Charles de Freycinet
Volume 1, paru en 1912 chez Ch. Delagrave éd. (4ème édition)
Quelques jours se passèrent dans une attente énervante. Les Chambres siégeaient, mais pour la forme. Tous les regards se tournaient vers l'Elysée. La guerre civile était-elle au bout des conciliabules? L'inquiétude se lisait même sur le front des sénateurs de la droite. Cette seconde dissolution, dont ils parlaient naguère avec désinvolture, leur apparaissait maintenant comme grosse de périls. Le budget n'était pas voté. Aborderait-on l'année 1878 par la pire des illégalités, enlevant les impôts sans le consentement des Chambres? Les plus résolus d'entre eux n'osaient ouvertement en donner le conseil. L'heure semblait donc propice pour une transaction. Par fortune, il y avait dans le parlement un homme qui pouvait à la fois donner satisfaction au parti républicain et sauvegarder la dignité du Maréchal. C'était M. Dufaure. Pourquoi ne pas faire appel à son patriotisme?
La situation de ce glorieux vétéran était unique.
Etranger aux rivalités des groupes, indépendant de toute coterie, ne s'étant mêlé à aucune intrigue, modéré mais inébranlable dans sa foi républicaine, il ne pouvait être suspect à la majorité de la Chambre. Il ne pouvait pas l'être davantage au Maréchal, qu'il avait déjà servi, vis-à-vis duquel il avait toujours gardé une altitude déférente. Son nom ne signifiait pas capitulation ou humiliation. S'il franchissait les portes de l'Elysée, ce ne serait pas en vainqueur, mais en arbitre.
Le 6 décembre, on discutait au Sénat — si l'on peut nommer discussion un monologue que personne n'écoutait — sur « la mitoyenneté des clôtures rurales ». Ironie des choses, qui plaçait un tel sujet en face de préoccupations si vives ! Comme les jours précédents, nous observions attentivement M. Dufaure, afin de démêler si quelque négociation se trouvait entamée avec l'Elysée. Lui, de son côté, demeurait impassible et, selon son habitude, se courbait sur des notes qu'il compulsait avec soin. Tout à coup, l'huissier lui remit une lettre : il la lut rapidement et sortit de la salle. Personne ne douta que ce ne fût le message attendu. Un frémissement courut dans l'assemblée. Plusieurs de ses amis se précipitèrent sur ses pas, criant : « Acceptez! Acceptez !» — On savait en effet qu'il avait manifesté des hésitations. Le vieil homme d'Etat, sans rien répondre, revêtait lentement son paletot au vestiaire; puis, de son allure un peu lourde, il se dirigea vers le cabinet du Maréchal, tout proche. (Le parlement siégeait encore à Versailles.) La discussion sur « les clôtures » continua plus terne, plus vide, plus morne. Au bout d'une heure, M. Dufaure reparut, toujours aussi grave, aussi impassible. On sut bientôt qu'il avait accepté. D'un accord tacite, la séance fut levée à trois heures et demie.
Des rassemblements animés, mais peu bruyants, se formèrent dans la salle des Pas-Perdus. A l'écart, M. Dufaure causait discrètement avec trois ou quatre de ses amis. L'un d'eux, M. Waddington, se détacha bientôt et traversant la salle vint à moi : « M. Dufaure, dit-il, désire vous parler. » Je m'approchai et M. Dufaure, sans rien perdre de sa gravité, m'adressa ces mots : « Je voulais vous prier de venir chez moi ce soir, à huit heures et demie. J'ai l'intention de vous offrir le ministère des Travaux publics. Vous y réfléchirez et m'apporterez votre réponse. » Cette proposition, je l'avoue , me fit éprouver un sentiment de fierté. Comment n'être pas flatté d'avoir obtenu l'attention d'un homme que je ne connaissais que de vue et qui jouissait de la considération universelle?
Cette considération était justifiée à la fois par le caractère et par le talent. Sans avoir les dons qui passionnent les masses, sans pouvoir être le chef obéi d'un nombreux parti, il possédait les qualités maîtresses qui, dans les assemblées délibérantes, assurent le premier rang. Ses adversaires eux-mêmes admiraient sa sobre éloquence, son impitoyable logique, les coups qu'il assénait d'une main solide et sûre, son profond bon sens, son ferme jugement qui le mettaient à l'abri des entraînements irréfléchis. On le savait incapable de manquer à sa parole et de sacrifier le devoir à la recherche de la popularité. Avec lui, il n'y avait pas de surprise; il poursuivait sa route imperturbablement, rien au monde ne l'eût fait dévier de la ligne qu'il s'était tracée. Il ne dédaignait pas le pouvoir, mais il ne l'aurait pas gardé au prix d'une parcelle de sa dignité ou de quelqu'une des idées qui lui étaient chères. Par exemple, il n'aurait pas consenti à gouverner en dehors des règles les plus strictes du régime parlementaire, qu'il regardait comme la garantie de la liberté. Ceux qui l'ont connu savent que sous des dehors un peu bourrus il avait un grand fond de sensibilité. Sa bienveillance était brusque, pour se dissimuler, et se traduisait en actes plutôt qu'en paroles. Dans l'intimité, son austérité fléchissait et sa conversation devenait parfois enjouée, avec une pointe de malice. Cet ensemble lui valait infiniment de respect et quelques dévouements inébranlables.
Rentré de Versailles à Paris, je courus chez M. Gambetta. Je lui racontai mon entrevue et lui demandai conseil : « Vous devez, dit-il, accepter sans hésitation. La politique de M. Dufaure n'est pas la nôtre. Mais après les secousses que la France vient de subir, nous devons nous en contenter. Mes amis l'appuieront. De votre côté, dans le ministère, vous tâcherez de pousser à gauche, le plus possible. Vous serez un trait d'union entre M. Dufaure et moi, car, plus d'une fois, il désirera connaître mon opinion sans me la demander. » M. Gambetta fut d'ailleurs très large sur les questions de personnes, en même temps que très ferme sur l'application du régime parlementaire : « Que M. Dufaure, poursuivit-il, prenne qui il voudra, cela m'est égal, pourvu que ce soient de sincères républicains. Mais qu'il ne cède pas sur les principes! Le Maréchal a la prétention de conserver ses ministres des Affaires étrangères, de la Guerre et de la Marine, pour les soustraire, dit-il, aux vicissitudes de la politique. Cela, c'est du pouvoir personnel, nous n'y saurions souscrire. Le ministère doit être solidaire; tous ses membres doivent y figurer au même titre. Répétez à M. Dufaure qu'à la Chambre nous ne pourrons soutenir qu'un cabinet républicain et nettement parlementaire. »
Je fus exact au rendez-vous, le soir, chez M. Dufaure. Je trouvai dans son cabinet trois de ses amis du centre gauche qui, soit à l'Assemblée nationale, soit au Sénat, avaient rendu à la République de signalés services : MM. Waddington, Léon Say et Teisserenc de Bort. Dès mon arrivée. M. Dufaure me dit : « J'ai pensé à vous associer à notre tâche, parce que j'avais remarqué votre intervention dans la discussion de la loi sur l'administration de l'armée : vous y avez tenu le langage d'un homme de gouvernement. Je sais de plus que vous avez été le collaborateur de M. Gambetta en 1870 et que vous êtes resté son ami; vous pourrez donc au besoin nous faire connaître son opinion. Je ne suis pas sa politique, mais je serai heureux toutes les fois que je pourrai tenir compte de ses idées. » Je m'applaudis intérieurement de cette rencontre avec le propos même de M. Gambetta; j'en pouvais conclure que ma présence dans le ministère ne serait pas inutile. Je répondis donc à M. Dufaure que j'avais consulté M. Gambetta et que je me trouvais libre de suivre mon penchant, que j'acceptais dès lors son offre flatteuse. La conversation aussitôt prit un autre tour. M. Dufaure nous mit au courant de ses pourparlers avec le Maréchal et des conditions qu'il avait mises à son acceptation.
Ces conditions comportaient en première ligne le libre choix de ses collaborateurs. Le Maréchal, sans citer aucun nom, avait dit qu'il comptait sur lui pour « avoir égard aux services rendus ». Cette réflexion, pensait M. Dufaure, visait M. de Banneville, qui avait vieilli dans la carrière diplomatique, et — à un moindre degré — le contre-amiral Roussin ; les deux d'ailleurs sans passé politique. Quant au général de Rochebouët, il paraissait impossible que le Président songeât à le maintenir au ministère de la Guerre. Mais il pouvait avoir un autre candidat.
Quoi qu'il en fût, nous décidâmes de ne conserver sur la liste aucun de ces trois noms. M. Dufaure expliquerait au Maréchal qu'il avait dû faire usage de son entière liberté de choix pour éviter une pierre d'achoppement du côté de la Chambre. Celle-ci ayant refusé d'entrer en rapport avec le ministère Rochebouët, il ne fallait pas replacer en face d'elle quelques-uns des hommes qui le composaient. Il ne semblait pas douteux, d'après les engagements pris de part et d'autre, que le Maréchal se rendrait à des raisons aussi péremptoires.
Le lendemain matin, 7 décembre, M. Dufaure soumit au Maréchal les noms des collaborateurs qu'il comptait s'adjoindre, en ajoutant qu'il espérait pouvoir, le soir même, présenter les décrets à sa signature. Le Président ne fit pas d'observations sur les noms, mais, à la grande surprise de M. Dufaure, il déclara nettement vouloir se réserver le choix des trois titulaires de la Guerre, de la Marine et des Affaires étrangères; il ne disait pas d'ailleurs s'il maintiendrait les ministres actuels ou s'il les remplacerait : « C'était pour lui une question de principe. » En vain M. Dufaure lui signala les difficultés qu'allait rencontrer le dénouement de la crise ; le Président persista. M. Dufaure se réserva alors d'en délibérer avec ses collègues, dont il laissait entrevoir la réponse négative. Nous fûmes, en effet, unanimes à reconnaître qu'une telle prétention rendrait l'accord impossible avec la Chambre et que mieux valait en avertir le Maréchal immédiatement. M. Dufaure se rendit dans la soirée à l'Elysée.
Le Maréchal paraissait s'attendre à cette réponse, qu'il enregistra purement et simplement. Il ne rouvrit pas la discussion et, tout en renouvelant à M. Dufaure les marques de son estime, il accueillit son désistement avec un soulagement visible. Le lendemain, une note Havas, de rédaction équivoque, présentait comme nouvelle la condition que M. Dufaure avait pourtant mise dès le premier jour à son acceptation. Le Président n'avait pu y souscrire, l'estimant « contraire à la bonne organisation de nos forces militaires et à l'esprit de suite nécessaire dans nos relations diplomatiques ». La note ajoutait que M. Dufaure avait été relevé de sa mission et que M. Batbie, sénateur, était chargé de former le nouveau cabinet.
Quelques mots échappés au maréchal de Mac-Mahon dans les semaines qui suivirent et les demi-confidences de certains hommes politiques permettent de pénétrer les motifs qui avaient amené ce revirement imprévu.
Le Président avait une répugnance extrême, on le conçoit, à se soumettre au verdict du suffrage universel. Le « point d'honneur » était engagé et primait toute autre considération. Rendre hommage à la souveraineté nationale ne lui coutait pas en soi — il en avait toujours professé le respect —, mais on lui répétait qu'il s'agissait ici de s'incliner non devant le pays, mais devant la révolution. On exploitait la formule « se soumettre ou se démettre », pour lui persuader que le parti républicain poursuivait son humiliation, afin de l'amoindrir et de l'empêcher de remplir son mandat. Ses conseillers rabaissaient ce grand débat à une sorte de duel entre lui et M. Gambetta. Il ne pouvait se résigner, lui, maréchal de France, représentant attitré de l'ordre, à rendre les armes au tribun populaire qui « agitait les passions autour de la société menacée ».
Il n'avait jamais admis l'idée d'un coup de force ou d'une violation de la loi. Mais il avait envisagé l'éventualité d'une seconde dissolution, qui s'offrait à son esprit comme un remède décisif, sauvegardant sa dignité. Il se laissait dire que ses ministres avaient été maladroits, qu'ils n'avaient pas su faire comprendre au pays la question qui lui était posée et que, mieux averti, le pays n'hésiterait pas à fournir les moyens nécessaires pour gouverner, à envoyer une Chambre, républicaine fût-elle, qui consentirait à s'entendre avec lui pour réaliser le bien public. Ce but aurait pu être atteint, pensait-il, si les notabilités de la majorité sénatoriale, par égoïsme ou par timidité, ne s'étaient pas dérobées. Il s'était alors adressé à M. Dufaure. Mais cet expédient pénible ne devait pas tenir devant une combinaison mieux appropriée aux circonstances.
Elle se présenta sous les traits de M. Batbie. Patronné par les familiers de l'Elysée et recommandé par son passé, il se fit fort de tirer le Maréchal de la situation inextricable où les meneurs du Sénat l'avaient laissé. Ainsi s'expliquent le congé si facilement donné à M. Dufaure et le retrait des concessions accordées dans un moment de désarroi.
J'avais connu M. Batbie bien avant ces événements. Je l'avais vu plusieurs fois chez mon ami Audoy, quand il n'était encore qu'un jeune professeur de droit. La variété de ses connaissances, la vivacité de son esprit, sa forte charpente m'avaient frappé. On le sentait désigné pour un rôle important et il semblait façonné pour la lutte. La part considérable qu'il avait prise aux travaux — et aux intrigues — de la « Commission des Trente », à l'Assemblée nationale, lui créait des titres à la confiance des réactionnaires et j'étais étonné que déjà ministre de l'ordre moral il n'eût pas figuré dans les récents cabinets. Son apparition à cette heure troublée ne me causa aucun étonnement. Je me demandais seulement comment il comptait surmonter les difficultés devant lesquelles M. de Broglie avait reculé.
Celle du budget était en première ligne. Les fonds pour l'année 1878 n'étaient pas encore votés par la Chambre. Trois semaines à peine nous séparaient du 1er janvier. Si l'on entreprenait une dissolution, il était manifeste qu'avec les délais inévitables on aurait à passer sans budget les deux ou trois premiers mois de la nouvelle année. M. Batbie se flattait-il d'y pourvoir par des moyens de trésorerie ou à l'aide de décrets suivis d'un bill d'indemnité? Je l'ignore. Le Maréchal très soucieux de respecter la loi et insuffisamment rassuré par la compétence de M. Batbie en appela à celle de M. Pouyer-Quertier. Ici se place l'incident que le Maréchal nous a conté plus tard au Conseil. M. Pouyer-Quertier, financier expert, lui démontra qu'il ne pourrait assurer la marche des services publics, à partir du 1er janvier. Les expédients prônés par les meneurs lui feraient défaut. Malgré les sophismes qu'on dut encore lui faire entendre, sa droiture ne s'y trompa pas. Il y eut chez lui un brusque réveil. Il vit distinctement où on le conduisait. Le choix n'était plus entre la soumission aux volontés du pays et la dissolution, mais entre la soumission et la forfaiture. La troisième issue, la démission, ne paraît pas avoir été sérieusement envisagée. Outre que trop d'intérêts s'y opposaient, elle ressemblait à une fuite, et l'honneur militaire ne la permettait pas.
Dans ce combat cruel, le Maréchal eut l'heureuse idée de consulter de nouveau le duc d'Audiffret-Pasquier. Le mercredi soir, 12 décembre, un entretien suprême s'engagea. Le président du Sénat, fidèle au sentiment qui n'a cessé de le guider dans cette crise et au risque de mécontenter des amis, conseilla fermement au Maréchal de renouer les négociations avec M. Dufaure. Le Maréchal était arrivé à cet état d'esprit où de longues réflexions ne sont plus nécessaires. A l'issue même de l'entretien, il manda M. Dufaure. Celui-ci n'opposa pas un refus de principe, mais il exprima le désir de se concerter avec quelques hommes politiques.
Le lendemain matin, 13 décembre, M. Dufaure réunissait chez lui ses collaborateurs de la première heure, MM. Waddington, Léon Say, Teisserenc de Bort et moi-même. Nous fûmes tous d'avis qu'il fallait accueillir les ouvertures du Maréchal, mais se montrer inflexible sur le programme originel, à savoir : liberté absolue pour M. Dufaure de choisir ses collaborateurs, sans excepter le titulaire d'aucun portefeuille. En même temps nous complétâmes la liste, précédemment ébauchée, des membres de la future combinaison. M. de Saint-Vallier, à qui nous avions songé pour les Affaires étrangères, s'étant récusé pour raison de santé, M. Waddington dut, malgré ses préférences personnelles, accepter ce portefeuille et céder celui de l'Instruction publique à M. Bardoux. Je fis agréer, pour la Guerre, le général Borel, dont le nom ne pouvait que plaire au Maréchal — et aussi à M. Gambetta — et pour lequel j'avais depuis 1870 une estime particulière. Il importait que, dans son entrevue avec le Président, M. Dufaure, sans présenter une liste qui sans doute eût paru prématurée, fût en mesure de répondre aux questions qui lui seraient adressées.
Nous nous rendîmes tous les cinq à Versailles, où M. Dufaure devait voir le Maréchal à deux heures de l'après-midi. Il nous laissa dans un bureau du Sénat, en compagnie de MM. Bardoux et de Marcère, dont les consentements étaient acquis. Pendant son absence, nous esquissâmes, en nous inspirant de ses idées, un projet éventuel de déclaration, qui pût satisfaire à la fois le président de la République et les Chambres. Nous sentions tous la nécessité d'aller vite, pour mettre un terme à l'énervement de l'opinion et pour prévenir tout retour offensif des conseillers de l'Elysée. M. Dufaure vint nous retrouver à trois heures. Le Maréchal n'avait pas soulevé d'objections; il s'était borné à exprimer des regrets sur le départ de M. de Banneville et de l'amiral Roussin. « Je le reverrai, nous dit M. Dufaure, à cinq heures, pour lui présenter quelques-uns de mes collaborateurs. Le Maréchal, je le sais, ne reviendra pas sur sa parole, mais je ne voudrais pas qu'il se méprît sur les motifs de mon insistance ; il serait bon dès lors que d'autres voix lui confirmassent ce que j'ai dit de l'opinion des milieux parlementaires. » Au fond, M. Dufaure voulait se prémunir contre sa propre sensibilité; il appréhendait quelque prière du Maréchal et se sentait plus fort, en présence de témoins, pour n'y point céder.
J'ai déjà parlé de cette singulière nature de M. Dufaure. Sa rudesse était toute de surface. Barre de fer sur les questions de principe, il mollissait dès que les personnes souffraient. Il s'était attaché au Maréchal dont il appréciait la nature et qui était, lui aussi, une sorte de « bourru bienfaisant ». Il s'en voulait des concessions qu'il lui arrachait, il eut souhaité lui en adoucir l'amertume. Exécuteur des volontés publiques, il pâtissait de sa propre intransigeance, à laquelle cependant sa raison lui interdisait de renoncer. Un tel rôle est toujours plus malaisé à soutenir dans le tête-à-tète. Les associés qu'il chercha comme pouvant avoir du crédit auprès du Président, sans que leur présence réveillât aucun souvenir pénible, furent M. Waddington, M. Teisserenc de Bort et moi. Le premier avait été ministre de l'Instruction publique; dans ce département difficile, il avait montré du tact et de la fermeté. Sa science historique faisait oublier aux conservateurs sa tare républicaine. M. Teisserenc de Bort était la bonté et la loyauté mêmes; on ne pouvait le voir sans prendre confiance. Quant à moi, le Maréchal me savait gré de m'être dévoué à la Défense nationale; il me l'avait témoigné dans deux ou trois entretiens que j'avais eus avec lui à propos de la loi sur l'administration de l'armée. M. Dufaure nous pria donc de l'accompagner à cette conférence décisive.
L'entrevue fut triste et solennelle. Les détails en sont restés gravés dans ma mémoire. Le Maréchal, visiblement fatigué par tant de luttes et de vicissitudes, dévorant l'amertume de ce qu'il appelait une capitulation, sentant le vide se faire autour de lui et ne retrouvant plus ses conseillers habituels, nous reçut avec une courtoisie résignée et attendit en silence nos communications. M. Dufaure — ah! combien je l'ai admiré ce jour-là —, d'un ton de grande simplicité, mais où perçait l'émotion , voilant la fermeté sous le respect, dit au Président : « J'ai l'honneur de vous présenter quelques-uns de mes futurs collaborateurs; ce ne sont pas des inconnus pour vous. Il en est d'autres, que je n'ai pas emmenés et dont je désire vous soumettre les noms. » Et procédant alors avec une gradation savante, il prononça d'abord le nom qui devait être agréable : « Pour le ministère de la Guerre, je vous propose le général Borel, que vous appréciez, je crois. » — « C'est un bon choix, dit le Maréchal, qui parut soulagé. Et pour la Marine? » — « Je vous propose l'amiral Pothuau. » — « Pourquoi pas l'amiral Roussin? » — « L'amiral Pothuau, répliqua M. Dufaure, est un des plus vaillants défenseurs de Paris. Son nom est populaire et il sera très bien accueilli par la Marine. Nous l'aimons tous et sa place est marquée dans un cabinet comme celui-ci. » — « Soit, acquiesça le Maréchal. Et pour les Affaires étrangères? Ne prenez-vous pas M. de Banneville? C'est un diplomate des plus distingués. » — « Monsieur le Président, répondit M. Dufaure, j'ai l'intention de vous proposer M. Waddington, qui est devant vous. » — « M. Waddington? dit le Maréchal étonné; je croyais qu'il allait à l'Instruction publique. » — « M. Waddington veut bien nous faire le sacrifice de ses préférences et il consent à se charger des Affaires étrangères. » — « Mais sans vouloir l'offenser, reprit le Maréchal, il me semble qu'il ne s'en est guère occupé jusqu'ici. A son académie (M. Waddington était membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres), il a plutôt étudié l'histoire ancienne que l'histoire moderne. » — « M. Waddington a étudié l'une et l'autre. S'il n'a pas tout de suite la tradition, vous serez là pour lui donner des conseils... Je tiens beaucoup, insista M. Dufaure, à avoir M. Waddington dans ce département ministériel. »
Le Président garda le silence. Puis il prononça cette parole, qui m'alla au cœur et, je n'en doute pas, au cœur de mes collègues : « Messieurs, vous voyez ma position, je suis obligé d'accepter vos conditions. » — « Ce ne sont pas des conditions, répliqua doucement M. Dufaure, mais une prière que nous vous adressons. Si vous consentez à l'accueillir, vous n'aurez pas lieu de le regretter. Votre cabinet ainsi formé sera uni et pourra vous rendre les services que vous en attendez. » — « C'est entendu, dit le Maréchal, faites à votre idée. » Des autres noms il ne fut pour ainsi dire pas question. M. Dufaure les énuméra pour la forme, le Maréchal s'abstint de toute remarque. Seul le nom de M. de Marcère parut le rembrunir légèrement, sans doute en raison du rôle qu'il avait joué dans la crise.
Nous nous retirâmes très soulagés, quoique assez émus de ce que nous venions d'entendre. Au fond de l'âme, nous ne pouvions nous empêcher de plaindre le Maréchal, qui supportait noblement cette épreuve. Nous eûmes l'impression qu'il était touché des procédés de M. Dufaure et que ce cabinet lui semblait plus tolérable qu'il ne se l'était figuré d'avance. Il venait comme de subir une opération douloureuse, qui, terminée, le laissait plus calme. Nous espérâmes que la glace avait été rompue et que les prochains conseils le trouveraient plus confiant et moins attristé.
De leur côté, MM. Léon Say, de Marcère et Bardoux avaient mis à peu près sur pied le projet de déclaration qu'ils s'étaient chargés de préparer. Nous comptions beaucoup sur la plume alerte et fine de M. Léon Say; son grand art des nuances et sa connaissance parfaite des milieux parlementaires nous donnaient les meilleures chances pour une solution heureuse des difficultés que soulevait la rédaction de cette pièce capitale. Il fallait, avant tout, rassurer la Chambre contre l'éventualité d'une nouvelle dissolution. La campagne entière s'était déroulée autour de cette menace ; la Chambre ne voulait donc désarmer que si la menace était retirée. « Elle ne votera pas le budget, m'avait dit M. Gambetta, si elle n'obtient pas une garantie. » D'autre part, le droit de dissolution étant inscrit dans la Constitution, on ne pouvait en dépouiller formellement le président de la République. Là était le problème offert à la sagacité de nos trois collègues. Quand nous les rejoignîmes dans le bureau où nous les avions laissés, ils nous présentèrent une solution élégante. La question était traitée par voie indirecte, au moyen d'une incidente glissée dans la phrase : ce n'était pas une affirmation de principe, mais la constatation occasionnelle d'un fait. « ...L'accord, disaient-ils, établi entre le Sénat et la Chambre des députés, assurée désormais d'arriver régulièrement au terme de son mandat, permettra d'achever les grands travaux législatifs que l'intérêt public réclame. » Nous fîmes compliment à nos collègues; M. Dufaure se déclara prêt à soumettre cette rédaction au Président, avant la réunion du conseil des ministres qui devait avoir lieu ce même jour, à Paris, à neuf heures du soir. Dans l'intervalle, je fus chargé de communiquer officieusement ce texte à M. Gambetta, qui l'approuva. Avec le Maréchal, nous conta M. Dufaure, la chose n'était pas allée toute seule. Il avait écouté, sans mot dire, la déclaration, mais sur cette phrase il se dressa : « Je n'ai pas le droit, protesta-t-il, d'abandonner mes prérogatives constitutionnelles. J'ai la ferme intention de ne pas user de la faculté de dissolution, mais je ne puis pas m'enchaîner. c'est incorrect. » Avec son clair bon sens, il fit valoir cet argument d'une manière embarrassante. M. Dufaure, à bout de considérations juridiques, dut recourir aux grands moyens: « La situation, expliqua-t-il, est exceptionnelle, quasi révolutionnaire. Il en faut sortir à tout prix. Si la Chambre conserve ses défiances, elle ne votera pas le budget; elle n'accordera que des douzièmes provisoires. Le cabinet sera sans force et sans prestige. Au bout de peu de temps, il ne pourra gouverner; il devra se retirer. Va-t-on rentrer dans la voie dont on a mesuré tous les périls? Une question de pure forme paralysera-t-elle la vie du pays?... » Le Président finit par se rendre et autorisa M. Dufaure à lui présenter les ministres, ainsi qu'il avait été convenu.
Notre premier conseil se tint donc, ce soir-là, à l'Elysée. Après le cérémonial d'usage, M. Dufaure donna une lecture officielle de la déclaration, que « le Conseil, dit-il, soumettait respectueusement à l'approbation du président de la République ». Le Maréchal renouvela ses objections, mais plutôt en homme qui se prépare à céder. M. Dufaure, avec beaucoup de calme et de déférence, répéta ses arguments, que nous appuyâmes. M. Léon Say, en particulier, insista sur le point de vue parlementaire; il déclara que ses amis les plus modérés considéraient cette satisfaction comme un minimum et que. si on la retirait, ils ne pourraient accorder leur concours au cabinet. Cette affirmation, dans la bouche de M. Say, avait un grand poids. Le Maréchal parut heureux de la recueillir, comme pour justifier à ses propres yeux la concession à laquelle il se trouvait amené.
Nonobstant la raideur qu'il continua de garder, je crus reconnaître que les préventions commençaient à s'effacer dans son esprit. Ces « farouches républicains », dont on lui avait fait un épouvantai] et dont quelques spécimens étaient devant ses yeux, lui témoignaient des égards et observaient des ménagements qu'il n'avait pas toujours rencontrés au même degré chez ses amis conservateurs. On s'était servi de lui plus qu'on ne l'avait servi. Nous respections cette grande infortune, due surtout aux mauvaises suggestions et à un point d'honneur habilement exploité. Il ne pouvait se méprendre sur nos sentiments, la sympathie se lisait sur nos visages. Nous eussions voulu lui faire oublier les ingratitudes dont il était présentement abreuvé et combler les vides qui se multipliaient autour de lui depuis que sa loyale résolution était connue. M. Dufaure était admirable. Il savait trouver des délicatesses de forme et des inflexions de voix dont sa rudesse habituelle semblait le rendre incapable. Les décrets de nomination furent signés séance tenante et, quand le Président nous dit avec brusquerie : « Au revoir! » il y avait, malgré tout, dans sa voix une nuance do détente qui me parut de bon augure pour la suite de nos rapports.
Le Journal officiel du lendemain, 14 décembre 1877. enregistra la composition du cabinet : Justice et présidence du Conseil, M. Dufaure; Affaires étrangères, M. Waddington; Intérieur, M. de Marcère; Finances, M. Léon Say; Guerre, général Borel; Marine, amiral Pothuau; Instruction publique et Cultes. M. Bardoux; Travaux publics, M. de Freycinet ; Agriculture et Commerce. M. Teisserenc de Bort. La plupart de ces noms figuraient dans les journaux depuis quelques jours: le public, en les retrouvant, n'eut d'autre surprise que celle de voir aboutir une combinaison dont il était bien près de désespérer. Au surplus, les noms lui importaient peu; il suffisait que M. Dufaure se fût accordé avec le Maréchal. Le ministère empruntait sa signification aux luttes qui avaient précédé sa naissance. Il se formait en réaction de « l'ordre moral », à rencontre des fauteurs d'entreprises coupables; il mettait fin à l'inquiétant provisoire qui durait depuis sept mois. Que dis-je : sept mois? Ce provisoire durait en réalité depuis sept années, depuis la réunion de l'Assemblée nationale en février 1871.
En effet, quand on repasse cette longue période, on reconnaît qu'à aucun moment un ordre stable n'a prévalu. Après les tentatives de restauration monarchique, le remplacement de M. Thiers par le maréchal de Mac-Mahon, le 24 mai 1873, ouvrit une ère d'agitations confuses. Sans doute le vote de la Constitution, en 1875, avait donné une existence légale à la République et il semblait que le provisoire eût enfin cessé. Mais les partis hostiles ne désarmaient pas, ils avaient seulement changé de tactique. Ils s'essayèrent, par l'entente de la majorité sénatoriale et de l'Elysée, à accaparer le pouvoir exécutif, à gouverner sous le couvert du Maréchal, à imposer un régime « sans nom » — comme l'a qualifié M. Dufaure à la tribune du Sénat, — et à laisser la porte ouverte à toutes les surprises. Le Seize-Mai a été la plus haute expression de ce plan machiavélique. Il eût pu précipiter le pays dans d'effroyables aventures, si le pays lui-même n'y avait mis obstacle par le sang-froid de ses résolutions et la fermeté de son altitude.
En ne se laissant pas intimider parles forces officielles, en persistant, sous les menaces qui lui étaient prodiguées, à renvoyer au Maréchal une assemblée républicaine, il a déjoué les calculs de ceux qui avaient compté sur sa lassitude et son découragement. Il a fait évanouir la fiction des dissolutions successives qui apparut un moment comme le moyen infaillible d'obtenir sa soumission. Il a placé l'honnêteté du Maréchal en face d'une alternative où son choix dernier ne pouvait être douteux : s'incliner devant la volonté nationale ou s'engager dans une suite d'illégalités.
Deux hommes ont particulièrement marqué dans cette crise et leurs noms sont inséparables de son heureuse issue. L'un a été l'âme de la résistance légale ; il a discipliné les troupes républicaines et les a conduites au combat; il a préparé les voies à la pacification que la France appelait. L'autre s'est trouvé à point nommé, avec sa grande autorité morale, pour faire accepter par le Maréchal les conditions de la défaite, pour le soustraire aux conseillers qui le perdaient et le ramener à la vérité constitutionnelle. L'histoire a rarement enregistré de plus grands services. Peu d'actes ont eu une influence aussi décisive sur les destinées de notre patrie.
Plus tard, si le temps m'en est laissé, je continuerai mon récit.
Mis sur le web par R. Mahl en 2006