerai de fer extrait a pu baisser suffisamment pour lutter contre les coûts de transport maritime et fluvial et retarder ainsi le reflux de la sidérurgie française. C'était l'époque des élections présidentielles que briguaient François Mitterrand, avec le slogan, en Lorraine, que la minette était de l'or, et qu'il ne fallait donc pas croire le patronat avec son analyse du déclin programmé de l'industrie locale du fer et de l'acier.